Ce traité,
appelé Le Château Intérieur,
Thérèse de Jésus, moniale de Notre-Dame du Carmel, l’a écrit pour ses soeurs et
filles,
les religieuses Carmélites Déchaussées.
Jhs
1 L’obéissance m’a
ordonné peu de choses qui m’aient semblé plus difficiles que celle d’écrire
maintenant sur l’oraison : en premier lieu, parce qu’il ne me semble pas
que le Seigneur m’ait donne l’inspiration, ni le désir de le faire ; et
puis, depuis trois mois, ma tête est si faible et si pleine de bruit que j’ai
peine a écrire, même pour les affaires indispensables. Mais, sachant que la
force de l’obéissance peut aplanir des choses qui semblent impossibles, ma
volonté s’y décide de bien bon gré, malgré que la nature semble beaucoup s’en
affliger ; car le Seigneur ne m’a pas douée d assez de vertu pour lutter
contre des maladies continuelles et des occupations multiples
Plaise à Celui qui a accompli des choses plus difficiles en ma
faveur de faire le nécessaire, je me fie à sa miséricorde.
2 Je crois que Je ne saurai guère dire plus que je ne l’ai
déjà fait en d’autres choses qu’on m’a commandé d’écrire, je crains plutôt de
toujours me répéter ; car je suis, à la lettre, comme les oiseaux à qui on
apprend à parler : ils ne savent que ce qu’on leur enseigne ou ce qu’ils
entendent, et le répètent souvent. Si le Seigneur veut que je dise du nouveau,
Sa Majesté me le donnera, ou Elle me rappellera ce que j’ai déjà dit, je m’en
contenterai, car j’ai si mauvaise mémoire que je me réjouirais, au cas où elles
se seraient perdues, de retrouver certaines choses qu’on estimait bonnes. Si le
Seigneur ne me donnait même pas cela, je tirerais bénéfice du seul fait de me
fatiguer et d’aggraver mon mal de tête par obéissance, même si ce que je dis
n’est utile a personne.
3 Je commence donc à tenir ma promesse aujourd’hui, fête de la
Très Sainte Trinité, en l’an 1577 (2 juin) en ce monastère de Saint-Joseph du
Carmel de Tolède où je suis présentement, m’en rapportant pour tout ce que je
dirai au jugement de ceux qui m’ont commandé d’écrire, personnes fort doctes.
Si quoi que ce soit n’était pas conforme à ce qu’enseigne la sainte Église
Catholique Romaine, ce sera, de ma part, ignorance, et non malignité. Cela, on
peut le tenir pour certain, car je lui suis fidèle et le serai toujours, comme
je l’ai toujours été, avec la grâce de Dieu. Qu’Il soit béni à jamais, amen, et
glorifié !
4 Celui qui m’a commandé d’écrire m’a dit que les religieuses
de ces monastères de Notre-Dame du Carmel ont besoin qu’on leur explique
quelques points indécis d’oraison : il lui semble qu’elles comprendront
mieux le langage d’une autre femme, et que l’amour qu’elles me portent les
rendra plus sensibles à ce que je leur dirai ; pour cette raison, il y
attribue une certaine importance, si je parviens à dire quelque chose ; je
m’adresserai donc à elles en écrivant, et puis, il semble insensé de songer que
cela puisse convenir à d’autres personnes : Notre-Seigneur me fera déjà
une grande grâce si cet écrit aide quelques-unes d’entre elles à le louer un
petit peu plus. Sa Majesté sait bien que je ne prétends à rien d’autre, et il
est clair que lorsque je réussirai à dire quelque chose elles comprendront que
cela ne vient pas de moi, rien ne peut le leur faire croire, sauf si elles
manquaient d’intelligence autant que je manque d’aptitudes pour des choses
semblables, lorsque la miséricorde du Seigneur ne m’en donne point.
1 Aujourd’hui, comme je suppliais le Seigneur de parler à ma place,
puisque je ne trouvais rien à dire, ni comment entamer cet acte d’obéissance,
s’offrit à moi ce qui sera, dès le début, la base de cet écrit :
considérer notre âme comme un château fait tout entier d’un seul diamant ou
d’un très clair cristal, où il y a beaucoup de chambres, de même qu’il y a
beaucoup de demeures au ciel. Car à bien y songer, mes soeurs, l’âme du juste
n’est rien d’autre qu’un paradis où Il dit trouver ses délices. Donc, comment
vous représentez-vous la chambre où un Roi si puissant, si sage, si pur, si
empli de tous les biens, se délecte ? Je ne vois rien qu’on puisse
comparer à la grande beauté d’une âme et à sa vaste capacité. Vraiment, c’est à
peine si notre intelligence, si aiguë soit-elle, peut arriver a le comprendre,
de même qu’elle ne peut arriver à considérer Dieu, puisqu’il dit lui-même qu’il
nous a créés à son image et à sa ressemblance. Or, s’il en est ainsi, et c’est
un fait, nous n’avons aucune raison de nous fatiguer à chercher à comprendre la
beauté de ce château ; il y a entre lui et Dieu la même différence
qu’entre le Créateur et la créature, puisqu’il est sa créature ; il suffit
donc que Sa Majesté dise que l’âme est faite à son image pour qu’il nous soit
difficile de concevoir sa grande dignité et sa beauté.
2 Il est bien
regrettable et confondant que, par notre faute, nous ne nous comprenions pas
nous-mêmes, et ne sachions pas qui nous sommes. Celui à qui on demanderait, mes
filles, qui il est, et qui ne se connaîtrait point, qui ne saurait pas qui fut
son père, ni sa mère, ni son pays, ne prouverait-il pas une grande
ignorance ? Ce serait d’une grande bêtise, mais la nôtre est plus grande,
sans comparaison, quand nous ne cherchons pas à savoir ce que nous sommes, nous
bornant à notre corps, et, en gros, a savoir que nous avons une âme, parce que
nous en avons entendu parler et que la foi nous le dit. Mais les biens que peut
contenir cette âme ; qui habite en cette âme, ou quel est son grand prix,
nous n y songeons que rarement ; c’est pourquoi on a si peu soin de lui
conserver sa beauté. Nous faisons passer avant tout sa grossière sertissure, ou
l’enceinte de ce château, qui est notre corps.
3 Considérons donc que ce château a, comme je l’ai dit, nombre
de demeures, les unes en haut, les autres en bas, les autres sur les
côtés ; et au centre, au milieu de toutes, se trouve la principale, où se
passent les choses les plus secrètes entre Dieu et l’âme. Il faut que vous
soyez attentives à cette comparaison. Peut-être, par ce moyen, Dieu
consentira-t-il à vous faire comprendre quelques-unes des faveurs que Dieu veut
bien accorder aux âmes, et, dans la mesure du possible, les différences qu’il y
a entre elles ; car personne ne peut les comprendre toutes, tant elles
sont nombreuses : d’autant moins une misérable comme moi ! Si le
Seigneur vous les accorde, vous aurez le : grand réconfort de savoir que
cela est possible ; sinon, vous louerez sa grande bonté. Car si la
considération des choses qui sont au ciel, et dont jouissent les bienheureux,
ne nous fait aucun tort et nous réjouit plutôt, de même, lorsque nous cherchons
à obtenir ce dont ils jouissent, il ne peut nous nuire de voir qu’un si grand
Dieu peut se communiquer en cet exil à des vers de terre si malodorants, et
d’aimer une bonté si bonne, une miséricorde si démesurée. Je tiens pour certain
que celui qui souffrirait de savoir que Dieu peut nous faire cette faveur en
cet exil n’a guère d’humilité ni d’amour du prochain ; car si ce n’était
de cela, comment ne pas nous réjouir que Dieu accorde ces grâces à l’un de nos
frères sans que cela l’empêche de nous l’accorder à nous aussi, et de voir que
Sa Majesté manifeste ses grandeurs en quiconque ? Ce sera, parfois, dans
le seul but de les manifester, comme le Seigneur l’a dit lui-même à propos de
l’aveugle à qui il à rendu la vue, lorsque les Apôtres lui ont demandé s’il
était aveugle à cause de ses péchés ou par la faute de ses parents. Il arrive,
ainsi, que celui à qui il fait ces faveurs ne soit pas plus saint que celui à
qui il ne les fait point, il veut seulement qu’on reconnaisse sa grandeur,
comme nous le voyons dans saint Paul et la Madeleine, et pour que nous le
louions en ses créatures.
4 On pourra dire que ces choses semblent impossibles, et qu’il
est bon de ne pas scandaliser les faibles. Leur incrédulité est une moindre
perte, si ceux à qui Dieu les accorde ne manquent pas d’en profiter ; ils
s’en régaleront, un plus grand amour s’éveillera en eux pour Celui qui montre
tant de miséricorde, et dont le pouvoir et la majesté sont si grands. D’autant
plus que je sais que celles à qui je parle ne courent pas ce danger elles
savent et croient que Dieu donne de bien plus grandes preuves d’amour. Je sais
que ceux qui n’y croiraient point n’en auront pas l’expérience, car Dieu tient
beaucoup à ce qu’on ne limite pas ses oeuvres ; donc, mes soeurs, que ce
ne soit jamais le cas de celles d’entre vous que le Seigneur ne conduirait pas
par cette voie.
5 Donc, pour revenir à notre bel et délicieux château, nous
devons voir comment nous pourrons y pénétrer. J’ai l’air de dire une
sottise : puisque ce château est l’âme, il est clair qu’elle n’a pas à y
pénétrer, puisqu’il est elle-même ; tout comme il semblerait insensé de
dire à quelqu’un d’entrer dans une pièce où il serait déjà. Mais vous devez comprendre
qu’il y a bien des manières différentes d’y être ; de nombreuses âmes sont
sur le chemin de ronde du château, où se tiennent ceux qui le gardent, peu leur
importe de pénétrer l’intérieur, elles ne savent pas ce qu’on trouve en un lieu
si précieux, ni qui l’habite, ni les salles qu’il comporte. Vous avez sans
doute déjà vu certains livres d’oraison conseiller à l’âme d’entrer en
elle-même ; or, c’est précisément ce dont il s’agit.
6 Un homme fort docte me disait récemment que les âmes qui ne
font pas oraison sont semblables à un corps paralysé ou perclus, qui bien qu’il
ait des pieds et des mains, ne peut les commander ; ainsi, il est des âmes
si malades, si accoutumées à s’arrêter aux choses extérieures, que c’est sans
remède, elle ne semblent pas pouvoir entrer en elles-mêmes ; elles ont une
telle habitude de n’avoir de rapports qu’avec la vermine et les bêtes qui
vivent autour du château qu’elles leur ressemblent déjà beaucoup ; et bien
qu’elles soient, par nature, très riches, capables de converser avec rien de
moins que Dieu, c’est sans remède. Si ces âmes ne cherchent pas à connaître
leur grande misère et à y porter remède, elles resteront transformées en
statues de sel faute de tourner la tête vers elles-mêmes, comme il advint de la
femme de Loth pour l’avoir tournée (Gn. 19,26).
7 Car autant que je puis le comprendre, la porte d’entrée de
ce château est l’oraison et la considération ; je ne dis pas mentale
plutôt que vocale, car pour qu’il ait oraison, il doit y avoir considération.
Celle qui ne considère pas à qui elle parle, et ce qu’elle demande, et qui est
celle qui demande, et à qui, je n’appelle pas cela faire oraison, pour beaucoup
qu’elle remue les lèvres. Il pourra pourtant y avoir oraison sans qu’on le
recherche, mais dans ce cas on s’y sera exercé naguère. Quiconque aurait
l’habitude de parler à la majesté de Dieu comme il parierait à son esclave, qui
ne se demande pas s’il s’exprime mal, mais dit ce qui lui vient aux lèvres, ou
qui l’apprend pour le répéter, je ne tiens pas cela pour de l’oraison, et
plaise à Dieu que nul chrétien ne la pratique de cette façon. J’espère de la
bonté de Sa Majesté, mes soeurs, que ce n’est le cas d’aucune de vous, vous
êtes habituées à vous occuper des choses intérieures, ce qui est fort utile
pour éviter de tomber dans une telle bestialité.
8 Nous ne nous adressons donc pas à ces âmes percluses, car si
le Seigneur lui-même ne vient pas leur commander de se lever, comme à celui qui
attendait à la piscine depuis trente ans (Jn 5,5), elles sont bien mal en
point, et en grand danger, mais aux autres âmes, à celles qui pénètrent enfin
dans le château. Celles-là, forts mêlées au monde, ont de bons désirs, et
parfois, ne serait-ce que de loin en loin, elles se recommandent à
Notre-Seigneur et considèrent qui elles sont sans toutefois s’y attarder. De
temps en temps, pendant le mois, elles prient, pleines des mille affaires qui
occupent ordinairement leur pensée, et auxquelles elles sont si attachées que
là où est leur trésor, là est leur coeur (Mt 6,21) ; elles songent parfois
à s’en affranchir, et c’est déjà une grande chose pour elles que la
connaissance d’elles-mêmes, constater qu’elles sont en mauvaise voie, pour
trouver la porte d’entrée. Enfin, elles pénètrent dans les premières pièces,
celles du bas, mais toute la vermine qui entre avec elles ne leur permet ni de
voir la beauté du château, ni de s’apaiser ; elles ont déjà beaucoup fait
en entrant.
9 Ce que je dis, mes filles, va vous sembler déplacé, puisque,
par la bonté de Dieu, vous n’êtes pas de celles-là. Il va vous falloir de la
patience, sinon je ne saurais faire entendre comment j’ai compris certaines des
choses intérieures de l’oraison, et encore plaise au Seigneur que j’arrive à
parler de quelques-unes ; car ce que je voudrais vous faire entendre est
bien difficile, lorsque l’expérience fait défaut. Si vous avez cette
expérience ; vous verrez qu on ne peut s’abstenir d’effleurer ce que
plaise au Seigneur dans sa miséricorde, de vous épargner.
1 Avant d’aller plus loin, je tiens à vous demander de
considérer ce qu’on peut éprouver à la vue de ce château si resplendissant et
si beau, cette perle orientale, cet arbre de vie planté à même les eaux vives
de la vie, qui est Dieu, lorsque l’âme tombe dans le péché mortel. Il n’est
ténèbres si ténébreuses, chose si obscure et si noire qu’elle n’excède. Sachez
seulement que bien que le soleil qui lui donnait tant d’éclat et de beauté soit
encore au centre de cette âme, il semble n’y être point, elle ne participe
point de Lui, et pourtant elle est aussi capable de jouir de Sa Majesté que le
cristal de faire resplendir le soleil. Elle ne bénéficie de rien ; en
conséquence, toutes les bonnes actions qu’elle accomplit ainsi, en état de
péché mortel, ne portent aucun fruit qui mérite le ciel ; elles ne
procèdent pas du principe qui est Dieu, par qui notre vertu est vertu, rien ne
peut donc être agréable à ses yeux quand nous nous éloignons de Lui ;
enfin, le but de celui qui commet un péché mortel n’est pas de Le satisfaire,
mais de plaire au démon ; comme il n’est que ténèbres, la pauvre âme, elle
aussi, se transforme en ténèbres.
2 Je connais une personne à qui Notre-Seigneur voulut montrer
l’état de l’âme qui pèche mortellement. Cette personne (la sainte elle-même.
Voir (Autobiographie, chap. 40 et Relation, chap. 25.) dit qu’aucun de
ceux qui le connaîtraient ne pourrait pécher, lui semble-t-il même s’il lui
fallait fuir les occasions au prix des plus grandes peines imaginables. Elle
eut donc bien envie que tous en soient informés ; vous, mes filles, ayez envie
de beaucoup prier Dieu pour ceux qui sont réduits à cet état de totale
obscurité, eux et leurs oeuvres. Car de même que tous les ruisselets qui
découlent d’une source très claire le sont aussi, lorsqu’une âme est en état de
grâce, ses oeuvres sont agréables aux yeux de Dieu et à ceux des hommes (elles
procèdent de cette source de vie, l’âme y est planter comme un arbre qui ne
donnerait ni fraîcheur ni fruits, s’ils ne lui venaient de cette source qui le
nourrit, l’empêche de sécher, et lui fait produire de bons fruits), ainsi
lorsque l’âme, par sa faute, s’éloigne de cette source pour se planter dans une
autre aux eaux très noires et très malodorantes, tout ce qu’elle produit est
l’infortune et la saleté mêmes.
3 Il sied de considérer ici que la fontaine, ce soleil
resplendissant qui est au centre de l’âme, ne perd ni son éclat ni sa
beauté ; il est toujours en elle, rien ne peut lui ôter sa beauté. Mais si
on jetait un drap très noir sur un cristal exposé au soleil, il est clair que
si le soleil donne sur lui, sa clarté n’opérera point sur le cristal.
4 O âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ !
Connaissez-vous vous-mêmes, et ayez pitié de vous ! Comment se peut-il
que, sachant cela, vous ne cherchiez pas à retirer cette poix de ce cristal ?
Considérez que si vous perdez la vie, jamais vous ne jouirez à nouveau de cette
lumière. Ô Jésus ! quel spectacle que celui d’une âme qui s’en est
éloigné ! Dans quel état sont les pauvres chambres du château ! Que
les sens, ces gens qui les habitent, sont troublés ! Et les puissances,
qui sont les alcades, majordomes, maîtres d’hôtels, qu’ils sont aveuglés, et
gouvernent mal ! Enfin, puisque l’arbre est planté en un lieu qui est le
démon, quel fruit peut-il donner ?
5 J’ai entendu une fois un homme, grand spirituel, dire qu’il
ne s’étonnait de rien de ce que faisait une âme en état de péché mortel, mais
de ce qu’elle ne faisait pas. Plaise à Dieu, dans sa miséricorde, de nous
délivrer d’un si grand malheur, car rien, tant que nous vivons, ne mérite le
nom de malheur si ce n’est celui qui entraîne des maux éternels, à jamais.
Voilà, mes filles, ce que nous devons craindre, et ce que nous devons demander
à Dieu dans nos prières ; s’il ne garde point la cite, nous travaillerons
en vain (Ps 76,2), car nous sommes la vanité même. Cette personne disait
qu’elle avait tiré deux choses de la grâce que le Seigneur lui a faite :
l’une, l’immense crainte de l’offenser : elle le suppliait donc sans cesse
de ne pas la laisser tomber dans le péché, dont elle voyait les terribles
effets ; la seconde, un miroir d’humilité, sachant que tout ce que nous
pouvons faire de bon n’a pas son principe en nous, mais dans cette fontaine où
est planté l’arbre de notre ; âme, dans ce soleil qui réchauffe nos
oeuvres. Elle a vu cela si clairement que dès qu’elle faisait ou voyait faire
quelque chose de bien, elle ramenait cette action à son principe, et comprenait
que sans cette aide nous sommes impuissants ; de là, elle était
immédiatement portée à louer Dieu et à s’oublier d’ordinaire elle-même, quoi
qu’elle fit de bien.
6 Le temps que vous passerez, mes soeurs, à lire ceci, et moi
à l’écrire, ne serait pas perdu si nous retenions ces deux choses, que les
hommes doctes et entendus savent très bien, mais notre balourdise, à nous,
femmes, a besoin de tout cela ; et, d’aventure, le Seigneur veut peut-être
qu’on porte à notre connaissance cette sorte de comparaison. Plaise à sa bonté
de nous accorder la grâce nécessaire.
7 Ces choses intérieures sont si obscures pour l’entendement
que quelqu’un de si peu instruit que moi, devra forcément dire beaucoup de
choses superflues, et même insensées, avant de parler juste une seule fois. Il
faudra donc de la patience à quiconque me lira, comme il m’en faut pour écrire
ce que j’ignore ; car, vrai, il m’arrive de me sentir toute sotte en
prenant le papier, je ne sans ni que dire, ni par quoi commencer. Je comprends
bien qu’il est important pour vous que j’explique de mon mieux certaines choses
intérieures, car nous entendons toujours dire combien l’oraison est bonne, et
d’après la constitution nous devons la pratiquer pendant un grand nombre
d’heures, mais on ne nous explique rien d’autre que ce qu’il nous est possible
de faire de nous-mêmes ; on nous parle peu des choses que le Seigneur opère
dans l’âme, c’est-à-dire le surnaturel. Le fait d’en parler et de nous
l’expliquer de nombreuses façons nous apportera la grande consolation de
contempler ce céleste artifice intérieur, si peu connu dés mortels, que
toutefois nombre d’entre eux recherchent. Et bien que dans quelques-uns de mes
écrits le Seigneur ait fait entendre certaines choses, je comprends que je ne
les avais pas toutes comprises comme je le fais aujourd’hui, les plus
difficiles, en particulier. L’ennui, c’est que pour les aborder, comme je l’ai
dit, il faudra en répéter beaucoup de fort connues ; il ne saurait en être
autrement, vu la rudesse de mon esprit.
8 Revenons donc à notre château aux nombreuses demeures. Vous
ne devez pas vous représenter ces demeures l’une après l’autre, comme en
enfilade, mais fixer votre regard au centre ; là se situe la salle, le
palais, où réside le roi ; considérez le palmiste ; avant qu’on
atteigne sa partie comestible, plusieurs écorces entourent tout ce qu’il
contient de savoureux. Ici, de même, de nombreuses salles sont autour de
celle-là, et également au-dessus. Les choses de l’âme doivent toujours se
considérer dans la plénitude, l’ampleur et la grandeur, on ne le dira jamais
assez, elle est capable de beaucoup plus que ce que nous sommes capables de
considérer, et le soleil qui est dans ce palais se communique à toutes ses
parties. Il est très important que toute âme qui s’adonne à l’oraison, peu ou
prou, ne soit ni traquer, ni opprimée. Laissez-la évoluer dans ces demeures, du
haut en bas et sur les côtés, puisque Dieu l’a douée d’une si grande
dignité ; qu’elle ne se contraigne point à rester longtemps seule dans une
salle. Oh ! s’il s’agit de la connaissance de soi ! Car elle est si
nécessaire, (cherchez à me comprendre), même pour celles d’entre vous que le
Seigneur a introduites dans la demeure où il se trouve Lui-même, que jamais,
malgré votre élévation, vous ne pouvez mieux faire, et vous ne le pourriez pas,
même si vous le vouliez ; car l’humilité travaille toujours à la façon dont
l’abeille fait le miel dans la ruche, sinon tout est perdu ; mais
considérons que l’abeille ne manque pas de sortir pour rapporter des
fleurs ; ainsi fait l’âme, par la connaissance de soi ; croyez-moi
envolez-vous de temps en temps, pour considérer la grandeur et la majesté de
Dieu. Ainsi, débarrassées de la vermine qui entre dans les premières salles,
celles de la connaissance de soi, vous verrez votre bassesse mieux qu’en
vous-mêmes, bien que, comme je l’ai dit, Dieu fasse à l’âme une grande
miséricorde lorsqu’il lui permet de se connaître, mais qui peut le plus peut le
moins, comme on dit. Et croyez-moi, avec la vertu de Dieu nous pratiquerons une
vertu bien plus haute que si nous restons étroitement ligotées à notre terre.
9 Je ne sais si je me suis bien fait comprendre, car cette
connaissance de nous-mêmes est si importante que je voudrais que jamais vous ne
vous relâchiez sur ce point, même si vous êtes fort élevées dans le ciel ;
tant que nous sommes sur cette terre, rien ne doit avoir plus d’importance pour
nous que l’humidité. Je répète donc qu’il est très bon, et meilleur encore, de
chercher à pénétrer d’abord dans la salle qui la concerne plutôt que de
s’envoler vers les autres : c’est le chemin pour y parvenir ; et
puisque nous pouvons marcher en terrain sûr et uni, pourquoi voudrions-nous des
ailes pour voler ? Cherchez à mieux progresser dans l’humilité ; et,
ce me semble, jamais nous n’arriverons à nous connaître si nous ne cherchons
pas à connaître Dieu ; en contemplant sa grandeurs penchons-nous sur notre
bassesse ; en contemplant sa pureté, nous verrons notre saleté ; en
considérant son humilité, nous verrons combien nous sommes loin d’être humbles.
10 On y trouve deux avantages : premièrement, il est
clair que quelque chose de blanc parait plus blanc auprès de quelque chose de
noir, et, à l’opposé, le noir auprès du blanc ; deuxièmement, notre
entendement et notre volonté s’ennoblissent, ils se disposent mieux à accomplir
tout ce qui est bien lorsque notre regard, donc nous-même, nous tournons vers
Dieu ; il- a de grands inconvénients à ne jamais sortir de notre boue et
de notre misère. Nous parlions, à propos de ceux qui sont en état de péché
mortel, des courants noirs et malodorants dans lesquels ils sont ; de
même, ici, sans qu’il y ait toutefois d’analogie, Dieu nous en garde ! Car
ceci n’est qu’une comparaison. Si nous vivons enfoncés dans les misères de
notre terre, jamais nous ne sortirons du courant boueux des craintes, des
pusillanimités, et de la lâcheté ; regarder si on me regarde ou si on ne
me regarde pas ; me demander s’il y a du danger à suivre cette voie ;
n’y aurait-il pas quelque orgueil à oser entreprendre cette action ?
Est-il bon qu’une misérable comme moi s’occupe d’une chose aussi haute que
l’oraison ? Me méprisera-t-on si je ne suis pas la voie de tout le
monde ? Et puis, les extrêmes ne sont pas bons, même dans la vertu, grande
pécheresse que je suis, ne serait-ce tomber de plus haut ? Je ne
progresserai peut-être point, et je nuirai à de bonnes gens ; quelqu’un
comme moi n’a pas besoin de se singulariser.
11 Dieu secourable ! Mes filles, qu’elles sont nombreuses
les âmes que le démon a dû beaucoup appauvrir par ce moyen ! Elles
prennent tout cela pour de l’humilité, et bien des choses encore que je pourrais
dire ; cela provient de ce que nous ne nous connaissons pas tout à
fait ; la connaissance que nous avons de nous-même est déviée, et si nous
ne sortons jamais de nous-même, je ne suis pas surprise que cela, et pis
encore, soit à craindre. C’est pourquoi je dis, mes filles, que nous devons
fixer nos regards sur le Christ, notre bien ; là, nous apprendrons la
véritable humilité ; en Lui et en ses Saints, notre entendement
s’ennoblira comme je l’ai dit, et la connaissance de nous-même n’engendrera pas
de lâches voleurs ; car bien que ce ne soit encore que la première
Demeure, elle est très riche et d’un si grand prix que celui qui échappe à la
vermine qui s’y trouve ne manquera pas de progresser. Terribles sont les ruses
et astuces du démon pour empêcher les âmes de se connaître et de discerner leur
voie.
12 De ces premières demeures, je puis vous donner un très bon
signalement dont j’ai l’expérience. C’est pourquoi je vous demande de ne pas
considérer un petit nombre de salles, mais un million ; car les âmes entrent
ici de bien des manières, animées, les unes et les autres, de bonnes
intentions. Mais comme celles du démon sont toujours mauvaises, il doit
maintenir dans chacune d’elles de larges légions de démons pour empêcher les
âmes de passer d’une demeure à l’autre ; la pauvre âme ne s’en rend pas
compte, il use donc de mille sortes d’embûches et illusions il n’est plus aussi
à l’aise lorsque les âmes se rapprochent du Roi. Mais, comme elles sont, ici,
encore absorbées par le monde, plongées dans leurs plaisirs, grisées d’honneurs
et de prétentions, les sens et les facultés, ces vassaux de l’âme que Dieu leur
a donnés, ne sont pas assez forts ; elles sont donc facilement vaincues,
malgré leur désir de ne pas offenser Dieu, et les bonnes actions qu’elles font.
Celles qui se trouvent dans cette situation devront souvent, et de leur mieux,
avoir recours à Sa Majesté, demander à sa bienheureuse Mère, à ses Saints,
d’intercéder et de combattre pour elles ; leurs propres serviteurs n’ont
guère la force de les défendre. A la vérité, quel que soit notre état, il faut
que la force nous vienne de Dieu. Plaise à Sa Majesté de nous en donner, dans
sa miséricorde. Amen.
13 Quelle misérable vie nous vivons ! Mais je vous ai
beaucoup dit ailleurs combien il nous est néfaste de ne pas bien comprendre ce
qui touche l’humilité et la connaissance de soi (Autobiographie, chap.
13 ; Chemin de la Perfection, chap. 12 et 13), je n’insiste donc pas
ici ; et encore, plaise au Seigneur que j’aie dit quelque chose qui vous soit
profitable.
14 Vous remarquerez que la lumière qui émane du Palais où est
le Roi n’éclaire encore qu’à peine ces premières Demeures, car bien qu’elles ne
soient pas obscurcies et noires, comme c’est le cas pour l’âme en état de péché,
elles sont assez sombres pour que celui qui s’y trouve ne puisse voir de
clarté ; ce n’est pas que la salle ne soit pas éclairée, (je ne sais
m’expliquer), mais toutes ces mauvaises couleuvres, ces vipères et ces choses
venimeuses qui sont entrées avec lui ne lui permettent pas d’apercevoir la
lumière : comme celui qui, pénétrant en un lieu où le ciel entre
abondamment, aurait, sur les yeux, de la boue qui l’empêcherait de les ouvrir.
La pièce est claire, mais il n’en jouit pas, il est gêné, et dés choses comme
ces fauves et ces bêtes l’obligent à fermer les yeux et à ne voir qu’elles.
Telle me semble la situation d’une âme, qui, bien qu’elle ne soit pas en
mauvais état, est si mêlée aux choses mondaines, si imbue de richesses, ou
d’honneurs, ou d’affaires, comme je l’ai dit, que bien qu’elle souhaiterait, en
fait, voir sa beauté et en jouir, elle n’y a pas accès, et il ne semble pas qu
elle puisse se faufiler entre tant d’obstacles. Il est très utile, pour obtenir
de pénétrer dans les secondes Demeures, que chacun, selon son état, tâche de se
dégager des choses et des affaires qui ne sont pas nécessaires. C’est d’une
importance telle que j’estime impossible qu’on accède jamais à la Demeure
principale sans commencer par là ; il sera même difficile de rester sans
danger dans celle où on se trouve, si on a pénétré dans le château ; car
au milieu de choses si venimeuses, il est impossible de n’être pas mordu.
15 Qu’adviendrait-il, mes filles, si nous qui avons déjà
pénétré beaucoup plus avant, dans d’autres demeures secrètes du château, nous
nous retrouvions, par notre faute, en plein tumulte, ce qui, du fait de nos
péchés, est le cas de beaucoup de personnes à qui Dieu a accordé ses faveurs et
qui, par leur faute, sont rejetées au sein de ces misères ? Ici, nous
sommes libres extérieurement : intérieurement, plaise à Dieu que nous le
soyons, et qu’il nous délivre. Gardez-vous, mes filles, des soucis qui vous
sont étrangers. Considérez que rares sont les Demeures de ce château où les
démons renoncent à combattre. Il est vrai qu’en certaines demeures, les gardes,
je crois avoir dit que ce sont les puissances, ont la force de lutter ;
mais il nous est bien nécessaire de ne point nous distraire pour comprendre
leurs ruses et qu’ils ne nous trompent point, travestis en anges de
lumière ; car ils peuvent nous nuire de multiples façons, en s’insinuant
peu à peu et nous ne le comprenons que lorsque le mal est fait.
16 Je vous ai déjà dit (Chemin de la Perfection, chap. 38 et
39) que le démon agit comme une lime sourde, nous devons le déceler dès le
début. Je veux ajouter autre chose, pour me faire mieux comprendre : il
insuffle à une soeur de si vifs désirs de pénitence qu’elle n’a de repos que
lorsqu’elle se tourmente. Le principe est bon, mais lorsque la prieure a
ordonné de ne pas faire pénitence sans autorisation, si le démon suggère à
cette soeur qu’elle peut bien passer outre, à si bonnes fins, elle mène en
cachette une telle vie qu’elle en perd la santé et se trouve empêchée
d’accomplir ce qu’ordonne la Règle ; vous voyez où aboutit ce bien. Il en
anime une autre d’un très grand zèle pour la perfection ; c’est très bon,
mais il peut découler de là que la moindre petite faute de la part de ses
soeurs lui semble un grave manquement, il s’ensuit la préoccupation de les
surveiller et d’en appeler à la prieure. Elle peut même en venir à ne pas voir
ses propres fautes, tant elle a de zèle pour l’Ordre. Quant aux autres, elles
ne comprennent pas ce qui se passe en son for intérieur, et il peut arriver
qu’elles ne s’accommodent pas si bien que cela de sa vigilance.
17 Ce que recherche ici le démon, ce n’est rien de moins que
refroidir la charité et l’amour des soeurs les unes pour les autres, ce qui
serait fort dommage. Comprenons, mes filles, que la véritable perfection est
dans l’amour de Dieu et du prochain ; plus nous observerons ces deux
commandements, plus parfaites nous serons. Toute notre règle et nos
Constitutions ne tendent à rien d’autre, elles ne font que nous donner le moyen
de mieux les observer. Trêve de zèles indiscrets qui peuvent nous faire grand
mal. Que chacune se considère elle-même. Je vous ai déjà longuement parlé de
cela, je n’insisterai donc pas (Autobiographie, chap. 13 et Manière de
visiter).
18 Cet amour que vous devez avoir les unes pour les autres est
si important que je voudrais que vous ne l’oubliez jamais, car à force de
considérer chez les autres de petits riens, qui d’ailleurs ne sont peut-être
pas des imperfections, mais que, dans notre ignorance, nous prenons en mauvaise
part, notre âme peut perdre la paix, et même inquiéter celle des autres ;
considérez que cette perfection-là coûterait cher. Le démon pourrait aussi
éveiller cette tentation chez la prieure ; ce serait plus dangereux. C’est
pourquoi une grande prudence est nécessaire ; car lorsqu’il s’agit de
choses contraires à la Règle et aux Constitutions, il ne faut pas toujours les
prendre en bonne part, mais l’avertir, et si elle ne s’amende point, en appeler
au supérieur ; voilà la charité. De même vis-à-vis des soeurs, s’il s’agit
d’une chose grave ; la vraie tentation serait de tout laisser faire de
peur que ce soit une tentation. Il faut prendre bien garde, pour que le démon
ne nous abuse point, de ne point parler de cela entre nous, il pourrait en
tirer un grand avantage et introduire l’habitude de la médisance, mais
uniquement à celle qui agira utilement, comme je l’ai dit. Cela ne nous
concerne guère puisque ici, grâce à Dieu, nous observons un silence continuel,
mais il est bon que nous soyons sur nos gardes.
De la valeur de la
persévérance, pour atteindre aux dernières Demeures, du vif combat que livre le
démon, et combien il est utile de ne pas se tromper de chemin au début. D’un
moyen dont elle a fait l’expérience efficace.
1 Venons-en maintenant à parler des âmes qui pénètrent dans
les deuxièmes Demeures, et de ce qu’elles y font. Je voudrais le faire
brièvement, car je m’en suis occupée bien longuement ailleurs (Autobiographie, chap.
11-13 ; Le Chemin de la Perfection, chap.20-29), il me serait impossible
de ne pas me répéter, je ne me rappelle rien de ce que j’ai dit ; si je
pouvais cuisiner cela de différentes façons, je sais bien que vous n’en seriez
pas fâchées, puisque nous ne nous lassons jamais des livres qui traitent de ces
sujets, si nombreux soient-ils.
2 Il s’agit de ceux qui ont déjà commencé à faire oraison et
compris l’importances pour eux, de ne pas en rester aux premières
Demeures ; mais, souvent, ils ne sont pas encore assez déterminés à ne pas
y rester, ils ne s’éloignent pas encore des occasions, ce qui est fort
dangereux. Dieu leur fait une bien grande miséricorde lorsqu’ils cherchent par
instants à fuir les couleuvres et choses venimeuses, et comprennent qu’il est
bon de les fuir. Ceux-là, pour une part, peinent beaucoup plus que les
premiers, mais ils sont beaucoup moins exposés ; ils semblent connaître le
danger, et il y a grand espoir de les voir pénétrer plus avant. Je dis qu’ils
peinent plus, parce que les premiers sont comme des muets qui entendraient
rien ; ils supportent donc mieux l’épreuve de ne pas parler que ceux qui
entendraient sans pouvoir parler : ce serait bien plus pénible. Mais on
n’en désire pas pour autant ne pas entendre, car, enfin, c’est une grande chose
que de comprendre ce qu’on nous dit. Donc, ceux-là entendent les appels du
Seigneur ; ils se rapprochent du séjour de Sa Majesté, il est trés bon
voisin, et sa miséricorde et sa bonté sont si grandes que même au milieu de nos
passe-temps, de nos affaires, de nos plaisirs et des voleries du monde, même
lorsque nous tombons dans le péché, et nous en relevons, (ces bêtes sont si
venimeuses, leur compagnie est si dangereuse et si tapageuse qu’il serait
merveilleux de ne trébucher ni tomber), ce Seigneur, malgré tout, apprécie
tellement que nous l’aimions et recherchions sa compagnie qu’il ne manque pas,
un Jour ou l’autre, de nous appeler, pour nous inviter à nous approcher de
Lui ; et cette voix est si douce que la pauvre âme se consume de ne
pouvoir faire immédiatement ce qu’il lui ordonne ; c’est pourquoi, comme
je l’ai dit, elle est bien plus en peine que si elle ne l’entendait point.
3 Je ne dis pas que cette voix et ces appels ressemblent à
ceux dont je parlerai plus loin ; s’il s’agit de paroles de gens de bien,
de sermons, de ce qu’on lit dans de bons livres, de beaucoup de choses que vous
avez entendues, et qui sont un appel de Dieu, également des maladies, des
épreuves, des vérités aussi qu’il nous enseigne dans ces moments que nous
consacrons à l’oraison ; si paresseusement que vous vous y adonniez, Dieu
prise cela très haut. Et vous, mes soeurs, ne méprisez point cette première
faveur, sans toutefois vous désoler lorsque vous ne répondez pas immédiatement
au Seigneur, Sa Majesté sait bien attendre de longs jours, des années, en
particulier quand elle voit en nous de bons désirs, étude la persévérance.
C’est ce qu’il y a de plus nécessaire ici ; avec la persévérance, on ne
manque jamais de beaucoup gagner. Mais la batterie que fomentent sous mille
formes les démons est terrible, et bien plus pénible à l’âme que dans la
demeure antérieure ; là-bas, elle était muette et sourde, du moins elle
n’entendait guère et résistait moins, comme ceux qui ont perdu en partie
l’espérance de vaincre. Ici l’entendement est plus vif, les puissances plus
habiles ; les coups et la canonnade sont tels que l’âme ne peut manquer de
les entendre. Les démons proposent ces couleuvres que sont les choses du monde,
ils présentent, comme éternelles, en quelque sorte, ses joies, l’estime dans
laquelle il nous tient, les amis et parents, la santé par rapport aux choses de
la pénitent (car toujours, l’âme qui entre dans cette demeure, se met à
souhaiter de se mortifier un peu), et mille autres sortes d’obstacles.
4 Ô Jésus ! quel train mènent ici les démons, quelle
affliction est celle de la pauvre âme qui ne sait si elle doit avancer ou
retourner à la première Demeure ! Car la raison, d’autre part, lui montre
qu’elle se leurre beaucoup si elle s’imagine que tout cela n’est rien, comparé
avec ce qu’elle recherche. La foi l’instruit de ce qui lui est réservé. La
mémoire lui représente à quoi aboutit tout cela, elle lui rappelle la mort de
ceux qui ont beaucoup joui de ces choses qu’elle a vues, dont quelques-uns,
morts subitement, sont bientôt oubliés de tous ; elle a vu fouler aux
pieds Ceux quelle avait connus en pleine prospérité, elle est passée elle-même
sur leur sépulture, elle a songé que dans ce corps grouillaient beaucoup de
vers, et tant d’autres choses que la mémoire peut lui rappeler. La volonté est
portée à aimer, lorsqu’elle a vu tant de marques d’amour et de choses
innombrables, elle voudrait les payer de retour ; en particulier, il lui
apparaît que ce véritable amant ne la quitte jamais, il l’accompagne, il lui
donne la vie et l’être. Aussitôt, l’entendement accourt lui faire entendre
qu’elle ne peut se faire un meilleur ami, quand elle vivrait bien des
années ; que le monde entier est plein de fausseté ; et ses plaisirs
(ceux que lui procure le démon), pleins de peines, de soucis, et de
contrariétés ; il lui dit qu’elle est certaine de ne trouver ni sécurité,
ni paix hors de ce château ; qu’elle cesse donc d’aller dans des maisons
étrangères puisque la sienne regorge de biens, si elle veut en jouir ; qui
donc pourrait trouver comme elle tout ce dont elle a besoin dans sa maison, en
particulier un pareil hôte, si elle ne veut pas se perdre comme l’enfant
prodigue, et manger la nourriture des porcs.
5 Ce sont là des raisons pour vaincre les détenons. Mais, ô
Seigneur et mon Dieu ! Les habitudes de la vanité, où tout le monde est
engagé, corrompent toutes choses ! La foi est si morte que nous préférons
ce que nous voyons à ce qu’elle nous dit ; à la vérité, nous ne voyons
pourtant qu’infortunes chez ceux qui poursuivent ces choses visibles. C’est le
fait de ces choses venimeuses dont nous avons parlé ; comme celui que mord
une vipère est tout entier empoisonné, enflé, il en est de même ici-bas, et
nous ne nous en préservons pas. Évidemment, de nombreux traitements seront nécessaires
pour guérir, et c’est déjà une fort grande faveur de Dieu que de n’en pas
mourir. Vrai, l’âme souffre ici de grandes peines, en particulier si le démon
comprend que son caractère et ses habitudes la prédisposent à aller très
loin ; alors, tout l’enfer se conjuguera pour l’obliger à s’en retourner
et à sortir du château.
6 Ah, mon Seigneur ! Ici votre aide est nécessaire, sans
elle on ne peut rien. Par votre miséricorde, ne permettez pas que cette âme
soit dupée, et incitée à abandonner ce qu’elle a commencé. Éclairez-la, pour
qu’elle voie que tout son bonheur en dépend, et qu’elle évite les mauvaises
compagnies. Car c’est une chose immense que de fréquenter ceux qui parlent de
tout cela, de rechercher, non seulement ceux qu’elle rencontre dans les mêmes
salles qu’elle, mais ceux dont elle comprend qu’ils ont pénétré plus
avant ; ils l’aideront beaucoup, et ces conversations peuvent les inciter
à l’admettre en leur compagnie. Songez toujours à ne pas vous laisser vaincre,
car si le démon vous voit bien déterminé à perdre la vie, le repos, tout ce
qu’il vous offre, plutôt que de retourner à la première salle, il vous lâchera
beaucoup plus vite. Soyez un homme, et pas de ceux qui se jetaient à plat
ventre pour boire quand ils allaient au combat, je ne me rappelle plus avec qui
(Gédéon), mais montrez votre résolution, vous allez vous battre contre tous les
démons, et il n’est meilleures armes que celles de la croix.
7 Ce qui va suivre est si important que, bien que je l’aie
déjà dit d’autres fois (Autobiographie, chap. 11), je le répète ici.
Voici : ne vous dites point qu’il y a des joies dans ce que vous
entreprenez, ce serait une façon bien basse de commencer à bâtir un si vaste et
si précieux édifice, et si vous fondez sur le sable, tout croulera : vous
n’en finirez pas d’être mécontents et tentés. Car ce n’est pas dans ces
Demeures que pleut la manne, mais plus loin, là où tout a la saveur de ce
qu’aime l’âme, parce qu’elle ne veut que ce que Dieu veut. C’est du joli !
Nous sommes encore en proie à mille difficultés et imperfections, les vertus ne
savent pas encore marcher, à peine commencent-elles à naître, et plaise même à
Dieu qu’elles aient commencé, et nous n’avons pas honte de vouloir des douceurs
dans l’oraison et te nous plaindre de nos sécheresses ! Que cela ne vous
arrive jamais, mes soeurs ; embrassez la croix que votre Époux a portée,
et comprenez que ce sont là vos hauts faits ; que la plus apte à souffrir
souffre pour Lui davantage, et elle sera la mieux préservée. Le reste n’est
qu’accessoire ; si le Seigneur vous l’accorde, remerciez-le bien.
8 Vous vous croirez bien décidées à affronter les peines
extérieures, à condition que Dieu vous dorlote intérieurement. Sa Majesté sait
mieux que nous ce qui nous convient ; nous n’avons pas à lui conseiller ce
qu’Elle doit nous donner, elle peut nous dire avec raison que nous ne savons
pas ce que nous demandons (Mt 20,22). Quiconque débute dans l’oraison
(n’oubliez pas cela, c’est très important), doit avoir l’unique prétention de
peiner, de se déterminer, de se disposer, aussi diligemment que possible, à
conformer sa volonté à celle de Dieu ; et comme je le dirai plus loin,
soyez bien certaines que telle est la plus grande perfection qu’on puisse
atteindre dans la voie spirituelle. Vous recevrez d’autant plus du Seigneur que
vous observerez cela plus parfaitement, et vous avancerez d’autant mieux sur
cette voie. Ne croyez pas qu’il y ait là des complications arabes, des choses
ignorées et secrètes : tout notre bonheur consiste en cela. Mais si nous
nous trompons au début, si nous voulons immédiatement que le Seigneur fasse
notre volonté, qu’il nous conduise comme nous l’imaginons, quelle peut être la
solidité de l’édifices ? Tâchons de faire ce qui dépend de nous, et
gardons-nous de cette vermine venimeuse ; le Seigneur veut souvent que de
mauvaises pensées nous poursuivent et nous affligent sans que Nous parvenions à
les chasser, il permet les sécheresses, il consent même parfois à ce que nous
soyons mordus pour mieux savoir nous garder à l’avenir, et mettre à l’épreuve
notre profond regret de l’avoir offensé.
9 S’il vous arrive de tomber, ne vous découragez pas, ne
renoncez pas à vous efforcer d’avancer, Dieu tirera du bien de cette chute
même, comme celui qui vend la thériaque commence par boire du poison, pour
s’assurer de sa bonne qualité. Quand cela ne suffirait qu’à nous montrer notre
misère, le grand tort que nous fait l’éparpillement où nous vivons, nos luttes,
dans cette batterie, pour retrouver le recueillement, ce serait beaucoup. Est-il
plus grand malheur que de ne pas nous retrouver nous-même dans notre propre
maison ? Quel espoir de trouver le repos dans d’autres maisons, si nous ne
pouvons nous reposer chez nous ? Car nos grands, nos vrais amis et
parents, ceux avec lesquels, même malgré nous, nous devons vivre toujours,
c’est-à-dire nos puissances, semblent nous faire la guerre, comme si elles nous
gardaient rancune de celle que nos vices leur ont faite. La paix, la paix, mes
soeurs, a dit bien souvent le Seigneur, en admonestant ses disciples (Jn
10,21). Croyez-moi donc : si nous ne la possédons pas, si nous ne la
recherchons pas dans notre maison nous ne la trouverons pas chez des étrangers.
Il faut mettre fin à cette guerre ; par le sang qu’il a versé, je le
demande à ceux qui n’ont pas commencé à rentrer en eux-mêmes ; quant à
ceux qui ont commence ; ce combat ne doit pas suffire a les faire
retourner en arrière. Qu’ils considèrent que la rechute est pire que la
chute ; déjà, il voient ce qu’ils ont perdu ; qu’ils se fient à la
miséricorde de Dieu, nullement à eux-mêmes, et ils verront Sa Majesté les
conduire de Demeures en Demeures, et les introduire en un pays où ces bêtes
féroces ne pourront ni les touchers ni les épuiser ; ils les assujettiront
toutes et se moqueront d’elles, et ils jouiront de beaucoup plus de biens
qu’ils ne pourraient en désirer, je le dis, même dès cette vie.
10 Je vous ai dit au début que j’ai écrit comment vous devez
affronter les troubles que le démon suscite ici (Autobiographie, chap. 11 et
19) et qu’il ne s’agit pas, quand on commence à se recueillir, de s’y employer
à la force du poignet, mais avec douceur, afin de s’y tenir plus longuement, je
n’en parlerai donc pas davantage ici ; je dirai seulement qu’à mon avis il
est très important d’en conférer avec des personnes expérimentées, car lorsque
vous aurez à vaquer à des occupations nécessaires, vous imaginerez faillir
gravement au recueillement. Tant qu’on ne l’abandonnera point, le Seigneur
dirigera tout pour notre bien, même si nous ne trouvons personne pour nous
instruire ; mais contre ce mal, l’abandon, il n’y a d’autre remède que de
recommencer, sinon l’âme se perd un peu plus chaque jour, et encore plaise à
Dieu qu’elle le comprenne !
11 Certaines pourront penser que puisqu’il est si grave de
retourner en arrière, mieux vaudrait ne jamais commencer, et rester en dehors
du château. Je vous l’ai dit au début, et le Seigneur lui-même le dit, celui
qui vit dans le danger y périt (d’après Qo 3,27), et la porte d’entrée dans ce
château est l’oraison. Songer que nous devons entrer dans ce château sans
rentrer en nous-même, nous connaître, considérer cette misère, ce que nous
devons à Dieu, et sans lui demander souvent miséricorde, c’est de la folie. Le
Seigneur lui-même le dit : “ Nul ne parviendra à mon Père si ce n’est par
moi (Jn 14,6) ” ; je ne sais s’il le dit en ces termes, je crois que
oui ; et “ Qui me voit, voit mon Père (Jn 14,9) ”. Donc, si nous ne le
regardons jamais, si nous ne considérons pas ce que nous lui devons et la mort
qu’il a subie pour nous, je ne sais comment nous pouvons le connaître, ni agir
à son service. Car la foi sans les oeuvres, et sans que ces oeuvres tirent leur
valeur des mérite, de Jésus-Christ, notre bien, quelle valeur peut-elle
avoir ? Et qui nous excitera à aimer ce Seigneur ? Plaise à Sa
Majesté de nous faire comprendre tout ce que nous lui coûtons, que le serviteur
n’est pas plus que son Seigneurs (Mt 10,24), que nous devons travailler pour
jouir de sa gloire, et qu’il nous est nécessaire pour cela de prier, afin de ne
pas vivre toujours en tentations (Mt 26,40).
Comme quoi nous ne sommes
guère en sécurité tant que nous vivons dans cet exil, même si nous y avons
atteint un degré élevé, et qu’il sied d’avoir crainte.
1 “ Bienheureux l’homme qui craint le Seigneur (Ps 61,1)
” : que dirons-nous d’autre à ceux qui, par la miséricorde de Dieu, ont
remporté la victoire dans ces combats, et sont entrés, par leur persévérance
dans les Troisièmes Demeures ? Sa Majesté a beaucoup fait en m’aidant à
comprendre en castillan, le sens de ce verset, tant j’y suis inhabile. Certes,
nous avons raison d’appeler cet homme-là bienheureux, car s’il ne retourne pas
en arrière, à ce que nous comprenons, il est sur le bon chemin du salut. Vous
verrez ici, mes soeurs, combien il importe de remporter la victoire dans les
batailles précédentes ; car je tiens pour certain que le Seigneur ne
manque jamais de donner au vainqueur la sécurité de conscience, ce qui n’est
pas un mince avantage. J’ai dit : la sécurité, et je me suis mal exprimée,
car il n’en est pas en cette vie ; comprenons donc toujours que je
sous-entends : si l’âme ne s’écarte pas à nouveau du chemin dans lequel
elle s’est engagée. :
2 C’est une fort grande misère que cette vie où nous devons
vivre toujours comme ceux qui, l’ennemi aux portes, ne peuvent ni dormir ni
manger sans armes, toujours inquiets qu’ils n’ouvrent quelque brèche dans cette
forteresse. Ô mon Seigneur et mon Bien ! Comment voulez-vous que nous
désirions une vie si misérable alors qu’il nous est impossible de ne pas
vouloir et demander que vous nous en sortiez, sauf si nous avons l’espérance de
la donner pour Vous, de la dépenser vraiment à votre service, et, surtout, de
comprendre que telle est votre volonté ? Si vous le voulez, mon Dieu,
mourons avec Vous, comme l’a dit saint Thomas (Jn 11,16), car vivre sans Vous,
en redoutant de vous perdre à jamais, c’est mourir plusieurs fois, et rien
d’autre. C’est pourquoi je dis, mes filles, que la béatitude que nous devons
demander c’est d’être en sécurité dès maintenant, avec les bienheureux, car au
milieu de ces craintes, quelle satisfaction peut trouver celui dont la seule
satisfaction est de satisfaire Dieu ? Considérez que certains saints qui
avaient ce bonheur à un bien plus haut degré, sont tombés gravement dans le
péché ; et nous n’avons pas l’assurance que Dieu nous tendra la main pour
en sortirs (je parle du secours personnel), et faire, comme eux, pénitence.
3 Vraiment, mes filles, j’écris ceci dans un tel état de
crainte que je ne sais comment je l’écris, ni comment je vis quand j’y songe,
et c’est bien souvent. Demandez, mes filles, que Sa Majesté vive toujours en
moi ; sinon, comment se sentir en sécurité dans une vie aussi mal employée
que la mienne ? Ne vous affligez pas d’entendre qu’il en est ainsi, comme
vous l’avez souvent fait lorsque je vous en ai parlé, car vous me voudriez très
sainte, et vous avez raison, je le voudrais bien, moi aussi. Mais qu’y puis-je,
puisque c’est uniquement par ma faute que j’ai tant perdu ! Je ne me
plaindrai point de Dieu, dont l’aide n’a pas suffi pour que vos voeux
s’accomplissent ; je ne puis parler ainsi sans larmes, et je suis dans une
grande confusion d’écrire quoi que ce soit pour vous qui pourriez m’instruire,
moi. Il me fut bien dur d’obéir ! Plaise au Seigneur, puisque je le fais
pour Lui, que cela vous serve à quelque chose, et que vous lui demandiez de
pardonner à cette misérable effrontée. Mais Sa Majesté sait bien que je ne puis
me flatter que de sa miséricorde, et puisque je ne puis nier ce que j’ai été,
je n’ai d’autre remède que de m’en remettre à Elle, de me fier aux mérites de
son Fils et de la Vierge, sa mère, dont je porte indignement l’habit que vous
portez aussi. Louez-le, mes filles, d’être vraiment les filles de cette
mère ; vous n’avez donc pas sujet de rougir de ma misère, puisque vous
avez une si bonne mère. Imitez-la, considérez quelle doit être la grandeur de
cette Dame et le bonheur de l’avoir pour patronne puisque mes péchés et le fait
que je sois celle que je suis n’ont nullement discrédité ce saint Ordre.
4 Mais Je vous avertis d’une chose : bien que filles
d’une telle mère, ne soyez pas sures de vous, car David était très saint, et
vous voyez ce que fut Salomon. Ne vous prévalez pas de la clôture et de la
pénitence où vous vivez ; Dieu est le seul sujet de vos entretiens, vous
vous exercez continuellement à l’oraison vous êtes si éloignées des choses du
monde que vous les avez, vous semble-t-il, en abomination, tout cela est bon,
mais ne suffit point, comme je l’ai dit, à nous délivrer de toute
crainte ; continuez donc ce verset, et rappelez-le souvent à votre
mémoire : BEATUS VIR, QUI TIMET DOMINUM (Ps 61,1).
5 Je ne sais plus ce que je disais, je me suis beaucoup écartée
de mon sujet, dés que je pense à moi, mes ailes se brisent, je ne puis rien
dire de bon ; je coupe donc court pour l’instant, et je reviens aux âmes
qui sont entrées dans les Troisièmes Demeures : la faveur que le Seigneur
leur a faite de passer outre aux premières difficultés n’est pas mince, mais
très grande. Ces âmes, de par la bonté de Dieu, sont, je le crois, nombreuses
en ce monde : vivement désireuses ne pas offenser Sa Majesté, elles se
gardent même des péchés véniels et sont amies de la pénitence, elles réservent
des heures au recueillement, emploient bien leur temps, s’appliquent aux
oeuvres de charité envers le prochain, un ordre harmonieux règne dans leur
langage, leurs vêtements, et dans le gouvernement de leur maison, si elles en
ont. C’est, certes, un état souhaitable, il n’y a, semble-t-il, aucune raison
de leur refuser l’entrée de la Dernière Demeure, le Seigneur ne la leur
refusera point, si elles le veulent ; c’est une très belle disposition
pour obtenir de lui toute grâce.
6 Ô Jésus ! Laquelle d’entre vous prétendrait ne pas
vouloir un si grand bien, surtout après être passée par ce qu’il y a de plus
ardu ? Non, personne. Nous disons toutes que nous le voulons ; mais
il faut bien davantage pour que le Seigneur possède l’âme tout entière, il ne
suffit pas de le dire, comme cela n’a pas suffi au jeune homme à qui le
Seigneur demanda s’il voulait être parfaits (Mt 19,16-22). J’y songe depuis que
j’ai commence à parler de ces Demeures, car nous sommes ainsi, à la lettre, et
les grandes sécheresses dans l’oraison viennent habituellement de là, bien
qu’il y ait aussi d’autres causes. Je ne dis rien des épreuves intérieures, et
elles sont intolérables, que bien des bonnes âmes subissent sans être
moindrement coupables et dont le Seigneur les délivre toujours avec de grands
bénéfices, ni de celles qui souffrent de mélancolie, ou d’autres maladies.
Enfin, en toutes choses, nous devons faire la part du jugement de Dieu. Quant à
moi, je crois que la cause la plus habituelle de la sécheresse est celle que
j’ai dite ; car ces âmes, qui voient que pour rien au monde elles ne
commettraient un péché mortel, ni même souvent un véniel de propos délibéré et
qui emploient bien leur vie et leur fortune, s’impatientent pourtant de voir se
fermer devant elles la porte qui conduit à l’appartement de notre Roi dont
elles s’estiment les vassales, et elles le sont effectivement. Mais bien que le
Roi de la terre ait de nombreux vassaux en ce lieu, ils ne pénètrent pas tous
dans sa chambre. Entrez, entrez, mes filles, à l’intérieur ; dépassez vos
oeuvres mesquines, car en tant que chrétiennes, vous devez tout cela et
beaucoup plus ; il vous suffit d’être les vassales de Dieu : ne
demandez pas trop, vous n’auriez plus rien. Regardez les saints qui sont entrés
dans la chambre de ce roi, vous verrez quelle différence il y a entre eux et
nous. Ne demandez pas ce que vous n’avez pas mérité ; nous avons beau Le
servir, l’idée que nous, qui avons offensé Dieu, puissions mériter ce qu’il
accorde aux saints, ne devrait même pas nous venir à la pensée.
7 Ô humilité, humilité ! Je ne sais pourquoi je suis
tentée, dans ce cas, de ne pas me résoudre à croire que celles qui font un tel
cas de ces sécheresses ne manquent pas un peu d’humilité. Je répète qu’il ne
s’agit pas des grandes épreuves intérieures dont j’ai parlé, elles sont
beaucoup plus pénibles qu’un manque de ferveur. Mettons-nous à l’épreuve
nous-mêmes, mes soeurs, ou que le Seigneur nous éprouve, il s’en acquitte très
bien, quoique souvent nous ne voulions pas le comprendre, et revenons à ces
âmes si bien disposées ; voyons ce qu’elles font pour Dieu, et nous
verrons aussitôt que nous n’avons nulle raison de nous plaindre de Sa Majesté.
Si lui tournant le dos, nous nous en allons tristement, comme le jeune homme de
l’Évangile, quand Elle nous dit ce que nous devons faire pour être parfaits,
que voulez-vous que fasse Sa Majesté, qui doit mesurer sa récompense à l’amour
que nous lui portons ? Et cet amour, mes filles, ne doit pas être fabriqué
par notre imagination, mais prouvé par des oeuvres ; et ne croyez pas que
le Seigneur ait besoin de nos oeuvres, mais de la décision de notre volonté.
8 Nous qui portons l’habit d’un Ordre religieux, qui l’avons
pris volontairement, et avons quitté toutes les choses du monde et ce que nous
possédions pour Lui (n’aurions-nous quitté que les filets de saint Pierre, cela
semble beaucoup à qui donne tout ce qu’il a), nous croyons avoir déjà tout
accompli. C’est une fort bonne disposition si nous persévérons et si nous ne
retournons pas nous fourrer à nouveau au milieu de la vermine des premières
pièces, n’en aurions-nous que le désir, il n’y a pas de doute, si nous
persévérons dans ce dénuement et cet abandon de tout, nous atteindrons notre
but. Mais ce sera à une condition, que je vous demande de bien
considérer : regardez-vous comme des serviteurs inutiles, selon
l’expression de saint Paul ou du Christ (Lc 17,10), et croyez que rien n’oblige
Notre-Seigneur à vous faire de telles faveurs ; votre dette est même d’autant
plus forte que vous avez plus reçu. Que pouvons-nous faire pour un Dieu si
généreux, qui est mort pour nous, qui nous a créés et nous donne l’être ?
Ne pouvons-nous nous estimer très heureuses quand il se dédommage un peu de ce
que nous lui devons pour tous les services qu’il nous a rendus, sans lui
demander de nouvelles faveurs et de nouveaux régals ? (J’ai employé à
contre coeur ce mot de service, mais c’est ainsi, il n’a fait que nous servir
tout le temps qu’il a vécu sur la terre.)
9 Considérez bien, mes filles, certaines des choses qui sont
marquées ici, quoique confusément, car je ne sais m’expliquer mieux. Le
Seigneur vous aidera à les comprendre pour que dans les sécheresses vous
puisiez de l’humilité, et non de l’inquiétude, comme le voudrait le démon ;
croyez qu’à celles qui sont vraiment humbles, même s’il ne leur accorde point
ses délices, Dieu donnera une paix et une acceptation qui les rendront plus
heureuses que certains de ceux qu’Il régale. Car souvent, comme vous l’avez lu,
Sa Divine Majesté réserve ces douceurs aux plus faibles ; je crois
toutefois qu’ils ne les échangeraient pas pour la force de ceux qui vivent dans
la sécheresse. Nous sommes enclins à préférer les joies à la croix.
Éprouve-nous, Seigneur, Toi qui sais la vérité, afin que nous nous
connaissions.
1 J’ai connu quelques âmes, je crois même pouvoir dire que
j’en ai connu beaucoup, qui, parvenues à cet état, ont vécu de longues années
dans cette droiture et cette harmonie, corps et âme, pour autant que l’on
puisse en juger ; elles semblaient avoir déjà maîtrisé le monde, ou du
moins être bien déçues par lui, mais lorsque Notre-Seigneur les soumit à des
épreuves peu importantes, leur inquiétude fut telle, leur coeur fut si serré,
que j’en fus éberluée et même fort effrayée. Il est vain de les conseiller,
elles sont depuis si longtemps consacrées à la vertu qu’elles se croient
capables de l’enseigner aux autres et n’avoir que trop de raisons de regretter
ces épreuves.
2 Enfin, pour consoler ces personnes, je n’ai trouvé d’autre
remède que de beaucoup compatir à leur peine (c’est pitié, à la vérité, que de
les voir asservies à toutes ces misères), sans contester leurs raisons ;
elles imaginent toutes qu’elles souffrent pour Dieu, et n’arrivent donc pas à
comprendre que c’est une imperfection. C’est une idée fausse de plus de la part
de gens si avancés ; nous ne pouvons nous étonner qu’ils s’en affligent,
bien qu’à mon avis, semblable affliction devrait être passagère. Dieu veut
souvent que ses élus ressentent leur misère, Il détourne un peu sa faveur, et il
n’en faut pas plus, on peut le dire hardiment, pour que nous ayons tôt fait de
nous connaître. On comprend immédiatement que c’est une épreuve, car ils
comprennent, eux, très clairement, leur faute ; il leur arrive d’être
peinés de leur impuissance à maîtriser l’affliction que leur causent des choses
terrestres de bien peu de poids plus que de l’épreuve elle- même. J’y vois
une : grande miséricorde de Dieu, car bien que ce soit une faute, elle
fait beaucoup gagner en humilité.
3 Mais il n’en est pas ainsi des personnes dont je parlais,
car, comme je l’ai dit, elles canonisent ces choses dans leur pensée, et elles
voudraient que les autres les canonisent également. Je veux vous citer quelques
cas, afin que nous nous connaissions et nous mettions nous-même à l’épreuve
avant que le Seigneur ne nous éprouve ; nous aurions grand avantage à être
lucides et les premières à nous connaître.
4 Une personne riche, sans enfants, sans personne pour qui
elle puisse désirer de la fortune, vient à perdre une partie de ses biens, mais
ce qui en reste suffit à lui assurer le nécessaire pour elle, sa maison, et
même au-delà. Si cet homme se montrait aussi trouble, aussi inquiet que s’il ne
lui restait plus un pain à manger, comment Notre-Seigneur lui demanderait-il de
tout quitter pour Lui ? Mais un autre s’afflige parce qu’il veut pouvoir
donner aux pauvres. Je crois que Dieu préfère à cette charité que je me
soumette à la volonté de Sa Majesté, et tout en cherchant à recouvrer mes
biens, que je maintienne mon âme en paix. S’il n’y parvient pas, le Seigneur ne
l’ayant pas élevé aussi haut, à la bonne heure, mais qu’il comprenne que cette
liberté d’esprit lui manque ; il se disposera alors à la recevoir du
Seigneur, car il la lui demandera. Une personne a largement de quoi manger, et
même plus qu’il ne lui en faut ; un moyen s’offre à elle d’accroître sa
fortune ; prendre ce qu’on lui donne, à la bonne heure, passons ;
mais le rechercher, et lorsqu’elle l’a, en rechercher plus, et plus encore,
quelles que soient ses bonnes intentions, (et elle doit en avoir, car, comme je
l’ai dit, il s’agit de personnes d’oraison, et vertueuses), elle n’a pas à
craindre de monter jusqu’aux demeures les plus proches du Roi.
5 Il en est de même s’il leur arrive d’offrir quelque prise au
mépris ou si on porte légèrement atteinte à leur honneur ; quoique Dieu
leur fasse souvent la grâce de bien le prendre, (notre Bien est très bon, Il
est enclin à favoriser publiquement la vertu, pour que l’estime dans laquelle
on tient ceux qui l’ont servi ne souffre en rien) ils ne sortent pas de sitôt
d’un état d’inquiétude insupportable. Dieu secourable ! Ne s’agit-il pas
de gens qui considèrent depuis longtemps combien le Seigneur a souffert, qui
savent que la souffrance est bonne, et même qui la désirent ? Ils
voudraient que chacun organise sa vie aussi bien qu’ils le font, et encore
plaise a Dieu qu ils ne s’imaginent pas qu’ils souffrent par la faute des
autres et ne s’en octroient point, en pensée, le mérite.
6 Il vous semblera, mes soeurs, que je parle mal à propos, et
pas a votre adresse : on ne voit ici rien de semblable, puisque ne
possédant aucun bien nous n’en voulons pas, nous n’en recherchons pas, et que
nul non plus ne nous fait injure. Ces comparaisons ne se rapportent donc point
à ce qui se passe ici, mais on en déduit beaucoup d’autres choses qui
pourraient s’y passer et qu’il ne serait ni bon ni utile d’indiquer. Elles vous
aideront à reconnaître si vous êtes bien dépouillées de tout ce que vous avez
quitté ; car de petites choses s’offrent à vous, moins graves, certes, que
tout cela, qui peuvent vous aider à vous éprouver et à comprendre si vous êtes
maîtresses de vos passions. Et croyez-moi, l’affaire n’est pas de porter ou non
un habit religieux, mais de chercher à nous exercer dans la vertu, de soumettre
en toutes choses notre volonté à celle de Dieu, et de conformer notre vie à ce
que Sa Majesté dispose ; ne désirons point que notre volonté se fasse,
mais la siennes (Lc 22,42). Tant que nous n’en serons pas là, comme je l’ai dit,
de l’humilité ! C’est l’onguent de nos plaies ; car si nous sommes
vraiment humbles, même s’il tarde un peu, le chirurgien, qui est Dieu, viendra
nous guérir.
7 Les pénitences de ces âmes sont aussi bien organisées que
leur existence. Elles aimaient beaucoup leur vie mise au service de
Notre-Seigneur, et tout cela n’est point mauvais, mais elles ne se mortifient
que très prudemment, pour que leur santé n’en pâtisse point. Ne craignez pas
qu’elles se tuent, elles sont en possession de leur raison, l’amour ne les fait
pas encore déraisonner. Mais je voudrais qu’elle nous incite, notre raison, à
ne pas nous contenter toujours de cette manière de servir Dieu, à pas traînant,
car nous n’arriverions jamais au bout du chemin. Et comme nous imaginons être
toujours en marche, et que nous nous fatiguons, (car croyez-le, cette route est
accablante), ce sera déjà bien que nous ne nous perdions point. Mais
pensez-vous, mes filles, qu’il puisse être bon, lorsqu’il nous est loisible
d’aller d’un pays à un autre en huit jours, de faire le trajet en un an, au
hasard des auberges, de la neige, des pluies, et des mauvais chemins ? Ne
vaudrait il pas mieux en finir une bonne fois ? Car à tout cela s’ajoute
le danger des serpents. Oh ! les bons exemples que je pourrais en
donner ! Plaise à Dieu que je sois sortie de là, il me semble bien souvent
que non.
8 Nous sommes de si grands cerveaux que tout nous offense, car
nous avons peur de tout ; ainsi, nous n’osons pas aller de l’avant, tout
comme si nous nous savions capables d’atteindre ces Demeures, et que d’autres
fassent le chemin. Puisque c’est impossible, prenons courage, mes soeurs, pour
l’amour du Seigneur ; remettons notre raison et nos craintes entre ses
mains oublions cette faiblesse naturelle, dont il nous arrive de beaucoup tenir
compte. Le soin de nos corps regarde nos supérieurs à eux d’y pourvoir ;
le nôtre est de marcher à vive allure pour voir ce Seigneur ; car les
aises dont vous jouissez ont beau être nulles, à peu de choses près, le souci
que nous avons de notre santé pourrait nous induire en erreur. Nous ne nous en
porterons d’ailleurs pas mieux, je le sais ; je sais aussi que ce qui
concerne le corps n’est pas une affaire, c’est secondaire ; l’acheminement
dont je parle s’accompagne d’une grande humilité ; si vous m’avez
comprise, j estime que là est l’erreur de celles qui n’avancent point ;
nous n’avons fait, nous semble-t-il que quelques pas, nous le croyons, tandis
que l’allure à laquelle marchent nos soeurs doit nous paraître très rapide, et
non seulement nous devons désirer qu’on nous tienne pour la plus misérable de
toutes, mais faire ce qu’il faut pour cela.
9 Alors, cet état sera excellent ; sinon, nous y vivrons
dans mille peines et misères, car nous y subissons de lourdes épreuves tant que
nous n’avons pas renoncé à nous-même et que nous portons la charge de cette
terre de misère ; cela n’est pas le cas de ceux qui s’élèvent vers les
autres Demeures. Là, le Seigneur ne manque pas de les récompenser ; juste
comme il l’est, et même miséricordieux, il nous donne toujours beaucoup plus
que nous ne méritons lorsqu’il nous accorde des joies bien supérieures à celles
que nous pourrions trouver dans les régals et distractions de la vie ;
mais ne pensez pas qu’il leur prodigue des douceurs spirituelles, sauf rare
exception : il les invite à voir ce qui se passe dans les autres Demeures,
pour qu’ils se disposent à y pénétrer.
10 Vous allez imaginer que contentements et plaisirs
spirituels sont une seule et même chose, et vous demander pourquoi j’emploie des
mots différents. A moi, il me semble que la différence est très grande, mais je
puis me tromper. Je dirai ce que j’entends ainsi lorsque je parlerai des
quatrièmes Demeures qui vont suivre ; ce sera plus opportun, puisqu’il
faudra, alors expliquer certains des plaisirs que le Seigneur y procure. Même
si cela semble inutile, vous aurez l’avantage de comprendre ce que sont ces
deux choses, et vous pourrez rechercher ce qu’il y a de mieux ; les âmes
que Dieu élève à cet état y trouveront un grand réconfort, et celles qui
croient tout avoir une grande confusion ; si elles sont humbles, elles
seront portées à l’action de grâces. Mais si elles manquent quelque peu
d’humilité, leur affliction intérieure sera sans objet, car la perfection ne
consiste pas dans des plaisirs intérieurs, elle est l’apanage de celui qui aime
le plus ; à lui, la récompense, comme à celui qui agit avec justice et
vérité.
11 Vous vous direz peut-être : à quoi bon parler de ces
faveurs intérieures, en donner l’explication, puisque c’est, en fait, la
vérité ? Je l’ignore, demandez-le à celui qui me commande d’en écrire, je
ne suis pas obligée à discuter avec les supérieurs, mais à leur obéir, sous
peine de mal agir. Ce que je puis vous dire en toute sincérité, c’est que
lorsque je n’avais pas l’expérience de ces faveurs, ni même l’idée que je
l’aurais de ma vie, (à juste titre, mais j’eusse été bien heureuse de savoir,
ou, à l’occasion ; de comprendre, que j’étais un peu agréable à Dieu),
quand je lisais dans les livres les faveurs et les consolations que le Seigneur
accorde aux âmes qui le servent, j’en avais une grande joie, et mon âme y
trouvait le sujet de vives louanges à Dieu. S’il en était ainsi d’une âme aussi
misérable que la mienne, celles qui sont bonnes et humbles le loueront bien
davantage ; et quand il n’y en aurait qu’une seule pour le louer une seule
fois, il est très bon de le dire, ce me semble, et que nous comprenions le
contentement et les délices que nous perdons par notre faute. D’autant mieux
que si ces faveurs viennent de Dieu, elles sont chargées d’amour et de courage,
on peut donc continuer à marcher sans peine, et croître en bonnes actions et en
vertu. Ne penser pas que peu importe de nous y disposer ; lorsque nous ne
sommes pas en faute, le Seigneur est juste, et Sa Majesté vous donnera par
d’autres voies ce qu’Elle vous ôte par celle-là ; Sa Majesté a ses
raisons, et ses secrets sont bien cachés ; du moins nous donnera-t-elle ce
qui nous convient le mieux, sans aucun doute.
12 Celles qui, par la bonté du Seigneur, sont parvenues à cet
état, (ce n’est pas une petite miséricorde, comme je l’ai dit, car elles sont
bien près de monter plus haut), auraient grand intérêt à beaucoup s’exercer à
la prompte obéissance ; même pour ceux qui n’appartiennent pas à un Ordre
Religieux, il serait fort utile, comme le font de nombreuses personnes, d’avoir
quelqu’un à qui recourir pour ne faire en aucun cas notre volonté propre, car
c’est ordinairement ce qui nous nuit ; ne le choisissons pas d’humeur
analogue à la notre comme on dit, aussi prudent que nous le sommes, mais
recherchons-en un qui soit bien désabusé de toutes les choses du monde. Il est
extrêmement profitable d’être en rapports avec quelqu’un qui le connaît, pour
mieux nous conmaître ; et puis, lorsque des choses qui nous paraissent
impossibles se révèlent possibles pour d’autres, et même douces, nous prenons
courage ; leur envol, semble-t-il, nous enhardit à voler, comme les petits
des oiseaux qui font leur apprentissage, et si, dans l’immédiat, ils ne volent
pas très loin, ils imitent, peu à peu, leurs parents ; on fait ainsi de
grands progrès, je le sais. Quelle que soit leur détermination de ne pas
offenser le Seigneur, ces personnes feront bien de ne pas s’exposer à
l’offenser : elles sont tout près des premières Demeures, et pourraient
facilement y retourner. Leur force n’est pas fondée sur un terrain solide,
comme c’est le cas des personnes qui, déjà exercées à souffrir, connaissent les
tempêtes du monde et ont des raisons de ne guère les redouter, ni de désirer
ses joies une grande persécution comme celles que le démon sait très bien
agencer pour nous nuire pourrait les y ramener ; promptes à éviter le
péché à autrui, ces âmes seraient incapables de résister à ce qui pourrait leur
arriver en cette occurrence.
13 Considérons nos fautes, et laissons là celles des autres,
car le fait de ces personnes si bien organisées est souvent de s’offusquer de
tout, et, d’aventure, ceux dont nous nous offusquons pourraient bien avoir
beaucoup à nous apprendre d’essentiel. Il se peut que dans l’attitude
extérieure, la manière d’être, nous les surpassions, mais le principal n’est
pas là, bien que ce soit important, mais il n’y a pas de quoi vouloir que tout
le monde suive immédiatement le même chemin que nous, ni de nous mettre à les
instruire des voies spirituelles, alors que, d’aventure, nous les
ignorons ; car nous pouvons faire un usage fort erroné, mes soeurs, de ce
désir que nous donne Dieu d’aider les âmes. Il vaut donc mieux nous en tenir à
notre Règle ; “ Chercher à vivre toujours dans le silence et l’espérance
(Is 30,15) ) ”, et le Seigneur prendra soin de des âmes. Tant que nous ne
négligerons pas de supplier pour elles la Majesté, nous serons fort utiles,
avec Sa grâce. Qu’Elle soit bénie à Jamais.
1 Pour commencer à parler des Quatrièmes Demeures, j’avais
grand besoin de me recommander au Saint-Esprit comme je l’ai fait ; je
l’ai supplié de dire désormais à ma place quelque chose des Demeures suivantes
afin que vous le compreniez, car nous commençons à entrer dans les choses
surnaturelles, et il est extrêmement difficile de les faire entendre si Sa
Majesté ne s’en charge point, comme elle le fit, d’ailleurs, quand j’écrivis
tout ce qui m’avait été donné de comprendre jusqu’alors, il y a plus ou moins
quatorze ans. Il me semble avoir un peu plus de lumières sur les faveurs que le
Seigneur accorde à quelques âmes, mais il est bien différent de savoir en
parler : plaise à Sa Majesté de le faire, s’il doit s’ensuivre un certain
bien, et sinon, non.
2 Ces Demeures étant déjà plus proches de celle qu’habite le
Roi, elles sont d’une grande beauté, on y voit et on y entend des choses si
délicates que l’intelligence est incapable d’en donner une idée si juste
qu’elle ne soit encore bien obscure pour ceux qui n’en ont pas
l’expérience ; ceux-là comprendront très bien, spécialement ceux dont
l’expérience est grande. On croira que pour atteindre ces Demeures il faut
avoir vécu très longtemps dans les autres, mais bien qu’à l’ordinaire il faille
être passé par celles dont nous venons de parler, cette règle n’est pas
absolue, comme vous l’avez sans doute entendu dire souvent ; car ces biens
qui Lui appartiennent, le Seigneur les donne quand il veut, comme il veut, et à
qui il veut, sans faire tort à personne.
3 Il est rare que les
bêtes venimeuses pénètrent dans ces Demeures, et si elles y entrent, elles ne
font pas de mal, l’âme y gagne plutôt. J’estime bien préférable qu’elles
entrent et nous fassent la guerre à ce degré l’oraison ; s’il n’y avait
point de tentations le démon pourrait se servir, pour nous leurrer, des
plaisirs que Dieu accorde, et nuire plus grièvement à l’âme qui a moins à
gagner lorsqu’elle n’est pas tentée ; le moins qu’il puisse faire est
d’écarter de cette âme tout ce qui peut lui acquérir des mérites, et la laisser
dans un ravissement continuel. Or, quand il est continuel, je ne crois pas
qu’il soit sûr, il me semble impossible que l’esprit du Seigneur soit toujours
en nous, durant cet exil.
4 Mais je vous ai dit que je parlerais ici de la différence
entre les contentements qu’on trouve dans l’oraison, ou les plaisirs. Je crois
qu’on peut appeler contentement ce que nous obtenons nous-même par la
méditation et nos prières à Notre-Seigneur, cela procède de notre nature, avec,
tout de même, l’aide de Dieu, car dans tout ce que je dis il faut comprendre
que nous ne pouvons rien sans Lui ; mais le contentement procède de l’acte
vertueux même que nous accomplissons, il nous semble l’avoir gagné par notre
travail, et nous sommes contents, à juste titre, de nous être appliqués à ces
choses. Mais tout bien considéré, bien des choses qui peuvent advenir sur terre
peuvent nous causer le même contentement. Ainsi, une grande fortune qui nous
échoit soudain, voir soudain une personne que nous aimons beaucoup, réussir une
affaire importante, une grande chose, que tout le monde approuve ; la
femme, aussi, à qui on a annoncé la mort de son mari, de son frère, ou de son
fils, et qui le voit arriver, vivant. J’ai vu de grands contentements faire verser
des larmes, cela m’est même arrivé quelquefois. Ces contentements sont naturels
et il me semble qu’il en est de même de ceux que nous inspirent les choses de
Dieu ; ils sont seulement de plus noble lignée, sans toutefois que les
autres soient mauvais. Enfin, ils partent de notre nature elle-même et
s’achèvent en Dieu. Les plaisirs partent de Dieu, notre nature les ressent, et
elle en jouit autant que peuvent jouir les personnes dont j’ai parlé, et
beaucoup plus. Ô Jésus ! Que je voudrais pouvoir m’expliquer à ce
sujet ! Il me semble entendre qu’il y a là des différences certaines, et
je n’ai pas la science de me faire comprendre ; plaise au Seigneur d’y
pourvoir.
5 Je me rappelle soudain un verset que nous récitons à Prime à
la fin du premier psaume ; la fin du verset dit : Cum dilatasti
cor meum (Ps 118,32). Cela suffira à ceux qui ont une grande expérience de
ces faveurs pour comprendre quelle différence il y a entre les unes et les
autres ; mais un plus ample exposé est nécessaire à ceux qui ne l’ont point.
Les contentements dont j’ai parlé ne dilatent pas le coeur, ils semblent même à
l’ordinaire, le serrer un peu, bien qu’il soit tout content de voir ce qui se
fait pour Dieu ; mais des larmes angoissées jaillissent, qui semblent en
quelque sorte causées par la passion. Je ne sais pas grand- chose de ces
passions de l’âme, ma gaucherie est grande, sinon je me ferais peut-être
comprendre, je montrerais ce qui procède de la sensualité et de notre
nature ; je saurais m’expliquer, moi qui suis passer par là, si je
comprenais. A toutes fins, le savoir et l’instruction sont de grandes choses.
6 Je dis ce que je sais par expérience de cet état, de ces
régals et contentements dans la méditation ; si la Passion commençait à me
faire pleurer, j’étais incapable de m’arrêter jusqu’à ce que j’en eusse la tête
cassée ; de même, si je pleurais mes péchés Notre-Seigneur me faisait
ainsi une fort grande faveur, mais je ne veux pas examiner pour le moment ce
qui vaut le mieux, des contentements ou des plaisirs ; je voudrais
seulement pouvoir dire quelle différence il y a entre eux. Ces larmes et ces
désirs sont souvent favorisés par la nature et la disposition du moment ;
mais, enfin, comme je l’ai dit, quoi qu’il en soit, ils aboutissent à Dieu.
C’est hautement appréciable, si l’humilité est là pour nous faire comprendre
que nous ne sommes pas meilleurs pour cela ; nous ne pouvons pas
comprendre si tous ces effets sont causés par l’amour, mais s’il en est ainsi,
c’est un don de Dieu. La plupart des âmes éprouvent cette sorte de ferveur dans
les Demeures précédentes, car leur entendement est presque toujours en action,
elles l’emploient à réfléchir, à méditer : elles sont en bonne voie, car
on ne leur a pas accordé davantage, mais elles feraient bien de se consacrer
par moments à accomplir des actes, à louer Dieu, à se réjouir de sa bonté, à le
voir semblable à Lui-même, à souhaiter son honneur et sa gloire : cela, de
leur mieux, car c’est un excellent moyen d’éveiller la volonté. Et qu’elles
veillent bien, lorsque le Seigneur leur donnera ces sentiments, à ne pas les
faire taire pour achever leur méditation ordinaire.
7 Comme je me suis longuement étendue, ailleurs, sur ce sujet
(Autobiographie, chap.12), je n’en parlerai pas ici. Je veux absolument que
vous sachiez que pour beaucoup avancer sur ce chemin et monter aux Demeures que
nous désirons atteindre, il ne s’agit pas de beaucoup penser, mais de beaucoup
aimer ; donc, tout ce qui vous incitera à aimer davantage, faites-le. Nous
ne savons peut-être pas ce que c’est qu’aimer, je n’en serais pas très
étonnée ; or il ne s’agit pas de goûter le plus grand plaisir, mais
d’avoir la plus forte détermination de désirer toujours contenter Dieu, de
chercher, autant que possible, à ne pas l’offenser, de le prier de faire toujours
progresser l’honneur et la gloire de son Fils, et grandir l’Église Catholique.
Telles sont les marques de l’amour, mais ne croyez pas qu’il s’agisse de ne pas
penser à autre chose, et que si vous êtes un peu distraite, tout est perdu.
8 Ces tumultes de la pensée m’ont parfois bien
oppressée ; depuis un peu plus de quatre ans, j’ai enfin compris, par
expérience, que la pensée, ou, pour mieux me faire comprendre, l’imagination,
n’est pas l’entendement ; je l’ai demandé à un homme docte, il m’a dit qu’il
en était ainsi, pour ma plus grande satisfaction. Comme l’entendement est l’une
des facultés de l’âme, il m’était dur de le voir parfois si papillonnant ;
il est habituel que la pensée s’envole soudain, Dieu seul peut la lier ;
quand il nous lie ainsi, nous avons l’impression d’être, en quelque sorte,
déliés de notre corps. Je voyais, quant à moi, les facultés de l’âme occupées
en Dieu, recueillies en Lui, tandis que d’autre part là pensée s’agitait :
j’en était tout hébétée.
9 Ô Seigneur ! Tenez-nous compte de tout ce que nous
endurons sur ce chemin, par manque de connaissance ! Le malheur, c’est que
faute de songer qu’il faille savoir autre chose que de penser à vous, nous ne
savons même pas interroger ceux qui le savent, nous n’avons pas idée de ce
qu’il faut leur demander, et nous subissons de terribles épreuves, faute de
nous comprendre ; et ce qui n’est pas mauvais, mais bon, nous le jugeons
très coupable. De là proviennent les afflictions de bien des gens qui
pratiquent l’oraison et se plaignent d’épreuves intérieures, du moins, souvent,
ceux qui manquent d’instruction ; et viennent les mélancolies, et la ruine
de la santé ; ils en arrivent à tout abandonner et ne considèrent pas
qu’il existe un monde intérieur ici-bas. De même que nous ne pouvons pas
retenir le mouvement du ciel qui va vite, à toute vélocité, nous ne pouvons pas
davantage retenir notre pensée, nous lui adjoignons toutes les facultés de
notre âme, nous croyons que nous sommes perdues et que nous faisons mauvais
usage du temps que nous passons devant Dieu. Mais l’âme, d’aventure, est tout
unie à Lui dans les très proches Demeures tandis que la pensée, encore aux
alentours du château, en proie à mille bêtes féroces et venimeuses, acquiert
des mérites par ces souffrances ; cela ne doit donc pas nous troubler, ni
nous inciter à abandonner ; car c’est ce que prétend le démon Pour la
plupart, toutes nos inquiétudes et nos épreuves viennent de ce que nous ne nous
comprenons pas.
10 En écrivant ceci, je considère ce qui se passe dans ma
tête, ce grand bruit dont j’ai parlé au début et qui me rendait à peu prés
incapable d’obéir à l’ordre d’écrire qui me fut donné. J’ai l’impression
d’avoir dans la tête beaucoup de fleuves torrentueux qui s’écroulent en
cataractes, beaucoup de petits oiseaux et de sifflements, et cela, non pas dans
les oreilles, mais dans la partie supérieure de la tête, où, dit-on, se trouve
la partie supérieure de l’âme. J’ai insisté là-dessus, car il m’a semblé que le
grand mouvement de l’esprit vers le haut montait avec vélocité. Plaise à Dieu
que je me rappelle d’en dire la cause quand je parlerai des Demeures suivantes,
il ne sied pas de le faire ici, et il ne serait pas surprenant que le Seigneur
ait voulu me donner ce mal de tête pour me le faire mieux comprendre ; car
malgré le tumulte qui y règne, cela ne me gêne ni dans l’oraison, ni pour
m’exprimer mais l’âme est tout entière dans sa quiétude, dans son amour dans
ses désirs, et dans la claire connaissance.
11 Mais si la partie supérieure de l’âme est dans la partie
supérieure de la tête, comment se fait-il qu’elle ne soit pas troublée ?
Je l’ignore, mais je sais que ce que je dis est vrai. On en souffre quand
l’oraison ne s’accompagne pas de suspension des sens, car alors, tant que la
suspension ne cesse point, on ne ressens aucun mal, mais c’eût été un fort
grand mal de tout abandonner à cause de cet inconvénient. Il n’est donc pas bon
de nous laisser troubler par nos pensées, ni d’y accorder la moindre
importance ; ainsi si elles nous viennent du démon, il y renoncera ;
et si cela provient, comme c’est le cas, ainsi que d’autre conséquences, de la
misère : où nous a laissées péché d’Adam, prenons patience, soufrons tout
pour l’amour de Dieu ; car nous sommes également assujetties à manger et à
dormir, nous ne pouvons l’éviter, et c’est une fort grande épreuve.
12 Reconnaissons notre misère, et souhaitons aller là où
personne ne nous méprisera (Ct 8,1). Je me rappelle parfois avoir entendu
l’Épouse du Cantique le dire, je ne trouve vraiment rien dans toute notre vie
qui justifie mieux ces paroles, car tous les mépris et épreuves de la vie me
semblent peu de chose comparés à ces combats intérieurs. Nous pouvons supporter
n’importe quel trouble et n’importe quelle guerre à condition de trouver la
paix chez nous, comme je l’ai déjà dit ; mais lorsque nous voulons nous
reposer des mille épreuves du monde, lorsque le Seigneur veut nous préparer ce
lieu de repos, il est fort pénible, presque intolérable, que l’obstacle soit en
nous-mêmes. C’est pourquoi, Seigneur, conduis-nous là où ces misères ne nous
méprisent point, car elles semblent parfois se moquer de l’âme ! Le
Seigneur l’en délivre dés cette vie lorsqu’elle a atteint la dernière Demeure,
comme nous le : dirons si Dieu veut.
13 Ces misères ne vous causeront pas à vous toutes autant de
peine qu’à moi, elles ne s’attaqueront pas à vous comme à moi, qui suis vile,
car on eût pu croire que je voulais moi-même me venger de moi. Songeant qu’il
est possible que vous subissiez vous aussi ce qui me fut si pénible, je vous en
parle sans cesse, partout, avec l’espoir de parvenir une seule fois à vous
faire comprendre que c’est inévitable et que vous ne devez ni vous en inquiéter
ni vous en affliger ; laissons aller ce traquer de moulin, contentons-nous
de moudre notre farine sans que cessent d’agir la volonté et l’entendement.
14 Cette gêne est plus ou moins importante, selon notre état
de santé et le moment. Qu’elle souffre donc la pauvre âme, bien qu’elle n’ait
pas commis de faute ; elle en commettra d’autres, il est donc juste que
nous prenions patience. Et puisque ce que nous lisons, ce qu’on nous conseille,
ne suffit pas à nous persuader de ne pas faire cas de ces pensées, nous qui
savons peu de chose, il ne me semble pas que tout le temps que je passe à mieux
vous expliquer tout cela et à vous consoler, si tel est votre cas, soit du
temps perdu. Cela ne servira toutefois pas à grand-chose jusqu’à ce que le
Seigneur veuille nous éclairer. Mais il est nécessaire, Sa Majesté le veut, que
nous prenions des mesures et que nous nous connaissions, pour ne pas accuser
notre pauvre âme de ce que font notre faible imagination, notre nature, et le
démon.
1 Dieu secourable, dans quoi me suis-je fourrée ! J’avais
déjà oublié ce dont je parlais, car les affaires et ma santé m’obligent à
m’interrompre au meilleur moment ; et comme je n’ai guère de mémoire, tout
doit être en désordre, faute de pouvoir me relire. Il se peut d’ailleurs que
tout ce que je dis ne soit que désordre ; du moins est-ce mon impression.
Il me semble avoir déjà parlé des consolations spirituelles, qui parfois, quand
s’y mêlent nos passions, provoquent une frénésie de sanglots ; certaines
personnes m’ont même dit que leur coeur se serre, qu’il s’ensuit même des
mouvements extérieurs auxquels elles ne peuvent résister, si forts que le sang
leur sort par les narines, et autres choses aussi pénibles. Je ne puis rien
dire faute d’être passée par là, mais il doit s’ensuivre de la
consolation ; car, comme e le dis, tout aboutit au désir de contenter Dieu
et de jouir de Sa Majesté.
2 Il en va tout autrement de ce que j’appelle les plaisirs de
Dieu, et que j’ai nommé ailleurs oraison de quiétude, comme le comprendront
celles d’entre vous qui y ont goûté, par la miséricorde de Dieu. Pour mieux
comprendre, supposons que nous voyions deux fontaines qui emplissent d’eau deux
bassins : je ne trouve rien qui se prête mieux que l’eau à l’explication
de certaines choses spirituelles, pour une raison : je sais peu de choses,
nul talent ne me vient en aide, mais j’aime tant cet élément que je l’ai
considéré avec plus d’attention que toute autre chose. Car dans tout ce qu’un
si grand Dieu, si savant, a créé, il doit y avoir de nombreux secrets dont nous
ne pouvons tirer le même profit que ceux qui les comprennent ; je crois
pourtant qu’il y a plus qu’on ne peut comprendre dans chaque petite chose que
Dieu a créée, ne serait-ce qu’une petite fourmi.
3 Ces deux bassins s’emplissent d’eau par des moyens
différents ; pour l’un elle est amenée artificiellement de loin par de
nombreux aqueducs, l’autre a été creusé à la source même de l’eau, et il
s’emplit sans bruit. Si la source est aussi abondante que celle dont nous
parlons, lorsque le bassin est plein, il en déborde un grand ruisseau ; il
n’y a pas besoin d’artifices, peu importerait la ruine de l’aqueduc, l’eau
jaillit toujours du même point. Telle est la différence : celle qui vient
par les aqueducs s’assimile, ce me semble, aux contentements qu’on obtient par
la méditation ; nos pensées nous les procurent, en nous aidant des choses
créées pour méditer par un effort de l’entendement, et comme elle vient, enfin,
de notre industrie, c’est avec bruit qu’elle répand quelque chose de profitable
dans l’âme, comme je l’ai dit.
4 Dans l’autre bassin, l’eau naît de la source même, qui est
Dieu ; donc, comme Sa Majesté le veut quand Sa volonté est d’accorder une
faveur surnaturelle, elle émane avec une quiétude immense et paisible du plus
intime de nous-même, je ne sais où, ni comment il se fait que ce contentement
et cette délectation ne se ressentent pas dans le coeur comme les joies
d’ici-bas, du moins au début, car ils finissent par tout inonder ; cette
eau se répand dans toutes les Demeures et toutes les puissances, elle atteint
enfin le corps ; c’est pourquoi j’ai dit qu’elle commence en Dieu et finit
en nous ; car vraiment, comme le verra quiconque l’éprouvera, l’homme
extérieur tout entier jouit de ce plaisir et de cette douceur.
5 Tout en écrivant, je considérais tout à l’heure que le
verset que j’ai cité : Dilatasti cor meum, dit que le coeur s’est
dilaté ; il ne me semble pourtant pas que cela prenne naissance dans le
coeur, mais en un point encore plus intérieur, comme en quelque chose de très
profond. Je pense que ce doit être le centre de l’âme, comme je l’ai compris
depuis et le dirai pour finir ; car vrai, je vois en nous des mystères qui
m’émerveillent souvent. Combien d’autres doit-il y en avoir ! Ô mon
Seigneur et mon Dieu, que vos grandeurs sont grandes ! Nous nous
conduisons ici-bas comme de naïfs petits bergers, nous croyons saisir quelque
chose de vous, et ce doit être moins que rien, puisqu’il y a déjà en nous-même
de grands mystères que nous ne comprenons pas. Moins que rien, par rapport à
l’immensité qui est en Vous : je ne dis pas que vos grandeurs que nous
voyons ne soient pas grandes même ce que nous pouvons saisir de vos oeuvres.
6 Pour en revenir au
verset, s’il peut éclairer, ce me semble, ce que j’écris ici, c’est à propos de
cette dilatation ; car il apparaît que lorsque cette eau céleste commence
à couler de la source dont je parle au plus profond de nous, on dirait que tout
notre intérieur se dilate et s’élargit, et on ne saurait exprimer tout le bien
qui en résulte, l’âme elle-même ne peut comprendre ce qui lui est donné. Elle
respire un parfum, disons-le maintenant, comme s’il y avait dans cette
profondeur intérieure un brasero sur lequel on jetterait des parfums
embaumés : on ne voit pas la braise, on ne sait où elle est, mais sa
chaleur et la fumée odorante pénètrent l’âme tout entière, et même, comme je
l’ai dit, le corps en a fort souvent sa part. Attention, comprenez-moi, on ne
sent pas de chaleur, on ne respire pas une odeur, c’est chose plus délicate que
ces choses-là, mais cela peut vous aider à comprendre, et les personnes qui
n’en ont pas l’expérience sauront que cela se produit vraiment ainsi, qu’on le
comprend plus clairement que je ne l’exprime. Ce n’est pas un de ces cas où
l’on puisse se faire illusion, puisque nos plus grands efforts ne pourraient
rien obtenir ; cela même nous prouve que ça n’est pas d’un métal courant,
mais l’or infiniment pur de la sagesse divine. Ici, ce me semble, les
puissances ne sont pas unies, mais ravies, et comme étonnées, elles considèrent
tout cela.
7 Il se peut qu’à propos de ces choses intérieures je sois en
contradiction avec ce que j’ai déjà dit ailleurs. Il n’y a rien de surprenant,
car depuis prés de quinze ans que je les ai écrites, il se peut que le Seigneur
m’ait donné plus de lumières sur ces choses que je n’en avais alors, mais
aujourd’hui comme alors, je puis me tromper en tout, mais je ne saurais
mentir ; par la miséricorde de Dieu, je souffrirais plutôt mille
morts ; je dis ce que je comprends.
8 Il me semble bien que la volonté doive être unie avec celle
de Dieu d’une façon ou d’une autre, mais c’est aux effets et aux oeuvres qui s’ensuivent
qu’on reconnaît la vérité de cette oraison ; il n’est meilleur creuset
pour l’éprouver. C’est une fort grande faveur de Dieu que de la reconnaître
quand on la reçoit, c’en est une très grande si on ne retourne pas en arrière.
Vous voudrez donc, mes filles, chercher à obtenir cette oraison, et vous avez
raison, car, comme je l’ai dit, l’âme ne pourra jamais mesurer les grâces que
le Seigneur lui accorde alors, et l’amour avec lequel il la rapproche encore de
Lui ; vrai, vous voudriez bien savoir comment nous obtiendrons cette
faveur. Je vais vous dire ce que j’ai compris à ce sujet.
9 Ne parlons pas de l’heure où le Seigneur consent à
l’accorder : c’est au gré de Sa Majesté, uniquement. Elle a ses raisons,
nous n’avons pas à nous en mêler. Lorsque vous aurez fait tout ce qu’on
accomplit dans les précédentes Demeures, de l’humilité, de l’humilité !
C’est elle qui persuade le Seigneur de nous accorder tout ce que nous attendons
de lui ; vous reconnaîtrez en tout premier lieu que vous la possédez à ce
que vous ne croirez pas mériter ces faveurs et saveurs du Seigneur, ni jamais
les connaître de votre vie. En ce cas, objecterez-vous, comment les obtient-on
sans les chercher ? Je réponds que le meilleur moyen est celui que je vous
ai dit, ne pas les rechercher, pour les raisons suivantes. La première, c’est
qu’il faut d’abord, pour cela, aimer Dieu sans intérêt. La seconde, c’est qu’il
y aurait certain manque d’humilité à penser que nos misérables services
pourraient nous valoir quelque chose d’aussi grand. La troisième, c’est que la
vraie manière de nous y préparer est le désir de souffrir et d’imiter le
Seigneur. La quatrième, c’est que Sa Majesté n’est pas obligée de nous
l’accorder, comme elle l’est de nous accorder le ciel si nous observons ses commandements,
car nous pouvons nous sauver sans cela, Dieu sait mieux que nous ce qui nous
convient, et qui l’aime vraiment ; c’est vrai, je le sais, je connais des
gens qui suivent la voie de l’amour comme ils le doivent, uniquement pour
servir leur Christ crucifié, et non seulement ils ne lui demandent pas de
plaisirs spirituels et n’en désirent pas, mais ils le supplient de ne pas leur
en donner en cette vie ; c’est la vérité. La cinquième, c’est que nous
travaillerions en vain, car cette eau ne peut être amenée par les aqueducs
comme la précédente, et si elle ne peut couler de source, il ne nous sert pas à
grand-chose de nous fatiguer. Je veux dire que pour beaucoup que nous
méditions, pour beaucoup que nous nous pressurions jusqu’à nous tirer des larmes
cette eau ne vient pas de là. Dieu ne la donne qu’à qui il veut et souvent au
moment où l’âme y pense le moins.
10 Nous sommes à Lui, mes soeurs, qu’il fasse de nous ce qu’il
voudra, qu’il nous conduise par la voie qui lui plaira. Je crois bien que si
nous nous humilions et détachons vraiment, (je dis vraiment, il ne suffit pas
que ce soit en pensée, nos pensées nous trompent souvent, mais nous devons être
entièrement détachées), le Seigneur ne manquera pas de nous accorder cette
faveur, et bien d’autres encore que nous ne saurions désirer. Qu’il soit loué
et béni à jamais. Amen.
1 Les effets de cette oraison sont nombreux ; j’en dirai
quelques-uns. En premier lieu, je parlerai d’une autre forme d’oraison qui la
précède presque toujours, mais, comme je l’ai déjà fait ailleurs (Autobiographie,
chap.16 ; Le chemin de la Perfection, chap. 28 et 29) je serai
brève : il s’agit d’un recueillement qui me semble, lui aussi, surnaturel,
car il ne consiste pas à rester dans l’obscurité, ni à fermer les yeux, ni en
quoi que ce soit d’extérieur, puisque sans le vouloir, on ferme les yeux et on
désire la solitude ; il semble qu’on construise sans artifice l’édifice de
l’oraison dont j’ai parlé ; car ces sens et ces choses extérieures
paraissent perdre peu à peu leurs droits et l’âme reprendre les siens, qu’elle
avait perdus.
2 On dit que l’âme entre en elle-même : on dit aussi
qu’elle monte au-dessus d’elle-même. Je ne saurais éclairer moindrement ce
langage, j’ai le tort de penser que vous devez comprendre celui dans lequel je
m’exprime alors que je ne parle peut-être que pour moi. Estimons que ces sens
et ces puissances dont j’ai déjà dit qu’ils sont les habitants de ce château,
comparaison qui m’aide à m’expliquer, sont sortis, et vivent depuis des jours
et des années avec des étrangers, ennemis de ce château ; ils se voient
perdus et ils s’en rapprochent, mais sans arriver à s’y introduire, car
l’habitude qu’ils ont prise est forte, mais ils ne sont plus des traîtres, et
rôdent aux alentours. Lorsqu’il voit leur bonne volonté, le grand Roi qui habite
ce château veut les ramener à Lui, dans sa grande miséricorde, en bon
pasteur ; par un sifflement si doux que c’est à peine s’ils l’entendent,
il cherche à leur faire reconnaître sa voix afin qu’ils ne se croient plus
perdus, mais retournent à leur demeure. Et ce sifflement du pasteur a une telle
puissance qu’ils abandonnent les choses extérieures qui aliénaient leur raison,
et rentrent dans le château.
3 Il semble ne l’avoir jamais mieux fait comprendre :
quand nous cherchons Dieu en nous-même, (on l’y trouve mieux et plus
efficacement que dans les créatures, comme le dit saint Augustin qui l’a trouvé
là, après l’avoir cherché en beaucoup d’endroits), cette grâce, si Dieu nous la
fait, nous est d’un grand secours. Ne songez pas que nous y parvenions à l’aide
de l’entendement, en nous appliquant à penser que Dieu est en nous, ni à l’aide
de l’imagination, en l’imaginant en nous. C’est là une bonne, une excellente
manière de méditation, basée sur la vérité, puisqu’il est vrai que Dieu est en
nous-même ; cela, chacun de nous peut le faire, (bien entendu, comme
toutes choses, avec la faveur du Seigneur), mais ce n’est pas de cela qu’il
s’agit. Ce dont je parle est différent ; parfois, avant de commencer à
penser à Dieu, ces gens sont déjà dans le Château ; sans que je sache où
ni comment, ils ont entendu le sifflement de leur Pasteur ; ce ne fut pas
par l’ouïe, car on n’entend rien, mais on ressent très manifestement un doux
recueillement intérieur ; ceux qui en ont l’expérience le sauront, mais je
ne puis l’expliquer plus clairement. Je crois avoir lu que le hérisson ou la
tortue rentrent ainsi en eux-mêmes ; celui qui l’a écrit devait bien
comprendre ce dont il est question. Toutefois ces animaux rentrent quand ils le
veulent, tandis que ce recueillement ne s’obtient pas à volonté, mais lorsque
Dieu veut nous accorder cette grâce. M’est avis que si Sa Majesté l’accorde,
c’est à des personnes qui renoncent déjà aux choses du monde. Je ne dis pas que
ceux que leur état retient dans le monde s’en éloignent effectivement, ils ne
le peuvent point, mais leur désir, qui les invite particulièrement à être
attentifs aux choses intérieures, s’en écarte ; je crois donc que si nous
voulons faire place à Sa Majesté, elle ne donnera pas que cela à ceux qu’Elle
appelle à monter plus haut.
4 Ceux qui découvriront cela en eux loueront Dieu avec ardeur,
et leurs actions de grâces les disposeront à recevoir de plus grandes faveurs.
Cela les disposera à écouter, comme le conseillent certains livres, en
s’efforçant de ne point réfléchir, mais à être attentifs à ce que le Seigneur
opère dans l’âme ; toutefois, si Sa Majesté n’a pas commencé à nous
absorber en Elle, je n’arrive pas à comprendre comment la pensée peut s’arrêter
sans plus de dommage que de profit ; ce fut toutefois un sujet de querelle
fort discuté entre quelques spirituels ; quant à moi, je confesse mon
manque d’humilité, car jamais je ne me suis ralliée aux raisons qu’ils m’ont
données. L’un d’eux m’a allégué certain livre du saint Fr. Pierre d’Alcantara,
dont je crois qu’il est un saint, et à qui je me soumettrais, car je sais qu’il
savait ce dont il parlait ; nous l’avons lu, et il dit la même chose que
moi, néanmoins pas dans les mêmes termes ; mais d’après ce qu’il dit on
comprend que l’amour doit être déjà éveillé. Il se peut que je me trompe, mais
voici mes raisons.
5 La première : dans ce travail spirituel, celui qui
pense le moins et veut le moins obtient plus ; ce que nous devons faire,
c’est demander comme le font de pauvres nécessiteux devant un grand et riche
empereur ; ensuite, baisser les yeux et attendre humblement. Quand par ses
voies secrètes il semble nous faire comprendre qu’il nous écoute, alors, il
convient de nous taire dès lors qu’il nous permet de rester prés de Lui, il
n’est pas mauvais de tâcher de ne pas agir avec l’entendement, si nous le
pouvons, dis-Je. Mais si nous n’avons pas encore le sentiment que ce Roi nous
écoute, qu’il nous voit, nous n’allons pas rester là, tout nigauds, ce qui
arrive souvent à l’âme forte quand elle s’est efforcée à faire taire
l’entendement ; elle se trouve dans une bien plus grande sécheresse, et
d’aventure, l’imagination est plus inquiète quand elle s’est fait violence pour
ne penser à rien ce que veut le Seigneur, c’est que nous le priions et que nous
considérions que nous sommes en sa présence, il sait, lui, ce qui nous
convient. Je ne puis me résoudre à user de moyens humains en des choses où Sa
Majesté semble avoir imposé des limites et qu’Elle semble vouloir se
réserver ; il en est toutefois beaucoup d’autres que nous pouvons
pratiquer avec son aide, qu’il s’agisse de pénitences, d’oeuvres, d’oraison,
autant que notre misère nous le permet.
6 Seconde raison : toutes ces oeuvres intérieures sont
douces et pacifiques, et faire quelque chose de pénible fait plus de tort que
cela ne cause de profit. J’appelle pénible toute violence que nous voudrions
nous faire, comme ce le serait de retenir notre souffle ; que l’âme
s’abandonne donc dans les mains de Dieu, pour qu’il fasse d’elle ce qu’il veut,
avec le moindre souci possible de ses intérêts, et le plus grand abandon à la
volonté de Dieu. La troisième raison est que le soin même que nous avons de ne
penser à rien excitera peut-être la pensée à beaucoup penser. La quatrième est
que Dieu, essentiellement, tient pour agréable que nous nous souvenions de son
honneur et de sa gloire, et que nous nous oubliions nous-mêmes, notre profit,
notre bien-être, notre bon plaisir. S’oublie-t-il lui- même, celui qui, fort
soucieux, n’ose remuer, qui ne permet même pas à son entendement ni à ses
désirs d’être mus du désir d’une plus grande gloire de Dieu, ni de se réjouir
de la gloire qui est la sienne ? Quand Sa Majesté veut que l’entendement
se taise, Elle l’occupe autrement, et projette sur nos connaissances des lumiéres
tellement au-dessus de ce que nous pouvons atteindre qu’il en est tout absorbé,
et, sans savoir comment, il se trouve bien mieux instruit que par tous les
efforts que nous faisons pour l’aneantir. Dieu nous a donné les puissances pour
nous en servir, elles ont leur prix, nous n’avons pas à les enchanter, mais à
les laisser faire leur office, jusqu’à ce que Dieu leur en donne un autre, plus
important.
7 A ma connaissance, ce qui convient mieux à l’âme que le
Seigneur a bien voulu introduire en cette Demeure, c’est de faire ce que j’ai
dit ; sans violence et sans bruit, qu’elle cherche à empêcher
l’entendement de discourir, mais non à le suspendre, et ainsi de la
pensée ; sauf qu’il lui est bon de se rappeler qu’elle est devant Dieu, et
qui est ce Dieu. Si ce qu’elle sent en elle la ravit, à la bonne heure ;
mais que l’entendement ne cherche pas à comprendre ce qui se passe : c’est
accordé à la volonté. Qu’il laisse donc l’âme en jouir sans autre activité que
quelques paroles amoureuses, car bien que dans cet état nous ne cherchions pas
à ne penser à rien, cela arrive souvent, mais brièvement.
8 J’ai :dit ailleurs (Chemin de la Perfection, chap. 31)
la raison pour laquelle dans cette forme d’oraison dont j’ai parlé au
commencement de cette Demeure, (j’ai parlé de l’oraison de recueillement en
même temps que de celle dont je devais parler en premier, bien qu’elle soit
fort inférieure à celle des plaisirs spirituels que donne Dieu, mais seulement
le premier pas pour y atteindre ; car dans l’oraison de recueillement il
ne faut pas abandonner la méditation, ni l’action de l’entendement lorsque
l’eau coule de source, sans que les aqueducs l’amènent), l’entendement se
modère ou est contraint te se modérer, lorsqu’il voit qu’il ne comprend pas ce
qu’il voudrait, et qu’il va de-ci de-là comme un insensé qui n’à ses assises
nulle part. La volonté est si bien établie en son Dieu quelle s’afflige fort de
ce tapage ; l’âme n’a donc pas besoin d’en faire cas, elle y perdrait
beaucoup de ses jouissances : elle n’a qu’à abandonner, et s’abandonner,
elle, dans les bras de l’amour ; Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit
faire en cet état où elle n’a guère qu’à se juger indigne d’un si grand bien,
et à se confondre en actions de grâce.
9 Pour traiter de l’oraison de recueillement, j’ai omis les
effets, ou signes, qui caractérisent les âmes auxquelles Dieu Notre-Seigneur
accorde cette oraison. Ainsi, on y perçoit clairement une dilatation ou
élargissement de l’âme, comme si l’eau qui coule d’une source ne pouvant s’écouler,
le réservoir lui même était fabriqué d’un matériau tel que l’édifice
s’agrandirait à mesure qu’il jaillirait plus d’eau ; c’est ce qu’on
remarque dans cette oraison, avec bien d’autres merveilles que Dieu accomplit
dans l’âme : il l’habilite et la dispose pour que tout tienne en elle.
Ainsi, cette suavité et cet élargissement intérieurs sont perceptibles à ceci
que l’âme n’est plus aussi liée que naguère par les choses du service de Dieu,
mais beaucoup plus au large. Ainsi, elle n’est plus oppressée par la frayeur de
l’enfer, car tout en ayant un plus grand désir de ne point offenser Dieu (ici,
elle perd sa peur servile), elle a grande confiance de jouir de lui un jour. La
crainte qu’elle eut de détruire sa santé en faisant pénitence, elle la rejette entièrement
en Dieu ; ses désirs de se mortifier s’accroissent. Son appréhension des
épreuves diminue car sa foi est plus vive, et elle comprend que si elle les
endure pour Dieu, Sa Majesté lui accordera la grâce de les supporter
patiemment ; elle les désire même parfois, car elle a aussi la ferme
volonté de faire quelque chose pour Dieu. Comme elle connaît mieux sa grandeur,
elle se juge d’autant plus misérable ; comme elle a déjà goûté aux délices
de Dieu, elle voit que celles du monde ne sont qu’ordure ; elle s’en
éloigne peu à peu, et, pour le faire, elle a plus d’empire sur elle- même.
Enfin, elle se perfectionne dans toutes les vertus, et elle ne cessera de
grandir si elle ne retourne en arrière en offensant Dieu, car c’est ainsi
qu’une âme peut se perdre, si élevée qu’elle soit au sommet. Il ne faut pas
croire, non plus, que si Dieu a accordé cette faveur à une âme une fois ou
deux, toutes ces grâces demeurent acquises si elle n’a pas de persévérance pour
les recevoir : tout notre bonheur dépend de cette persévérance.
10 Je mets vivement en garde ceux qui seraient dans cet
état : qu’ils évitent avec la plus grande vigilance de s’exposer à
offenser Dieu. L’âme n’est pas encore adulte, mais comparable au petit enfant
qui commence à téter ; s’il s’éloigne du sein de sa mère, que peut-on
attendre pour lui, sinon la mort ? J’ai grand peur que ce soit le sort de
ceux à qui Dieu a accordé cette faveur s’ils s’éloignent de l’oraison, sauf en
une circonstance pressante, ou s’ils n’y reviennent pas au plus vite, sous
peine d’aller de mal en pis. Je sais qu’il y a beaucoup à craindre dans ce cas,
et je connais certaines personnes qui m’affligent fort, je dis ce que j’ai vu,
parce qu’elles se sont écartées de celui qui avec tant d’amour voulait se
donner à elles en ami, et le leur prouver par des oeuvres. Je les mets vivement
en garde contre les occasions, parce que le démon s’acharne beaucoup plus sur
l’une de ces âmes que sur les autres, très nombreuses, à qui le Seigneur
n’accorde pas ces faveurs ; elles peuvent, en effet, lui faire grand tort
en entraînant d’autres à leur suite, et être éventuellement très utiles à
l’Église de Dieu. N’y verrait-il que l’amour particulier que leur témoigne Sa
Majesté, cela suffit pour qu’il s’acharne à les perdre ; elles sont donc
très combattues, et même, si elles se perdent, beaucoup plus perdues que les
autres. Vous, mes Soeurs, vous êtes à l’abri de ces dangers, selon ce que nous
pouvons en juger ; que Dieu vous garde de l’orgueil et de la vaine
gloire ; si le démon contrefait ces faveurs, on le reconnaîtra à ce que
les effets ne seront pas ceux dont nous avons parlé, mais tout à l’opposé.
11 Je veux vous avertir d’un danger dont j’ai parlé
ailleurs ; j’y ai vu tomber des personnes d’oraison, spécialement des
femmes, car nous sommes plus faibles, donc plus exposées à ce que je vais dire.
Voici : certaines, à force de pénitences, d’oraison, de veilles, et même
sans cela, sont faibles de constitution. Lorsqu’elles ressentent quelques
plaisirs spirituels, leur nature les entrave ; si elles éprouvent une joie
intérieure, et, extérieurement, une défaillance, ainsi que la faiblesse qui
accompagne un sommeil qu’on appelle spirituel, un peu plus élevé que ce dont
j’ai parlé, il leur semble que c’est tout un, et elles s’abandonnent à une
sorte d’ivresse. Et plus elles s’abandonnent, plus elles sont enivrées, car
leur nature cède de plus en plus, et dans leur cervelle, elles croient qu’il
s’agit d’un ravissement. Moi, j’appelle cela abêtissement, car elles ne font
rien d’autre que de perdre leur temps et gâcher leur santé.
12 Certaine personne restait ainsi huit heures, sans perde les
sens et sans rien éprouver des choses de Dieu. Elle s’en guérit en mangeant, en
dormant, et en modérant ses pénitences, parce que quelqu’un comprit ce dont il
s’agissait ; son confesseur se trompait à son sujet, d’autres personnes
aussi, et elle-même, car elle ne cherchait pas à tromper. Je crois bien que le
démon s’affairait pour en profiter, et déjà les avantages qu’il en tirait
n’étaient pas minces.
13 Il faut comprendre que lorsqu’il s’agit vraiment de Dieu,
même s’il y a défaillance intérieure et extérieure, il n’y en a point dans
l’âme, qui sent très vivement qu’elle est tout prés de Dieu ; cela ne dure
pas aussi longtemps, mais passe très vite. Bien que l’âme soit à nouveau
enivrée, et dans cet état d’oraison, sauf en un cas de faiblesse comme celui
que j’ai décrit, ça n’est pas au point de démolir le corps, qui n’est pas non
plus sensible extérieurement. Ainsi, soyez sur vos gardes ; quand vous
éprouverez quelque chose de cette sorte, dites-le à la supérieure, et
distrayez-vous comme vous le pourrez. Qu’on ne laisse pas ces soeurs passer de
si longues heures en oraison, mais fort peu de temps, qu’on les incite à bien
dormir et à manger, jusqu’à ce qu’elles retrouvent leurs forces naturelles, si
le manque de sommeil et de nourriture les leur a fait perdre. Celle dont la
faiblesse naturelle est telle que cela ne suffise point, croyez-moi, Dieu ne
l’appelle qu’à la vie active, et il faut de tout dans un monastère ; qu’on
l’occupe à divers offices, en veillant à ce qu’elle ne vive pas trop dans la
solitude car elle en viendrait à détruire entièrement sa santé. Ce sera pour
elle une fort grande mortification, mais le Seigneur soumet son amour pour Lui
à une épreuve : voir comment elle supporte cette absence ; au bout
d’un certain temps peut-être consentira-t-il à lui rendre ses forces ;
sinon, elle gagnera en oraison vocale et en obéissance et obtiendra ainsi, et
d’aventure avec surcroît, les mérites qu’elle aurait mérités autrement.
14 Il s’en trouver aussi, comme j’en ai connu, dont la tête et
l’imagination sont si faibles qu’elles croient voir tout ce qu’elles
pensent ; c’est fort dangereux. Je n’en dis pas davantage ici parce que je
m’en occuperai peut-être plus avant ; je me suis beaucoup étendue sur
cette Demeure, parce que, me semble-t-il, c’est celle où les âmes pénètrent en
plus grand nombre. Comme le naturel s’y trouve mêlé au surnaturel, le démon
peut y faire plus de mal ; mais, dans les Demeures dont je vais parler, le
Seigneur lui en laisse moins souvent l’occasion.
1 Ô mes soeurs, comment vous dire les richesses, et les
trésors, et les délices qui se trouvent dans les cinquièmes Demeures ? Je
crois qu’il vaudrait mieux ne rien dire de celles dont je n’ai pas encore
parlé, car on ne saurait les décrire, l’entendement ne saurait les comprendre,
ni les comparaisons servir à les expliquer ; car les choses terrestres
sont trop basses pour nous y aider. Envoyez, mon Seigneur, de la lumière du
ciel pour que je puisse éclairer quelque peu vos servantes, (puisque vous consentez
à ce que certaines d’entre elles jouissent ordinairement de ces délices), afin
qu’elles ne soient pas induites en erreur au cas où le démon se transfigurerait
en ange de lumière ; elles n’ont d’autre désir que celui de vous
contenter.
2 J’ai parlé de certaines d’entre elles, mais rares sont
celles qui n’entrent pas dans cette Demeure dont je vais m’occuper. Il y a le
plus et le moins, c’est pourquoi je dis que la plupart y entrent. Je crois bien
que certaines des choses qu’on trouve dans cette Demeure ne sont données qu’à
un petit nombre, mais ne feraient-elles qu’arriver à la porte, c’est déjà une
fort grande miséricorde, car si les appelés sont nombreux, rares sont les élus.
Je dis donc maintenant que bien que nous toutes qui portons ce saint habit du
Carmel soyons appelles à l’oraison et à la contemplation, car telle fut notre
origine, nous descendons de cette caste, celle de nos saints Pères du Mont
Carmel qui dans une si grande solitude et un si profond mépris du monde
recherchaient ce trésor, rares sont celles d’entre nous qui se disposent à
mériter que le Seigneur leur découvre la perle précieuse dont nous parlons.
Extérieurement, tout se prête à ce que nous obtenions ce qui nous est
nécessaire ; quant aux vertus pour y atteindre, il nous en faut beaucoup,
beaucoup, et ne jamais rien négliger, ni peu, ni prou. Donc, mes soeurs,
puisque en quelque sorte nous pouvons jouir du ciel sur la terre, prions bien
haut le Seigneur de nous aider de sa grâce pour que nous n’y manquions point
par notre faute, qu’il nous montre le chemin, et nous donne de la force d’âme,
jusqu’à ce que nous découvrions ce trésor caché, puisqu’il est vrai qu’il est
en nous : c’est ce que je voudrais vous faire comprendre, si le Seigneur
veut que j’en sois capable.
3 J’ai dit “ de la force d’âme ”, pour que vous compreniez que
celle du corps n’est pas nécessaire lorsque Dieu Notre-Seigneur ne nous la
donne point ; il ne met personne dans l’impossibilité d’acheter ses
richesses ; si chacun donne ce qu’il a, il s’en contente. Béni soit un si
grand Dieu. Mais considérez, mes filles, qu’en ce qui nous occupe, il n’entend
pas que vous vous réserviez quoi que ce soit ; peu ou beaucoup, il veut
tout pour lui, et les faveurs que vous recevrez seront plus ou moins grandes,
conformément à ce que vous constaterez avoir donné. Il n’est meilleure manière
de nous prouver si, oui ou non, notre oraison atteint à l’union. Ne pensez pas
que ce soit chose rêvée, comme dans la Demeure précédente : je dis rêvée,
parce que l’âme semble comme assoupie, sans toutefois paraître endormie, ni se
sentir éveillée. Ici, bien que toutes nos puissances soient endormies, et bien
endormies aux choses du monde et à nous-mêmes, (car, en fait, on se trouve
comme privée de sens pendant le peu de temps que dure cette union, dans
l’incapacité de penser, quand même on le voudrait), ici, donc, il n’est pas
nécessaire d’user d’artifices pour suspendre la pensée.
4 Et même aimer ; car si elle aime, elle ne sait comment,
ni qui elle aime, ni ce qu’elle aimerait ; enfin, elle est comme tout
entière morte au monde pour mieux vivre en Dieu. Et c’est une mort savoureuse,
l’âme s’arrache à toutes les opérations qu’elle peut avoir, tout en restant
dans le corps : délectable, car l’âme semble vraiment se séparer du corps
pour mieux se trouver en Dieu, de telle sorte que je ne sais même pas s’il lui
reste assez de vie pour respirer. J’y pensais à l’instant, et il m’a semblé que
non ; du moins, si on respire, on ne s’en rend pas compte. L’entendement
voudrait s’employer tout entier à comprendre quelque chose de ce qu’éprouve
l’âme, et comme ses forces n’y suffisent point, il reste ébahi de telle façon
que s’il n’est pas complètement annulé, il ne bouge ni pied, ni main, comme on
le dit d’une personne évanouie si profondément qu’elle nous parait morte. Ô
secrets de Dieu ! Jamais je me lasserais de chercher à vous les faire
comprendre, si je pensais avoir quelque chance d’y réussir ; je dirai donc
mille folies dans l’espoir de tomber juste une fois ou l’autre, afin que nous
louions vivement le Seigneur.
5 J’ai dit que ce n’était pas une chose rêvée, parce que dans
la Demeure dont j’ai parlé, tant qu’on n’a pas une grande expérience, l’âme
reste dans le doute sur ce qui s’est passé : s’est-elle illusionnée,
était-elle endormie, était-ce un don de Dieu, ou le démon s’est-il transfiguré
en ange de lumières ? Elle a mille soupçons, et il est bon qu’il en soit
ainsi ; car, comme je l’ai dit notre nature elle-même peut parfois nous
tromper dans cette Demeure ; les bêtes venimeuses n’y ont pas aussi
facilement accès que dans les précédentes, sauf, toutefois, de petits lézards,
si subtils qu’ils se fourrent partout, et bien qu’ils ne fassent point de mal,
en particulier si, comme je l’ai dit, on n’en fait aucun cas, ce sont de
petites pensées nées de l’imagination et d’autres causes déjà indiquées, qui,
souvent, importunent. Ici, dans cette Demeure, si subtils que soient les
lézards, ils ne peuvent entrer ; car il n’est imagination, ni mémoire, ni
entendement qui puisse s’opposer à notre bonheur. Et j’ose affirmer que c’est
vraiment une union avec Dieu, le démon ne peut entrer, ni faire aucun
mal ; car Sa Majesté est si étroitement unie à l’essence de l’âme qu’il
n’ose approcher, et qu’il ne doit même pas connaître ce secret. C’est clair :
puisqu’on dit qu’il ne comprend pas nos pensées, il comprendra moins encore
quelque chose d’aussi secret que Dieu ne confie même pas à notre entendement. Ô
bonheur d’un état où ce maudit ne nous fait pas de mal ! C’est ainsi que
l’âme obtient de précieux avantages, Dieu agit en elle sans que nul n’y fasse
obstacle, pas même nous. Que ne donnera donc pas celui qui aime tant à donner,
lorsqu’il peut donner tout ce qu’il veut ?
6 Je vous troubles ce me semble, lorsque je dis “ si c’est
vraiment une union avec Dieu ” ; comme s’il y avait d’autres unions. Il y
en a, et comment ! Ne s’agirait-il que des choses vaines, si on les aime
beaucoup, le démon peut s’en servir pour nous transporter, mais pas à la façon
de Dieu, ni dans la délectation et la satisfaction de l’âme, sa paix, sa joie.
Cette joie-là surpasse toutes celles de la terre, elle surpasse toutes les
délices, tous les contentements, plus encore, ce qui engendre ces
contentements, et la cause de ceux de la terre n’ont rien de commun, le
sentiment qu’on éprouve est bien différent, comme vous le savez peut-être
d’expérience. J’ai dit un jour (Le Chemin de la Perfection, chap. 31) qu’on
peut de même comparer ce que ressent notre corps grossier avec ce qu’on éprouve
au plus profond de soi-même, c’est exact, je ne sais comment je pourrais mieux
dire.
7 Mais, me semble-t-il, je vous devine encore insatisfaites,
vous allez croire que vous pouvez vous tromper, car l’examen de ces choses
intérieures est difficile ; ce que j’ai dit suffira à celles qui ont de
l’expérience, car la différence est grande, mais je veux vous donner un signe
clair qui vous évitera de vous tromper et de douter que cela vienne de
Dieu ; Sa Majesté me l’a rappelé aujourd’hui, et, à mon avis, c’est la
vraie preuve. Dans les choses difficiles, même lorsque je crois les comprendre,
j’emploie toujours l’expression, “ il me semble ”, car si je me tronquais, je
suis toute disposée à croire ce que diraient les hommes très doctes, car même
s’ils ne sont pas passés par ces choses, les grands clercs ont un je ne sais
quoi de particulier : comme Dieu fait d’eux la lumière de son Église,
quand il y a une vérité, il là leur communique pour qu’ils la fassent
admettre ; et s’ils ne se dissipent point, mais sont les serviteurs de
Dieu, jamais ils ne s’étonnent de ses grandeurs, car ils comprennent bien qu’il
peut beaucoup plus, et plus encore. Enfin, si certaines choses n’ont pas été si
bien définies, ils doivent, dans les livres, en trouver d’autres qui leur
montrent que celles-là peuvent se produire.
8 J’ai de cela la très
grande expérience, j’ai aussi celle de ces moitiés de clercs qu’un rien
effarouche ici, car ils me coûtent très cher. Je pense, du moins, que ceux qui
ne croient pas que Dieu peut faire bien davantage, qu’il a jugé, et juge bon d’en
disposer pour ses créatures, se ferment la porte par laquelle ils pourraient
recevoir ses faveurs. Que cela ne vous arrive jamais, mes soeurs, mais, croyez
que tout est possible à Dieu et beaucoup plus encore, ne vous demandez pas si
ceux à qui il accorde ses grâces sont bons, ou s’ils sont vils, Sa Majesté le
sait, comme je vous l’ai dit. Nous n’avons pas à nous en mêler, mais à servir
Sa Majesté avec simplicité de coeur, humilité, et à la louer de ses oeuvres et
de ses merveilles.
9 Donc, pour en revenir au signe dont je dis qu’il est le
vrai, vous voyez cette âme que Dieu a rendue toute bête, pour mieux graver en
elle la vraie science ; elle ne voit rien, n’entend ni ne comprend rien le
temps que dure cet état ; temps bref, mais il lui semble, à elle, plus
bref encore qu’il ne l’est. Dieu se fixe dans cette âme de telle façon que
lorsqu’elle revient à elle, elle ne peut absolument pas douter qu’elle fut en
Dieu, et Dieu en elle. Cette vérité s’affirme si fortement que même si des
années se passent sans que Dieu lui fasse à nouveau cette faveur, elle ne peut
l’oublier, ni douter de l’avoir reçue. C’est ce qu’il y a de plus impor-
tant, laissons donc de côté pour le moment les effets durables qui
s’ensuivent, nous en parlerons plus avant.
10 Vous me direz donc : “ Comment l’a-t-elle vu ou
compris, puisqu’elle ne voit ni ne comprend ? ” Je ne dis pas qu’elle
l’ait vu dans l’instant, mais qu’elle le voit clairement après coup ; ce
n’est pourtant pas une vision, mais une certitude que Dieu seul peut donner à
l’âme. Je connais une personne qui n’avait jamais appris que Dieu était en
toutes choses par présence, et puissance, et essence, et qui, après une faveur
de cette sorte que lui fit le Seigneur, en vint à le croire si fermement
(Autobiographie, chap 18) que lorsqu’elle demanda à l’un de ces demi-clercs
dont j’ai parlé comment Dieu est en nous, (il n’en savait pas plus qu’elle-même
avant que Dieu le lui ai fait comprendre), et qu’il lui répondit qu’il n’y
était que par sa grâcé, elle était si affermie dans la vérité qu’elle ne le
crut point ; elle en interrogea d’autres, qui lui dirent la vérité, et ce
fut pour elle un grand réconfort.
11 Ne vous y trompez point, n’allez pas croire que cette
présence dont vous avez la certitude soit une forme corporelle comme l’est le
corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans le Saint-Sacrement, malgré que nous
ne le voyions point ; il n’est pas ici sous cette forme, mais sa Divinité
seule. Comment se fait-il que nous soyons certains de ce que nous ne voyons pas ?
Je l’ignore, c’est une oeuvre de Dieu, mais je sais que je dis la vérité, et je
dirais de quiconque n’aurait pas cette certitude que son âme n’est pas unie à
Dieu tout entière, mais seulement par l’une de ses puissances, ou par l’une des
nombreuses sortes de faveurs que Dieu accorde à l’âme. Nous devons renoncer à
chercher pour quelles raisons cela se passe ; alors que notre entendement
n’arrive pas à le comprendre, de quoi voulons-nous nous enorgueillir ? Il
suffit de voir que celui qui agit est tout-puissant ; puisque tous nos
efforts sont incapables à nous obtenir cette faveur, mais que Dieu fait tout,
ne faisons pas l’effort de chercher à comprendre.
12 A propos de ce que je dis, de notre impuissance, je me
rappelle ce que vous avez entendu dire à l’épouse du CANTIQUE : LE ROI MA
INTRODUITE DANS SES CELLIERS (Ct 1,3), je crois même qu’il dit : IL M’Y A
FOURRÉE. Et il ne dit pas que c’est elle qui y est allée. Il dit aussi qu’elle
allait de part et d’autre à la recherche de son Aimé. Je comprends qu’il s’agit
là du cellier où le Seigneur veut nous fourrer quand il veut, et comme il
veut ; mais pour beaucoup d’efforts que nous fassions nous-même, nous ne
pouvons y entrer. Sa Majesté Elle-même doit nous y fourrer, et pénétrer, Elle,
au centre de notre âme, pour mieux montrer ses merveilles. Elle veut que nous
n’y soyons pour rien, sauf par la soumission totale de notre volonté, et qu’on
n’ouvre point la porte aux puissances et aux sens, qui sont tous
endormis ; Dieu entre donc au centre de l’âme sans passer par aucune de
ces portes, comme il entra chez ses disciples, lorsqu’il dit : “ PAR VOBIS
” (Jn 20,19), et comme il sortit du sépulcre sans soulever la pierre. Vous
verrez plus avant comment Sa Majesté veut que l’âme jouisse d’Elle dans son centre
même, et beaucoup plus encore dans la dernière Demeure que dans celle-ci.
13 Ô mes filles, nous verrons beaucoup de choses si nous
consentons à ne voir que notre bassesse et notre misère, et à comprendre que
nous ne sommes pas dignes d’être les servantes d’un Seigneur si grand que nous
ne pouvons concevoir ses merveilles ! Qu’il soit loué à jamais. Amen.
1 Sans doute vous semble-t-il que tout ce qu’il y a à voir
dans cette Demeure a déjà été décrit, mais il reste encore beaucoup à dire,
car, je le répète, on y trouve du plus et du moins De l’union, je ne crois pas
savoir en dire davantage ; mais il y a beaucoup à dire au sujet des âmes à
qui Dieu accorde ces faveurs et des oeuvres qu’accomplit en elles le Seigneur
lorsqu’elles se disposent à les recevoir. Je parlerai de quelques-unes, et de
leur effet sur l’âme. Pour aider à le comprendre, je veux me servir d’une
comparaison qui s’y prête ; nous verrons aussi comment, bien que nous
soyons impuissants à susciter cette oeuvre du Seigneur nous pouvons toutefois
faire beaucoup, si nous nous disposons à ce que Sa Majesté nous accorde cette
faveur.
2 Vous avez sans doute entendu dire de quelle façon
merveilleuse se produit la soie, Lui seul put inventer choses semblables, une
semence, pas plus grosse qu’un petit grain de poivre, (je ne l’ai jamais vue,
mais j’en ai entendu parler, et si je dis quelque chose d’inexact, ce n’est
donc pas de ma faute), mais sous l’action de la chaleur, lorsque apparaissent
sur les mûriers les premières feuilles, cette semence se met à vivre ; car
elle est morte jusqu’au jour où naît l’aliment dont elle se sustente. De ces feuilles
de mûrier elle se nourrit, jusqu’au jour où déjà grande, on dispose pour elle
de petites branches ; et là, de sa petite bouche, elle file elle- même la
soie, et fait un petit cocon très serré où elle s’enferme : ce ver, qui
est gros et laid, meurt là, et il sort de ce même cocon un petit papillon
blanc, très gracieux. Qui pourrait y croire, sans le Voir ? Cela
semblerait plutôt un conte du temps jadis. Quel raisonnement pourrait nous
faire admettre qu’une chose dénuée de raison comme peuvent l’être un ver, ou
une abeille, travaillent à notre profit avec une telle diligence, qu’ils soient
si industrieux, à tel point qu’il en coûte la vie au pauvre vermisseau ?
Cela peut suffire à un moment de méditation, mes soeurs, même si je ne vous en
disais pas davantage ; car vous pouvez considérer ici les merveilles et la
sagesse de notre Dieu. Qu’adviendrait-il donc si nous connaissions les
propriétés de toutes choses ? Il nous est bien profitable de nous occuper
à méditer sur ces grandeurs, et de nous réjouir d’être les épouses d’un Roi si
sage et si puissant.
3 Revenons à mon propos. Ce ver commence à vivre lorsque, à la
chaleur du Saint-Esprit, nous commençons à profiter de l’aide générale que Dieu
nous donne à tous, et quand nous commençons à user des remèdes qu’il a confiés
à son Église, comme la pratique de la confession, les bonnes lectures, les
sermons, remèdes qui s’offrent à l’âme qui est morte des suites de sa
négligence, de ses péchés, et qui demeure au milieu des tentations. Elle
commence alors à vivre, elle se nourrit de tout cela et de bonnes méditations
jusqu’à ce qu’elle ait grandi, et voilà ce qui nous intéresse, peu importe le
reste.
4 Lorsque ce ver est grand, comme je l’ai dit au début de ce
que j’ai écrit, il commence à élaborer la soie et à édifier la maison où il
doit mourir. Je voudrais faire comprendre ici que cette maison, c’est le
Christ. Je crois avoir lu ou entendu quelque part que notre vie est cachée dans
le Christ, ou en Dieu, c’est tout un, ou que le Christ est notre vie (Col 3,3).
Que je l’aie lu ou non, n’ajoute pas grand-chose à mon propos.
5 Vous voyez donc ici, mes filles, ce que nous pouvons faire
avec la faveur de Dieu : Sa Majesté elle-même peut être notre demeure,
comme Elle l’est dans cette oraison d’union, et nous pouvons construire cette
demeuré ! J’ai l’air de vouloir dire que nous pouvons enlever et ajouter
quelque chose à Dieu, lorsque je dis qu’il est la Demeure, et que nous pouvons
la fabriquer pour nous y installer. Eh oui, nous le pouvons ! Non pas enlever
ni ajouter quelque chose à Dieu, mais enlever de nous quelque chose et y
ajouter, comme le font ces vermisseaux ; car à peine aurons-nous fini de
faire tout notre possible que Dieu unira à sa grandeur ce petit travail, qui
n’est rien, et il lui donnera une si grande valeur que la récompense de cet
ouvrage sera le Seigneur lui-même. Et comme c’est Lui qui a assumé la plus
grosse part des frais, il veut unir nos petites peines aux grandes que Sa
Majesté a souffertes, et que tout soit un.
6 Or, donc, mes filles, vite à l’oeuvre, hâtons-nous de tisser
ce petit cocon, renonçant à notre amour propre et à notre volonté à
l’attachement à toute chose terrestre, faisons oeuvre de pénitence, oraison,
mortification, obéissance, et de tout ce que vous savez déjà ; plaise à
Dieu que nous accomplissions ce que nous savons, ce qu’on nous a enseigné à
faire ! Meure, meure ce ver, comme il le fait lorsqu’il a achevé l’oeuvre
pour laquelle il fut créé, et vous verrez comment nous voyons Dieu, et comment
nous nous voyons aussi incluses dans sa grandeur que le petit ver l’est dans le
cocon. Considérez que lorsque je dis voir Dieu, c’est à la façon dont il nous
signifie sa présence dans cette forme d’union.
7 Voyons donc ce qu’il advient de ce ver, c’est à quoi tend tout
ce que j’ai dit jusqu’ici ; car lorsqu’il a atteint à ce degré d’oraison,
bien mort au monde, il se transforme en petit papillon blanc. Ô grandeur de
Dieu, que devient l’âme ici, du seul fait d’avoir été un petit peu mêlée à la
grandeur de Dieu et si proche de Lui ; car, ce me semble, elle n’y reste
pas plus d’une demi-heure ! Je vous dis en vérité que l’âme elle-même ne
se connaît pas, considérez quelle différence il y a entre un vilain ver et un
petit papillon blanc ; il en est de même pour l’âme. Elle ne sait comment
elle a pu mériter un si grand bienfait : je veux dire qu’elle ignore d’où
il a pu lui venir, sachant bien qu’elle ne le mérite point ; elle éprouve
un tel désir de louer Dieu qu’elle voudrait s’anéantir et mourir pour Lui mille
morts. Et elle se prend aussitôt à souhaiter subir de grandes épreuves, sans
qu’elle puisse rien faire d’autre. Immense désir de pénitence, de solitude, et
que tous au monde connaissent Dieu ; et de là naît un grand chagrin de
voir qu’on l’offense. Il sera traité en détail de tout cela dans la Demeure
suivante, car si les choses se passent dans cette Demeure-ci à très peu de
chose près comme dans la suivante, la puissance des effets est fort
différente ; car, comme je l’ai dit si l’âme que Dieu a amenée ici s’efforce
à aller de l’avant, elle verra de grandes choses.
8 Oh ! Voir l’inquiétude de ce petit papillon, qui
pourtant n’a jamais été aussi calme et paisible de sa vie ! C’est chose
digne d’en louer Dieu, car s’il ne sait où se poser pour s’y fixer, c’est qu’il
n’a jamais connu une telle paix, il est mécontent de tout ce qu’il voit sur la
terre, en particulier si Dieu lui donne souvent de ce vin ; il y gagne
quelque chose à peu près chaque fois. Il méprise désormais les oeuvres qu’il
accomplissait lorsqu’il était vermisseau et filait peu à peu son cocon ;
il lui est poussé des ailes : comment se contenterait-il, maintenant qu’il
peut voler, d’aller pas à pas ? Tout ce qu’il peut faire pour Dieu lui
semble peu de chose, si vif est son désir. Il ne prise pas beaucoup ce qu’ont
souffert les Saints, connaissant maintenant d’expérience l’aide que peut donner
le Seigneur et qu’il transforme l’âme dont on ne reconnaît plus rien, pas même
son visage. Car de faible pour faire pénitence, la voici forte ; son attachement
aux parents, aux amis, à ses biens, (auxquels tous ses efforts, ses
déterminations, sa volonté de s’en dégager, semblaient l’assujettir davantage),
ne l’entrave plus, il lui pèse même de se contraindre à ce qu’elle est obligée
de faire sous peine d’offenser Dieu. Tout la fatigue, depuis qu’elle a la
preuve que les créatures ne peuvent lui donner le vrai repos.
9 J’ai l’air de trop m’étendre, : alors que je pourrais
en dire beaucoup plus long ; ceux à qui Dieu aura fait cette faveur verront
que je suis loin de compte ; il ne faut donc pas s’étonner si ce petit
papillon cherche à nouveau où se poser, tant il se découvre étranger aux choses
de cette terre. Où donc ira-t-il, le pauvret ? Revenir à ce qu’il a
quitté, il ne le peut, car, comme je l’ai dit, cela ne dépend pas de nous,
quels que soient nos efforts, jusqu’à ce que Dieu consente à réitérer cette
faveur. Ô Seigneur ! Que de nouvelles épreuves commencent pour cette
âme ! Qui l’eût cru, après une si haute faveur ? A la fin des fins,
d’une manière ou d’une autre, nous devons porter la croix tant que nous vivons.
Si quelqu’un disait qu’une fois arrivé là il n’a plus vécu que dans le repos et
les régals, je dirais, moi, que jamais il n’y est parvenu, que s’il est arrivé,
d’aventure, à la Demeure précédente, il y a connu quelques joies dues à sa
faiblesse naturelle, et même, d’aventure, au démon, qui lui donne la paix pour
mieux lui faire la guerre plus tard.
10 Je ne veux pas dire que ceux qui atteignent à cet état ne
sont pas en paix, oui, ils y sont, et bien ; car leurs épreuves mêmes sont
de si haut prix et de si bonne souche que, si sévères elles soient, elles
engendrent la paix et la joie. Du déplaisir qu’ils trouvent aux choses du monde
naît un si douloureux désir d’en sortir que leur seul soulagement est de penser
que la volonté de Dieu leur impose cet exil, et cela ne suffit même pas,
car malgré tout ce que l’âme a gagné,
elle n’est pas encore aussi abandonnée à la volonté de Dieu qu’elle le sera
dans l’avenir, sans toutefois qu’elle manque à se résigner ; mais elle ne
le fait qu’avec un vif regret, avec beaucoup de larmes ; on ne lui a pas
donné plus, elle ne peut donc mieux faire, et chaque fois qu’elle fait oraison,
c’est là sa peine. Cette peine provient en quelque sorte de celle, très vive,
qu’elle éprouve de voir Dieu offensé en ce monde, peu honoré, et le grand
nombre d’âmes qui s’y perdent, celles des hérétiques comme celles des
Maures ; mais elle a encore plus pitié de celles des chrétiens ; elle
a beau voir la miséricorde de Dieu, si grande que ceux qui vivent mal peuvent
toutefois s’amender et se sauver, elle craint que nombre d’entre eux ne se
damnent.
11 Ô grandeur de Dieu ! Il y a bien peu d’années,
peut-être même bien peu de jours, cette âme ne pensait qu’à elle. Qui donc l’a
jetée dans de si pénibles soucis ? En de longues années de méditation,
nous ne pourrions les ressentir aussi douloureusement que les éprouve cette
âme. Mais, Dieu secourable, si je m’exerçais pendant des jours et des années à
songer combien il est mal, et grave d’offenser Dieu, à considérer que ceux qui
se damnent sont ses enfants, mes frères, les dangers au milieu desquels nous
vivons, et combien il serait bon de sortir de cette misérable vie, cela ne
suffirait-il point ? Que non, mes filles ; la peine qu’on éprouve à
ce degré d’oraison n’a rien de commun avec celle-ci ; nous pourrions bien,
certes, la ressentir, Dieu aidant, à force de méditer, mais elle n’atteint pas
le fond de nos entrailles comme il en est ici, où elle semble déchiqueter l’âme
et la broyer, sans qu’elle le cherche, et même parfois sans qu’elle le veuille.
Qu’est-ce donc ? D’où cela vient-il ? Je vais vous le dire.
12 N’avez-vous pas entendu parler de l’Épouse (je l’ai fait
plus haut, mais pas à ce sujet), que Dieu a introduite dans le cellier du vin,
ordonnant en elle la charité ? C’est cela même, car déjà cette âme
s’abandonne dans ses mains ; elle est si vaincue par son grand amour
qu’elle demande à Dieu de faire d’elle ce qu’il veut, elle ne sait et ne veut rien
d’autre, (à ce que je crois, jamais Dieu ne fera cette grâce qu’à l’âme qu’il
tient entièrement pour sienne) et Dieu veut que sans qu’elle sache comment,
elle sorte de là scellée de son sceau. Car, vraiment, ici, l’âme n’est pas plus
active que la cire sur laquelle on imprime un sceau, la cire ne se scelle pas
elle-même, elle est seulement disposée, c’est-à-dire molle ; et elle ne
s’amollit pas elle-même pour se disposer, mais elle se tient tranquille, et
consent. Ô bonté de Dieu, qui faites toujours les frais de tout ! Vous ne
demandez que notre bonne volonté, et que la cire ne fasse pas obstacle.
13 Vous voyez, mes soeurs, ce que notre Dieu accomplit ici
pour que cette âme reconnaisse qu’elle est à lui ; Il lui donne une part
de ses biens, et son Fils en cette vie a eu la même chose : il ne peut
nous faire une plus grande faveur. Qui donc plus que lui devait vouloir sortir
de cette vie ? Sa Majesté l’a dit ainsi à la Cène : “ J’ai désiré
avec ardeur ” (Lc 22,15). Comment, Seigneur, n’avez-vous pas envisagé la
douloureuse mort dont vous alliez mourir, si pénible, si effrayante ? Non,
car mon grand amour, mon désir du salut des âmes, surpassent incomparablement
ces peines ; celles, immenses, que j’ai endurées et que j’endure depuis
que je suis sur terre sont assez grandes pour que les autres soient néant en
comparaison.
14 C’est ainsi que j’ai souvent médité cela ; sachant le
tourment qu’endure, et a enduré, certaine âme que je connais (la sainte
elle-même) devant les offenses faites à Notre-Seigneur, pensée si intolérable
qu’elle eût préféré la mort à cette souffrance, alors que la charité de cette
âme était infime, on peut même dire à peu près nulle, comparée avec celle du
Christ, or donc, puisqu’elle ressentait une souffrance si insupportable, quelle
affliction dut ressentir Notre-Seigneur Jésus- Christ ? Quelle vie dut
être la sienne, lui qui voyait toutes choses, et qui avait toujours devant les
yeux les grandes offenses faites à son-Père ? Je ne doute pas que ces
souffrances-là n’aient été bien pires que celles de sa très sainte Passion, car
il touchait alors à la fin de ses épreuves, et, joint à la joie de faire notre
salut par sa mort, à celle de témoigner de son amour pour son-Père en souffrant
pour lui si cruellement, cela put modérer ses douleurs, comme il en est ici-bas
pour ceux qui, fortifiés par l’amour, font de grandes pénitences ; ils ne
les sentent qu’à peine, ils voudraient plutôt en faire de plus en plus, tout
leur semble léger. Que devait-il en être pour Sa Majesté, en une si grave
conjoncture, alors qu’Elle montrait au Père avec quelle perfection Elle lui
obéissait, avec quel amour du prochain ? Oh ! grandes délices,
souffrir en accomplissant la volonté de Dieu ! Mais j’estime si rude la
vue continuelle de tant d’offenses faites à Sa Majesté, celle de tant d’âmes
qui vont en enfer, que s’il n’eût été plus qu’un homme, un seul jour de cette
peine eût suffi, je le crois, à anéantir de nombreuses vies, et, d’autant
mieux, une seule !
1 Revenons donc à notre petit papillon et voyons certaines
choses que Dieu lui accorde en cet état. Il est toujours bien entendu qu’il
doit chercher à progresser dans le service de Notre-Seigneur et dans la propre
connaissance ; car s’il ne fait que recevoir cette faveur, s’il la tient
pour assurée désormais, il en vient à moins se surveiller dans la vie et à se
fourvoyer sur le chemin du ciel, c’est-à-dire dans l’observation des
commandements, et il en sera de lui comme de celui qui sort du ver à
soie : il jette la semence d’où naîtront d’autres papillons, et meurt à
jamais. Je dis qu’il jette la semence, car je crois personnellement que Dieu
veut qu’une si grande faveur n’ait pas été accordée en vain, et que puisqu’il
vit avec les désirs et les vertus dont j’ai parlé, tant qu’il persévère dans le
bien, il est toujours utile à d’autres âmes, sa chaleur les réchauffe ; et
même s’il a perdu tout cela, il lui arrive de garder cette envie d’aider les
autres, et de se plaire à faire connaître les faveurs que Dieu accorde à ceux
qui l’aiment et le servent.
2 J’ai connu une personne dont ce fut le cas (la sainte parle
d’elle) ; alors qu’elle se trouvait dans un grand égarement, elle aimait
que d’autres profitent des faveurs que Dieu lui avait faites, elle montrait le
chemin de l’oraison à celles qui ne le connaissaient pas, et elle leur fut
très, très utile. Plus tard le Seigneur lui rendit la lumière. Il est vrai
qu’elle n’avait pas encore obtenu les effets de l’oraison dont j’ai parlé. Mais
combien doit-il y en avoir que le Seigneur appelle à l’apostolat, comme Judas,
à qui il se communique, combien il en appelle, pour les faire rois, comme Saül,
qui se perdent ensuite par leur faute ! Nous devons en déduire, mes
soeurs, que pour acquérir de plus en plus de mérites et ne pas nous perdre
comme ces gens-là, il est un moyen-sûr, l’obéissance, et ne point dévier de la
loi de Dieu : je parle pour ceux à qui Dieu accorde de telles faveurs, et
même pour tout le monde.
3 Malgré tout ce que j’ai dit, il m’apparaît que cette Demeure
reste encore quelque peu obscure. Puisqu’il y a tant d’avantages à y pénétrer,
il est bon de ne pas avoir l’impression que ceux à qui le Seigneur n’accorde
pas des choses aussi surnaturelles n’ont aucune espérance : on peut très
bien atteindre à la véritable union, avec la faveur de Notre-Seigneur, si on
s’efforce de l’obtenir en n’ayant d’autre volonté que celle de nous attacher en
tout à la volonté de Dieu. Oh ! que nous devons être nombreux à parler
ainsi, à croire que nous ne voulons rien d’autre, et que nous sommes prêts à
mourir pour cette vérité, comme je crois l’avoir dit ! Mais je dis ici, et
je le répéterai souvent, que si vous pensez ainsi, cette faveur du Seigneur
vous est acquise ; ne soyez donc nullement en peine des régals de l’autre
union dont j’ai parlé, son intérêt majeur est de découler de celle dont je
parle ici, et du fait qu’il soit impossible d’y atteindre si l’union qui
asservit notre volonté à celle de Dieu n’est pas bien affirmée. Oh !
quelle union à désirer ! Heureuse l’âme qui l’a obtenue, elle vivra en
paix en cette vie, et également dans l’autre, car aucun des événements de la
terre ne l’affligera, sauf de se trouver en quelque danger de perdre Dieu, ou
de voir qu’on l’offense, mais ni la maladie, ni la pauvreté, ni mille morts,
s’il ne s’agit de quelqu’un de nécessaire au service de Dieu ; car cette
âme voit bien qu’il sait ce qu’il fait mieux qu’elle ne sait ce qu’elle désire.
4 Remarquez qu’il y a peines et peines ; des peines
proviennent spontanément de la nature, de même des joies, et aussi certains
mouvements de pitié charitable pour les autres, comme celui qu’éprouva
Notre-Seigneur quand Il ressuscita Lazare (Jn 11,35) ; elles ne nous
empêchent pas d’être unis à la volonté de Dieu, elles ne troublent pas non plus
l’âme d’une passion inquiète, turbulente, et qui dure. Ces peines-là passent
vite ; comme je l’ai dit des plaisirs dans l’oraison, elles ne semblent
pas pénétrer au fond de l’âme, elles ne touchent que les sens et les
puissances. Elles vont et viennent dans les Demeures précédentes, mais
n’entrent pas dans celle dont il reste à parler, la dernière, (car alors la
suspension des puissances déjà évoquer est nécessaire), toutefois le Seigneur
est assez puissant pour enrichir les âmes et les amener à ces Demeures par bien
des chemins, sans passer par le raccourci dont nous avons parlé.
5 Mais notez bien, mes filles, qu’il faut que le ver à soie
meure, et il vous en coûtera beaucoup ; car là-bas (c’est-à-dire l’union
de délices) la découverte d’une vie si nouvelle l’aide beaucoup à mourir ;
ici (c’est-à-dire l’union sans délices) il faut que, vivant sur terre, nous le
tuions. Je confesse que l’effort sera bien plus pénible, mais il a son
prix ; la récompense sera plus forte, si vous obtenez la victoire. Il ne
faut pas douter que ce soit possible, à condition que nous soyons vraiment
unies à la volonté de Dieu. Telle est l’union que j’ai désirée toute ma vie,
celle que je ne cesse de demander au Seigneur, celle qui est la plus claire et
la plus sûre.
6 Mais, infortunés que nous sommes, rares sont ceux qui
doivent y parvenir ! Cependant, celui qui se garde d’offenser Dieu et qui
est entré en religion croit avoir tout fait. Oh ! que de vers sont restés
inaperçus, comme celui qui rongea le lierre de Jonas (Jn 4,6-7) ! Ils ont
rongé nos vertus par l’amour-propre, l’estime personnelle, nos jugements sur le
prochain, par de petites choses aussi, le manque de charité envers les autres
faute de les aimer comme nous-même ; car si nous arrivons, à la traîne, à
remplir nos obligations pour ne pas commettre un péché, nous sommes encore bien
loin de l’union totale à la volonté de Dieu.
7 D’après vous, mes filles, quelle est sa volonté ? Que
nous soyons absolument parfaites, pour que chacune de nous soit une avec Lui et
le Père, comme Sa Majesté l’a demandé (Jn 17,22). Que nous sommes loin d’en
arriver là ! Je vous le dis, je suis, en écrivant ceci, fort en peine de
m’en voir si éloignée, et tout cela par ma faute ; il n’est pas nécessaire
que le Seigneur nous régale de ses faveurs pour cela ; il suffit qu’il
nous ait donné son Fil pour nous montrer le chemin. Ne croyez pas qu’il
s’agisse, si mon père ou mon frère meurent, d’être si résigner à la volonté de
Dieu que je n’en aie pas de regret, et si surviennent épreuves et maladies, de
les supporter avec joie. Cela est bon et prudent à la fois, car nous n’y pouvons
rien, et nous faisons de nécessité vertu. Que de choses comme celles-là
faisaient les philosophes ! Celles-là ou d’autres, pour lesquelles leur
grand savoir suffisait. Ici, le Seigneur ne nous demande que deux
sciences : celles de l’amour de Sa Majesté et du prochain, voilà à quoi
nous devons travailler. Si nous les observons parfaitement, nous faisons sa
volonté, et ainsi nous lui serons unis. Mais, je l’ai déjà dit, que nous sommes
loin d’observer ces deux choses comme nous le devons à un si grand Dieu !
Plaise à Sa Majesté de nous donner la grâce de mériter de parvenir à cet
état ; il est à notre portée, si nous le voulons.
8 Nous reconnaîtrons, ce me semble, que nous observons bien
ces deux choses, si nous observons bien celle d’aimer notre prochain : ce
sera le signe le plus certain ; nous ne pouvons savoir si nous aimons
Dieu, bien que d’importants indices nous fassent entendre que nous l’aimons,
mais nous pouvons savoir, oui, si nous avons l’amour du prochain. Et soyez
certaines que plus vous ferez de progrès dans cet amour-là, plus vous en ferez
dans l’amour de Dieu ; car l’amour de Sa Majesté pour nous est si grand
qu’en retour de celui que nous avons pour notre prochain il augmentera de mille
manières celui que nous avons pour Sa Majesté : je ne puis en douter.
9 Il est de prime importance que nous soyons très attentives
sur ce point, et si nous nous y attachons à la perfection, tout est fait ;
je crois, en effet, vu notre mauvais naturel, que si notre amour du prochain ne
s’enracine pas dans l’amour de Dieu, nous n’y atteindrons jamais parfaitement.
C’est pourquoi il est important pour nous, mes soeurs, de chercher à voir clair
en nous dans les choses les plus menues sans tenir compte des très grandes qui
s’offrent à nous toutes ensemble dans l’oraison, quand nous préjugeons de ce
que nous ferons et entreprendrons pour notre prochain et pour le salut d’une
seule âme ; car si les oeuvres qui suivent ne sont pas conformes, nous
n’avons aucune raison de croire que nous y parviendrons. J’en dis autant de
l’humilité et de toutes les vertus. Les ruses du démon sont grandes, et pour
nous faire croire, à tort, que nous possédons l’une d’elles, il retournera tout
l’enfer. Et il a raison, c’est fort nuisible, fausses vertus s’accompagnent
toujours de vaine gloire, c’est donc là qu’elles prennent racine ; de
même, celles que donne Dieu sont exemptes de vaine gloire et d’orgueil.
10 Je m’amuse souvent de voir des âmes, en oraison, désirer
qu’on les abaisse, qu’on les insulte publiquement et pour Dieu, mais prêtes a
cachez ensuite, une petite faute, si elles le pouvaient. Oh ! Que dire si
on les accuse d’une faute qu’elles n’ont pas commise ! Dieu nous en
garde ! Celle qui ne supporte pas cela doit bien s’examiner pour ne pas
tenir compte de la décision qu’elle pense avoir prise ; à vrai dire, ce ne
fut pas une décision de la volonté, quand la volonté est sincère, c’est autre
chose, mais le fait de l’imagination : c’est elle que le démon utilise
pour nous leurrer et nous précipiter ; il peut beaucoup sur les femmes et
les illettrés, nous ne savons pas distinguer les puissances de l’imagination,
et mille autre choses intérieures. Ô mes soeurs ! comme on distingue
clairement en certaines d’entre vous l’amour vrai du prochain, alors que chez
d’autres il n’atteint pas à la même perfection ! Si vous compreniez
l’importance pour nous de cette vertu, vous ne vous appliqueriez à rien
d’autre.
11 Quand je vois des âmes s’adonner diligemment à examiner
leur oraison, si encapuchonnées qu’elles n’osent ni bouger ni détourner leur
pensée pour éviter qu’un peu de leur plaisir et de leur ferveur ne se dérobe,
j’en conclus qu’elles comprennent bien mal par quel chemin on atteint à
l’union, et qu’elles pensent que toute l’affaire se réduit à cela. Mais non, mes
soeurs, non : le Seigneur veut des oeuvres ; si tu vois une malade à
qui tu puisses apporter certain soulagement, peu doit t’importer de perdre
cette ferveur, aie pitié d’elle ; si elle souffre, souffre toi
aussi ; et si c’est nécessaire, jeûne pour qu’elle mange à ta place :
moins pour elle que parce que tu sais que le Seigneur veut qu’il en soit ainsi.
Telle est la vraie union avec Sa volonté ; et si tu entends vivement louer
une personne, réjouis-toi beaucoup plus que si on te louais toi-même. C’est
facile, à la vérité, car l’humilité, si elle existe, serait plutôt peinée de
s’entendre louer. Mais nous réjouir qu’on reconnaisse les vertus de nos soeurs
est une grande chose, de même que, si l’on voit en l’une d’elles un défaut, le
déplorer comme s’il s’agissait de nous-même, et le cacher.
12 J’ai beaucoup insisté ailleurs (Le Chemin de la Perfection,
chap. 7) sur tout cela, sachant, mes soeurs, que s’il y a ici une faille, nous
sommes perdues. Plaise au Seigneur que ce ne soit jamais le cas. Si vous avez
cet amour du prochain, je vous affirme que vous ne manquerez pas d’obtenir de
Sa Majesté l’union dont j’ai parlé. Si vous constatiez qu’il vous fait défaut,
même si vous avez de la ferveur et des joies spirituelles, même si vous croyez
être parvenues à l’union, avoir eu une quelconque petite extase dans l’oraison
de quiétude, (certaines imagineront immédiatement que tout est fait),
croyez-moi quand je vous dis que vous n’avez pas obtenu l’union, demandez à
Notre-Seigneur de vous donner, à la perfection, cet amour du prochain, et
laissez faire Sa Majesté : Elle vous donnera plus que vous ne sauriez
désirer, à condition que vous fassiez des efforts et que vous recherchiez, tant
que vous le pourrez, cet amour-là ; contraignez votre volonté à être en
tout conforme à celle de vos soeurs ; même si vous perdez vos droits,
oubliez-vous pour elles, pour beaucoup que cela révolte votre nature ; et
cherchez à assumer des tâches pour en délivrer votre prochain, lorsque vous en
aurez l’occasion. Ne pensez pas que cela ne vous coûtera guère, et que c’est
déjà chose faite. Considérez ce que Son amour pour nous a coûté à notre
l’époux, lui qui pour vous délivrer de la mort mourut de la mort si douloureuse
qu’est la mort sur la croix.
1 Vous désirez, ce me semble, savoir ce qu’il advient de ce
petit papillon, où il se pose, puisqu’il est bien entendu que ni les plaisirs
spirituels ni les joies de la terre ne le retiennent ; son vol est plus
élevé. Je ne pourrai satisfaire votre désir qu’à la dernière Demeure, et encore
plaise à Dieu que je m’en souvienne, et que j’aie le temps de l’écrire ;
près de cinq mois se sont écoules depuis que j’ai commencé ceci, et comme ma
tête n’est pas en si bon état que je puisse me relire, tout doit être en
désordre ; même, d’aventure, je dis peut-être dix fois la même chose. Comme
c’est pour mes soeurs, ça n’a guère d’importance.
2 Je veux développer davantage ce que je crois savoir de cette
oraison d’union. A mon habitude, - c’est ma tournure d’esprit, - j’userai d’une
comparaison : nous reparlerons plus tard de ce petit papillon qui ne
s’arrête nulle part, (tout en continuant à fructifier dans le bien, pour lui et
pour les autres), faute de trouver son véritable repos.
3 Vous avez, c’est probable, souvent entendu dire que Dieu
épouse les âmes spirituellement. Bénie soit sa miséricorde, qui consent à une
telle humiliation ! Et bien que la comparaison soit grossière, je ne
trouve rien de mieux que le sacrement du mariage pour me faire comprendre.
C’est fort différent, dans ce dont nous parlons tout est spirituel, (l’union corporelle
en est bien éloignée, les contentements et plaisirs spirituels que donne le
Seigneur sont à mille lieues de ceux des époux), car tout est amour avec amour,
et ses opérations si pures, d’une si extrême délicatesse, si douces, qu’on ne
peut les exprimer ; mais le Seigneur sait très bien les faire sentir.
4 Il me semble, à moi, que l’union n’est pas encore les
fiançailles spirituelles ; mais ce qui se produit ici-bas lorsqu’un couple
doit se marier, s’inquiéter de leur bonne entente, de leur volonté mutuelle,
cherchant même à ce qu’ils se voient pour mieux se plaire l’un à l’autre, nous
le retrouvons ici : mais l’accord est déjà fait, l’âme est fort bien
informée de son bonheur et déterminée à faire en tout la volonté de son Époux,
à le complaire de toutes les manières, et l’Époux, qui comprend bien qu’il en
est ainsi, se complaît en elle, il consent, dans sa miséricorde, à ce qu’elle
le comprenne mieux encore, qu’ils en viennent, comme on dit, à l’entrevue, où
il l’unit à Lui. Nous pouvons dire que cela se passe ainsi, et en un temps très
bref. Là il n’y a plus d’hésitation, mais l’âme, par une secrète approche, voit
qui est cet Époux qu’elle doit prendre ; par les sens et puissances elle
ne pourrait, en mille ans, comprendre ce qu’elle comprend ici en un instant.
Mais l’Époux est tel que sa seule vue la rend plus digne de lui accorder sa
main, comme on dit ; l’âme s’éprend d’un tel amour qu’elle fait tout ce
qu’elle peut pour que ne se rompent point ces divines épousailles. Mais si
cette âme égare son affection sur quelque chose qui ne soit pas Lui, elle perd
tout, et c’est une immense perte, aussi grande que le sont les grâces qu’elle
recevait, et bien plus grande qu’on ne saurait le dire.
5 Aussi, âmes chrétiennes que le Seigneur a amenées à ce terme,
je vous demande pour l’amour de Lui de ne pas vous laisser distraire, mais de
vous éloigner des tentations ; l’âme, même dans cet état, n’est pas aussi
forte pour s’y exposer qu’elle le sera après les fiançailles ; elles
auront lieu dans la Demeure dont nous parlerons par la suite. Car il n’y eut
d’autre communication qu’une entrevue, comme on dit, et le démon s’acharnera
fort à combattre et à faire rompre ces fiançailles ; plus tard lorsqu’il
voit l’âme toute soumise à l’Époux, il a moins d’audace, il a peur d’elle, et
il sait par expérience que lorsqu’il s’y hasarde, il perd d’autant plus qu’elle
y gagne beaucoup.
6 Je vous le dis, mes filles, j’ai connu des personnes très
élevées qui parvinrent à cet état, mais le démon les a regagnées à force de subtilités
et de ruses : tout l’enfer doit se liguer dans ce but, sachant, comme je
l’ai souvent dit, qu’une âme n’est pas seule à se perdre, mais un grand nombre
avec elle. Il le sait par expérience ; et si nous considérons la multitude
des âmes que Dieu ramène à Lui au moyen d’une seule, nous pouvons beaucoup le
louer des milliers de conversions que faisaient les martyrs. Une jeune fille
comme sainte Ursule ! Et celles qui ont échappé au démon du fait d’un
saint Dominique, d’un saint François, et autres fondateurs d’ordres !
Celles que lui fait perdre actuellement le P. Ignace, qui fonda la Compagnie,
puisque eux tous, comme nous le lisons, ont reçu de Dieu des faveurs
semblables ! Comment cela, si ce n’est parce qu’ils ont tout fait pour ne
pas rompre par leur faute de si divines fiançailles ? Ô mes filles !
le Seigneur est aussi disposé à nous accorder ses faveurs aujourd’hui qu’il le
fut alors, et peut-être même a-t-il plus besoin que jamais de gens qui
veuillent les recevoir, car ceux qui considèrent son honneur sont plus rares
qu’en ce temps-là. Nous nous aimons beaucoup nous-mêmes, nous usons de
prudence, pour ne pas perdre nos droits. Oh ! la grande erreur que
voilà ! Plaise à la miséricorde du Seigneur de nous éclairer, pour que
nous ne tombions pas dans ces ténèbres !
7 Peut-être m’interrogeriez-vous sur deux points, dont vous
pouvez douter : d’abord, comment une âme aussi soumise à la volonté de
Dieu qu’on vous l’a montré peut-elle être trompée, puisqu’elle ne veut suivre
en rien sa propre volonté, Ensuite : par quelles voies le démon peut-il
pénétrer dans votre âme si dangereusement qu’elle se perde, alors qu’éloignées
du monde vous approchez si fréquemment les sacrements, et que vous vivez, nous
pouvons le dire, en compagnie des anges ? Toutes, ici, en effet, par la
bonté du Seigneur, n’ont d’autre désir que de le servir et lui plaire en toutes
choses, mais il n’est pas surprenant qu’il en soit ainsi pour ceux qui vivent
au milieu des tentations du monde. Je dis que vous avez raison en cela, Dieu
témoigne à notre égard d’une grande miséricorde ; mais quand je vois,
comme je l’ai dit, que Judas vivait au milieu des Apôtres, qu’il était en
rapports continuels avec Dieu lui-même, écoutant ses paroles, je comprends que
ça n’est pas une assurance.
8 A la première
question, je réponds que si cette âme était toujours cramponnée à la volonté de
Dieu, il est clair qu’elle ne se perdrait pas ; mais arrive le démon, avec
sa grande subtilité, et sous couleur de bien, il l’en éloigne par de toutes
petites choses, il l’engage dans d’autres dont il lui insinue qu’elles ne sont
pas mauvaises, et peu à peu, en obscurcissant son entendement, en tiédissant sa
volonté, en accroissant en elle l’amour-propre, il l’écarte, chaque chose
aidant, de la volonté de Dieu, et il l’incline a faire la sienne. De là découle
la réponse à la seconde question il n’est clôture si bien close qu’il ne puisse
y entrer, ni désert si écarté où il manque d’aller. Et j’ajoute autre
chose : le Seigneur permet peut-être qu’il en soit ainsi pour voir comment
se comporte cette âme qu’il destine à en éclairer d’autres ; car si elle
se montre vile, mieux vaut que ce soit au début plutôt que lorsqu’elle pourrait
nuire à beaucoup d’autres.
9 La démarche la plus sûre, ce me semble, (après la prière, la
demande constante à Dieu de son soutien, la pensée continuelle de l’abîme
profond où nous sombrerons s’il nous abandonne, le refus de nous fier à
nous-mêmes, ce qui serait de la folie), c’est d’être particulièrement avisées,
sur nos gardes, et de considérer où en sont nos vertus : si nous
progressons ou rétrocédons quelque peu, en particulier dans l’amour réciproque,
dans le désir d’être, entre toutes, la moindre, et dans les choses de la vie
ordinaire ; car si nous les observons en demandant au Seigneur de nous
éclairer, nous jugerons aussitôt de nos profits ou de nos pertes. Mais ne
pensez pas que Dieu abandonne si promptement l’âme qu’il a élevée si haut, le
démon doit se donner beaucoup de mal, sa perte serait si sensible à Sa Majesté
qu’Elle lui donne mille avis intérieurs de multiples façons ; ainsi, elle
ne pourra se cacher qu’elle est en danger.
10 Enfin, pour conclure, tâchons d’aller toujours de l’avant,
et si nous ne faisons pas de progrès, vivons dans la crainte, car le démon, sans
nul doute, ouvre devant nous un précipice ; lorsqu’on est arrivé aussi
haut, il est impossible de cesser de grandir, l’amour n’est jamais oisif, et ce
serait fort mauvais signe. L’âme qui a prétendu épouser Dieu lui-même, qui
s’est déjà entretenue avec Sa Majesté, qui a été avec Elle dans les termes
décrits, ne peut s’endormir. Et pour que vous voyiez, mes filles, ce que Dieu
fait pour celles qu’il a déjà prises pour épouses, commençons à parler des
sixièmes Demeures ; et vous verrez combien tout ce que nous pouvons faire,
servir, souffrir, est peu de chose lorsqu’il s’agit de nous disposer à recevoir
de si grandes faveurs. C’est peut-être la raison pour laquelle Notre- Seigneur
a ordonné qu’on me commande d’écrire : pour que les yeux fixés sur la récompense,
devant sa miséricorde sans bornes, puisqu’il veut bien se manifester à des vers
de terre et se montrer à eux, nous oubliions nos minuscules satisfactions
terrestres, et, contemplant sa grandeur, nous courrions, enflammées par son
amour.
11 Plaise à Lui que je parvienne à expliquer quelques-unes de
ces choses si difficiles ; je sais que cela me sera impossible si Sa
Majesté et l’Esprit Saint ne dirigent ma plume. Si vous ne devez pas en tirer
profit, je supplie Dieu de me rendre incapable de rien dire, car Sa Majesté
sait que si je me connais bien, je ne désire rien d’autre que la gloire de son
nom, et que nous nous efforcions de servir un Seigneur qui déjà sur cette terre
nous récompense ainsi ; nous pouvons comprendre par là ce qu’il nous donnera
au ciel, sans les atermoiements, les épreuves, les dangers de cette mer des
tempêtes. Car si nous n’étions pas en danger de le perdre et de l’offenser, ce
serait un repos que de ne pas cesser de vivre jusqu’à la fin du monde afin de
travailler pour un si grand Dieu, notre Seigneur et notre Époux. Plaise à Sa
Majesté que nous méritions de lui rendre quelques services, sans toutes les
fautes que nous commettons toujours, même dans nos bonnes oeuvres. Amen.
1 Venons-en donc, avec la faveur de l’Esprit Saint, à parler
des Sixièmes Demeures, où l’âme, déjà blessée de l’amour de l’Époux, recherche
davantage la solitude, et, autant que son état le lui permet, évite tout ce qui
peut l’en sortir. L’entrevue avec son Époux est si présente à son âme que son
unique désir est d’en jouir à nouveau. J’ai déjà dit que dans cette forme
d’oraison elle ne voit rien, - ce qu’on peut appeler voir, - pas même en
imagination : je parle d’entrevue parce que je me suis déjà servie de
cette comparaisons. L’âme est désormais bien décider à ne pas prendre d’autre
époux, mais l’époux ne tient pas compte de son vif désir de célébrer
immédiatement les fiançailles, il veut qu’elle le désire encore plus vivement
et que le plus grand des biens lui coûte un peu de son bien. Elle paie ainsi
d’un prix insignifiant un gain immense, mais je déclare, mes filles, que
l’avant-goût qu’elle en a, le signe qu’elle a reçu, lui sont bien nécessaires
pour la soutenir. Ô Dieu secourable ! que d’épreuves intérieures et
extérieures elle endure, jusqu’à ce qu’elle pénètre dans la septième
Demeure !
2 Vraiment, je songe parfois que si on les connaissait
d’avance, il serait, je le crains, extrêmement difficile de persuader notre
faiblesse naturelle de les souffrir et de les vivre, si grands soient les biens
qui lui sont proposés, à l’exception des âmes qui ont atteint la septième
Demeure ; car là, il n’est rien que l’âme redoute et ne décide
d’affronter, de tout son être, pour Dieu. Elle est presque toujours si
étroitement unie à Sa Majesté, que sa force vient de là. Je crois que je ferai
bien de vous décrire quelques-unes des épreuves que je suis certaine de
connaître. Il se peut que toutes les âmes ne soient pas conduites par ce
chemin, je doute toutefois beaucoup que celles qui jouissent parfois bien
réellement des choses du ciel soient quittes d’épreuves terrestres d’une
manière ou d’une autre.
3 Je n’avais pas l’intention d’en parler, mais j’ai pensé que
ce sera une consolation pour l’âme qui les subit de savoir ce qu’il advient de
celles à qui Dieu accorde de semblables faveurs, car, vraiment, alors, tout
paraît perdu. Je ne les exposerai pas dans l’ordre, mais au fur et à mesure
qu’elles me reviendront en mémoire. Je veux commencer par les plus petites
épreuves, les criailleries des personnes de ses relations, et même de celles
avec lesquelles elle n’a point de rapports, dont jamais elle n’aurait imaginé
qu’elles pourraient s’occuper d’elle : “ Elle fait la sainte ”, “ Elle
exagère, pour tromper le monde et abaisser les autres, qui sont meilleurs
chrétiens sans ces cérémonies ”. II sied de remarquer qu’elle n’a aucune
pratique particulière ; elle cherche seulement à bien accomplir ses
devoirs d’état. ; Ceux qu’elle croyait ses amis s’éloignent, ce sont eux
qui ne font d’elle qu’une bouchée, et montrent de vifs regrets : “ Cette
âme se perd, elle vit notoirement dans l’illusion. ; “ Ce sont là choses
du démon ” ; “ Il en sera d’elle comme de telle et telle qui se sont
perdues, et qui contribuent à ruiner la vertu ” ; “ Elle trompe ses
confesseurs ”. Et de s’adresser à eux, et de le leur dire, en invoquant
l’exemple de ce qui est arrivé à certaines personnes qui se sont perdues de
cette façon-là : enfin, mille sortes de moqueries et de sarcasmes.
4 J’ai connu une personne (La sainte, voir chap. 28 de
l’Autobiographie) qui eut grand peur de ne plus trouver à qui confesser, au
point où en étaient les choses : je ne puis m’y arrêter, il y aurait trop
à dire. Le pis est que cela n’est point passager, mais dure toute une vie ;
ils s’avisent les uns les autres de se garder de voir des personnes semblables.
Vous me direz qu’il est aussi des gens qui disent du bien d’elles. Ô mes
filles, qu’ils sont rares, ceux qui ajoutent foi à ce bien, comparé au nombre
de ceux qui les abominent ! D’autant plus que cette épreuve-là est pire
que les moqueries ! L’âme voit clairement que si elle possède quelque
bien, c’est un don de Dieu, il ne lui appartient nullement, elle s’est vue
naguère très pauvre, engloutie dans le péché, et c’est pour elle un tourment
intolérable, du moins au début ; elle en souffre moins plus tard, pour
plusieurs raisons : premièrement l’expérience lui montre clairement que
les gens sont aussi prompts à dire du mal qu’à dire du bien, elle ne fait donc
pas plus cas de l’un que de l’autre ; deuxièmement, le Seigneur lui a fait
mieux comprendre que rien de bon ne lui appartient, mais procède de Sa Majesté,
et oubliant qu’elle y est pour quelque chose, comme s’il s’agissait d’une
tierce personne, elle se tourne vers Dieu pour le louer ; troisièmement,
si elle voit quelques âmes tirer avantage des faveurs que Dieu lui accorde elle
pense que, dans leur intérêt, Sa Majesté permet qu’on la croie bonne sans qu’il
n’en soit rien ; quatrièmement, plus occupée de l’honneur et de la gloire
de Dieu que de son propre renom, elle n’est plus tentée de croire, comme au
début, que ces louanges ont pour but de l’abattre, comme ce fut le cas pour
certaines d’entre elles, et peu lui importe qu’on la déshonore, si, en échange,
Dieu est loué ne serait-ce qu’une fois et advienne que pourra.
5 Ces raisons et autres apaisent la vive peine que lui causent
ces louanges, non sans regrets, toutefois, sauf si elle n’y prête aucune
attention ; mais l’épreuve de bénéficier sans raison de l’estime publique
est incomparablement plus pénible que les sarcasmes. Quand l’âme en vient à
moins s’affliger des louanges, elle ressent beaucoup moins les moqueries ;
elle s’en réjouit plutôt, c’est pour elle une musique très douce. A la vérité,
elles fortifient l’âme bien plus qu’elles ne l’effraient. Elle sait déjà
d’expérience les grands avantages qu’elle trouve sur cette voie, elle ne croit
même pas que ceux qui la persécutent offensent Dieu : Sa Majesté les y
autorise pour son plus grand bien ; comme elle en est clairement
persuadée, elle s’éprend pour eux d’un amour particulièrement tendre et les
tient pour ses meilleurs amis, puisqu’ils lui font gagner plus que ceux qui
disent du bien d’elle.
6 Le Seigneur envoie aussi parfois de très graves maladies.
C’est là une épreuve bien pire, en particulier lorsqu’elles s’accompagnent de
souffrances aiguës ; si les douleurs sont vives, c’est, me semble-t-il, ce
que nous pouvons endurer de pire sur terre : je précise qu’il s’agit de
douleurs extérieures, mais elles pénètrent à l’intérieur quand elles le
veulent, je dis bien les douleurs très vives. Cela décompose l’intérieur et
l’extérieur de telle façon que l’âme oppresser ne sait que devenir, elle
préférerait de beaucoup un prompt martyre à ces souffrances-là ; toutefois,
lorsque leur acuité est extrême, elles ne se prolongent pas trop longtemps,
car, enfin, Dieu ne nous donne rien que nous ne puissions supporter, Sa Majesté
commence par nous donner la patience, avec d’ordinaire d’autres grandes
douleurs, et toutes sortes de maladies.
7 Je connais une personne (la sainte elle-même) qui depuis que
le Seigneur a commencé à lui accorder la faveur dont j’ai parlé, il y a
quarante ans, ne peut dire sincèrement avoir vécu un jour sans douleurs, ou
toute autre forme de souffrance ; par manque de santé corporelle, dis-je,
sans parler d’autres pénibles épreuves. Il est vrai qu’elle avait été bien
vile, et ce qu’elle subissait était peu de chose, puisqu’elle méritait l’enfer.
Notre-Seigneur doit en user autrement avec celles qui ne l’ont pas offensé,
mais je choisirais quant à moi la souffrance, ne serait-ce que pour imiter
Notre-Seigneur Jésus-Christ, même s’il n’y avait pas d’autre avantage ;
or, ils sont toujours très nombreux. Oh ! Que dire alors des souffrances
intérieures ! S’il était possible de les décrire, les souffrances
extérieures sembleraient infimes, mais elles sont incommunicables.
8 Commençons par le tourment de tomber sur un confesseur si
raisonnable et si peu expérimenté qu’il n’est chose qui ne lui semble dangereuse :
il a peur de tout, il doute de tout, lorsque ce qu’il voit sort de l’ordinaire.
En particulier, s’il remarque quelque imperfection dans l’âme à qui ces choses
arrivent, alors qu’il lui semble que Dieu ne doit accorder ces faveurs qu’à des
anges, ce qui est impossible tant qu’elle habite ce corps : immédiatement,
il condamne tout, c’est le démon, ou la mélancolie. Cette maladie pullule en ce
monde à tel point que cela ne m’étonne point, elle est si fréquente, le démon,
par ce moyen, fait tant de dégâts, que les confesseurs ont de fortes raisons de
la craindre et d’y regarder de très prés. Mais la pauvre âme qui vit elle-même
dans cette crainte s’adresse au confesseur comme à un juge ; s’il la
condamne elle ne peut éprouver qu’un trouble si profond et de si grands
tourments que seuls ceux qui sont passés par là comprendront quelle rude
épreuve elle endure. Voilà encore l’une des grandes épreuves que subiront ces
âmes, spécialement si elles ont été coupables : songer que Dieu permet
qu’elles soient induites en erreur, en punition de leurs péchés ; même
lorsque Sa Majesté leur accorde une faveur, elles ne peuvent croire qu’il
s’agisse d’un autre esprit, mais de Dieu, elles en sont certaines ;
toutefois, comme cela passe vite et que le souvenir de leurs péchés est
toujours présent, elles voient leurs fautes, il y en a toujours, et ce tourment
s’ensuit. Quand le confesseur les rassure, elles s’apaisent, mais
momentanément ; s’il enchérit sur les craintes, c’est chose presque
intolérable, en particulier quand s’ensuit une période de sécheresse où elles
imaginent qu’elles n’ont jamais pensé à Dieu, que jamais elles n’y
pensent ; et elles entendent parler de Sa Majesté comme d’une personne
qu’elles ne connaissent que de loin.
9 Tout cela n’est rien ; s’il ne s’y ajoute l’idée
qu’elles ne savent pas informer leurs confesseurs, et qu’elles les trompent
elles ont beau y réfléchir et voir qu’il n’est premier mouvement qu’elles ne
lui avouent, tout est inutile ; leur entendement obscurci est incapable de
voir la vérité ; il ne croit que ce que l’imagination lui suggère, (elle
est alors souveraine), et toutes les folies que le démon veut leur suggérer,
avec, semble-t-il, l’autorisation de Notre-Seigneur qui lui permet de les
éprouver, et même de leur faire croire qu’elles sont réprouvées de Dieu. Car
tant de choses combattent cette âme, elles l’oppressent intérieurement d’une
façon si sensible, si intolérable, que l’on ne pourrait comparer ses
souffrances à rien d’autre qu’à celles de l’enfer ; et il n’y a aucune
consolation dans cette tempête. Si elle veut en trouver auprès de son
confesseur, les démons, lui semble-t-il, l’ont persuadé de la tourmenter plus
encore. L’un d’eux, qui dirigeait une âme dont l’angoisse lui semblait d’autant
plus dangereuse qu’elle était faite de l’accumulation de choses multiples, lui
demanda, la crise passée, de le prévenir lorsqu’elle se sentirait à nouveau
menacée. Comme son état empirait toujours, il finit par comprendre qu’il ne lui
appartenait pas de se dominer. Lorsque cette personne, qui savait bien lire,
prenait un livre en castillan, il lui arrivait de n’y rien comprendre, comme si
elle eut ignoré le b-a-ba : son entendement en était incapable.
10 Enfin, il n’est sauvegarde au milieu de cette tempête, sauf
d’attendre la miséricorde de Dieu qui au moment le plus inattendu, par un seul
mot, ou au hasard d’un événement, dissipe tout si promptement qu’il semble n’y
avoir jamais eu de nuages en cette âme qui se retrouve ensoleiller et plus
consoler que jamais. Et comme ceux que la victoire a soustraits aux dangers
d’une bataille, elle rend grâces à Notre-Seigneur qui a combattu et
vaincu ; elle voit clairement qu’elle n’a pas combattu elle-même, elle
croit voir aux mains de ses ennemis les armes avec lesquelles elle aurait pu se
défendre ; elle perçoit donc clairement sa misère et le peu que nous
pouvons faire nous-même si le Seigneur nous abandonne.
11 On pourrait croire qu’elle n’a plus besoin de ces
considérations pour le comprendre, elle est passée par là, l’expérience lui a montré
sa totale impuissance, elle a compris notre néant et la misérable chose que
nous sommes ; mais la grâce dont elle n’est probablement pas privée,
puisqu’elle n’offense pas Dieu dans ces orages et qu’elle ne l’offenserait pour
rien au monde, est si cachée, qu’elle ne perçoit pas la plus petite étincelle
d’amour de Dieu en elle, et qu’elle n’imagine pas l’avoir jamais aimé ; le
bien qu’elle a pu faire, une faveur que Sa Majesté a pu lui accorder, tout lui
semble songe, ou imagination ; mais elle est certaine des péchés qu’elle a
commis.
12 Ô Jésus ! quelle vision que celle d’une âme ainsi
délaissée, pour qui, comme je l’ai dit, toute consolation terrestre est si peu
de chose ! Ne pensez donc point, mes soeurs, s’il vous arrive de vous
trouver dans cet état, que les riches, et ceux qui sont libres doivent y
remédier mieux que vous. Non, non, je crois, quant à moi, qu’il en est d’eux
comme de condamnés à mort à qui on offrirait tout ce qu’il y a de délicieux au
monde, cela ne les soulage point, et tendrait plutôt à accroître leur
tourment ; il vient d’en haut, et les choses de la terre sont
impuissantes. Ce grand Dieu veut que nous voyions en Lui le Roi, et en nous
notre misère. C’est très important pour ce qui va suivre.
13 Que fera donc cette pauvre âme, quand elle passera de longs
jours dans cet état ? Si elle prie, c’est comme si elle ne priait
point ; quant à la consolation, je le précise : toute consolation
extérieure est exclue, elle ne comprend pas le sens de sa prière, rien qu’une
prière vocale, puisque ce n’est absolument pas le moment de la prière mentale,
les puissances en sont incapables ; la solitude accroît plutôt son mal,
d’où un autre tourment, celui de vivre en compagnie, et qu’on lui parle. Ainsi,
malgré ses efforts, elle extériorise son dégoût, sa mauvaise humeur, très
ostensiblement. Saura-t-elle vraiment dire ce qu’elle a ? C’est indicible,
il s’agit d’oppressions et de peines spirituelles auxquelles on ne saurait
donner un nom. Le meilleur remède, je ne dis pas pour guérir, car je n’en
trouve pas, mais pour supporter ce mal, c’est de s’occuper à des oeuvres de
charité extérieures et d’espérer en la miséricorde de Dieu, qui ne fait jamais
défaut à ceux qui espèrent en Lui. Qu’il soit béni à jamais. Amen.
14 D’autres épreuves que nous infligent les démons sont
extérieures, et doivent être moins fréquentes ; il n’y a donc pas lieu
d’en parler, elle sont d’ailleurs beaucoup moins pénibles, les démons, pour
beaucoup qu’ils fassent, n’arrivent pas ainsi à inhiber les puissances, ce me
semble, ni à troubler l’âme de cette manière ; enfin, il reste assez de
raison pour penser qu’ils ne peuvent outrepasser ce que le Seigneur leur
permet, et quand on n’a pas perdu la raison, tout ce qu’on endure n’est pas
grand-chose, comparé à ce que je viens de dire.
15 Nous parlerons d’autres peines intérieures de cette Demeure
en traitant des différences qu’il y a dans l’oraison et dans les faveurs du
Seigneur. Bien que certaines de ces souffrances soient encore plus cruelles que
ces dernières, comme on le verra par l’état où elles laissent le corps, elles
ne méritent pas le nom d’épreuves nous aurions tort de le leur donner, tant ces
faveurs du Seigneur sont grandes ; l’âme qui les reçoit le comprend, et
conçoit qu’elles sont disproportionnées à ses mérites. Cette grande peine
précède l’entrée dans la Septième Demeure, avec beaucoup d’autres ; je
parlerai de quelques-unes, il serait impossible de toutes les décrire ni même
de les définir, car elles sont d’une tout autre lignée que les précédentes et
beaucoup plus élevées ; et si je n’ai pu exposer mieux que je ne l’ai fait
celles qui sont de plus basse catégorie, je pourrai d’autant moins expliquer
celles-là. Plaise au Seigneur de me donner sa faveur en toutes choses, par les
mérites de son Fils. Amen.
1 Nous avons, semble-t-il, bien délaissé le petit papillon,
mais il n’en est rien, car ces épreuves tendent à le faire voler plus haut.
Commençons donc maintenant à traiter de la façon dont l’époux se comporte à son
égard, voyons comment, avant de s’unir tout à fait à l’âme, il le lui fait bien
désirer, par des moyens si délicats qu’ils lui sont imperceptibles, et que je
me crois incapable d’en parler de manière à me faire comprendre sauf de celles
qui sont passées par là ; venues du plus profond de l’âme, ce sont des
impulsions si délicates, si subtiles, que je ne puis trouver de comparaison
satisfaisante.
2 C’est fort différent de tout ce que nous pouvons obtenir
ici-bas et même des joies intérieures dont il a été parlé, car fréquemment,
lorsque la personne est distraite, sans même qu’elle songe à Dieu, il arrive
que Sa Majesté l’éveille, brusquement, comme passe une étoile filante, ou comme
éclate un coup de tonnerre, mais elle n’entend aucun bruit : l’âme
comprend toutefois fort bien que Dieu l’a appelée, elle le comprend même si
bien que parfois, surtout au début, elle frémit et gémit, quoique rien lui
fasse mal. Elle ressent les effets d’une blessure infiniment savoureuse, sans
déceler toutefois comment elle fut blessée, ni par qui ; elle reconnaît
bien que c’est chose précieuse et voudrait ne jamais guérir de cette blessure.
Elle se plaint à son Époux, parfois même à voix haute, avec des mots d’amour
qu’elle ne peut retenir ; elle comprend qu’il est présent, mais qu’il ne
veut pas se manifester ni lui permettre de jouir de sa compagnie. C’est une peine
bien grande, mais savoureuse et douce ; l’âme ne peut se refuser à la
ressentir, jamais même elle n’y consentirait. Elle y puise de bien plus grandes
satisfactions que dans le savoureux anéantissement, libre de toute peine,
qu’est l’oraison de quiétude.
3 Je me morfonds du désir de vous faire comprendre, mes
soeurs, cette opération, et ne sais comment m’exprimer. Il semble
contradictoire de dire que l’Aimé fait clairement comprendre qu’il est avec
l’âme, et qu’il semble en même temps l’appeler par un signe si réel qu’elle ne
peut en douter, un sifflement si pénétrant, si audible, que cette âme ne peut
manquer de l’entendre, car il paraît évident que lorsque l’Époux qui est dans
la Septième Demeure parle ainsi, sans toutefois qu’il s’agisse de paroles
formulées, les gens qui se trouvent dans les autres Demeures n’osent bouger, ni
les sens, ni l’imagination, ni les puissances. Ô mon Dieu tout- puissant, que
vos secrets sont grands, et que les choses de l’esprit diffèrent de tout ce
qu’on peut voir et entendre ici-bas puisqu’il n’y a aucun moyen d’expliquer
cette faveur, pourtant si petite, quand on la compare à tout ce que vous opérez
de si grand dans les âmes !
4 Son action sur l’âme est si forte qu’elle s’anéantit de
désir et ne sait que demander, car elle croit percevoir clairement que son Dieu
est avec elle. Vous allez me dire : comprenant cela que peut-elle désirer,
qu’est-ce qui peut la peiner ? Quel plus grand bien veut-elle ? Je ne
le sais ; je sais que cette peine semble l’atteindre aux entrailles, et
que lorsque celui qui la blesse arrache la flèche, il semble vraiment les lui
arracher aussi, si vif est l’amoureux regret qu’elle éprouve. Je me demande si
on ne pourrait pas dire que de ce brasier ardent, qui est mon Dieu, une
étincelle jaillit, touche l’âme, et lui transmet sa flamme ardente ; c’est
insuffisant pour la brûler, mais si délectable qu’elle reste tout en peine, et
il a suffi d’un contact pour susciter cet effet ; telle est, me
semble-t-il, la meilleure comparaison que j’aie trouvée. Car cette douleur
savoureuse, qui n’est pas une douleur, ne dure pas ; s’il lui arrive de
persister un long moment, elle peut aussi disparaître au plus vite, selon ce
que le Seigneur veut lui communiquer, car nul moyen humain ne peut l’obtenir. Aussi,
bien qu’elle dure parfois un moment, elle disparaît et revient ; enfin,
elle n’est jamais permanente, c’est pourquoi elle n’embrase pas l’âme tout
entière ; à peine l’étincelle va-t-elle l’enflammer qu’elle
s’éteint ; mais l’âme garde le désir de souffrir à nouveau l’amoureuse
douleur qu’elle lui a causée.
5 Il n’y a pas lieu de demander ici si cela provient de notre
nature, si la cause en est la mélancolie, ou les tromperies du démon, ou nos
imaginations ; on perçoit fort bien que ce mouvement provient du lieu même
où se tient le Seigneur, qui est immuable ; ces opérations ne ressemblent
pas à d’autres dévotions, où la torpeur des plaisirs spirituels peut susciter
le doute. Ici, ni les sens ni les puissances ne sont dans la torpeur, ils
considèrent et s’interrogent, impuissants à s’opposer à cette peine délectable
comme à l’accroître, incapables d’y échapper, me semble-t-il. Que celui à qui
Notre-Seigneur accorderait cette faveur, (il la reconnaîtra lorsqu’il lira
ceci) lui rende grâce ardemment, car il n’a pas à craindre d’être abusé ;
qu’il ait grand peur de répondre par de l’ingratitude à une si haute faveur,
qu’il tâche de servir et d’amender sa vie en toutes choses, il verra ce qui
s’ensuit : il recevra de plus en plus. Une personne à qui échut cette
faveur vécut ainsi plusieurs années, si satisfaite, que si elle avait dû servir
le Seigneur au milieu de grandes épreuves pendant des années infinies, elle se
fût jugée bien récompensée. Qu’il soit béni à jamais. Amen.
6 Il se peut que vous objectiez : pourquoi y a-t-il plus
de sécurité dans ces choses-là que dans d’autres ? A mon avis, pour
plusieurs raisons. Premièrement, jamais le démon ne donne une peine aussi
savoureuse que celle-là. Peut-être pourrait-il donner une saveur, des délices,
qui semblent spirituels ; mais joindre à la peine, et à une si grande
peine, la quiétude et le plaisir de l’âme, n’est pas de son ressort ; tous
ses pouvoirs sont extérieurs, et ses peines, quand il en inflige, ne sont, à ce
qu’il me semble, jamais savoureuses, ni accompagnées de paix : elles
inquiètent et suscitent la guerre. Deuxièmement, parce que cette savoureuse
tempête provient d’une région sur laquelle il ne peut exercer son empire.
Troisièmement, du fait des grands bienfaits que cette faveur communique à l’âme ;
ce sont, à l’ordinaire, le désir de subir de nombreuses épreuves, la
détermination accrue de s’éloigner des contentements et conversations de la
terre, et autres choses semblables.
7 Il est très clair qu’il ne s’agit pas d’imaginations, car si
l’âme recherchait cette faveur, elle ne pourrait la contrefaire. C’est chose si
frappante qu’on ne peut s’en faire aucune idée, (je précise, croire qu’on l’a
quand on ne l’a point) ni en douter quand on la reçoit ; au cas où quelque
doute subsisterait, que l’âme sache alors qu’il ne s’agit pas véritablement de
ces élans dont j’ai parlé ; je précise, au cas où elle se demanderait si
elle les a éprouvés ou non, que l’âme les perçoit aussi clairement que
l’oreille entend un grand cri. Quant à la mélancolie, c’en est fort
éloigné ; la mélancolie ne fait et fabrique ses idées que dans
l’imagination ; ce dont nous parlons provient de l’intérieur de l’âme. Il
se peut que je me trompe, mais tant que je n’entendrai pas quelqu’un qui
connaisse cet état me donner d’autres explications, mon opinion ne variera
point ; une personne que je connais redoutait fort des illusions, mais
jamais elle n’a pu douter de cette forme d’oraison.
8 Notre-Seigneur a aussi d’autres façons d’éveiller
l’âme : au moment le plus inattendu, alors qu’on prie vocalement, distrait
de toute chose intérieure, une flambée délicieuse vous saisit, comme si un fort
parfum se communiquait soudain à tous les sens, (je ne dis pas que ce soit un
parfum, ce n’est qu’une comparaison), ou quelque chose de cette sorte, qui fait
sentir que l’Époux est présent ; l’âme s’émeut du désir savoureux de jouir
de Lui, elle se trouve disposée à accomplir de grandes actions et à louer
Notre-Seigneur. Cette faveur naît de ce que je viens d’évoquer ; mais ici
rien ne fait de la peine, le désir même de jouir de Dieu n’est pas
pénible : voilà ce que l’âme éprouve d’ordinaire. Ici non plus, il n’y a
rien à redouter, ce me semble, pour quelques-unes des raisons que j’ai
dites ; mais tâcher de recevoir cette faveur avec les actions de grâces.
1 Dieu a une autre manière d’éveiller l’âme ; bien que
sous certains aspects cette faveur-ci paraisse supérieure aux précédentes, elle
peut être plus dangereuse, c’est pourquoi je m’y arrêterai un peu. Il s’agit de
paroles adressées à l’âme, de diverses façons ; certaines semblent venir
de l’extérieur, d’autres du plus profond ou du plus haut de l’âme ;
d’autres viennent de l’extérieur, et elles sont si nettes que l’ouïe les
distingue. Quelquefois, souvent même, ce peut être une idée qu’on se fait, en
particulier chez les personnes de faible imagination, ou mélancoliques ;
je précise : celles dont la mélancolie est notoire.
2 A mon avis, il ne faut pas faire crédit à ces deux sortes de
personnes, même quand elles disent qu’elles voient et qu’elles entendent, ni
les inquiéter en leur disant qu’il s’agit du démon, mais les écouter comme des
malades ; que la prieure ou le confesseur à qui elles s’en ouvriraient
leur disent de ne pas en faire cas, que tel n’est pas le moyen substantiel de
servir Dieu, que le démon a trompé nombre de gens par ce moyen, bien que ce ne
soit peut-être pas leur cas : cela afin de ne pas ajouter à l’affliction
où déjà leur humeur les incline. Si on leur dit que c’est l’effet de la mélancolie,
on n’en finira plus ; elles jureront qu’elles voient et entendent, car
elles ont cette impression.
3 Il est vrai qu’il faut avoir le soin de les priver de
l’oraison, et obtenir autant que possible qu’elles ne tiennent aucun compte de
tout cela ; le démon utilise parfois ces âmes malades, il ne leur nuit
pas, à elles, mais à d’autres ; malades et bien portantes doivent toujours
redouter ces choses-là jusqu’à ce qu’on en connaisse l’esprit. Je dis donc
qu’il est préférable de les vaincre au début, car si elles viennent de Dieu,
elles n’en progresseront que mieux : l’épreuve les renforce. Il en est
ainsi, mais qu’on ne cherche pas à beaucoup opprimer l’âme, ni à l’inquiéter,
car, vraiment, elle n’en peut mais.
4 Revenant, donc, à mon premier sujet, celui des paroles dites
à l’âme, quelle que soit la façon dont elles se présentent, elles peuvent venir
de Dieu, mais aussi du démon ou de notre propre imagination. Je dirai, si cela
m’est possible avec la faveur de Dieu, à quels signes on les distingue, et dans
quelles circonstances ces paroles sont dangereuses. Car parmi les gens
d’oraison, nombreuses sont les âmes qui en entendent, et je voudrais, mes
soeurs, que vous ne pensiez mal faire ni en ne leur accordant aucun crédit, ni
en leur en accordant ; quand elles ne concernent que vous, soit qu’elles
vous flattent, soit qu’elles vous éclairent sur vos fautes, peu importe celui
qui les dit, et même si c’est une idée que vous vous faites, cela ne va pas
loin. Je vous avertis de ceci : même si elles proviennent de Dieu, ne vous
croyez pas meilleurs de ce fait ; il a beaucoup parlé aux pharisiens, et
tout dépend du profit qu’on tire de ses paroles ; ne faites pas plus cas
de celles qui ne seraient pas très exactement conformes aux Écritures que si
vous les teniez du démon en personne ; car même si elles sont nées de
votre faible imagination, il faut les considérer comme une tentation contre les
choses de la foi, donc toujours y résister, afin de les écarter ; et elles
s’écarteront, car elles n’ont pas une grande force.
5 Pour en revenir à ce que je disais au début, soit que les
paroles viennent de l’intérieur ou de la partie supérieure de l’âme, soit
qu’elles viennent de l’extérieur, cela ne signifie pas qu’elles ne viennent pas
de Dieu. Les marques les plus certaines qu’on puisse en avoir sont les
suivantes. La première, et la plus sure, c’est la puissance et l’empire
qu’elles exercent : ces paroles sont des actes. Je m’explique : l’âme
se trouve au milieu des tribulations et de l’agitation intérieures déjà
décrites, dans l’obscurité de l’entendement et la sécheresse : il lui
suffit d’entendre un mot, rien que “ n’aie pas de peine ”, pour s’apaiser,
libre de tout chagrin, dans une grande lumière ; cette peine s’évanouit,
alors qu’il lui semblait que si le monde entier et les hommes doctes tous
ensemble lui avaient donné des raisons de s’en délivrer, leurs efforts ne
seraient pas parvenus à soulager son affliction. Elle est affligée, pleine de
craintes parce que son confesseur, et d’autres personnes avec lui, lui ont dit
que son esprit provient du démon ; mais il suffit qu’on lui dise la
parole : “ C’est moi, n’aie pas peur ”, pour que tout se dissipe ;
elle est parfaitement consolée, persuadée que personne ne pourrait lui faire
croire qu’il en est autrement. De même lorsqu’elle est fort en peine d’affaires
graves, dont elle ignore ce qu’il en adviendra, elle entend qu’elle doit se
calmer, que tout réussira. Elle se retrouve dans la certitude, sans nulle
peine. Et il en est ainsi de beaucoup d’autres choses (voir Autobiographie,
chap. 25).
6 Second signe : l’âme se retrouve dans une grande
quiétude, dans un recueillement fervent et apaisé, prête à louer Dieu. Ô
Seigneur ! Si le mot que vous nous faites dire par l’un de vos pages
(puisqu’à ce qu’on dit, du moins dans cette Demeure, ce n’est pas le Seigneur
lui-même qui parle, mais un ange), a un tel pouvoir, qu’en sera-t-il pour l’âme
liée d’amour avec Vous, et Vous avec elle ?
7 Troisième signe : ces paroles ne s’effacent pas de la
mémoire avant fort longtemps, et certaines ne s’effacent jamais, alors que nous
oublions celles que nous entendons ici-bas ; je précise : celles que
les hommes nous ont dites ; pour graves et doctes qu’ils soient, leurs
paroles ne se gravent pas aussi profondément dans la mémoire, et s’il s’agit de
choses futures, nous n’y ajoutons pas la même foi ; mais la parole de Dieu
nous insuffle une immense certitude, et même lorsqu’il s’agit de choses qui
semblent si impossibles que l’âme ne peut s’empêcher d’en douter, de se demander
si elles se réaliseront oui ou non, l’entendement hésite un peu, mais l’âme
elle-même est pleine d’une certitude invincible, même si tout semble contredire
ce qu’elle a entendu ; les années passent, rien ne peut l’empêcher de
penser que Dieu usera de moyens incompréhensibles aux hommes, mais que cela
s’accomplira enfin ; et cela s’accomplit. Pourtant, comme je l’ai dit,
elle n’en souffre pas moins lorsqu’elle voit de nombreux obstacles ; ce
qu’elle a entendu est loin dans le temps, l’action de Dieu, la certitude
qu’elle eue sur le moment que cela venait de Lui, se sont émoussées, les doutes
apparaissent, elle se demande si ce ne fut pas le démon, ou son imagination.
Mais sur le moment elle n’a aucun doute, mais elle mourrait pour cette vérité.
Toutefois, comme je le dis, que ne fera le démon à l’aide de ces imaginations
qu’il suggère pour affliger et effrayer l’âme ! En particulier s’il s’agit
d’une affaire dont on présume qu’elle sera pour le grand bien des âmes, une
oeuvre pour l’honneur de Dieu, pour son service et qui présente de sérieuses
difficultés. Le moins qu’il fasse c’est d’affaiblir la foi, et il est fort
nuisible de ne pas croire Dieu assez puissant pour accomplir des oeuvres que
notre entendement n’entend pas.
8 Au milieu de tous ces combats, malgré tant de gens qui
disent à cette personne elle-même que c’est de l’absurdité, (c’est-à-dire les
confesseurs avec qui elle traite de ces choses), malgré tous les revers qui
devraient lui faire admettre que ces prédictions sont irréalisables, il lui
reste je ne sais où une étincelle d’espérance si vive que même si tous les
autres espoirs étaient morts, il lui serait impossible, le voudrait-elle,
d’admettre que cette certitude n’est pas vivante. Et enfin, comme je l’ai dit,
la parole du Seigneur s’accomplit, la satisfaction et l’allégresse de l’âme
sont telles qu’elle ne cesse de louer Sa Majesté d’avoir vu s’accomplir ce
qu’Elle lui avait promis, plus encore que de l’oeuvre elle-même, bien qu’elle
soit d’une grande importance pour elle.
9 Je ne sais à quoi tient le prix que l’âme accorde à la
vérité de ces paroles ; elle regretterait moins d’être prise en flagrant
délit de mensonge, comme si elle y pouvait quelque chose, alors qu’elle ne
répète que ce qui lui est dit. Certaine personne, à ce sujet, évoquait souvent
Jonas, prophète, qui craignait que Ninive ne soit pas détruite. Enfin, puisque
l’esprit est de Dieu, il est juste de désirer fidèlement qu’on ne lui attribue
aucune fausseté, à Lui qui est là suprême vérité. L’allégresse est donc vive quand,
après mille traverses, elle voit s’accomplir des choses d’une extrême
difficulté ; même si de grandes épreuves doivent s’ensuivre pour cette
personne, elle préfère de beaucoup les subir plutôt que d’admettre que ce que
le Seigneur lui a dit, et qu’elle croit vrai, puisse ne pas s’accomplir. Tout
le monde n’a peut-être pas cette faiblesse, si c’en est une, car je ne puis y
voir du mal et la condamner.
10 Si les paroles entendues naissent de l’imagination, on ne
remarque aucun de ces signes : ni certitude, ni paix, ni joie
intérieure ; il pourrait advenir, et je connais quelques personnes dans ce
cas, qu’étant fort absorbées dans l’oraison de quiétude et le sommeil spirituel
(celles qui sont faibles de complexion, ou d’imagination, ou pour je ne sais
quelle cause, sont vraiment si hors d’elles, dans ce grand recueillement,
qu’elles perdent tout contrôle extérieur, tous les sens sont endormis, comme
chez une personne qui dort, et peut-être même sont-elles ainsi, somnolentes),
elles croient entendre parler comme en songe, elles croient même voir des
choses, et elles pensent que cela vient de Dieu, et elles en négligent les
effets, enfin, comme s’il s’agissait d’un songe. Il peut se faire aussi
qu’alors qu’elles demandent quelque chose à Notre-Seigneur affectueusement,
elles croient qu’on leur répond ce qu’elles voulaient ; cela se produit
quelquefois. Quiconque aurait la grande expérience des paroles de Dieu ne
pourrait, ce me semble, s’y tromper ; cela provient de l’imagination.
11 Le démon est plus redoutable. Mais les signes exposés
peuvent assurer qu’il s’agit de Dieu ; toutefois, si la chose qu’on vous
dit est grave et que vous deviez vous-même vous mettre à l’oeuvre, ou si les
affaires d’une autre personne sont en cause, ne faites jamais rien sans l’avis
d’un confesseur avisé, docte, et serviteur de Dieu ; cela ne doit pas vous
effleurer l’esprit, même si de mieux en mieux informée, il vous paraît clair
que cela vient de Dieu ; car c’est ce que veut Sa Majesté. Ainsi, vous ne
vous refuserez pas à faire ce que Dieu ordonne, puisqu’il nous a dit de
considérer le confesseur comme son représentant, et là on ne peut douter que ce
soient ses paroles ; elles fortifieront notre courage, si l’affaire est
difficile, Notre-Seigneur en donnera au confesseur, il lui fera admettre quand
il le voudra que c’est son Esprit, sinon, nous ne sommes obliges à rien. Agir
autrement, suivre moindrement notre propre sentiment, j’estime cela très
dangereux ; je vous adjure donc, mes soeurs ; au nom du Seigneur :
que cela ne vous arrive jamais.
12 Le Seigneur parle encore à l’âme d’une autre façon que
j’estime pour ma part fort vraie, dans certaine vision intellectuelle que je
décrirai plus loin. C’est au si intime de l’âme, on croit si clairement entendre
ces paroles du Seigneur lui-même avec l’ouïe de l’âme, et si secrètement, que
les effets mêmes de la vision rassurent, et assurent que le démon ne peut
intervenir ici. Les grands effets qui s’ensuivent permettent de le
croire ; du moins est-il certain que cela ne procède pas de l’imagination,
et puis, tout bien considère, l’âme peut toujours avoir cette certitude, pour
plusieurs raisons. La première, la clarté des paroles est bien
différente ; elles sont si claires que s’il manquait une syllabe dans ce
que l’âme a entendu, elle s’en souviendrait, et avec quel ton ce fut dit, même
si la phrase était longue ; l’élocution ne serait pas aussi claire, ni les
paroles aussi distinctes si cela venait de l’imagination, mais comme entendues
dans une sorte de rêve.
13 La seconde : souvent, on était bien éloigné de penser
à ce qu’on a entendu, c’est survenu à l’improviste, et même au milieu une
conversation ; toutefois, c’est souvent la réponse à une idee qui traverse
soudain notre pensée, ou à laquelle on a pensé naguère ; mais souvent
aussi il s’agit de choses dont on ne se rappelle point qu’elles devaient être
ni qu’elles seraient, l’imagination ne peut donc pas les avoir fabriquées pour
que l’âme commette l’erreur de s’engouer de ce qu’elle n’a pas désiré, ni
voulu, ni connu.
14 La troisième : lorsqu’il s’agit de Dieu, on est comme
quelqu’un qui entend, et lorsqu’il s’agit de l’imagination, comme quelqu’un qui
compose peu à peu ce qu’il veut lui-même qu’on lui dise.
15 La quatrième : les paroles sont fort différentes dans
les deux cas ; une seule suffit à faire comprendre beaucoup de choses que
notre entendement ne pourrait composer si rapidement.
16 La cinquième : ces paroles, souvent, par des moyens
que je ne saurais expliquer, font comprendre beaucoup plus de choses que ne
l’implique leur sens exact. Je m’étendrai ailleurs sur cette manière de
comprendre, c’est chose très délicate, et qui incite à louer Notre-Seigneur.
Cette manière-là, ces différences, ont troublé certaines personnes, (en
particulier l’une d’elles qui en a l’expérience, et il doit y en avoir
d’autres), elles ne parviennent pas a se ressaisir ; je sais que celle
dont je parle a considéré attentivement cette situation, car le Seigneur lui
fait très souvent cette faveur ; au début, elle se demandait si elle
n’imaginait pas tout cela, et elle doutait. Car on a plus vite fait de déceler
l’action du démon, malgré ses ruses qui savent bien contrefaire l’esprit de
lumière ; il dit très clairement les paroles, ce me semble, on ne peut
douter de les avoir entendues, tout comme lorsque c’est l’esprit de vérité qui
intervient ; mais il ne peut contrefaire les effets que j’ai cités, ni
laisser l’âme dans une telle paix, dans une telle lumière : il sème
l’inquiétude et l’agitation. Il ne peut guère nuire et ne fait même aucun mal
si l’âme est humble et si, comme je l’ai dit, elle ne fait pas un geste pour
rien exécuter, quoi qu’elle ait entendu.
17 Si elle reçoit des faveurs et des régals du Seigneur,
qu’elle observe attentivement si, de ce fait, elle se sent meilleure ; si
elle n’est pas d’autant plus confuse que la parole est plus flatteuse, il lui
faut croire qu’il ne s’agit pas de l’esprit de Dieu. Lorsque c’est Lui, il est
très certain que plus la faveur est grande, plus l’âme se méprise, plus elle se
rappelle ses péchés, plus elle oublie ses progrès, plus elle applique sa
volonté et sa mémoire à ne vouloir que l’honneur de Dieu, sans songer à son
profit personnel, plus elle redoute de se détourner moindrement de Sa volonté,
et plus elle est sûre de n’avoir jamais mérité ces faveurs, mais l’enfer. Si
toutes les choses et les grâces qu’elle reçoit dans l’oraison produisent ces
effets, que l’âme ne s’effraie point, qu’elle ait confiance en la miséricorde
du Seigneur, il est fidèle, et il ne permettra pas au démon de la tromper, bien
qu’il soit toujours séant de garder des craintes.
18 Il est possible que celles que le Seigneur ne conduit pas
par cette voix imaginent que ces âmes pourraient ne pas écouter ces paroles qui
leur sont dites, et si les paroles sont intérieures, s’en distraire de manière
à ne pas les entendre, dans l’espoir d’éviter ces dangers. Je réponds à cela
que c’est impossible. Je ne parle pas des paroles que nous imaginons, le remède
est alors de moins désirer certaines choses, et de refuser de tenir compte des
idées que nous nous faisons. C’est inutile dans ce cas-ci, car l’esprit qui
parle immobilise lui-même toutes les autres pensées, il oblige à prêter
attention à ce qu’il dit, il serait plus facile à une personne qui entend fort
bien de ne pas comprendre ce que dit quelqu’un qui parlerait à grands
cris : elle pourrait ne pas y prendre garde, fixer sa pensée et son
entendement sur autre chose, mais dans le cas qui nous occupe, ce n’est pas
faisable. Elle n’a pas d’oreilles à boucher, ni de forces pour penser, sauf à
ce qu’on lui dit, et sous aucun prétexte ; car celui qui à la demande de
Josué (je crois que c’était lui), immobilisa le soleil, peut immobiliser les
puissances et toutes nos facultés intérieures, et l’âme voit bien qu’un
Seigneur plus grand qu’elle gouverne son château, et elle lui manifeste sa fort
grande dévotion et son humilité. Il n’y a donc aucun moyen de l’éviter. Plaise
à la divine Majesté de nous donner le moyen de ne chercher qu’à la contenter,
dans l’oublie de nous-même, comme je l’ai dit. Amen. Plaise à Elle que je sois
parvenue à faire comprendre ce que je souhaitais, et que cet avis soit utile
aux âmes à qui cela arriverait.
1 Au milieu des choses que j’évoque, épreuves et autres,
comment le pauvre petit papillon pourrait-il rester en repos ? Tout
l’incite à désirer plus vivement jouir de l’époux ; et Sa Majesté, qui
connaît notre faiblesse, use de tout cela pour disposer son courage à s’unir à
un si grand Seigneur et à le prendre pour Époux.
2 Vous allez rire de ce que je dis, et estimer que c’est
folie ; n’importe laquelle d’entre vous jugera que ça n’est pas
nécessaire, et qu’il n’est femme de basse origine qui n’ait le courage
d’épouser le roi. Je suis de cet avis quant au roi de la terre, mais quant au
roi du ciel, il en faut, je le répète, plus que vous ne le pensez ; car
notre nature est bien timide et basse devant quelque chose d’aussi grand, et je
tiens pour certain que si Dieu n’y pourvoyait, malgré tout ce que vous voyez,
ou tous les avantages qui s’ensuivent, ce serait impossible. Vous allez donc
voir ce que fait Sa Majesté pour conclure ces fiançailles, et j’entends que
c’est dans ce but qu’Elle donne des ravissements qui font perdre le sens ;
car sans être hors de sens, si l’âme se voyait si proche de cette haute
Majesté, il lui serait d’aventure impossible de continuer à vivre. Cela
s’entend des vrais ravissements, et non de ces faiblesses de femmes, comme nous
en avons par ici, où tout nous semble ravissement et extase. Comme je crois
l’avoir bien dit, il est des natures si faibles qu’elles se meurent d’une heure
d’oraison. Je veux exposer ici plusieurs des formes de ravissement dont j’ai
été informée, (j’ai eu des rapports avec tant de personnes spirituelles), sans
être toutefois certaine d’y réussir, comme ce fut le cas lorsque j’ai écrit
ailleurs sur ce sujet (Autobiographie, chap. 20) et pour certaines des choses
dont je parle ici ; pour diverses raisons, il semble n’y avoir aucun
inconvénient à en reparler, ne serait-ce que pour qu’on trouve ici, ensemble,
toutes les Demeures.
3 Dans l’une de ces formes de ravissement, lorsque l’âme qui
n’est peut-être pas en oraison, est touchée par une parole de Dieu qu’elle se
rappelle ou qu’elle entend, il semble que Sa Majesté, de l’intérieur de l’âme, exalte
l’étincelle que nous avons évoquée, émue de pitié d’avoir vu cette âme souffrir
si longtemps de désir ; alors, embrasée tout entière comme l’oiseau Phénix
elle est renouvelée, et on peut croire pieusement que ses fautes lui sont
pardonnées : cela s’entend dans les dispositions voulues et avec les
moyens à portée de cette âme, que l’Église enseigne Ainsi purifiée, le Seigneur
l’unit à Lui, sans que personne ne s’en avise, sauf eux deux ; l’âme
elle-même ne s’en avise point de manière à pouvoir en parler par la suite, bien
qu’elle n’ait pas intérieurement perdu le sens ; cela ne saurait se
comparer à un évanouissement, ni a une syncope, où tout sentiment intérieur ou
extérieur est aboli.
4 Il m’apparaît que dans ces cas l’âme est plus éveillée que jamais
aux choses de Dieu, plus éclairée dans la connaissance de Sa Majesté. Cela peut
sembler impossible ; alors que les puissances et les sens sont si absorbés
qu’on peut les dire morts comment peut-on entendre qu’ils comprennent ce
secret ? Nul n’en sait rien, ni moi, ni peut-être aucune créature, le
Créateur seul le sait, ainsi que bien d’autres choses qui se manifestent dans
cet état, c’est-à-dire dans ces deux Demeures ; car on pourrait bien
parler conjointement de ces deux Demeures, il n’y a pas entre l’une et l’autre
de porte fermée. Mais puisqu’il se passe dans la dernière des choses qui ne se
sont pas manifestées à ceux qui n’y sont pas encore parvenus, j’ai préféré les
séparer.
5 Lorsque le Seigneur juge bon de communiquer à l’âme ravie
certains secrets, ou certaines choses du ciel, ou des visions imaginaires (sur
les vision imaginaire et intellectuelle, voir (Autobiographie, chap. 28), elle
peut ensuite en faire le récit ; cela reste gravé dans sa mémoire de telle
manière que jamais elle ne l’oublie. Mais quand ce sont des visions
intellectuelles, elle est incapable de rien en dire ; à ce degré,
certaines doivent être si élevées qu’il ne convient pas que ceux qui vivent sur
terre les comprennent et en parlent ; toutefois, une personne qui a le
sain usage de ses sens peut décrire ici-bas beaucoup de ces visions
intellectuelles. J’en parlerai en temps voulu, puisque l’ordre m’en fut donné
par quelqu’un qui a autorité pour cela ; bien qu’il paraisse présomptueux
de le croire, ce sera peut-être utile à quelques âmes.
6 Mais, me direz-vous, si ces âmes ne gardent aucun souvenir
des si hautes faveurs que le Seigneur leur accorde alors, quel profit y
trouvent-elles ? Ô mes filles ! Il est si grand qu’on ne le dira jamais
assez ; car bien qu’elles soient indescriptibles, elles se gravent
fortement au plus intime de l’âme, on ne les oublie jamais. Mais si aucune
image ne les accompagne et si les puissances ne les comprennent point, comment
peut-on se les rappeler ? Je ne le comprends pas moi- même ; mais je
comprends que certaines vérités sur la grandeur de Dieu sont si fortement
fixées dans ces âmes que même si la foi ne leur disait qui il est, avec
l’obligation d’y croire pour l’Amour de Dieu, elles adoreraient en lui cette
grandeur à partir de cet instant, comme Jacob quand il vit l’échelle ; il
dut saisir alors d’autres secrets qu’il ne sut répéter ; la vue d’une
échelle par laquelle descendaient et montaient des anges n’eût pas suffi à lui
faire comprendre de si grands mystères, sans un surcroît de lumières
intérieures.
7 Je ne sais si je m’exprime bien, car bien que j’en aie
entendu parler, j’ignore si mes souvenirs sont exacts. Moïse lui non plus n’a
pas su dire tout ce qu’il avait vu dans le buisson, mais uniquement ce que Dieu
lui permit de révéler. Mais si Dieu n’avait pas communiqué à son âme des
secrets, s’il ne lui avait pas octroyé la certitude de voir et de croire que
cela venait de Dieu, il n’aurait pas tant entrepris, au prix de si grandes
épreuves ; il dut découvrir au milieu des épines de ce buisson de fort
grandes choses qui lui donnèrent le courage de faire ce qu’il fit pour le
peuple d’Israël. Donc, mes soeurs, nous n’avons pas à chercher des raisons de
comprendre les choses cachées de Dieu, mais puisque nous croyons en sa
puissance, nous devons croire, c’est clair, que le ver de terre que nous
sommes, dont la puissance est si limitée, est incapable de concevoir ses
grandeurs. Louons-le vivement de consentir à nous en faire comprendre
quelques-unes.
8 Je désirerais trouver une comparaison qui éclaire un peu ce
que je dis, je crains qu’il n’y en ait pas de bonne, mais donnons
celle-ci : vous pénétrez dans l’appartement d’un roi ou d’un grand
Seigneur, ce qu’on appelle, ce me semble, un salon, où on trouve en nombre infini,
toutes sortes de verreries, de poteries et beaucoup de choses, disposées en si
bel ordre qu’on les voit presque toutes en y entrant. On m’a introduite un jour
dans l’une de ces salles chez la Duchesse d’Albe, (où sur les instances de
cette dame, l’obéissance m’avait commandé de demeurer au cours d’un
voyage) ; ébahie, en y pénétrant, je me demandais a quoi pouvait servir
cette foule d’objets, tout en considérant qu’on pouvait louer le Seigneur de
voir une telle variété de choses, et il est amusant de constater combien cela
m’est utile pour ce que j écris ; j’y passai un moment, mais il y avait
tant a voir que j’oubliai tout immédiatement et que je ne gardai le souvenir
d’aucune de ces pièces ; je ne saurais pas plus décrire leur facture que si
je ne les avais jamais vues. Il en est de même lorsque, introduite dans cet
appartement du ciel empyrée que nous devons avoir à l’intérieur de nos âmes,
l’âme ne fait qu’un, très intimement, avec Dieu, (puisque Dieu est dans l’âme,
il est clair qu’il y a dans l’âme une de ces Demeures). Toutefois lorsque l’âme
est ainsi, en extase, le Seigneur ne doit pas toujours lui permettre de
pénétrer ces secrets, (elle est d’ailleurs si occupée à jouir de lui que ce
bonheur lui suffit), mais il lui permet parfois de se ranimer, et de voir
soudain ce qu’il y a dans cet appartement. Revenue à elle, elle garde donc
l’image des grandeurs quelle a vues ; elle ne peut néanmoins en décrire
aucune, sa nature ne se hausse pas au-delà de ce que Dieu a voulu lui montrer
surnaturellement.
9 Suis-je donc en train de confesser ce qui a été vu, et qu’il
s agit d’une vision imaginaire ? Je ne veux rien dire de semblable, cela
n’est pas mon objet, mais la vision intellectuelle ; je manque d’instruction,
mon ignorance est incapable de rien exprimer ; si je me suis bien
expliquée à propos de cette oraison, je comprends clairement que ce n’est pas
de mon propre chef. Pour moi, je suis d’avis que lorsque l’âme à qui Dieu
accorde ces ravissements ne pénètre que certains de ces secrets, ce ne sont pas
des ravissements, mais quelque faiblesse naturelle ; car il se peut que
des personnes de faible complexion, et c’est notre cas à nous, femmes,
surmontent la nature par une certaine force d’esprit, et restent absorbées,
comme je crois l’avoir dit à propos de l’oraison de quiétude. Cela n’a rien de
commun avec le ravissement ; lorsque c’en est un, croyez-le, Dieu dérobe
l’âme tout entière, elle est sa propre chose, et en tant que telle, désormais,
son Épouse, il lui montre peu à peu quelque petite parcelle du royaume qu’elle
a mérité, en tant qu’épouse ; si petite soit-elle, tout est abondance dans
ce grand Dieu, et il ne permet à personne de l’entraver, ni aux puissances, ni
aux sens ; il donne l’ordre immédiat de fermer les portes de toutes ces
Demeures, celle où il réside reste seule ouverte pour nous y introduire. Bénie
soit une si grande miséricorde ; ceux qui ne voudraient pas en profiter,
et qui perdraient ce Seigneur, seront maudits à juste titre.
10 Ô mes soeurs ! ce que nous quittons n’est rien, ni
tout ce que nous faisons, ni tout ce que nous pourrions faire pour un Dieu qui
consent ainsi à se donner à un ver de terre ! Puisque nous espérons jouir
de ce bien dès cette vie même, que faisons-nous ? A quoi nous
arrêtons-nous ? Est-il rien d’assez grand pour nous distraire un instant
de chercher ce Seigneur, comme le faisait l’épouse, dans les rues et sur les
places ? Oh ! tout au monde est moquerie qui ne nous rapproche de
cela et ne nous aide pas à le rejoindre, même si délices, richesses, joies,
tout ce qu’on peut imaginer, devaient durer toujours ! Tout est dégoût,
ordure, en comparaison des trésors dont nous devons jouir à jamais ! Et
cela même n’est rien, comparé au seul fait de posséder le Seigneur de tous les
trésors, ceux du ciel et de la terre.
11 Ô aveuglement humain ! Jusques à quand, jusques à
quand, attendrons-nous qu’on retire cette poussière de nos yeux ? Elle ne
semble pas abonder parmi nous au point de nous aveugler tout à fait, mais je
vois cependant de petits grains, de petits graviers, qui suffiront à nous faire
grand tort, si nous les laissons s’accumuler ; pour l’amour de Dieu, mes
soeurs, servons-nous de ces fautes pour connaître notre misère, qu’elles
épurent notre vue, comme le fit la boue pour l’aveugle qu’a guéri notre Époux
(Jn 9,6-7) ; à nous voir, donc, si imparfaites, supplions le d’autant plus
vivement d’extraire le bien de nos misères, pour contenter Sa Majesté en toutes
choses.
12 Je me suis beaucoup écartée de mon sujet par inadvertance.
Pardonnez-moi, mes soeurs, et croyez que lorsque j’approche des grandeurs de
Dieu, c’est-à- dire, lorsque j’en parle, je ne puis retenir de vives
plaintes : je vois ce que nous perdons par notre faute. Car bien que le
Seigneur donne ces choses à qui il veut, si nous aimions Sa Majesté comme Elle
nous aime, Elle nous les donnerait à nous tous. C’est son unique désir, trouver
à qui donner, et ses richesses ne diminuent pas pour autant.
13 Pour en revenir, donc, à ce que je disais, l’Époux ordonne
la fermeture des portes des Demeures, et même celles du château et de
l’enceinte ; car lorsqu’il veut enlever cette âme, et la ravir, elle perd
la respiration, et même si elle garde un peu plus longtemps l’usage des sens,
il lui est totalement impossible de parler ; mais parfois, aussi, tout
s’interrompt soudain, les mains et le corps se refroidissent à tel point
qu’elle croit être privée d’âme, et qu’il arrive même qu’on ne perçoive plus
son souffle. C’est bref, et je le précise : cet état-là est bref ;
car dés que ce grand ravissement se relâche, le corps semble se ressaisir un
peu, il reprend haleine pour mourir à nouveau et donner à l’âme un supplément
de vie ; et pourtant, cette grande extase ne dure pas longtemps.
14 Lorsqu’elle a cessé, il arrive néanmoins que la volonté
reste si absorbée et l’entendement si égaré, pendant des jours et encore des
jours, que cette âme semble incapable de rien comprendre de ce qui n’éveille
pas la volonté et l’incite à aimer ; elle est toutefois fort éveillée à
l’amour, mais endormie s’il s’agit d’affronter les créatures et de s’y
attacher.
15 Quand l’âme revient tout à fait à elle, oh ! quelle
confusion est la sienne, quel immense désir elle a de s’employer au service de
Dieu, de quelque façon il veuille l’utiliser ! Si les effets des états
d’oraison précédents sont comme je les ai décrits, que peut-il s’ensuivre d’une
faveur aussi grande que celle-là ? Je voudrais vivre mille vies pour les
vouer toutes au service de Dieu, et que toutes choses sur terre se transforment
en langues pour le louer. Le désir de faire pénitence est immense : on n’y
a guère de mérite, la force de l’amour est telle que l’âme ne se ressent guère
de tout ce qu’elle fait, elle voit clairement que les tourments qu’enduraient
les martyrs étaient peu de chose, car avec cette aide de Notre-Seigneur, tout
devient facile ; ces âmes, donc, se plaignent à Sa Majesté quand elles
n’ont pas l’occasion de souffrir.
16 Quand Sa Majesté leur fait cette faveur en secret, elles
l’estiment à sa très haute valeur ; mais quand plusieurs personnes en sont
témoin, elles sont si confuses, si honteuses, que leur âme, en quelque sorte,
se vide du bonheur dont elle a joui, tant elle est soucieuse, affligée, de ce
que les gens penseront de ce qu’ils ont vu. Elles connaissent la malice du
monde, et comprennent que d’aventure on ne l’attribuera pas à qui de droit, et
au lieu d’y trouver une occasion de louer le Seigneur, ce sera peut-être un
sujet de médisances. Sous certains aspects, cette peine et cette confusion me
semblent un manque d’humilité, mais cela ne dépend plus de leur volonté ;
en effet, si cette personne souhaite le blâme, que lui importe ? Comme l’a
dit Notre-Seigneur à quelqu’un qui s’affligeait ainsi : “ Ne te mets pas
en peine, puisqu’ils doivent soit me louer, Moi, soit médire de toi ; et
quoi qu’on dise, tu y gagnes (Autobiographie, chap. 31). ” J’ai su plus tard
que ces paroles avaient beaucoup encouragé et soutenu cette personne ; je
les rapporte ici, au cas où l’une de vous connaîtrait pareille affliction. Notre-Seigneur
semble vouloir que tout le monde comprenne que cette âme est déjà sienne, et
que personne n’a le droit d’y toucher. Qu’on s’attaque à son corps, à son
honneur, à ses biens, à la bonne heure : tout contribuera à honorer Sa
Majesté ; mais quant à l’âme, point ; si elle ne s’éloigne pas de son
Époux par une outrecuidance fort coupable, il la protégera contre le monde
entier, et même contre tout l’enfer.
17 Je ne sais si j’ai réussi à faire comprendre ce qu’est le
ravissement ; tout dire est impossible, comme je l’ai signalé, mais je
sens qu’on ne perd rien à s’y essayer, pour faire comprendre en quoi il
consiste ; car il diffère beaucoup, par ses effets, des ravissements
feints. Si j’emploie le mot “ feints ”, ce n’est pas que la personne qui les a
veuille tromper, mais elle est trompée. Et lorsque les signes et les effets ne
sont pas conformes à une si haute grâce, on la diffame à tel point qu’en
conséquence, et avec juste raison, on ne croira plus celles à qui le Seigneur
l’accorde. Qu’il soit à jamais béni et loué. Amen, amen.
1 Il est une autre sorte de ravissement, ou vol de l’esprit
dis-Je à ma façon ; car bien qu’en substance ce soit la même chose, le
sentiment intérieur est fort différent. Parfois, on sent soudain un mouvement
de l’âme si accéléré que l’esprit semble emporté à une vélocité qui fait grand
peur, particulièrement dans les débuts ; c’est pourquoi je vous disais que
ceux à qui Dieu accorde ces grâces doivent avoir beaucoup de courage, de la
foi, de la confiance, et être pleinement résignés à laisser Notre-Seigneur
faire de l’âme ce que bon lui semble. Croyez-vous que la personne, qui en
pleine possession de ses sens, sent son âme emportée soudain, puisse n’être
qu’à peine troublée ? Nous avons même lu que le corps suit parfois, sans
savoir où il va, qui l’emporte, ni comment ; car au début de ce mouvement
momentané, on n’est pas tellement certain qu’il vienne de Dieu.
2 N’y a-t-il aucun moyen d’y résister ? Aucun ; ce
serait même pire. Certaine personne m’a dit que Dieu semble vouloir faire
comprendre à l’âme qui s’est remise en ses mains et s’est donnée à Lui si
souvent et si sincèrement tout entière avec une volonté totale, qu’elle ne
s’appartient plus, et il la ravit dans un élan encore plus impétueux ;
cette personne avait décidé d’être comme la paille que l’ambre soulève, comme
vous l’aurez remarqué, et de s’abandonner dans les mains de Celui qui, dans sa
toute-puissance, sait que la plus grande sagesse est de faire de nécessite
vertu. Et parce que j’ai parlé de la paille, la vérité est qu’avec la même
facilité qu’un géant peut ravir une paille, notre grand et puissant géant ravit
l’esprit.
3 Cela évoque ce bassin dont nous avons parlé, dans la
quatrième Demeure, ce me semble (Quatrième Demeures, chap. 2 et 3), qui avec
une telle douceur sans aucun frémissement, s’emplissait ; mais ici, ce
grand Dieu qui retient les sources des eaux et qui ne permet pas à la mer de
sortir de ses limites, déchaîne les sources qui alimentent ce bassin ;
dans un élan impétueux, une vague se soulève, si puissante qu’elle élève sur
les hauteurs cette nacelle qu’est notre âme. Et de même qu’une nacelle ne peut
lutter, que le pilote et tous ceux qui la gouvernent sont impuissants à la
maintenir où ils le veulent au milieu des vagues en furie, l’âme peut encore
moins arrêter où elle le veut son mouvement intérieur, ni obtenir que ses sens
et ses puissances fassent autre chose que ce qui leur est commandé. Quant à
l’extérieur, on n’en fait ici aucun cas.
4 Vraiment, mes soeurs, rien que d’écrire cela, je m’émerveille
de voir se montrer la grande puissance de ce grand Roi et Empereur : que
sera-ce de ceux qui le vivent ! M’est avis que si Sa Majesté se découvrait
à ceux qui errent en ce monde et s’y perdent comme elle se découvre à ces âmes,
par crainte, à défaut d’amour, elles n’oseraient plus l’offenser. Mais,
oh ! que celles qui ont été instruites sur de si hauts chemins ont donc le
devoir de chercher de toutes leurs forces à ne pas fâcher ce Seigneur !
Pour l’amour de Lui, je vous supplie, mes soeurs, vous, à qui Sa Majesté aurait
accordé cette faveur ou des grâces semblables de veiller à ne pas vous
contenter de recevoir. Considérez que quiconque doit beaucoup devra beaucoup
payer.
5 Ici encore il faut un grand courage, car cela effraie
vivement. L’âme à qui Notre-Seigneur n’en donnerait point vivrait dans une
grande affliction ; la vue de ce que Sa Majesté fait d’elle, suivie d’un
retour sur elle-même, lui prouverait qu’elle n’est guère capable de faire ce
qu’elle doit, le peu qu’elle fait lui paraîtrait plein de fautes, de failles,
de faiblesses ; pour ne pas penser aux imperfections de son oeuvre, si
tant est qu’elle en fasse, elle préfère tâcher d’oublier, : et se cacher
dans la miséricorde de Dieu ; puisqu’elle n’a pas de quoi payer, que Sa
pitié et Sa miséricorde à l’égard des pécheurs y suppléent.
6 Peut-être lui répondra-t-il comme à une personne qui se
tenait devant un crucifix, fort affliger, considérant qu’elle n’avait jamais
rien eu à donner à Dieu, ni quoi que ce soit à quitter pour lui. Pour la
consoler, le Crucifié lui-même lui dit qu’il lui donnait toutes les douleurs et
toutes les épreuves qu’il avait souffertes dans sa passion ; elle pouvait
se les approprier, pour les offrir à son père. (Sainte Thérèse reçut cette
faveur à Séville en 1575 ou 76. Vois Faveur de Dieu.) Ce fut pour cette
âme un tel réconfort, elle se vit si riche, m’a-t-elle dit, qu’elle n’a jamais
pu l’oublier ; elle se le rappelle même chaque fois qu’elle voit sa
misère, et se retrouve fortifiée, consoler. Je pourrais évoquer certaines
choses comme celle-là, j’ai connu tant de personnes saintes et vouées à
l’oraison que j’en sais un grand nombre ; j’y résiste pour que vous ne
pensiez pas qu’il s’agit de moi. Ce que je viens de vous dire me semble fort
propre à vous faire comprendre combien la connaissance que nous avons de
nous-même est agréable à Notre Seigneur, ainsi que l’effort de toujours
considérer et reconsidérer notre pauvreté, notre misère, certaines de ne rien
posséder que nous n’ayons reçu. Donc, mes soeurs, pour cela et beaucoup
d’autres choses qui se présentent à l’âme que le Seigneur a fait accéder à cet
état, il faut du courage ; et, ce me semble, plus encore pour la dernière
de ces faveurs que pour toutes les autres, si elle est humble. Plaise au Seigneur
de nous en donner, il en a le pouvoir.
7 Pour revenir à ce brusque rapt de l’esprit, il est tel que
l’esprit semble vraiment quitter le corps, et pourtant, c’est clair, cette
personne n’est pas morte ; mais pendant quelques instants, elle ne peut dire
si son esprit est dans son corps, oui ou non. Il lui semble avoir été tout
entière dans une autre région, bien différente de celle où nous vivons ;
là, on lui a montré une autre lumière, si différente de celle d’ici-bas qu’elle
aurait pu passer sa vie entière à la fabriquer, ainsi que d’autres choses, sans
y parvenir. Et en un instant, on lui montre tant de choses à la fois que si son
imagination et sa pensée travaillaient des années à les agencer, elle n’y
parviendrait pas pour une sur mille. Ce n’est pas une vision intellectuelle,
mais imaginaire, on la voit des yeux de l’âme beaucoup mieux que nous ne voyons
ici-bas des yeux du corps, et, sans paroles, on lui fait comprendre certaines
choses ; ainsi, si elle voit des saints, elle les reconnaît comme si elle
les avait beaucoup fréquentés.
8 D’autres fois, en même temps que les choses qu’elle voit des
yeux de l’âme, d’autres lui sont montrées par une vision intellectuelle, en
particulier une multitude d’anges, en compagnie de leur Seigneur ; et sans
rien voir des yeux du corps ni de l’âme, par une connaissance admirable que je
ne saurais expliquer, on lui présente ce que je dis, et beaucoup d’autres
choses indicibles. Quelqu’un de plus habile que moi qui en aurait l’expérience
pourrait peut-être le faire comprendre, mais cela me semble bien difficile. Je
ne saurais dire si l’âme est unie au corps lorsque cela se produit ; du
moins je ne jurerais pas qu’elle soit dans le corps, ni que le corps soit sans
l’âme.
9 J’ai souvent pensé ceci : de même que le soleil
immobile au ciel a des rayons d’une telle puissance qu’ils nous parviennent en
un instant sans qu’il bouge de là-haut, l’âme et l’esprit ne font qu’un, comme
ne font qu’un le soleil et ses rayons ; et ainsi, tout en restant à sa
place, l’âme, par la puissance de la chaleur qui lui vient du vrai Soleil de
Justice, peut projeter au-dessus d’elle-même ce qu’il y a de supérieur en elle.
Enfin, je ne sais ce que je dis. Ce qui est vrai, c’est qu’à la vitesse d’une
balle sortie d’une arquebuse à laquelle on a mis feu, il se produit
intérieurement une envolée (je ne sais quel autre nom lui donner), dont le
mouvement est si clair, bien que sans bruit, qu’on ne peut l’attribuer à
l’imagination ; et voilà l’âme tout hors d’elle-même autant qu’elle peut le
comprendre, et de grandes choses lui sont montrées ; quand elle revient à
elle, elle a tant gagné, les choses de la terre lui semblent si peu de chose
comparées à ce qu’elle a vu, qu’elle n’y voit qu’ordures ; dés lors elle
vivra sur terre à dures peines, rien de ce qui lui plaisait naguère n’a pour
elle le moindre intérêt. Le Seigneur semble avoir voulu lui faire entrevoir le
pays où elle ira un jour, comme les envoyés du peuple d’Israël rapportèrent des
signes de la Terre Promise, pour l’aider à supporter les épreuves de cette
route si pénible, sachant où elle ira se reposer. Quelque chose qui passe si
vite ne vous semblera peut-être pas devoir être très profitable, mais l’âme en
tire de si grands bénéfices que nul ne saurait les apprécier à leur valeur,
sauf ceux qui en ont fait l’expérience.
10 On voit bien par là que ce n’est pas chose du démon ;
l’imagination n’y peut rien, et le démon serait impuissant à représenter des
choses si efficaces, qui laissent dans l’âme tant de paix, de calme, et de bienfaits,
trois, en particulier, à un très haut degré. Le premier est la connaissance de
la grandeur de Dieu, car plus elle se découvre à nous, plus nous sommes admis à
la comprendre. Le second : connaissance de soi, humilité de voir comment
chose si basse comparée au Créateur de tant de grandeurs a osé l’offenser, et
même le regarder. Le troisième ne guère priser toutes les choses de la terre,
si ce n’est celles qui peuvent s’employer au service d’un si grand Dieu.
11 Tels sont les premiers joyaux que l’Époux donne ici à son
épouse, ils sont d’une telle valeur qu’elle ne s’exposera pas au risque de les
perdre ; ce qu’elle a vu reste si gravé dans sa mémoire qu’il lui est
impossible, je crois, de l’oublier en attendant d’en jouir pour toujours, sous
peine de subir un immense dommage ; mais l’Époux qui lui fait ce don a
aussi le pouvoir de lui donner la grâce de ne pas le perdre.
12 Donc, pour en revenir au courage nécessaire, pensez-vous
que ce soit peu de chose ? Car l’âme semble vraiment se séparer du corps,
elle voit ses sens lui échapper et ne comprend pas pourquoi. Il faut que Celui
qui lui donne tout le reste lui donne aussi du courage. Vous direz qu’elle est
bien payée de ses craintes ; je suis du même avis. Loué soit à jamais
Celui qui peut tant donner. Plaise à Sa Majesté de nous accorder de mériter de
la servir. Amen.
1 Ces hautes faveurs communiquent à l’âme un si vif désir de
jouir pleinement de Celui qui les accorde qu’elle vit dans un fort grand
tourment, savoureux toutefois : elle aspire ardemment à mourir, et
toujours avec des larmes, elle demande à Dieu de la sortir de cet exil. Tout ce
qu’elle voit ici-bas la fatigue ; la solitude lui apporte certain
soulagement, mais le chagrin la reprend, sans lequel elle ne peut vivre. Enfin,
ce petit papillon n’arrive pas à se stabiliser ; l’âme est si attendrie
par l’amour que la première occasion d’activer cette flamme lui fait prendre
son vol. Les ravissements sont donc très fréquents dans cette Demeure, sans
qu’il soit possible de s’y dérober, même en public ; persécutions,
médisances s’ensuivent, qui ne lui permettent pas de vivre sans crainte, comme
elle le voudrait, car de nombreuses personnes l’effraient, en particulier les
confesseurs.
2 Bien que la certitude habite une partie de son âme,
spécialement quand elle est seule avec Dieu, elle est, d’autre part, fort
affligée ; elle redoute que le démon, par ses tromperies, la pousse à
offenser Celui qu’elle aime tant, car elle ne se met guère en peine des
médisances, sauf lorsque son confesseur lui-même l’accable, comme si elle y
pouvait quelque chose. Sans cesse, à tout un chacun, elle demande des prières,
elle supplie Sa Majesté de la conduire par une autre voie, selon le conseil de
ceux qui lui disent que ce chemin est fort dangereux. Mais elle y a fait de si
grands progrès, tout ce qu’elle lit, tout ce qu’elle entend et sait, d’après
les commandements de Dieu, montre si bien qu’il conduit au ciel, qu’il lui est
impossible de renoncer à son désir de le suivre, malgré sa volonté ; elle
s’abandonne donc entre les mains de Dieu. Toutefois, elle s’afflige de ne
pouvoir désirer prendre une autre voie, il lui semble ne pas obéir à son
confesseur, alors que l’obéissance et le refus d’offenser Notre-Seigneur sont,
lui semble-t-il, les seuls remèdes contre l’illusion. Elle se juge incapable de
consentir à commettre un péché véniel, dût-on la mettre en pièces, et s’afflige
donc immensément de constater qu’elle ne peut éviter d’en commettre beaucoup
sans s’en apercevoir.
3 Dieu donne à cette âme un si vif désir de ne le fâcher, si
peu que ce soit, en rien, autant que possible, de ne rien faire d’imparfait,
que dans ce seul but, sans présumer de tout le reste, elle voudrait fuir les
gens, et elle envie beaucoup ceux qui vivent ou ont vécu au désert. Par
ailleurs, elle voudrait se jeter au beau milieu du monde pour chercher à amener
une seule âme à mieux louer Dieu ; elle s’afflige, si elle est femme, des
entraves que lui oppose sa nature qui l’en empêche, et elle envie beaucoup ceux
qui sont libres de proclamer à grands cris qui est ce grand Dieu des
Chevaleries.
4 Oh ! pauvre petit papillon, lié par tant de chaînes, on
ne te permet pas de voler comme tu le voudrais ! Ayez pitié de lui mon
Dieu ; autorisez-le à réaliser quelques-uns de ses désirs pour votre
honneur et votre gloire. Ne songez pas à son peu de mérite, à sa basse nature.
Vous avez la puissance, Vous Seigneur, d’ordonner à la mer et au grand Jourdain
de se retirer pour laisser passer les enfants d’Israël. Ne plaignez pas cette
âme, puisque avec l’aide de votre force, elle peut supporter bien des
peines ; elle y est résolue, et désire les subir. Étendez, Seigneur, votre
bras tout-puissant afin qu’elle n’emploie pas sa vie à des choses aussi
mesquines. Que votre grandeur se manifeste en un objet si féminin, si méprisé,
pour que le monde comprenne qu’elle n’est rien par elle-même, et que Vous, il
vous loue ; quoiqu’il puisse lui en coûter, c’est ce qu’elle veut, et
eût-elle mille vies, les donner pour qu’une âme vous loue un peu mieux à cause
d’elle ; ce sera, estime-t-elle, bien user de ses peines, elle comprend en
toute sincérité qu’elle ne mérite pas de souffrir pour vous la moindre des
épreuves, et encore moins de mourir.
5 Je ne sais à quel propos ni pourquoi j’ai dit cela, mes
soeurs, ce fut par inadvertance. Comprenons que tels sont sans aucun doute les
effets de ces suspensions ou extases ; il ne s’agit pas de désirs
passagers, mais continuels, et quand se présente l’occasion de le prouver, on
voit qu’ils n’étaient pas feints. Pourquoi dis-je qu’ils sont continuels ?
L’âme se sent lâche, parfois, devant les choses les plus mesquines elle est
craintive et si démunie de courage qu’il lui semble impossible d’en avoir pour
quoi que ce soit. J’entends que le Seigneur l’abandonne à sa nature, pour son
plus grand bien ; alors, avec une clarté qui l’anéantit, elle voit que le
peu de vaillance qu’elle a montré fut un don de Sa Majesté, elle tire de là une
plus grande connaissance de la miséricorde de Dieu et de la grandeur qu’il a
consenti à montrer en quelqu’un d’aussi bas qu’elle. Mais elle est d’ordinaire
dans l’état que nous avons décrit.
6 Mes soeurs, dans ces grands désirs de voir Notre-Seigneur,
considérez ceci : ils sont parfois si oppressants qu’il ne vous est pas nécessaire
de les exalter, mais de vous en distraire si vous le pouvez, dis-je ; mais
c’est complètement impossible dans certains des cas dont je parlerai plus loin,
vous le verrez. Vous pourrez parfois résister à ceux dont je parle ici, car la
raison se remet tout entière à la volonté de Dieu ; elle dit ce que disait
saint Martin (“ Seigneur, si je suis nécessaire à votre peuple, je ne refuse
pas le travail ; que votre volonté soit faite. ”) ; l’âme pourra
revenir à la considération, si ces désirs l’oppressent vivement, car ils sont,
semble-t-il, le fait de personnes fort avancées et le démon pourrait les
susciter pour nous faire croire que nous sommes dans ce cas ; il est donc
toujours bon de garder des craintes. Mais je crois que le démon ne saurait donner
à l’âme la quiétude et la paix qui accompagnent cette peine, la passion dont il
l’agitera ressemble à la peine que causent les choses du siècle. Mais ceux qui
n’auraient pas l’expérience de l’une et de l’autre ne le comprendront pas, ils
penseront que c’est quelque chose de très grand, ils la fomenteront autant
qu’ils le pourront, ce qui nuira gravement à leur santé ; car cette peine
est continuelle, ou du moins très fréquente.
7 Notez aussi qu’une faible constitution peut fomenter ces
peines-là, en particulier s’il s’agit de personnes tendres qui pleurent pour
des vétilles ; mille fois on leur fera croire qu’elles pleurent pour Dieu,
sans qu’il en soit rien. Il peut même leur arriver de verser à certains moments
des torrents de larmes sans pouvoir y résister, au moindre mot de Dieu qu’elles
entendent ou évoquent, mais certaine humeur rapprochée du coeur peut en être
cause plutôt que l’amour de Dieu ; on croirait toutefois que jamais elles
ne cesseront de pleurer. Comme elles ont compris que les larmes sont bonnes,
elles ne les maîtrisent point, elles voudraient passer leur temps à pleurer, et
font tout pour cela. Le démon cherche par ce moyen, à les affaiblir de manière
qu’elles ne puissent plus faire oraison ni observer leur Règle.
8 Je crois vous entendre demander ce que vous pouvez faire,
puisque je vois du danger partout et que lorsqu’il me semble qu’on peut étre
abusé par quelque chose d’aussi bon que les larmes, l’abusée, c’est moi. Cela
se peut, mais croyez que je ne parle pas sans l’avoir constaté chez certaines
personnes, néanmoins pas en moi, car je ne suis nullement tendre, mon coeur est
même si dur que j’en suis parfois peinée ; toutefois, quand la flamme
intérieure est vive, pour dur que soit le coeur, il distille comme un alambic ;
et vous constaterez bien que les larmes qui viennent de là sont réconfortantes,
elles apaisent au lieu d’agiter, et il est rare qu’elles fassent du mal. Ce
qu’il y a de bien dans ce leurre lorsque leurre il y a, c’est qu’il nuira au
corps, mais pas à l’âme si elle est humble, je le précise ; au cas où
l’humilité ferait défaut, il ne sera pas mauvais de garder cette méfiance.
9 Ne pensons pas que tout soit fait en pleurant beaucoup,
mettons plutôt activement la main à l’ouvrage, et pratiquons les vertus, voilà
ce qui nous convient ; viennent les larmes si Dieu nous les envoie sans
que nous cherchions à les provoquer. Elles arroseront cette terre sèche, et
aident beaucoup à produire des fruits, d’autant plus que nous y prêtons moins
d’attention, car cette eau tombe du ciel ; on ne saurait la comparer avec
celle que nous tirons en nous fatiguant à creuser, car nous creuserons souvent
jusqu’à être fourbues sans trouver une flaque d’eau, et encore moins un puits
ou une source. C’est pourquoi, mes soeurs, j’estime préférable de nous mettre
en présence de Dieu, de considérer sa miséricorde, sa grandeur, ainsi que notre
bassesse, afin qu’il nous donne ce qu’il veut, que ce soit l’eau, ou la
sécheresse : il sait mieux que nous ce qui nous convient. Ainsi, nous vivrons
en repos, et le démon aura moins d’occasions de nous attirer dans ses
chausse-trappes.
10 En même temps que ces choses pénibles et savoureuses à la
fois, il arrive que Notre-Seigneur accorde à l’âme une jubilation, une oraison
étrange, que l’âme ne comprend pas. J’en parle ici pour que vous sachiez que
cela peut vous arriver ; s’il vous fait cette faveur, rendez-lui
d’abondantes grâces. C’est, ce me semble, une union profonde des puissances,
mais Notre Seigneur les laisse, avec les sens, libres de jouir de cette
joie ; ils ne comprennent toutefois ni ce dont ils jouissent ni comment
ils en jouissent. J’ai l’air de parler arabe, mais cela se passe vraiment
ainsi ; le bonheur de l’âme est si excessif qu’elle ne voudrait pas être
seule à en jouir mais le dire à tout le monde pour qu’on l’aide à louer
Notre-Seigneur, elle ne tend qu’à cela. Oh ! que de fêtes elle
célébrerait, que de démonstrations, si elle le pouvait, pour que le monde
entier conçoive sa joie ! Il lui semble s’être enfin trouvée, et comme le
père de l’enfant prodigue, elle voudrait convier tout le monde à de grandes
fêtes, pour montrer son âme établie en un lieu où, à n’en pas douter, elle est
en sécurité, du moins à ce moment. M’est avis qu’elle a raison ; il est
impossible au démon de donner tant de joie intérieure, au plus profond de
l’âme, tant de paix, et ce contentement qui ne tend qu’à provoquer la louange
de Dieu.
11 Dans cet élan d’allégresse, c’est déjà beaucoup de pouvoir
se taire et dissimuler, non sans peine. C’est ce que dut ressentir saint
François quand, marchant dans la campagne en poussant des clameurs, il
rencontra les voleurs, et leur dit qu’il était le crieur public du grand
Roi ; d’autres saints aussi vont au désert pour pouvoir publier, comme
saint François, ces louanges de leur Dieu. J’en ai connu un, nommé Fr. Pierre
d’Alcantara, je crois qu’il est de ceux-là, si on en juge par sa vie ; il
faisait comme eux, et ceux qui eurent l’occasion de l’entendre le prenaient
pour un fou. Oh ! la bonne folie, mes soeurs ! Plaise à Dieu de nous
la donner à toutes ! Quelle grâce il vous a faite de vous amener en un
lieu où même si le Seigneur vous donne cette folie et que vous la manifestiez,
vous trouverez de l’aide, et point de médisances, comme ce serait le cas si
vous étiez dans le monde où ces cris sont si rares qu’il n’est pas surprenant
qu’on en médise.
12 Ô temps infortunés, vie misérable où nous vivons, et
heureuses celles qui ont la bonne fortune d’en sortir ! Lorsque nous
sommes toutes réunies, il m’arrive parfois d’éprouver une joie particulière à
considérer ces soeurs dont la joie intérieure est si grande qu’elles rivalisent
de louanges à Notre-Seigneur qui les a conduites dans ce monastère ; on
voit très clairement que ces louanges jaillissent du profond de leur âme. Je
voudrais, mes soeurs, que vous le fassiez souvent, car la première éveille les
autres. Quel meilleur emploi de votre langue, quand vous êtes ensemble, si ce
n’est louer Dieu, puisque nous avons tant de raisons de le faire ?
13 Plaise à Sa Majesté de nous accorder souvent cette oraison
si sûre, et si avantageuse ; car nous ne pouvons l’acquérir, elle est
toute surnaturelle. Il arrive qu’elle dure une journée, l’âme est alors comme
quelqu’un qui a beaucoup bu sans toutefois que ses sens soient aliénés, ou
comme un mélancolique qui n’a pas tout à fait perdu la tête mais dont
l’imagination s’obstine dans une idée fixe que personne ne peut lui ôter. Ce
sont des comparaisons bien grossières pour un sujet si précieux, mais je n’ai
pas le talent de mieux faire, c’est ainsi ; dans sa joie, cette âme
s’oublie si bien elle-même, et toutes choses, qu’elle ne remarque et n’exprime
que de ce qui procède de sa joie, la louange de Dieu. Aidons cette âme, nous
toutes, mes filles. Pourquoi voudrions-nous avoir plus de cervelle ? Qui
pourrait nous donner de plus grandes joies ? Que toutes les créatures nous
y aident, dans tous les siècles des siècles ! Amen, amen, amen.
1 Vous allez croire, mes soeurs, - surtout celles d’entre vous
qui n’ont pas reçu ces faveurs, car celles qui ont joui de grâces venues de
Dieu comprendront ce que je vais dire, - que les âmes à qui le Seigneur se
communique si particulièrement sont sans doute tellement certaines de jouir de
Lui pour l’éternité qu’elles n’ont plus rien à craindre, ni à pleurer leurs
péchés ; ce serait une bien grande erreur, car plus Dieu nous donne, plus
s’accroît notre douleur d’avoir péché. Je pense à part moi que tant que nous
n’aurons pas atteint le lieu où plus rien ne pourra nous causer de la peine,
nous ne serons pas soulagés de celle-là.
2 Il est vrai que, selon les circonstances, elle pèse sur nous
plus ou moins, et varie ; l’âme oublie le châtiment qu’elle encourt pour
ne considérer que son ingratitude à l’égard de Celui à qui elle doit tant, et
qui mérite d’être si bien servi ; l’un des effets des grandeurs qui lui
sont communiquées est de mieux lui faire comprendre la grandeur de Dieu. Elle
s’épouvante de sa hardiesse ; elle pleure son irrespect ; sa folie
lui semble si folle que ses regrets sont sans fin quand elle se souvient de la
bassesse des choses pour lesquelles elle a négligé une si grande Majesté. Ils
sont plus présents à son souvenir que les faveurs qu’elle reçoit, si grandes
que soient celles déjà évoquées et celles dont il reste à parler. Un fleuve
tumultueux semble emporter les faveurs et les ramener en temps voulu ;
mais les péchés sont comme une boue, ils semblent s’aviver sans cesse dans la
mémoire, et c’est une fort grande croix.
3 Je connais une personne qui voulait mourir pour voir Dieu,
mais elle le désirait en outre pour ne pas endurer le chagrin constant d’avoir
été ingrate envers Celui à qui elle avait dû et devrait toujours tant ;
ainsi, elle imaginait que personne ne l’égalait en malignité, puisque à ce
qu’elle comprenait, jamais Dieu n’avait accordé plus de faveurs qu’à elle, ni
montré plus de clémence envers quiconque. Quant à la peur de l’enfer, ces âmes
n’en ont aucune. L’idée de perdre Dieu les oppresse parfois durement, mais
rarement. Leur plus grande crainte est d’offenser Dieu au cas où il cesserait
de les tenir par la main, et de se retrouver dans le misérable état où elles
ont vécu naguère ; mais elles ne se soucient ni de leur propre peine ni de
leur propre gloire ; si elles souhaitent ne pas rester longtemps au
purgatoire, c’est pour ne pas être privées de Dieu le temps qu’elles y
passeraient, bien plus que par crainte des peines qu’elles devront y subir.
4 L’âme la plus favorisée par Dieu ne serait pas, ce me
semble, en sûreté, si elle oubliait le temps où elle a vécu dans ce misérable
état ; c’est pénible, mais profitable pour beaucoup d’entre elles. J’ai
été si vile que telle est peut-être la cause pour laquelle cela me revient sans
cesse en mémoire ; celles qui ont bien vécu n’ont sans doute pas de
regrets, quoi qu’il y ait toujours des défaillances tant que nous sommes dans
notre corps mortel. La pensée que Notre-Seigneur nous a déjà pardonné et qu’il
a oublié nos péchés n’allège nullement cette peine ; tant de bonté
l’aggrave plutôt, et de le voir accorder des faveurs à quelqu’un qui ne
mériterait que l’enfer. Tel fut, ce me semble, le grand martyr de saint Pierre
et de la Madeleine ; leur amour était si grand, ils avaient reçu tant de
grâces, ils avaient si bien la notion de la grandeur et de la majesté de Dieu,
que leur souffrance dut être fort rude, et mêlée de bien tendres regrets.
5 Vous allez croire encore que la personne qui jouit de choses
aussi hautes ne méditera pas sur les mystères de l’Humanité très sacrée de
Notre-Seigneur Jésus- Christ, puisque tout entière consacrée à l’amour. J’ai
longuement écrit ailleurs sur ce sujets (Autobiographie, chp. 22), bien qu’on m’ait
opposé que je n’y comprenais rien, que ce sont-là des chemins par lesquels
Notre-Seigneur nous conduit, et qu’une fois faits les premiers pas, mieux vaut
s’occuper des choses de la Divinité et fuir les choses corporelles, on ne me
fera pas confesser que tel soit le bon chemin. Il se peut que je me trompe, et
que nous disions tous la même chose ; mais j’ai vu le démon chercher à me
tromper par ce moyen, je suis donc si bien échaudée que malgré que j’en aie
parlé souvent (Autobiographie, chap. 23 et 24), je crois bon de le répéter ici
pour que vous vous teniez sur vos gardes ; et considérez que j’ose vous
dire de ne pas croire ceux qui parleraient autrement. Je vais tâcher de me
faire mieux comprendre que je ne l’ai fait jusqu’ici, car si quelqu’un, d’aventure,
a écrit sur ce sujet, il s’est peut-être d’autant mieux exprimé qu’il l’a fait
plus longuement ; tout nous dire à la fois, brièvement, à nous qui ne
comprenons pas grand-chose, peut faire grand mal.
6 Certaines âmes croiront peut-être aussi qu’il leur est
impossible de penser à la Passion ; dans ce cas, elles pourront moins
encore penser à la Très Sainte Vierge, ni à la vie des Saints, dont la mémoire
nous est si profitable et si encourageante. Je ne puis imaginer à quoi elles
songent, car l’éloignement de toute chose corporelle est le fait d’esprits
angéliques toujours enflammés d’amour, alors que nous, qui vivons dans un corps
mortel, nous avons besoin du commerce, de la pensée, de la société de ceux qui,
dans ce corps, ont réalisé pour Dieu de si hauts faits ; nous devons
d’autant moins travailler à nous écarter de notre plus grand bien, de notre
remède le plus efficace, qui est l’Humanité sacrée de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. J’imagine que ces âmes ne se comportent ainsi que par ignorance,
car elles se nuiront et nuiront aux autres. Je leur certifie, du moins,
qu’elles ne pénétreront pas dans les deux dernières Demeures, car si elles
s’éloignent du guide, qui est le bon Jésus, elles n’en trouveront pas le
chemin ; ce sera déjà beaucoup si elles sont assurées de se maintenir dans
les Demeures précédentes. Le Seigneur dit lui-même qu’il est “ le chemin ” (Jn
14,6) ; Il dit aussi qu’il est “ la lumière ” et que nul ne peut aller au
Père que par luit ; et “ si vous me connaissez, vous connaîtrez aussi mon
Père ”. On prétendra qu’on donne un autre sens à ces paroles. J’ignore ces
autres sens ; je me suis toujours bien trouver de celui-là, et mon âme
sent que telle est la vérité.
7 Certaines âmes - et nombreuses sont celles qui s’en sont
ouvertes à moi - dès que Notre-Seigneur leur accorde la contemplation parfaite,
voudraient y demeurer toujours, et ce n’est pas possible ; mais cette
faveur du Seigneur les rend inaptes à réfléchir aux mystères de la Passion et
de la vie du Christ comme elles le faisaient auparavant. J’ignore pourquoi,
mais il est très fréquent que l’entendement soit alors moins habile à la
méditation. Cela, à ce que je crois, doit venir de ce que l’âme, sachant que la
méditation consiste à chercher Dieu, ne veut plus fatiguer son entendement une
fois qu’elle l’a trouve, et qu’elle s’est accoutumée, par un acte de volonté, à
le chercher à nouveau. Il m’apparaît aussi que lorsque la volonté est ardente,
cette puissance généreuse ne veut plus, autant que possible, se servir de l’entendement ;
elle n’a pas tort, mais n’y parviendra pas, du moins jusqu’à ce qu’elle ait
atteint ces dernières Demeures, et elle perdra du temps ; car l’aide de
l’entendement est souvent nécessaire pour enflammer la volonté.
8 Remarquez ce point, mes soeurs, il est d’importance, c’est
pourquoi je veux l’expliquer plus à fond. L’âme voudrait se vouer tout entière
à l’amour, elle voudrait ne s’occuper de rien d’autre, mais elle a beau le
vouloir, elle ne le pourra pas ; car bien que la volonté ne soit pas morte,
le feu qui l’enflamme parfois est mourant, il faut que quelqu’un souffle dessus
pour qu’il projette sa chaleur. Serait-il bon pour l’âme de rester dans cette
sécheresse, en attendant, comme notre P. Élie, que le feu du ciel brûle ce
sacrifice qu’elle fait d’elle-même à Dieu ? Non, certes ; il ne sied
pas d’attendre des miracles. Le Seigneur en fait pour cette âme quand il veut,
comme je l’ai dit et le dirai ; mais Sa Majesté veut que nous nous jugions
assez vils pour ne pas les mériter, et que nous nous aidions nous-mêmes autant
que nous le pouvons. Je crois, quant à moi, que cela nous est nécessaire
jusqu’à notre mort, si haute que soit notre oraison.
9 A la vérité, l’âme que le Seigneur introduit dans la
septième Demeure n’aura besoin que rarement, ou presque jamais, de faire de
telles démarches, pour les raisons que je donnerai en temps utile, si j’y
pense ; elle se fait une habitude de ne pas s’éloigner du Christ
Notre-Seigneur, elle s’attache à ses pas selon un mode admirable par lequel,
humain et divin à la fois, il demeure en sa compagnie. Donc, quand le feu dont
nous avons parlé n’est pas allumé dans la volonté et qu’on ne sent pas la
présence de Dieu, il nous est nécessaire de la chercher ; Sa Majesté veut
que nous suivions l’exemple de l’épouse des Cantiques, et, comme le dit saint
Augustin dans ses Méditations ou ses Confessions, que nous demandions aux
créatures qui les a faites, au lieu de perdre notre temps à attendre, tout
hébétés, ce qui nous a été donné une fois. Car, au début, il est possible qu’un
an ou même plusieurs années se passent sans que le Seigneur ne nous accorde
rien ; Sa Majesté sait pourquoi ; nous n’avons pas à chercher à le
savoir, c’est sans objet. Puisque les commandements et les conseils nous
montrent par quelles voies nous pouvons contenter Dieu, suivons les fort
diligemment, pensons à sa vie, à sa mort, à tout ce que nous lui devons ;
et vienne le reste quand le Seigneur le voudra.
10 C’est alors que ces personnes me répondent qu’elles ne
peuvent s’arrêter à ces choses-là, et d’après ce que j’ai déjà dit, elles ont
peut-être raison sous certains aspects. Vous savez que réfléchir à l’aide de
l’entendement est une chose, et que la représentation de vérités que la mémoire
fait à l’entendement en est une autre. Vous vous dites, peut-être, que vous ne
me comprenez pas, et il est probablement vrai que je ne sais pas m’expliquer,
faute de comprendre moi-même ; mais j’en parlerai comme je le pourrai.
J’appelle méditation les nombreuses réflexions à l’aide de l’entendement de la
manière suivante : nous commençons par penser à la grâce que Dieu nous fit
en nous donnant son Fils unique, et nous n’en resterons pas là, nous irons
jusqu’aux mystères de toute sa glorieuse vie ; ou commençant par la prière
au Jardin des Oliviers, notre entendement ne s’arrêtera point jusqu’à la mise
en croix ; ou, choisissant une scène de la passion, disons l’arrestation,
nous suivons ce mystère en considérant par le menu tout ce qu’on peut en penser
et sentir, la trahison de Judas aussi bien que la fuite des Apôtres, et tout le
reste ; c’est une admirable et très méritoire oraison.
11 Telle est celle que l’âme amenée par Dieu aux choses
surnaturelles et à la contemplation parfaite prétend impraticable, peut-être
avec raison ; j’ignore pourquoi, comme je l’ai dit, mais, d’ordinaire,
elle en est incapable. Elle n’a néanmoins pas raison lorsqu’elle dit qu’elle ne
s’arrête pas à ces mystères, qu’ils ne sont pas fort souvent présents à son
esprit, en particulier lorsque l’Église Catholique les célèbre ; il est
également impossible que l’âme qui a tant reçu de Dieu oublie des témoignages
d’amour si précieux, ces vives étincelles qui l’enflammeront pour
Notre-Seigneur d’un amour grandissant ; elle ne se comprend pas elle-
même, mais l’âme comprend plus parfaitement ces mystères. L’entendement les lui
montre, et ils se gravent dans la mémoire de telle façon que de voir le
Seigneur prostré au Jardin des Oliviers, couvert de cette effroyable sueur, lui
suffit non seulement pour une heure de considération, mais pour de longs
jours ; l’âme voit, d’un seul regard, qui il est, elle mesure l’ampleur de
notre ingratitude devant de si grandes souffrances ; la volonté
intervient, et même si elle ne s’attendrit point, elle désire apporter son
tribut à une si grande grâce, souffrir pour celui qui a tant souffert, et
autres choses semblables, qui occupent la mémoire et l’entendement. Telle est,
ce me semble, la raison pour laquelle elle ne peut méditer plus longuement sur
la Passion, ce qui l’incline à croire qu’elle ne peut y penser.
12 Mais si elle ne le fait pas, il est bon qu’elle cherche à
le faire, et je sais que la très haute oraison ne l’en empêchera pas ; je
n’approuve point qu’elle ne s’y applique pas très souvent. Si, partant de là,
le Seigneur la ravit en extase, à la bonne heure car, même malgré elle, il
l’obligera à abandonner ce qui l’occupait. Je tiens pour certain que ce procédé
n’est pas une gêne pour l’âme, il l’aide à atteindre la plénitude de ses
biens ; mais l’effort de réflexion dont j’ai parlé au début en serait
une ; à mon avis, celle qui a déjà obtenu de plus hautes faveurs en est
incapable. C’est pourtant possible, car Dieu conduit les âmes par bien des
chemins, mais qu’on ne condamne pas celles qui ne pourraient suivre celui-là,
qu’on ne les juge pas inaptes à jouir des si grands bienfaits qu’enferment les
mystères de Jésus- Christ, notre bien ; et personne ne me fera admettre,
si spirituel soit-il, qu’il avancera bien sur cette voie.
13 Il est des âmes qui ont pour principe, lorsqu’elles
arrivent a l’oraison de quiétude et à goûter les régals et délices qu’accorde
le Seigneur, de croire que c’est une grande chose que de ne rien faire d’autre
que de les savourer, et que c’est même le moyen d’y parvenir. Mais croyez-moi,
ne vous laissez pas inhiber à ce point comme je l’ai déjà dit ailleurs, la vie
est longue, les épreuves nombreuses, et nous devons considérer comment notre
modèle le Christ les a endurées, et même ses Apôtres, ses Saints, afin de les
supporter avec perfection. C’est une bonne compagnie que celle du bon Jésus, ne
nous en écartons pas, ni de sa très sainte Mère, il aime beaucoup que nous
compatissions à ses peines, même si cela nous oblige parfois à renoncer à nos
satisfactions et à notre bon plaisir. D’autant plus, mes filles, que les
délices dans l’oraison ne sont pas si fréquentes qu’il n’y ait du temps pour
tout ; celle qui prétendrait que c’est permanent et qu’elle ne peut jamais
faire ce qui fut dit me semblerait suspecte ; faites-le donc, tâchez de ne
pas persévérer dans cette erreur, et cherchez de toutes vos forces à sortir de
l’inhibition ; si vous n’y arrivez pas de vous-même, il faut le dire à la
prieure pour qu’elle vous donne un Office assez absorbant pour écarter ce
danger ; car le danger serait grand, du moins pour le cerveau et la tête,
si cet état se prolongeait.
14 Je crois avoir fait comprendre combien il importe, si
spirituel qu’on soit, de ne pas fuir les choses corporelles au point d’imaginer
que la Très Sainte Humanité elle-même nous fait du mal. On allègue que le
Seigneur a dit à ses disciples qu’il valait mieux qu’il parte (Jn 16,7). Je ne
puis souffrir cela. Tant et si bien qu’il ne l’a pas dit à sa Mère très sainte
car elle était ferme dans sa foi, le sachant Dieu et homme ; et quoiqu’elle
l’aimât plus qu’eux, cette idée l’y aidait, si parfait était son amour. Les
Apôtres n’étaient sans doute pas aussi affermis dans la foi qu’ils le furent
plus tard et que nous avons raison de l’être aujourd’hui. Je vous le dis, mes
filles, j’estime que c’est un chemin dangereux, le démon pourrait ainsi en
arriver à vous faire perdre la dévotion au Très Saint-Sacrement.
15 L’erreur dans laquelle je crois m’être trouvée n’alla pas
jusque-là, mais je n’aimais pas à penser longuement à Notre Seigneur, je
préférais l’inhibition dans laquelle j’attendais ce régal. Et je vis clairement
que j’étais dans la mauvaise voie ; dans l’impossibilité de passer toute
ma vie dans ces délices, ma pensée allait de-ci de-là, mon âme, ce me semble,
voletait comme un oiseau qui ne sait où se poser et perdait beaucoup de temps,
sans progresser dans la vertu ni avancer dans l’oraison. Je n’en voyais pas la
cause, et j’eusse été, à ce que je crois, incapable de la comprendre, puisque
cela me semblait très juste, jusqu’au jour où je parlai de mon mode d’oraison à
une personne servante de Dieu, qui m’avertit. Je vis clairement par la suite
combien je me trompais, et je ne regretterai jamais assez qu’il y ait eu un
temps où j’ai omis de comprendre ce dont une si grande perte pouvait me priver ;
et quand même de grands biens seraient à ma portée, je n’en veux aucun, sauf
ceux que je puis acquérir de celui dont nous sont venus tous les biens. Qu’il
soit loué à jamais. Amen.
1 Pour que vous vous voyez plus clairement, mes soeurs, la
vérité de ce que je vous ai dit, et que plus une âme progresse, plus elle vit
dans la compagnie de ce bon Jésus, il conviendra de dire comment, lorsque Sa
Majesté le veut, il nous est impossible de suivre notre chemin autrement
qu’avec Elle : on le voit claire-
ment d’après les façons et manières qu’emploie Sa Majesté pour se
communiquer à nous et nous témoigner l’amour qu’Elle nous porte par quelques
admirables apparitions et visions. Au cas où Dieu vous accorderait l’une de ces
faveurs, n’en soyez pas effrayées ; je vais vous résumer quelques-unes de ces
choses, si le Seigneur consent à ce que j’y réussisse, afin que même s’il ne
nous les accorde pas personnellement, nous le louions très haut de bien vouloir
se communiquer ainsi à l’une de ses créatures, Lui qui a tant de majesté et de
puissance.
2 Alors que l’âme ne songe pas qu’on puisse lui accorder cette
faveur que jamais elle n’a pensé mériter, il lui arrive de sentir près d’elle
Jésus-Christ Notre- Seigneur, sans toutefois le voir ni des yeux du corps ni de
ceux de l’âme. On appelle cela une vision intellectuelle, je ne sais pourquoi.
La personne à qui Dieu fit cette faveur, ainsi que d’autres dont je parlerai
plus avant, je l’ai vue fort ennuyée au début ; elle ne comprenait pas ce
qu’il en était parce qu’elle ne voyait rien, mais elle était si certaine que
Jésus-Christ Notre-Seigneur se montrait affectueusement à elle de cette façon
qu’elle ne pouvait en douter, je dis bien qu’elle ne pouvait douter de cette
vision. Elle se demandait si elle venait de Dieu ou non, et malgré les grands
effets qui l’accompagnaient et lui faisaient comprendre qu’il s’agissait de
Dieu, elle avait encore peur ; jamais elle n’avait entendu parler de
vision intellectuelle ni songé que cela existât ; mais il était très clair
pour elle que c’est ce Seigneur qui lui parlait fort souvent, de la manière que
j’ai dite ; jusqu’au jour où il lui fit cette faveur elle n’avait jamais
su qui lui parlait, bien qu’elle comprît les paroles.
3 Je sais qu’effrayée par cette vision (qui se prolonge
plusieurs jours, et même parfois pendant plus d’un an, contrairement à la
vision imaginaire qui s’évanouit vite), elle alla trouver son confesseur, fort
inquiète. Il l’interrogea : puisqu’elle ne voyait rien, comment
pouvait-elle savoir que c’était Notre-Seigneur ? Et il lui demanda quel
visage il avait. Elle lui dit qu’elle n’en savait rien, qu’elle ne voyait pas
de visage, qu’elle ne pouvait rien ajouter, qu’elle savait seulement qu’il lui
parlait, et que ce n’était pas une idée qu’elle se faisait. Bien qu’on
l’effrayât fort, il était encore très fréquent qu’elle ne puisse avoir de
doutes, surtout quand il lui disait : “ N’aie pas peur, c’est moi
”. Telle était la puissance de ces paroles qu’aucun doute ne pouvait alors
subsister, elle restait vaillante et joyeuse, en si bonne compagnie ; elle
voyait clairement combien cela l’aidait à vivre dans l’habituelle pensée de
Dieu et la grande préoccupation de ne rien faire qui Lui déplaise, car il lui
semblait qu’il la regardait sans cesse. Et toujours, quand elle voulait
s’adresser à Sa Majesté dans l’oraison, et même sans cela, Dieu lui semblait si
proche qu’elle ne pouvait manquer de l’entendre ; toutefois elle
n’entendait pas de paroles quand elle le voulait, mais inopinément, quand
c’était nécessaire. Elle sentait la présence du Seigneur à sa droite, pas à
l’aide des sens qui nous font percevoir quelqu’un à côté de nous, mais par une
voie plus subtile, qu’on ne doit pas pouvoir définir, aussi certaine, et qui
apporte même une bien plus grande certitude ; car on pourrait, ici-bas, se
forger des idées, mais point en ce qui nous apporte des gains et effets
intérieurs qui seraient inconcevables s’il s’agissait de mélancolie ; le
démon lui non plus ne ferait pas tant de bien, l’âme ne vivrait pas dans une
telle paix, dans le si constant désir de contenter Dieu, avec tant de mépris
pour tout ce qui ne la rapproche pas de lui. On comprit plus tard qu’il ne
s’agissait pas du démon, ce fut démontré de plus en plus clairement.
4 Malgré tout, je sais qu’elle était par moments fort
craintive, ou dans une immense confusion, puisqu’elle ne savait pas d’où
pouvait lui venir tout ce bien (Autobiographie, chap. 27). Comme nous ne
faisons qu’une, elle et moi, rien ne se passait dans son âme que je puisse
ignorer, je puis donc être un bon témoin et vous pouvez croire que tout ce que
je dis à ce propos est vrai. Cette faveur du Seigneur apporte avec elle une
confusion et une humilité infinies. Si elle venait du démon, ce serait tout le
contraire. Et comme, notoirement, cela vient de Dieu, nul effort humain ne pourrait
nous la faire éprouver ; l’âme qui la reçoit ne peut absolument pas penser
que cette faveur lui appartient en propre, mais qu’elle lui est donnée par la
main de Dieu. Et bien qu’à mon avis certaines des faveurs dont j’ai parlé
soient plus importantes, celle-ci apporte une connaissance particulière de
Dieu, il naît de cette compagnie constante un amour infiniment tendre pour Sa
Majesté, et, comparé à ce que j’ai déjà dit, le désir encore plus vif de se
consacrer tout entière à la servir, joint à une grande limpidité de
conscience ; cette présence auprès d’elle rend l’âme attentive. Car bien
que nous sachions que Dieu voit tout ce que nous faisons, notre nature est
telle que nous négligeons d’y penser : l’âme dont nous parlons ne peut le
négliger, le Seigneur qui est auprès d’elle la tient en éveil. Et les faveurs
dont nous avons parlé sont même beaucoup plus fréquentes, puisque l’âme vit à
peu près constamment dans l’amour actuel de celui qu’elle voit ou sent auprès
d’elle.
5 Enfin, l’âme reconnaît aux profits qu’elle obtient
l’immensité de cette grâce et son très grand prix, elle est reconnaissante au
Seigneur qui la lui accorde alors qu’elle ne la mérite point, et elle ne
l’échangerait contre aucun trésor ni délice du monde. Donc, quand il plaît au
Seigneur de la lui retirer, elle se sent fort seule, mais toute la diligence
qu’elle pourrait déployer pour retrouver cette compagnie ne lui sert
guère ; le Seigneur l’accorde quand Il veut, on ne peut l’acquérir.
Parfois, aussi, c’est la compagnie d’un saint, qui lui est également fort
profitable.
6 Vous demanderez comment on comprend quand c’est le Christ,
sa Mère très glorieuse, ou un saint, puisqu’on ne voit rien. L’âme ne saurait
le dire, elle ne peut comprendre comment elle le comprend, mais elle en a
l’immense certitude. Cela semble déjà plus facile lorsque le Seigneur
parle ; mais le saint qui ne parle pas, et qui paraît avoir été placé là
par le Seigneur pour aider cette âme, est plus surprenant. Il en est ainsi
d’autres choses spirituelles qu’on ne saurait exprimer, mais qui nous montrent
combien notre nature est basse quand il s’agit de comprendre les grandes
grandeurs de Dieu, puisque ses faveurs mêmes nous sont incompréhensibles ;
reste à qui les reçoit de vivre dans l’admiration de Sa Majesté et sa
louange ; que cette âme remercie particulièrement Dieu de ces grâces, il
ne les accorde pas à tout le monde, elle doit les estimer hautement et chercher
à mieux servir Dieu, qui l’y aide de tant de façons. C’est pourquoi cette âme
ne s’en prisera pas davantage, elle se jugera même la personne du monde la
moins utile au service de Dieu ; il lui semblera toutefois qu’elle y est
plus obligée que quiconque, la moindre de ses fautes lui transperce les
entrailles, à bien juste titre.
7 Ces effets produits sur l’âme dont je viens de parler
pourront aider n’importe laquelle d’entre vous que le Seigneur conduirait par
cette voie à comprendre qu’il ne s’agit pas d’un leurre ni d’une idée qu’elle
se forgerait ; car, comme je l’ai dit, je ne crois pas qu’il soit possible
que cette faveur se prolonge ainsi si elle vient du démon, qu’elle soit si
notoirement profitable à l’âme et qu’elle l’amène à vivre dans une telle paix
intérieure ; ça n’est pas dans ses habitudes, et même s’il le voulait
quelqu’un de si mauvais ne peut faire tant de bien ; il y aurait bientôt
des fumées d’amour-propre, cette âme se croirait meilleure que les autres.
Tandis que la vue d’une âme toujours si fortement attachée à Dieu qu’il occupe
seul sa pensée causerait au démon une telle rage que même s’il essayait, il ne
recommencerait pas souvent ; et Dieu est si fidèle qu’il ne lui
permettrait pas d’en user si librement avec l’âme qui ne prétend à rien d’autre
qu’à plaire à Sa Majesté, à exposer sa vie pour son honneur et sa gloire, mais
Elle ordonnerait bientôt de la détromper.
8 Ma marotte est et sera de dire qu’à condition que l’âme,
comme je l’ai marqué ici, : se conforme aux effets que ces faveurs de Dieu
produisent en elle, même si Sa Majesté permettait parfois au démon de l’assaillir,
Elle lui donnera la victoire, et il sera confondu. Donc, mes filles, si l’une
d’entre vous suivait ce chemin, ne vivez pas dans l’épouvante. Il est bon
d’avoir des craintes, et de mieux nous tenir sur nos gardes ; ne soyez pas
trop confiantes, car favorisées comme vous l’êtes, vous risqueriez d’être
négligentes : ce serait le signe que les faveurs ne viennent pas de Dieu,
si vous ne voyiez pas en vous les effets dont j’ai parlé. Il est bon que vous
vous en ouvriez au début en confession à un fort bon théologien, ce sont eux
qui doivent nous éclairer, ou, à défaut, à une personne de grande
spiritualité ; au cas où elle ne le serait point, le très bon théologien
est préférable ; si vous le pouvez, parlez en à l’un et à l’autre. Et s’ils
vous disaient que vous vous faites des idées, ne vous inquiétez pas, les idées
ne peuvent guère faire de bien ou de mal à votre âme, recommandez-vous à la
divine Majesté, demandez-lui de ne pas permettre qu’on vous trompe. S’ils vous
disaient que cela vient du démon, votre épreuve sera plus grave ; un bon
théologien ne vous le dira pas, si les effets indiqués existent ; s’il le
disait, je sais que le Seigneur lui-même, qui vous accompagne, vous consolera
et vous rassurera, et il donnera ses lumières au théologien pour qu’il vous les
transmette.
9 S’il s’agit de quelqu’un qui, bien qu’homme d’oraison, n’est
pas conduit par le Seigneur par la même voie que vous, il s’en étonnera et la
condamnera. C’est pourquoi je conseille de le choisir très docte, en même
temps, si possible, que d’une grande spiritualité ; la prieure devra vous
y autoriser, car bien qu’une vie excellente montre que l’âme est en sûreté, la
prieure est obligée de lui permettre de s’ouvrir à quelqu’un, pour qu’elles
soient rassurées toutes les deux. Quand elle aura vu ces personnes, qu’elle
s’apaise et cesse de faire part de ce qui lui advient ; car il arrive que
sans qu’il y ait lieu d’avoir peur, le démon inspire des craintes si excessives
que l’âme est persécutée et tourmentée (Autobiographie, chap. 28). Elle croit
que tout a été tenu secret, et découvre que c’est public ; il s’ensuit
pour elle de pénibles épreuves qui pourraient atteindre l’Ordre, étant donné
les temps que nous vivons. Il faut donc être fort avisée, je le recommande
vivement aux prieures.
10 Mais la prieure ne doit pas imaginer que la soeur qui
reçoit ces choses vaut mieux que les autres : le Seigneur conduit chacune
d’elles de la manière qui lui semble utile. Elles la prédisposent à devenir une
grande servante de Dieu, si elle s’aide elle-même, mais il arrive que Dieu
conduise les plus faibles dans cette voie. Il n’y a donc nul motif d’approuver
ni de condamner, mais de considérer les vertus ; la plus sainte de toutes
sera celle qui servira Notre-Seigneur avec le plus de pénitence, d’humilité et
de pureté de conscience, mais on ne peut guère s’en assurer ici-bas, jusqu’à ce
que le véritable Juge donne à chacun selon ses mérites. Nous nous étonnerons
alors de voir combien son jugement diffère de nos opinions d’ici-bas. Qu’il soit
loué à jamais. Amen.
1 Venons-en maintenant aux visions imaginaires, dont on dit
que le démon peut davantage s’y immiscer que dans celles dont nous avons parlé,
ce qui doit être vrai ; mais quand elles viennent de Notre-Seigneur, elles
me semblent sous certains aspects plus profitables, parce que plus conformes à
notre nature ; à l’exception de celles que le Seigneur nous fait connaître
dans la dernière Demeure, aucune ne peut leur être comparer.
2 Considérons donc, comme je vous l’ai dit dans le chapitre
précèdent, qu’il en est de ce Seigneur comme d’un objet en or dans lequel nous
garderions une pierre précieuse d’immense valeur et douée de toutes sortes de
vertus, sans l’avoir jamais vue ; nous avons toutefois l’absolue certitude
qu’elle est là, car les vertus de la pierre ne manquent pas d’agir
efficacement, si nous la portons sur nous. Sans l’avoir jamais vue, nous ne
manquons pas de l’apprécier, l’expérience nous a montré qu’elle a la propriété
de nous guérir de certaines maladies. Mais nous n’osons pas la regarder, nous
ne pouvons pas non plus ouvrir le reliquaire celui à qui appartient le joyau
est seul à savoir comment il s’ouvre, nous l’a prêté pour que nous en usions,
mais il en a gardé la clef ; il ouvrira le coffret qui lui appartient
quand il voudra nous montrer la pierre, il la reprendra même quand il le jugera
bon, es ce qu’il fait.
3 Disons tout de suite qu’il lui plaît parfois de l’ouvrir
soudain pour le plus grand bien de la personne à qui il l’a prêté. Il est clair
que sa joie sera bien plus grande lorsqu’elle se rappellera la splendeur de la
pierre, mieux gravée ainsi dans sa mémoire. Il en est de même ici : quand
Notre-Seigneur consent à mieux choyer cette âme, il lui montre clairement son
Humanité Sacrée sous un aspect de son choix, soit tel qu’il fut dans le monde,
ou après sa résurrection. Et bien que cela se produise à une vitesse que nous
pourrions comparer à celle de l’éclair, cette image suprêmement glorieuse se
grave si profondément dans l’imagination que j’estime impossible qu’elle
s’efface, jusqu’à ce que cette âme la voie dans le séjour où elle pourra en
jouir a jamais.
4 Je dis image, mais il s’entend que la personne qui la voit
n’a pas le sentiment qu’elle est peinte, mais vraiment vivante ; et
parfois, elle parle à l’âme, elle lui révèle même de grands secrets. Mais vous
devez comprendre que bien que cela dure quelques instants, on ne peut pas plus
regarder cette vision qu’on peut regarder le soleil, elle passe donc très
rapidement. Toutefois, son éclat, comme l’éclat du soleil, ne blesse pas la vue
intérieure, qui voit tout cela ; (je ne saurais rien dire de la vision
perçue par la vue extérieure, la personne que j’évoque et dont je puis parler
si particulièrement n’est pas passée par là, et il est difficile de rendre
compte exactement de ce dont on n’a pas l’expérience), cet éclat est comme une
lumière infuse, celle d’un soleil couvert de quelque chose d’extrêmement
subtil, comme un diamant, si on pouvait le tailler. Son vêtement semble de
toile de Hollande, et presque toujours, lorsque Dieu fait cette faveur à l’âme,
elle tombe en extase, car sa bassesse ne peut souffrir une vision aussi
effrayante.
5 Je dis effrayante, car bien qu’elle soit la plus belle et la
plus délectable qu’on puisse imaginer, même si on s’employait à y penser
pendant mille années d’existence, (elle dépasse de beaucoup tout ce que
conçoivent notre imagination et notre entendement), cette présence est d’une
majesté si grandiose que l’effroi s’empare de l’âme. Nul besoin n’est de
demander ici comment elle sait qui se montre à elle sans qu’on le lui ait dit,
elle reconnaît bien Celui qui est le Seigneur du Ciel et de la terre, tandis
que les rois de ce monde sembleraient bien peu de chose par eux-mêmes, si leur
suite ne les accompagnait, s’ils ne disaient qui ils sont.
6 Ô Seigneur ! comme nous vous méconnaissons, nous,
chrétiens ! Que sera-ce le jour où vous viendrez nous juger ; puisque
lorsque vous venez avec tant d’amitié visiter votre épouse, votre vue cause
tant de crainte ? Ô mes filles, que sera-ce quand d’une voix si rigoureuse
il dira :
Allez, maudits de mon Père ! ” (Mt 25,41)
7 Gardons dès maintenant en mémoire que cette faveur que Dieu
fait à l’âme n’est pas le moindre des bienfaits ; saint Jérôme, si saint
qu’il fut, n’en éloignait jamais le souvenir, et si nous faisons de même, tout
ce que nous pouvons souffrir ici des rigueurs de notre Ordre ne nous pèsera
point ; même si cela dure longtemps, ce n’est qu’un moment, comparé à
l’éternité. Je vous dis en vérité que si vile que je sois, je n’ai jamais eu
peur des tourments de l’enfer ; songeant que les damnés doivent voir
pleins de colère les yeux si beaux, si paisibles, si bénins du Seigneur, il me
semblait que mon coeur ne pourrait le supporter, en comparaison les tourments
ne m’étaient rien ; il en fut ainsi toute ma vie. Combien plus grande
encore doit être la crainte de la personne à qui il s’est montré ainsi, et qui
éprouve un sentiment si vif qu’elle en perd le sens ! Telle doit être la
cause de la suspension des puissances ; le Seigneur vient en aide à sa
faiblesse en l’unissant à Sa grandeur dans cette si haute communication avec
Dieu.
8 Lorsque l’âme peut regarder longuement ce Seigneur, je ne
crois pas qu’il s’agisse d’une vision, mais d’une sorte de véhémente
considération de certaine figure forgée par l’imagination ; une chose
morte, en comparaison avec cette autre vision.
9 Il est des personnes, et je sais que c’est vrai car
nombreuses, sont celles qui m’en ont parlé, pas seulement trois ou quatre, dont
l’imagination est si faible, l’entendement si efficace, ou je ne sais quoi,
qu’elles s’abandonnent totalement à l’imagination, et croient voir clairement
tout ce qu’elles pensent ; si elles avaient vu la vraie vision, elles
comprendraient, sans aucun doute possible, qu’elles se leurrent ; car
elles composent elles-mêmes ce que leur imagination évoque sans que nul effet
ne s’ensuive ; elles restent froides, bien plus que si elles voyaient une
image pieuse. Il est bien entendu qu’il ne s’agit pas d’en faire cas, on
l’oublié donc beaucoup plus vite qu’un rêve.
10 Il n’en est pas ainsi de la vision dont nous parlons, l’âme
est trés éloignée de l’idée de voir quelque chose, cela ne lui vient pas à
l’esprit, et soudain la vision se présente tout entière, une grande crainte,
une grande agitation bouleversent toutes les puissances et les sens mais elle
les installe aussitôt dans cette paix bienheureuse. De même que lorsque saint
Paul fut terrassé (Ac 9,3-4) il y eut tempête et agitation au ciel, ici, dans
le monde intérieur, un grand mouvement se produit ; et immédiatement,
comme je l’ai dit, tout s’apaise, et cette âme est instruite de si grandes
vérités qu’elle n’a plus besoin d’un autre maître ; la vraie sagesse, sans
travail de sa part, l’a tirée de son ignorance ; et l’âme garde un certain
temps la certitude que cette faveur vient de Dieu ; plus on lui dirait le
contraire, moins on pourrait la persuader de craindre d’avoir été trompée. Plus
tard, si le confesseur lui fait peur, Dieu la livre à elle-même et la laisse
dans l’hésitation, ce serait possible, vu ses péchés, mais elle ne peut
toutefois le croire, comme dans les tentations contre la foi où le démon peut
agiter l’âme, qui n’en reste pas moins ferme dans sa croyance. Plus on la
combat, donc, plus elle garde la certitude que le démon ne pourrait lui donner
tous ces biens : et il en est ainsi, il n’a pas une telle puissance sur
l’intérieur de l’âme ; il peut susciter une représentation, mais jamais
avec cette vérité, cette majesté, ni ces effets.
11 Comme les confesseurs ne peuvent voir cela, ils ont peur, à
juste titre, d’autant plus qu’il se peut, d’aventure, que ceux à qui Dieu
accorde cette faveur ne sachent pas en parler. Ils doivent être donc sur leurs
gardes jusqu’à ce que, avec le temps, ces apparitions montrent leurs fruits,
observer peu à peu ce que l’âme y gagne en humilité et en force dans la
vertu ; car s’il s’agit du démon, il se montrera bientôt à des signes
évidents, on le surprendra en mille mensonges. Si le confesseur a de
l’expérience, s’il est passé par là, il aura tôt fait de tout comprendre ;
au récit qu’on lui fera, il comprendra immédiatement si c’est Dieu, ou
l’imagination, ou le démon ; en particulier si Sa Majesté lui a accordé de
connaître les esprits ; s’il a ce don, et s’il est docte, même s’il n’a pas
d’expérience il le verra très bien.
12 Ce qui vous est fort nécessaire, mes soeurs, c’est beaucoup
de simplicité et de sincérité envers votre confesseur ; je ne parle pas
des péchés, cela va de soi, mais du récit que vous lui faites de votre oraison.
A défaut, je n’affirmerais point que vous soyez en bonne voie, ni que c’est
Dieu qui vous instruit ; car il aime beaucoup qu’envers celui qui le
représente vous soyez aussi franche et aussi claire qu’envers lui-même, que
vous ayez le même désir de lui faire comprendre toutes vos pensées, et d’autant
plus vos oeuvres, si petites soient-elles ! Cela fait, ne soyez ni
troublées, ni inquiètes, car même si ces visions ne venaient pas de Dieu, si
vous avez de l’humilité et une bonne conscience, elles ne vous nuiront point ;
Sa Majesté sait tirer le bien du mal et les voies par lesquelles le démon
voudrait vous perdre aboutirons à vous faire beaucoup gagner. En évoquant les
grandes faveurs que Dieu vous accorde, vous chercherez à mieux le contenter et
à garder son image présente à votre mémoire ; le démon, comme le disait un
homme fort docte, est un grand peintre, s’il lui montrait une image du Seigneur
d’une vive ressemblance, au lieu de s’en affliger, il s’en servirait pour
aviver sa dévotion et ferait la guerre au démon en retournant contre lui sa
propre malignité ; car même si un peintre est un mauvais homme, ça n’est
pas une raison pour manquer de révérer l’image qu’il a peinte, si elle
représente notre souverain Bien.
13 Il jugeait fort sévèrement le conseil de faire les cornes
que donnent certains ; il disait que partout où nous voyons notre Roi,
nous devons le révérer (Autobiographie, chap. 29) ; je vois qu’il a
raison, nous le regretterions nous-mêmes. Si une personne qui en aime bien une
autre savait qu’elle outrage ainsi son portrait, cela ne lui plairait point. A
plus forte raison, ne devons-nous pas toujours témoigner notre respect au
crucifix quand nous le voyons, ou a n’importe quel portrait de notre
Empereur ? Bien que j’aie déjà écrit cela ailleurs, je suis heureuse de le
répéter ici, car j’ai été témoin de l’affliction d’une personne à qui on
ordonnait d’employer ce moyen. Je ne sais qui l’a inventé pour tourmenter celle
qui ne peut qu’obéir si un confesseur lui donne ce conseil, et qui croirait se
perdre si elle ne le suivait pas. Si on vous le donnait, le mien serait que
vous fassiez humblement part de ces raisons et que vous le repoussiez. Les
bonnes raisons que quelqu’un m’a données m’ont parfaitement convenu dans ce
cas.
14 L’âme gagne beaucoup à cette faveur du Seigneur ;
quand elle pense à lui, ou à sa vie et Passion, elle se rappelle son très
paisible et beau visage, c’est une immense consolation ; de même nous
aurions ici-bas une plus grande joie à voir une personne qui nous fait bien que
si nous ne l’avions jamais connue. Je vous le dis, un si savoureux souvenir est
fort consolant et profitable. Il apporte encore d’autres et nombreux bienfaits,
mais j’ai déjà tant parlé des effets de ces choses, j’en parlerai encore si
souvent, que je ne veux ni me lasser ni vous lasser ; toutefois, si vous
savez, ou si vous entendez dire, que Dieu accorde ces faveurs aux âmes, je vous
recommande de ne jamais le supplier de vous conduire par ce chemin, et de ne
point le désirer, si bon qu’il vous paraisse ; il sied de l’apprécier et
de le révérer hautement, mais il ne convient pas de le souhaiter, pour
plusieurs raisons.
15 Premièrement, c’est un manque d’humilité de vouloir qu’on
vous donne ce que jamais vous n’avez mérité, je crois donc que celle qui le
désirerait prouve qu’elle n’en a guère ; l’humilité est aussi éloignée de
choses semblables qu’un simple laboureur l’est du désir d’être roi, jugeant que
c’est impossible et qu’il ne le mérite point ; je crois que jamais cette
âme ne les obtiendrait, car le Seigneur commence par donner une grande
connaissance de soi à celle qui reçoit cette faveur. Comprendra-t-elle qu’en
vérité, avec de telles pensées, le fait qu’elle ne soit pas en enfer est déjà
une très grande faveur ? Deuxièmement, elle est bien certaine d’être
leurrée, ou en grand danger de l’être, car il suffit au démon de voir une
petite porte ouverte pour nous tendre mille pièges. Troisièmement, lorsqu’une
personne a un désir très vif, l’imagination lui suggère qu’elle voit ce qu’elle
désire, et elle l’écoute, comme ceux qui ont envie de quelque chose y pensent
tellement le jour qu’il leur arrive d’en rêver. Quatrièmement, c’est de ma part
une grande témérité que de vouloir choisir moi-même le chemin sans savoir quel
est celui qui me convient le mieux, au lieu de laisser le Seigneur, qui me
connaît, me conduire par celui qui convient, et où je ferai sa volonté en
toutes choses. Cinquièmement, pensez-vous que ceux qui reçoivent ces faveurs du
Seigneur n’ont guère à subir d’épreuves ? Non, au contraire, elles sont
immenses, et de tous genres. Que savez- vous de votre aptitude à les
endurer ? Sixièmement, vous pourriez perdre ainsi ce que vous aviez cru
gagner, comme ce fut le cas pour Saül quand il devint roi.
16 Enfin, mes soeurs, il y a d’autres raisons que
celles-là ; et croyez-moi, le plus sûr est de ne vouloir que ce que Dieu
veut, il nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, et il nous
aime. Remettons-nous entre ses mains pour que sa volonté s’accomplisse en
nous ; nous ne pourrons errer, si nous nous en tenons toujours là avec une
volonté bien déterminée. Vous devez remarquer que du fait de recevoir un grand
nombre de ces faveurs on n’en mérite pas mieux le ciel, on est plutôt obligé à
servir d’autant plus qu’on reçoit davantage. Quant à mieux acquérir des
mérites, le Seigneur ne nous en empêche point, cela reste en nos mains ;
beaucoup de saintes personnes, donc, n’ont jamais su ce que c’est que de
recevoir l’une de ces faveurs, et d’autres, qui les reçoivent, ne sont pas des
saintes. Ne pensez pas non plus que ces faveurs soient continuelles, mais des
épreuves excessives les accompagnent, le Seigneur ne les accorderait-il qu’une
seule fois ; l’âme oublie donc qu’elle pourrait en recevoir d’autres pour
ne songer qu’à s’acquitter.
17 Il est vrai que ces faveurs doivent aider immensément à
rehausser la perfection des vertus ; mais celui qui les a gagnées au prix
de son travail acquiert beaucoup plus de mérites. Je connais une personne à qui
le Seigneur avait fait quelques-unes de ces faveurs, j’en connais même deux
(l’une était un homme) ; elles étaient si désireuses de servir Sa Majesté
à leurs dépens, sans ces grands régals, et si avides de souffrir qu’elles se
plaignaient à Notre Seigneur qui les leur accordait, et si elles l’avaient pu,
elles les auraient refusées. Je précise qu’elles auraient refusé les régals que
le Seigneur donne dans la contemplation, mais pas ces visions, dont elles
estimaient enfin les grands avantages.
18 Ces désirs, il est vrai, aussi, sont surnaturels, me
semble-t-il, et le fait d’âmes trés amoureuses, qui voudraient que le Seigneur
voie qu’elles ne le servent pas pour la solde ; et comme je l’ai dit,
jamais elles ne songent qu’elles doivent recevoir le ciel en échange de quoi
que ce soit, ce n’est pas dans ce but qu’elles s’efforcent de mieux servir,
mais pour satisfaire l’amour, dont la nature est d’agir toujours de mille
manières. Si elles le pouvaient, elles chercherait à inventer comment y
consumer leur âme ; et s’il leur fallait s’anéantir à jamais pour le plus
grand honneur de Dieu, elles le feraient de bon coeur. Qu’il soit loué à
jamais, amen, Lui, qui en s’abaissant pour communiquer avec de si misérables
créatures, veut montrer sa grandeur.
1 Le Seigneur se communique à l’âme de beaucoup de manières
dans ces apparitions ; parfois, quand elle est affligée ; d’autres,
quand une grande épreuve l’attend ; d’autres, lorsque Sa Majesté veut
trouver en elle ses délices, et la choyer. Il n’y a pas lieu de particulariser
chaque chose, mon seul but est de faire comprendre les divers aspects de cette
voie autant que je puis les connaître, afin que vous compreniez, mes soeurs,
comment ils se présentent, et les effets qui s’ensuivent ; cela, pour que
nous ne nous forgions pas l’idée que toute imagination est une vision ; et
si c’est une vision, vous n’en serez ni agitées, ni affligées, sachant que
c’est possible ; le démon gagne gros à ces agitations, il lui est très
agréable de voir une âme affligée et inquiète, car cela l’empêche de s’employer
tout entière à aimer et louer Dieu. Sa Majesté a d’autres moyens plus élevés de
se communiquer aux âmes, et moins dangereux, le démon ne saurait les
contrefaire, il est donc difficile d’en parler car c’est chose très occulte,
alors qu’il est plus aisé de faire comprendre les vision imaginaires.
2 Quand le Seigneur le veut, il arrive que l’âme, en oraison
et en pleine possession de ses sens, soit soudain ravie dans une extase où le
Seigneur lui fait comprendre de grands secrets qu’elle croit voir en Dieu
lui-même. Ça n’est pas une vision de la très sainte Humanité, et même, bien que
je dise qu’elle voit, elle ne voit rien ; ça n’est pas une vision
imaginaire, mais tout intellectuelle, où elle découvre comment on voit toutes
choses en Dieu, qui les contient toutes en lui. Cette vision est d’un grand
profit, car bien qu’elle ne dure qu’un instant, elle se grave profondément, et
cause une immense confusion ; on voit clairement qu’il est inique
d’offenser Dieu puisque c’est en Dieu même, je dis bien contenus en Lui, que
nous commettons nos grandes iniquités. Je vais m’aider d’une comparaison pour vous
aider à comprendre, car bien qu’il en soit ainsi, et que nous en entendions
souvent parler, nous n’y prenons pas garde, ou nous ne voulons pas
comprendre ; car si nous comprenions ce qui en est, il nous serait,
semble-t-il, impossible d’être aussi outrecuidants.
3 Considérons donc que Dieu est comme une demeure, ou comme un
palais, très grand et très beau, et que ce palais, comme je le dis, est Dieu
lui-même. Le pécheur peut-il, d’aventure, pour se livrer à ses malignités,
s’éloigner de ce palais ? Non, certes ; c’est-à-dire que dans le
palais même, en Dieu lui-même, se donnent cours les abominations, les
malhonnêtetés et méchancetés que nous commettons, nous, pécheurs. Ô chose
redoutable et digne de grande considération, elle nous est bien utile, à nous
qui savons peu de choses et qui n’arrivons pas à comprendre ces vérités, car
une folle outrecuidance nous devient impossible ! Considérons, mes soeurs,
la grande miséricorde et la patience dont Dieu fait preuve en ne nous
confondant pas sur-le-champ ; rendons-lui d’immenses grâces, ayons honte
de ressentir ce qu’on peut faire ou dire contre nous ; la plus grande
iniquité au monde, c’est de voir tout ce que Dieu Notre Créateur souffre
lui-même de la part de ses créatures, alors que souvent nous gardons grief d’un
mot dit en notre absence, peut-être même sans mauvaise intention.
4 Ô misère humaine ! Quand donc, mes filles,
imiterons-nous un peu ce grand Dieu ? Oh ! ne nous figurons pas que
ce soit quelque chose de souffrir les injures, mais passons sur tout cela de
bien bon coeur, et aimons celui qui nous insulte ; car ce grand Dieu n’a
pas cessé de nous aimer, nous, qui pourtant l’avons beaucoup offense, il a donc
bien raison de vouloir que tout le monde pardonne, si grave que soit l’injure !
Je vous le dis, mes filles, bien que cette vision passe vite, l’âme à qui
Notre-Seigneur l’accorde reçoit une grande faveur si elle veut en tirer profit
et se la rappeler constamment.
5 Il arrive aussi, soudain, par un procédé qu’on ne saurait
décrire, que Dieu montre en lui-même une vérité qui semble obscurcir tout ce
qu’on trouve de vérités dans les créatures, et qui fait clairement entendre
qu’il est, Lui seul, la Vérité qui ne peut mentir ; et l’on comprend ce
que dit David dans un psaume, que tout homme est menteurs (Ps 64,11) ; ce
qu’on n’admettrait jamais autrement, même si on l’entendait répéter souvent. Il
est la vérité infaillible. Je me rappelle Pilate, les nombreuses questions
qu’il posait à Notre-Seigneur pendant sa passion, lui demandant ce qu’est la
vérité (Jn 18,38), combien nous comprenons mal, ici-bas, cette Vérité suprême.
6 Je voudrais pouvoir mieux vous faire entendre cet aspect,
mais on ne peut en parler. Déduisons de cela, mes soeurs, qu’afin d’imiter
moindrement notre Dieu et Époux, il sera bon de beaucoup nous exercer à vivre
dans cette vérité. Je ne dis pas seulement que nous ne devons pas mentir, car,
gloire à Dieu, je sais que dans ces maisons vous vous gardez bien de dire un
mensonge pour rien du monde ; mais vivons dans la vérité devant Dieu et
les gens, de toutes les façons possibles ; en particulier, en n’admettant
pas qu’on nous tienne pour meilleures que nous le sommes, en rendant à Dieu ce
qui lui revient de nos oeuvres, en gardant pour nous ce qui est à nous, et en
cherchant à toujours faire ressortir la vérité ; ainsi, nous mépriserons
ce monde, qui n’est que mensonge et fausseté, et qui, comme tel, ne peut durer.
7 Un jour où je me demandais pour quelle raison Notre-Seigneur
aime tant cette vertu d’humilité, sans réflexion préalable ce me semble, ceci,
soudain, me parut évident : Dieu est la suprême Vérité, et l’humilité,
c’est être dans la vérité ; en voici une fort grande : nous n’avons
de nous-mêmes rien de bon, nous ne sommes que misère, et néant ; quiconque
ne comprend pas cela vit dans le mensonge. Plus on le comprend, plus on est
agréable à la suprême Vérité, car on vit en elle. Plaise à Dieu, mes soeurs, de
nous faire la grâce de ne jamais nous écarter de cette connaissance de
nous-même. Amen.
8 Ces grâces, Notre-Seigneur les accorde à l’âme comme à sa
véritable épouse ; puisqu’elle est déjà décider à accomplir en toutes
choses sa volonté, il veut lui donner un aperçu de la manière dont elle doit
s’y soumettre, et de ses grandeurs. Il n’est pas nécessaire d’en dire plus,
j’ai parlé de ces deux choses parce que je les crois d’un grand profit ;
nous n’avons pas à craindre ces choses-là, mais à louer le Seigneur qui les
donne ; ni le démon, à mon avis, ni l’imagination, ne peuvent guère
intervenir ici, l’âme reste donc dans une grande satisfaction.
1 Toutes ces faveurs accordées à l’âme par l’Époux ont-elles
suffi pour que le petit papillon, soit satisfait, (ne croyez pas que je l’ai
oublié), et qu’il se pose là où il doit mourir ? Non, certes, il va plutôt
beaucoup plus mal. Bien que l’âme reçoive ces faveurs depuis de longues années,
elle ne cesse de gémir et de pleurer, chacune d’elles accroît son chagrin. La
cause en est qu’à mesure qu’elle connaît mieux les grandeurs de son Dieu,
qu’elle se voit séparée de lui, et fort éloignée d’en jouir, son désir s’accroît
d’autant ; son amour grandit aussi à mesure qu’on lui découvre combien ce
grand Dieu et Seigneur mérite d’être aimé ; au cours des années, ce désir
grandit de telle sorte qu’elle en arrive à éprouver la si grande peine dont je
vais parler. J’ai dit “ des années ”, car ce fut le cas pour la personne dont
j’ai fait mention, mais j’entends bien qu’on ne saurait imposer un délai à
Dieu, il peut en un instant amener une âme au plus haut des états évoqués ici.
Sa Majesté a la puissance de faire tout ce qu’Elle veut, et Elle souhaite faire
beaucoup pour nous.
2 Il est toutefois des moments où ces violentes aspirations,
ces larmes, ces soupirs, les grands élans déjà décrits (ils semblent provenir
tous de notre amour accompagné de vifs regrets, mais tout cela n’est rien
auprès de l’autre sentiment, ils font songer à un feu qui fume, mais dont on
peut s’accommoder, avec un peu de peine), font vivre cette âme dans un état tel
qu’elle semble s’embraser elle-même ; et il arrive souvent qu’une rapide
pensée, un mot qui lui rappelle que la mort est lointaine, s’accompagne, venu
d’ailleurs, (on ne comprend ni d’où, ni comment), d’un choc, ou de l’atteinte
d’une flèche de feu. Je ne dis pas que ce soit une flèche, mais quoi qu’il en
soit, on voit clairement que cela ne nous est pas naturel. Ça n’est pas non
plus un choc, bien que je dise choc, cela blesse avec plus d’acuité. On ne sent
pas cette blessure là où se sentent les peines d’ici-bas, ce me semble, mais au
plus profond et intime de l’âme ; là, cette douleur aiguë, qui passe
soudain, réduit en poussière tout ce qu’elle trouve en nous de terrestre et de
naturel, et à ce moment il nous est impossible de nous rappeler quoi que ce
soit de notre être ; à l’instant, les puissances sont ligotées, elles
n’ont plus aucune liberté, sauf celle d’accroître cette douleur.
3 Je ne voudrais pas paraître exagérer alors que je suis
vraiment loin de compte, car c’est inexprimable. C’est un ravissement des sens
et des puissances, il englobe tout ce qui n’aide pas, comme je l’ai dit, à
ressentir cette affliction. L’entendement est très prompt à comprendre les
raisons qu’a cette âme de déplorer son éloignement de Dieu ; Sa Majesté y
contribue alors par une si vive connaissance de soi, la peine s’en accroît à un
tel degré, que la personne qui l’éprouve se met à pousser de grands cris. Bien
qu’elle soit dure à la douleur et accoutumée aux plus vives souffrances, elle
ne peut plus résister, car elle ne souffre pas dans son corps, comme je l’ai
dit, mais à l’intérieur de l’âme. Elle en a déduit que les souffrances de l’âme
sont bien plus dures que celles du corps, et il lui est apparu qu’on souffre
ainsi au purgatoire ; l’absence d’un corps n’empêche pas ces âmes de
souffrir bien davantage que ne souffrent tous ceux d’ici-bas, qui en ont un.
4 J’ai vu une personne dans cet état, et j’ai vraiment cru
qu’elle allait mourir ; ça n’était pas étonnant, car, certes, le danger de
mort est grand. Cet état, si bref soit-il, désarticule le corps, le pouls est
aussi faible que si la personne voulait rendre son âme à Dieu, et elle n’en est
pas loin, la chaleur naturelle fait défaut, mais l’embrasement est tel qu’il
s’en faut d’un petit peu pour que Dieu accomplisse ce voeu. Elle ne souffre
toutefois ni peu ni prou dans son corps, bien qu’il se désarticule, comme je
l’ai dit, de telle sorte que deux ou trois jours après elle n’a pas encore la
force d’écrire, et elle reste tout endolorie ; il me semble même que le
corps demeure fort affaibli. Si elle ne s’en ressent pas, c’est sans doute que
la souffrance intérieure de l’âme est si prépondérante qu’elle ne fait aucun
cas de son corps ; ainsi, lorsque nous sentons à un point quelconque une
douleur très aiguë, les autres, même si elles sont très nombreuses, sont peu
sensibles ; je l’ai souvent éprouvé. Dans ce cas-ci, ni peu, ni
prou : je crois même qu’elle ne sentirait rien si on la coupait en
morceaux.
5 Vous me direz que c’est une imperfection, qu’elle n’a qu’a
se conformer à la volonté de Dieu, puisqu’elle lui est si soumise. Elle a pu le
faire jusqu’ici, et c’est ce qui l’a aidée à vivre. Mais il n’en est plus de
même maintenant ; sa raison est dans un tel état qu’elle n’est plus la
maîtresse, elle ne peut penser à rien d’autre qu’à ses raisons de
souffrir ; éloignée de son Bien, elle se demande pourquoi elle voudrait
vivre. Elle éprouve un étrange sentiment de solitude, aucune des créatures qui
sont sur terre ne peut lui tenir compagnie, ni celles du Ciel, à ce que je
crois, si ce n’est Celui qu’elle aime, et tout lui est tourment. Elle se figure
être comme quelqu’un de suspendu, qui ne peut s’appuyer nulle part sur terre,
ni monter au ciel ; la soif l’embrase, et elle ne peut approcher de l’eau.
Cette soif n’est pas supportable, mais si excessive qu’il n’est eau pour
l’étancher, et elle ne veut pas l’étancher, si ce n’est avec celle dont
Notre-Seigneur a parlé à la Samaritaine (Jn 4,7-13) mais on ne la lui donne
point.
6 Ô Dieu secourable, Seigneur, comme vous oppressez vos
amants ! Mais tout cela n’est rien, en échange de ce que vous leur donnez
par la suite. Il est bon que ce qui vaut beaucoup coûte beaucoup. D’autant plus
que s’il s’agit de purifier cette âme pour qu’elle entre dans la Septième
Demeure de même que ceux qui vont entrer au ciel se lavent au purgatoire, cette
souffrance est à peine une goutte d’eau dans la mer. D’autant plus que malgré
tout ce tourment et ces afflictions, qui surpassent, à ce que je crois, toutes
les souffrances de la terre, (la personne dont je parle en a subi beaucoup,
tant corporelles que spirituelles, mais en comparaison tout cela ne lui semble
rien), l’âme estime cette peine à un si haut prix qu’elle comprend fort bien ne
pouvoir la mériter ; ce sentiment n’est pas de nature à la soulager, mais
il l’aide à souffrir de grand coeur, et elle souffrirait toute sa vie, si tel
était le bon plaisir de Dieu ; ce ne serait cependant pas mourir une fois,
mais toujours vivre en mourant, vraiment, rien de moins.
7 Considérons donc, mes soeurs, ceux qui sont en enfer, privés
de cette acceptation, ce contentement, ce plaisir que Dieu donne à l’âme ;
ils savent qu’ils ne gagnent rien à leur souffrance, qu’ils souffriront
toujours de plus en plus ; je dis de plus en plus, quant aux peines
accidentelles. Les tourments de l’âme étant tellement plus durs que ceux du
corps, et ceux des damnés bien pires, en comparaison, que le tourment dont nous
avons parlé puisqu’ils voient qu’ils dureront toute l’éternité, que peut-il
advenir de ces âmes infortunées ? Et au cours de notre vie si brève, que
ne pouvons-nous faire, ou souffrir, qui ne soit infime, pour nous épargner ces
terribles tourments éternels ? Je vous le dis, il est impossible de faire
comprendre combien la souffrance de l’âme est aiguë, combien elle diffère de
celle du corps, à ceux qui n’en ont pas l’expérience ; le Seigneur
lui-même veut que nous le comprenions pour que nous sachions mieux combien nous
lui sommes redevables de nous avoir appelées à un état où nous avons l’espoir
qu’il nous délivrera, dans sa miséricorde, et qu’il nous pardonnera nos péchés.
8 Pour en revenir à notre sujet, (nous avons laissé cette âme
bien en peine), l’extrême rigueur de sa souffrance est brève ; si elle se
prolongeait, la faiblesse naturelle ne pourrait la supporter, sauf par miracle.
Il est arrivé à la personne dont je parle d’être réduite en miettes en un peu
plus d’un quart d’heure. Il est vrai qu’elle avait complètement perdu les sens
cette fois-là, tant le coup avait été rigoureux, (alors qu’elle était en
conversation, le dernier jour des fêtes de Pâques, et qu’elle vivait depuis le
Samedi Saint dans une telle sécheresse qu’elle comprenait à peine ce qu’il en
était) ; il lui avait suffi d’entendre un mot sur la longue durée de la
vies (C’est en entendant chanter la soeur Isabelle de Jésus que sainte Thérèse
tomba en extase, en 1571, à Salamanque). Comment imaginer qu’on puisse opposer
de la résistance ! C’est impossible, de même qu’une personne jetée au feu
ne pourrait faire qu’il ne soit pas chaud, et ne la brûle point. Ce n’est pas
un sentiment qu’elle puisse dissimuler, ni empêcher les témoins de comprendre
qu’elle court un grand danger, bien qu’ils ne puissent juger du mouvement
intérieur. Ils lui tiennent toutefois compagnie, comme des ombres ; et
c’est ainsi qu’elle voit toutes les choses de la terre.
9 Et pour que vous sachiez qu’il est possible à notre
faiblesse et à notre naturel d’intervenir, au cas où vous vous trouviez dans
cette situation, il arrive parfois, tandis que l’âme est dans l’état que j’ai
décrit, mourant de ne pas mourir, si oppressée qu’il lui semble qu’il s’en faut
d’un rien pour qu’elle quitte le corps, elle voudrait, prise vraiment de peur,
que la peine se relâche pour ne pas achever de mourir. On voit bien que cette
crainte est une faiblesse de la nature puisque d’autre part son désir ne la
lâche point, et qu’il lui est impossible d’être délivrée de cette peine tant
que le Seigneur ne la lui ôte lui-même, généralement par une haute extase, ou
par une vision, où le vrai Consolateur la console et la fortifie pour qu’elle
consente à vivre aussi longtemps qu’il le voudra.
10 C’est chose pénible, mais elle produit dans l’âme
d’immenses effets ; ainsi l’âme cesse de craindre les épreuves
possibles ; comparées à ses vives souffrances, cela ne lui semble plus
rien. Elle a tant progressé qu’elle voudrait les subir souvent. Mais là encore
elle est absolument sans ressources, il n’existe aucun moyen de retrouver sa
peine tant que le Seigneur n’en a pas décidé, de même qu’il n’y en a point pour
lui résister ou y échapper quand elle fond sur elle. Il lui reste un plus grand
mépris du monde, car rien de terrestre ne l’a secourue dans ce tourment ;
elle est d’autant plus détachée des créatures qu’elle voit que son Créateur est
seul à pouvoir la consoler et combler son âme ; enfin, elle vit dans une
plus grande crainte, un plus grand souci de ne pas l’offenser, sachant qu’il
peut aussi bien tourmenter que consoler.
11 Dans cette voie spirituelle, deux choses, me semble-t-il,
sont un danger mortel. J’ai dit la première qui est un danger réel, et non des
moindres ; l’autre, c’est un bonheur et une délectation si excessifs,
poussés à de tels extrêmes, que l’âme en défaille au point qu’il s’en faut un
rien pour qu’elle quitte le corps ; à la vérité, ce ne serait pas pour
elle une petite joie. Vous jugerez par là, mes soeurs, si j’ai eu raison de
vous dire qu’il faut du courage, et si, lorsque vous demandez ces choses-là au
Seigneur, il est fondé de vous répondre comme aux fils de Zébédée : “
Pouvez-vous boire le calice ? ” (Mt 20,22).
12 Nous toutes, mes soeurs, répondrons oui, je le crois, et
nous aurons bien raison ; Sa Majesté donne des forces aux âmes qui en ont
besoin, Elle les défend toujours, Elle répond d’elles dans les persécutions et
les soutient contre la médisance, comme le Seigneur le fit pour Madeleine, si
ce n’est en paroles, par des actes ; et enfin, enfin, dès avant la mort,
elle paie tout à la fois, comme vous le verrez tout à l’heure. Qu’il soit béni
à jamais, et loué par toutes les créatures. Amen.
1 Peut-être, mes
soeurs, ai-je si longuement parlé de cette voie spirituelle qu’il ne semble y
avoir rien d’autre à dire. Le croire serait une grande erreur ; puisque la
grandeur de Dieu est sans bornes, ses oeuvres ne sauraient en avoir.
Cessera-t-on jamais de narrer ses miséricordes et ses grandeurs ? C’est
impossible, ne vous étonnez donc point de ce qui fut dit et de ce qui reste à
dire, ce n’est qu’un abrégé de tout ce qu’on peut conter de Dieu. Il s’est
montré fort miséricordieux en communiquant ces choses à quelqu’un dont nous
pouvons les apprendre, afin que nous louions ses grandeurs d’autant plus que
nous savons qu’il communique avec les créatures, et nous nous efforcerons de ne
pas mésestimer les âmes en qui le Seigneur se complaît. Nous avons tous une
âme, mais nous ne l’apprécions pas comme le mérite une créature faite à l’image
de Dieu, nous ne comprenons donc pas les grands secrets qui sont en elle.
Plaise à Sa Majesté, si Elle le veut, de diriger ma plume, et de m’aider à vous
parler un peu de tout ce qu’il y a à dire ; Dieu le fait comprendre à ceux
qu’il introduit dans cette Demeure. J’ai vivement supplié Sa Majesté, Elle sait
que mon intention est de faire en sorte que ses miséricordes ne restent pas
cachées, afin que son nom soit mieux loué et glorifié.
2 J’ai l’espoir que Dieu me fera cette faveur, pour l’amour de
vous, mes soeurs, et non pour moi, pour que vous compreniez ce qui vous sera
précieux, et que, par votre faute, votre Époux ne manque pas de célébrer ce
mariage spirituel avec vos âmes, puisqu’il entraîne tous les bienfaits que nous
verrons. Ô grand Dieu ! Une créature aussi misérable que moi peut trembler
de parler d’une chose que je suis loin de mériter de comprendre. C’est vrai,
j’ai été dans une grande confusion, et je me suis demandé s’il ne serait pas
préférable de conclure cette Demeure en quelques mots, on va croire, je le
suppose, que je la connais d’expérience, et j’en ai une honte extrême, car me
connaissant comme je me connais, c’est chose terrible. D’autre part, il m’est
apparu qu’il y a là une tentation, une faiblesse, si mal que vous me jugiez.
Mais que Dieu soit un petit peu mieux loué et compris, et que tout le monde me
crie après ; d’autant plus qu’il se peut que je sois morte quand ceci
verra le jour. Béni soit Celui qui vit et vivra à jamais. Amen.
3 Quand Notre-Seigneur consent à prendre en pitié cette âme
qui a souffert et souffre de désir et qu’il a déjà prise spirituellement pour
épouse, avant la consommation du mariage spirituel il l’introduit dans sa
Demeure qui est cette Septième ; de même qu’il a une demeure au ciel, il
doit trouver dans l’âme une chambre où Sa Majesté habite seule : nous
pouvons dire un autre ciel. Il est très important pour nous, mes soeurs, de
comprendre que l’âme n’est pas quelque chose d’obscur ; car comme nous ne
la voyons pas, nous pouvons croire, d’ordinaire, qu’il n’existe pas d’autre
lumière intérieure, sauf celle que nous voyons, et qu’il règne dans notre âme
une certaine obscurité. Je parle de l’âme qui n’est pas en état de grâce, ce
n’est pas la faute du Soleil de Justice qui est en elle et qui lui donne
l’être, mais c’est elle qui est incapable de recevoir la lumière, et je crois
avoir dit dans la première Demeure ce que certaine personne a compris à ce
sujet : ces âmes infortunées sont comme dans une prison obscure, les pieds
et les mains liés, aveugles et muettes, pour qu’elles ne puissent faire le bien
qui les aiderait à acquérir des mérites. Nous pouvons les plaindre, considérer
qu’il fut un temps où nous nous sommes vues dans le même état, et que le
Seigneur peut leur faire miséricorde, à elles aussi.
4 Ayons particulièrement soin, mes soeurs, de l’en supplier,
ne l’oublions pas, c’est faire une très grande charité que de prier pour ceux
qui sont en état de péché mortel ; bien plus grande que celle que nous
ferions au chrétien que nous verrions les mains liées derrière le dos par une
forte chaîne, attaché à un poteau, et mourant de faim, non par faute de
nourriture, car il a auprès de lui des mets d’extrême délicatesse, mais il ne
peut les prendre pour les porter à sa bouche ; bien qu’il éprouve un vif
dégoût et se voire prés d’expirer, non de la mort d’ici-bas mais de celle qui
est éternelle, ne serait-ce pas extrêmement cruel de le regarder sans approcher
de sa bouche de quoi manger ? Qu’adviendrait-il si, par vos prières, on
lui ôtait ses chaînes ? Vous voyez bien. Je vous le demande pour l’amour
de Dieu, ayez toujours un souvenir pour ces âmes-là dans vos prières.
5 Ce n’est pas à elles que nous parlons en ce moment, mais à
celles qui, par la miséricorde de Dieu, ont fait pénitence de leurs péchés, et
qui sont en état de grâce ; nous ne pouvons la considérer cette âme, comme
une chose limitée à un recoin, mais comme un monde intérieur qui contient les
belles et nombreuses demeures que vous avez vues ; il est juste qu’il en
soit ainsi, puisqu’il y a dans cette âme une demeure pour Dieu. Quand il plaît
à Sa Majesté de lui accorder la faveur de ce mariage divin, Elle commence par
l’introduire dans Sa demeure ; Sa Majesté ne se contente plus des
ravissements qu’Elle lui a déjà fait connaître, où elle l’unit à Elle, à ce que
je crois, ni de l’oraison d’union dont j’ai parlé où l’âme n’avait pas le
sentiment d’être aussi nettement appeler à pénétrer dans son centre qu’elle
l’est, ici, dans cette demeure, mais dans sa partie supérieure seulement. Peu
importe : d’une manière ou d’une autre, le Seigneur l’unit à lui ;
mais c’est en la rendant aveugle et muette, comme ce fut le cas pour saint Paul
lors de sa conversion (Ac 9,8), et en lui retirant la faculté de sentir ce
qu’est cette faveur, et comment elle en jouit : car la grande délectation
de cette âme est de se voir tout près de Dieu. Quand il l’unissait à lui, elle
ne comprenait plus rien, puisque toutes ses puissances étaient aliénées.
6 Ici, il en est autrement. Notre bon Dieu, maintenant, veut
faire tomber les écailles de ses yeux ; pour lui faire voir et comprendre
quelque chose de la faveur qu’il lui fait, il use d’un procédé extraordinaire ;
introduite dans cette Demeure par une vision intellectuelle, on lui montre, par
une sorte de représentation de la vérité, la Très Sainte Trinité, toutes les
trois personnes, dans un embrasement qui s’empare d’abord de son esprit à la
manière d’une nuée d’immense clarté ; et de ces personnes distinctes, par
une intuition admirable de l’âme, elle comprend l’immense vérité ; toutes
les trois personnes sont une substance, un pouvoir, une science, et un seul
Dieu. Ce que nous croyons par un acte de foi, l’âme, donc, le saisit ici, on
peut le dires de ses yeux, sans qu’il s’agisse toutefois des yeux du corps ni
des yeux de l’âme, car ce n’est pas une vision imaginaire. Ici, toutes les
trois personnes se communiquent à elle, elles lui parlent, elles lui font
comprendre ces paroles du Seigneur que rapporte l’Évangile : qu’il
viendrait, Lui, et le Père, et le Saint-Esprit, demeurer avec l’âme qui l’aime
et qui observe ses commandements (Jn 14,23).
7 Ô Dieu secourable ! Qu’il est donc différent d’entendre
ces paroles, de les croire, ou de comprendre de cette manière-là combien elles
sont vraies ! L’âme s’en étonne chaque jour davantage, car il lui semble
que les Trois Personnes ne l’ont jamais quittée, elle les voit, manifestement,
à l’intérieur de son âme ; au très très intime d’elle-même, dans quelque
chose de très profond qu’elle ne saurait décrire car elle n’est point docte,
elle sent en elle cette divine compagnie.
8 Il va vous sembler, d’après cela, qu’elle doit être hors de
sens, si absorbée qu’elle ne peut plus s’occuper de rien. En fait, bien mieux
que naguère, en tout ce qui touche au service de Dieu, ou lorsqu’elle n’a pas
d’occupation, elle vit dans cette agréable compagnie ; et si cette âme ne
fait pas défaut à Dieu, jamais il ne manquera, ce me semble, de lui faire
discerner très clairement sa présence ; elle a la ferme confiance que Dieu
ne l’abandonnera point, il ne lui a pas accordé cette faveur pour qu’elle la
perde ; et elle est en droit de le penser, sans cesser toutefois d’être
plus attentive que jamais à ne lui déplaire en rien.
9 Cette présence dans laquelle elle vit, comprenez-le, n’est
pas aussi totalement manifestée, je précise, aussi clairement, que la première
fois, et certain nombre d’autres, où Dieu voulut lui faire ce don ; s’il
en était ainsi, il lui serait impossible de s’occuper de quoi que ce soit, et
même de vivre au milieu des gens ; mais bien que cette présence ne
s’accompagne pas d’une lumière aussi claire, elle constate toujours qu’elle se
trouve en cette compagnie. On peut la comparer à une personne qui serait avec
d’autres dans une pièce très claire, mais on ferme les fenêtres, et elle reste
dans l’obscurité : l’absence de lumière l’empêche de les voir, elle ne les
verra pas jusqu’à ce que la lumière revienne, elle ne cesse toutefois pas de
comprendre qu’elles sont là. On peut demander si lorsque la lumière revient il
lui est possible de les revoir à son gré. Ça n’est pas en son pouvoir, il faut
que Notre-Seigneur consente à ouvrir la fenêtre de l’entendement ; il
témoigne d’une grande miséricorde en lui permettant de comprendre si clairement
qu’il ne la quitte jamais.
10 Il semble que la divine Majesté veuille, ici, par cette
admirable compagnie, disposer l’âme à recevoir davantage ; il est clair
que cela l’aidera fort à avancer dans la perfection en toutes choses et perdre
les craintes que lui ont parfois inspirées les autres faveurs que Dieu lui a
faites, comme nous l’avons dit. Et il en fut ainsi, elle faisait, en tout, des
progrès, il lui semblait que malgré tant d’épreuves et d’affaires, l’essentiel
de son âme ne quittait jamais cette Demeure. Comme s’il y avait, en quelque
sorte, des compartiments dans son âme, peu après cette faveur que lui accorda
Dieu, elle eut à s’occuper de grands travaux, elle s’en plaignit, comme Marthe
se plaignit au Seigneur de Marie (Lc 10,40) qui jouissait toujours à son gré de
cette quiétude, et qui lui laissait tant de travail, tant d’occupations,
qu’elle ne pouvait jouir de sa compagnie.
11 Vous jugerez que c’est de la folie, mes soeurs, mais cela
se passe vraiment ainsi, bien qu’on comprenne que l’âme est une ; ce que
j’ai dit n’est pas une idée que je me forge, car telle est l’impression qu’on a
ordinairement. J’en ai donc déduit qu’on voit des choses intérieures dans
lesquelles on distingue vraiment certaines différences, fort visibles, entre
l’âme et l’esprit, malgré que tout soit un. La division qu’on perçoit est si
subtile que l’âme et l’esprit semblent parfois agir différemment, comme sont
différentes les saveurs que le Seigneur veut leur donner. Il me semble aussi
que l’âme diffère des puissances, qu’elles ne sont pas une seule chose. Il y a
tant de ces différences, et si délicates, dans l’intime de nous-même que je
serais bien téméraire si je me mettais à les expliquer. Nous verrons cela
là-haut, si, dans sa miséricorde, le Seigneur nous fait la grâce de nous
conduire là où nous comprendrons ces secrets.
1 Venons-en donc à parler du mariage spirituel et divin, bien
que cette haute faveur ne doive pas atteindre à sa perfection de notre vivant,
puisque nous perdrions cet immense bienfait si nous nous écartions de Dieu. La
première fois que Sa Majesté accorde cette faveur par une vision imaginaire,
Elle veut montrer à l’âme sa très Sainte Humanité pour qu’elle en ait la pleine
connaissance et n’ignore rien du don souverain qu’elle reçoit. A d’autres
personnes, le Seigneur pourra se présenter sous une autre forme ; à celle
dont nous parlons, alors qu’elle venait de communier, il apparut, dans la
splendeur, la beauté, la majesté qu’on lui vit après sa résurrection ; Il
lui dit qu’il était temps qu’elle s’occupe de ses affaires à lui, qu’il
s’occuperait des siennes, et d’autres paroles plus sensibles que communicables
(Relations, chap. 35).
2 Il n’y avait là, semblera-t-il, rien de nouveau, puisque le Seigneur
s’était déjà manifesté à cette âme de cette manière. Ce fut toutefois si
différent qu’elle en fut bien affolée et effrayée ; d’abord, parce que
cette vision fut fort intense, ensuite, à cause des paroles que le Seigneur lui
dit, enfin, parce qu’il se manifesta à l’intérieur de son âme, ce qui ne
s’était jamais produit, sauf dans la vision précédente. Comprenez-le, la
différence est immense entre toutes les visions précédentes et celles de cette
Demeure ; entre les fiançailles spirituelles et le mariage spirituel il y
a la même différence qu’entre l’état de deux fiancés et celui de ceux qui ne
pourront désormais se séparer.
3 J’ai déjà dit que malgré ces comparaisons dont j’use à
défaut d’en trouver de meilleures, il faut entendre qu’ici il n’est pas plus
question du corps que si l’âme ne l’habitait point, et qu’elle ne soit
qu’esprit ; son rôle est encore bien moindre dans le mariage
spirituel ; cette union secrète s’accomplit au centre le plus profond de
l’âme où doit se tenir Dieu lui-même, et, ce me semble, il n’a pas besoin de
porte pour y entrer. Je dis qu’il n’a pas besoin de porte, parce que tout ce
qui a été dit jusqu’ici semble se réaliser au moyen des sens et des puissances
et il doit en être ainsi de cette apparition de l’Humanité du Seigneur ;
mais l’union dans le mariage spirituel est bien différente. Le Seigneur
apparaît en ce centre de l’âme non pas dans une vision imaginaire, mais
intellectuelle, plus subtile toutefois que les précédentes : il apparut
ainsi aux Apôtres, sans entrer par la porte, quand il leur dit : “ Pax
vobis ” (Lc 24,35). Ce que Dieu communique alors à l’âme en un instant est un
si grand mystère, une faveur si haute, la délectation de l’âme est si immense,
que je ne sais à quoi la comparer ; je puis seulement dire que le Seigneur
veut lui manifester à ce moment la gloire du ciel avec plus d’élévation que par
toutes les visions ou plaisirs spirituels. D’après ce qu’on comprend, et on ne
saurait dire plus, l’âme, c’est-à-dire l’esprit de cette âme, ne fait plus qu’une
avec Dieu ; Sa Majesté, qui Elle aussi est esprit, pour montrer son amour
pour nous, veut faire concevoir à certaines personnes jusqu’où va cet amour,
pour que nous louions sa grandeur ; Dieu a tenu à s’unir à la créature si
intimement que comme ceux qui ne peuvent désormais se séparer, il ne veut pas
se séparer d’elle.
4 Il en est autrement des fiançailles spirituelles, car
souvent les fiancés se séparent, et l’union également est différente ; car
bien que l’union soit la jonction de deux choses en une, elles peuvent, enfin,
se séparer, et chacune d’elles se retrouver seule ; ainsi, à l’ordinaire,
cette faveur du Seigneur passe vite, l’âme ensuite est privée de cette
compagnie, c’est-à-dire qu’elle ne la perçoit plus. Dans cette autre faveur du
Seigneur, non : l’âme demeure en ce centre avec son Dieu. On peut comparer
l’union à deux cierges de cire qui s’uniraient si étroitement que leurs
lurnières ne feraient qu’une, ou que la mèche, et la lumière, et la cire, ne
sont qu’une même chose ; on peut toutefois séparer les cierges l’un de
l’autre, et il reste deux cierges, comme on peut séparer la mèche de la cire.
Ici encore, il en est comme de l’eau du ciel qui tombe dans une rivière ou dans
une fontaine, tout se confond en une eau unique, jamais on ne pourra séparer ni
trier l’eau de la rivière de l’eau tombée du ciel ; de même, si un petit
ruisseau se jette dans la mer, il n’y aura nul moyen de l’en séparer ; et
dans une pièce percée de deux fenêtres par où pénètre une vive clarté, les deux
clartés, divisées à l’arrivée, se fondent en une seule.
5 C’est peut-être ce que dit saint Paul à propos de ce sublime
mariage, supposant que Sa Majesté se rapproche de l’âme par l’union : “
Celui qui s’unit au Seigneur ne fait qu’un esprit avec Lui ” (Cor 6,17). Il dit
aussi : “ Mihi vivere Christus est, mori lucrum ” (Ph 1,21) ; il me
semble que l’âme peut dire la même chose ici, car c’est là que le petit
papillon dont nous avons parlé meurt dans une immense joie, puisque sa vie est
déjà le Christ.
6 On discerne mieux cette faveur, le temps aidant, par ses
effets, car on comprend clairement que c’est Dieu qui donne vie à notre âme par
de secrètes aspirations souvent si vives qu’on ne peut aucunement en
douter ; l’âme les perçoit clairement, mais elles sont inexprimables ;
ce sentiment est si fort qu’il se traduit parfois en paroles caressantes
qu’elle ne peut contenir : “ Ô vie de ma vie et substance qui me
sustente ! ” et autres choses de ce genre. Car de ce sein divin, où Dieu
semble continuellement nourrir l’âme, jaillissent des rayons de lait qui
fortifient tous les habitants du château ; il apparaît que le Seigneur
veut qu’ils jouissent un peu de tout ce dont jouit l’âme, de ce fleuve opulent
où la petite fontaine s’est perdue, il jaillit parfois un jet de cette eau pour
soutenir ceux qui doivent pour le corporel servir ces deux époux. Et comme une
personne inattentive sentirait qu’on la baigne soudain dans cette eau et ne
pourrait manquer de le sentir, ainsi, et même avec plus de certitude, on
perçoit les opérations dont je parle. Car de même qu’un jet d’eau ne pourrait
jaillir de rien, comme je l’ai dit, on comprend clairement qu’il y a à
l’intérieur quelqu’un qui lance ces flèches et donne vie à cette vie, un soleil
d’où provient une grande lumière qui se projette de l’intérieur sur les
puissances. L’âme, comme je l’ai dit, ne bouge pas de ce centre, et ne perd
point la paix ; car celui qui l’a donnée aux Apôtres (Jn 20,19) quand ils
étaient réunis peut la lui donner, à elle aussi.
7 Il me vient à l’idée que cette salutation du Seigneur devait
signifier beaucoup plus qu’elle n’en a l’air, ainsi que ce qu’il a dit à la
glorieuse Madeleine : “ Va en paix ” (Lc 7,50), car les paroles du
Seigneur ont en nous valeur d’actes, elles devaient donc agir dans ces âmes
déjà bien disposées, éloigner de l’âme tout ce qui est corporel afin que, pur
esprit, elle puisse s’unir par cette union céleste à l’esprit incréé ; et
il est très vrai que lorsque nous nous vidons de toute créature, que nous nous
en détachons pour l’amour de Dieu, ce même Dieu doit nous emplir de Lui. Ainsi,
un jour où Jésus-Christ Notre-Seigneur priait pour ses Apôtres, je ne sais où
on le dit, il demanda que tous soient un avec le Père et avec Lu, comme
Notre-Seigneur Jésus-Christ est dans le Père et le Père en Lui (Jn 17,21). Je
ne sais s’il peut exister un plus grand amour que celui-là ! Et ne
manquons point d’y pénétrer tous, puisque Sa Majesté a dit : e ne prie pas
pour eux seulement, mais pour ceux-là aussi, qui, grâce à leur parole, croiront
en moi (Jn 17,20) et Elle dit aussi : Je suis en eux (Jn 17,23).
8 Ô Dieu secourable, que ces paroles sont vraies, et comme
l’âme qui le voit par elle-même dans cette oraison les comprend ! Et comme
nous les comprendrions toutes, si nous n’y faisions pas obstacle par notre
faute, puisque les paroles de Jésus-Christ notre Roi et Seigneur ne peuvent
manquer de s’accomplir ! Mais nous commettons l’erreur de ne pas nous y
disposer en nous écartant de tout ce qui peut faire obstacle à cette lumière, nous
ne nous voyons donc pas dans ce miroir que nous contemplons, et où notre image
est gravée.
9 Pour revenir à ce que nous disions : lorsque le
Seigneur a introduit l’âme dans Sa demeure, qui est le centre de l’âme
elle-même, de même que le ciel empyrée où se tient Notre-Seigneur ne se meut
pas, dit-on, comme les autres, dès que cette âme y pénètre, tout mouvement
cesse en elle ; ni les puissances, ni l’imagination, ne peuvent lui porter
tort ni lui enlever la paix. J’ai l’air de vouloir dire que lorsque l’âme a
obtenu de Dieu cette faveur elle est assurée de son salut et de ne pas
retomber, mais je ne dis rien de tel : chaque fois que je parlerai de
cette sécurité apparente de l’âme, il s’entend qu’il en est ainsi tant que la
Divine Majesté la tient par la main, pour que l’âme ne l’offense point. J’ai du
moins la certitude que cette âme, bien qu’elle ait vécu dans cet état, et cela
pendant des années, ne s’estime pas en sûreté ; elle craint au contraire
bien plus que naguère d’offenser Dieu moindrement, elle a le vif désir de Le
servir, comme on le verra plus loin, elle vit dans la peine et la confusion,
sachant le peu qu’elle est capable de faire, alors qu’elle lui a tant
d’obligation ; ça n’est pas une petite croix, mais une fort sérieuse
mortification ; toutefois, plus cette âme se mortifie, plus grandes sont
ses délices. Lorsque Dieu lui ôte la santé et les forces dont elle a besoin
pour faire pénitence, c’est là sa vraie mortification ; j’ai déjà dit
ailleurs le chagrin que cela cause, mais il est bien plus grand ici, et tout
doit venir à l’âme du sol où elle plante ses racines ; car de même que
l’arbre qui est proche d’une eau courante est le plus frais, celui qui produit
plus de fruits, peut-on s’étonner des désirs qu’éprouve cette âme dont l’esprit
véritable ne fait qu’un avec l’eau céleste dont nous avons parlé ?
10 Pour en revenir, donc, à ce que je disais, il ne faut pas
croire que les puissances, et les sens, et les passions, jouissent toujours de
cette paix ; l’âme, oui. Dans les autres Demeures, il est des combats, des
moments d’épreuves et de fatigue, mais à l’ordinaire cela ne lui ôte ni sa
paix, ni sa place. Ce centre de notre âme, ou cet esprit, est chose si
difficile à décrire, il est même si difficile d’y croire, que je crains, mes
soeurs, que faute d’avoir su m’exprimer vous ne soyez tentées de ne pas me
croire ; car il est difficile de dire qu’il y a là des épreuves et des
peines, mais que l’âme reste en paix. Je vais faire une ou deux
comparaisons : plaise à Dieu qu’elles m’aident à expliquer quelque chose,
mais si je n’y réussissais pas, je sais que je dis la vérité.
11 Le Roi est dans son Palais, la guerre et bien des choses
pénibles sévissent dans son royaume, mais il n’en reste pas moins à sa
place ; de même, ici ; bien qu’il y ait un grand tumulte, beaucoup de
bêtes venimeuses, dans les autres Demeures, et que tout cela fasse grand bruit,
rien ne pénètre dans cette Demeure-là, et ne force l’âme à en sortir ; les
choses qu’elle entend, qui toutefois lui font un peu de peine, ne parviennent
pas à l’agiter et à lui ôter la paix ; les passions, déjà vaincues, ont
peur de pénétrer dans cette Demeure, car elles en sortent plus asservies. Le
corps tout entier nous fait mal, mais si la tête est saine, nous n’aurons pas
mal à la tête du fait que nous avons mal au corps. Je ris toute seule de ces
comparaisons dont je ne suis pas satisfaite, mais je n’en trouve pas
d’autres ; Pensez ce que vous voudrez : tout ce que j’ai dit est la
vérité.
1 Nous disions donc que ce petit papillon est mort dans
l’immense allégresse d’avoir trouvé le repos, et que le Christ vit en lui. Voyons
comment il vit, ou comment cette vie diffère de celle qu’il a connue quand il
était vivant ; ce sont les effets produits dans l’âme par cette oraison
qui nous montreront si ce qui fut dit est vrai. A ce que je puis entendre, ces
effets sont les suivants.
2 Le premier, un tel oubli d’elle-même que l’âme semble
vraiment n’être plus, comme je l’ai dit ; elle est dans un état où elle ne
se connaît plus, elle ne se souvient plus qu’il doive y avoir pour elle ni
ciel, ni vie, ni honneur, tout entière occupée de l’honneur de Dieu ; les
paroles de Sa Majesté semblent avoir eu force d’acte lorsqu’elle lui a dit de
s’inquiéter de Ses affaires, et qu’Elle s’inquiéterait des siennes. Ainsi,
l’âme ne se soucie pas de ce qui peut advenir, elle est dans un étrange oubli
de toute chose, car, comme je l’ai dit, elle semble n’être plus, et elle
voudrait n’être rien en rien, si ce n’est lorsqu’elle comprend qu’elle peut
contribuer à accroître d’un point la gloire et l’honneur de Dieu ; elle
exposerait alors sa vie de très bon coeur.
3 N’entendez pas par là, mes filles, qu’elle cesse de tenir
compte de manger et de dormir, car ce n’est pas le moindre de ses tourments,
ainsi que d’accomplir toutes les obligations de son devoir d’état ; nous
parlons des choses intérieures, car il n’y a que peu à dire des actions
extérieures ; sa peine est plutôt de voir que ses propres forces sont
désormais néant. Elle ne renoncerait pour rien au monde à faire tout son
possible lorsqu’elle comprend qu’il s’agit du service de Notre- Seigneur.
4 Le second de ces effets est un grand désir de souffrir, mais
il n’est plus capable de l’inquiéter, comme naguère ; son désir de voir la
volonté de Dieu s’accomplir en elle est si absolu que tout ce que fait Sa
Majesté lui semble bon ; s’il veut qu’elle souffre, à la bonne
heure ; si non, ce refus ne la tue point, comme avant.
5 Ces âmes éprouvent aussi une grande joie intérieure dans la
persécution, et une paix croissante, sans aucune inimitié envers ceux qui leur
nuisent ou cherchent à le faire ; elles s’éprennent plutôt pour eux d’un
amour particulier, s’affligent tendrement si elles les voient en peine, et
endureraient bien des choses pour les en libérer ; elles les recommandent
à Dieu de bien bon coeur, et se réjouiraient de perdre les grâces que leur
accorde Sa Majesté pour qu’Elle les reverse sur eux, afin qu’ils n’offensent
plus Notre-Seigneur.
6 Et voilà surtout ce qui m’ébahit, quand on a vu les peines
et afflictions que leur causait leur désir de mourir pour jouir de Notre-Seigneur :
elles ont maintenant un si grand désir de le servir, d’obtenir qu’il soit loué,
et, si possible, d’aider quelques âmes, que non seulement elles ne désirent
plus mourir, mais vivre de très longues années, dans les plus grandes épreuves,
au cas où elles mériteraient ainsi que le Seigneur soit loué, ne serait-ce que
de bien peu de chose. L’assurance que leur âme jouirait de Dieu dès qu’elle
quitterait leur corps ne les influencerait point, pas plus que de songer à la
gloire des saints ; elles ne désirent pas y accéder pour le moment. Elle
mettent leur gloire dans l’aide qu’elles peuvent apporter au Crucifié, en
particulier lorsqu’elles voient combien on l’offense, combien rares sont ceux
qui considèrent vraiment son honneur, détachés de tout le reste.
7 Il est vrai que lorsqu’il lui arrive d’oublier cela, ses
désirs de jouir de Dieu et de sortir de cet exil la reprennent tendrement,
surtout lorsqu’elle voit le peu de services qu’elle lui rend, mais elle se reprend
bientôt, elle considère-la continuité de Sa présence en elle, et elle offre à
Sa Majesté sa volonté de vivre comme l’offrande la plus coûteuse qu’elle puisse
lui faire. La mort, elle ne la craint nullement, pas plus qu’elle ne craindrait
un doux ravissement. Le fait est que celui qui lui communiquait ces désirs avec
d’excessifs tourments lui donne maintenant ceux dont nous parlons. Qu’il soit à
jamais loué et béni.
8 Enfin, le désir de ces âmes n’est plus jamais orienté vers
les régals et les plaisirs, car le Seigneur lui-même est avec elles, et c’est
Sa Majesté, maintenant, qui vit en elles. Il est clair que sa vie ne fut qu’un
tourment continuel, et c’est ce qu’il fait de la notre, du moins en ce qui
concerne nos désirs ; quant au reste, il nous dirige en faibles que
sommes, quoiqu’il nous emplisse de sa force quand il voit que nous en avons
besoin. Un grand détachement de toutes choses, avec le désir constant de vivre
dans la solitude, ou occupés à aider une âme. Ni sécheresses, ni épreuves
intérieures, mais le souvenir de Notre-Seigneur, dans une telle tendresse que
l’âme voudrait ne rien faire d’autre que de le louer ; lorsqu’elle s’en
distrait, le Seigneur lui-même la réveille comme je l’ai dit, car on voit très
clairement que cette impulsion, - je ne sais quel autre mot employer, - vient
de l’intérieur de l’âme comme les transports dont j’ai parlé. Elle se manifeste
maintenant avec une grande douceur, mais elle ne procède ni de la pensée ni de
la mémoire, ni de rien qui puisse suggérer que l’âme ait agi d’elle-même. Ce
réveil se produit si habituellement, et si fréquemment, qu’il a été possible de
bien l’examiner ; de même qu’un feu ne projette pas sa flamme vers le bas
mais vers le haut, si grand soit le feu qu’on veuille allumer, on constate ici
que ce mouvement intérieur vient du centre de l’âme et éveille les puissances.
9 Certes, quand bien même on ne trouverait sur cette voie de
l’oraison d’autre bénéfice que celui de comprendre le soin particulier que Dieu
a de communiquer avec nous et de nous prier de nous y prêter, car on ne peut y
voir autre chose, enfin, de nous garder auprès de lui, j’estime bien employées
toutes les peines par lesquelles on passe pour jouir de ces attouchements de
son amour, si suaves et si pénétrants. Cela, mes soeurs, vous l’avez sans doute
éprouvé ; car lorsqu’on atteint à l’oraison d’union, je pense que le
Seigneur y veille, si nous ne négligeons pas d’observer ses commandements.
Lorsque cela vous arrivera, rappelez-vous ce qu’il en est de cette Demeure
intérieure où Dieu vit en notre âme, et louez-le beaucoup ; car, vraiment,
il vient de lui, ce message, ou billet écrit avec tant d’amour, de manière à
vous signifier qu’il veut que vous- soyez seule à comprendre cette écriture, et
ce qu’il vous demande. Ne manquez sous aucun prétexte de répondre à Sa Majesté,
même si vous êtes occupée extérieurement et en conversation avec plusieurs
personnes, car il arrivera souvent que Notre-Seigneur veuille vous faire en
public cette faveur secrète, et comme votre réponse doit être intérieure, il
est très facile d’agir comme je le dis par un acte d’amour, ou en disant comme
saint Paul : “ Que voulez-vous de moi, Seigneur ? ” Il vous
enseignera bien des façons de lui être agréable, au moment même où nous croyons
comprendre qu’il nous écoute ; et cet attouchement si délicat dispose
presque toujours l’âme à accomplir ce qui lui a été demandé avec une ferme
volonté.
10 Cette Demeure se différencie donc des autres par ce que je
viens de dire : on n’y trouve presque jamais la sécheresse ni les
agitations intérieures qu’on a connues par moments dans toutes les autres, mais
l’âme y est presque toujours dans la quiétude ; ne craignez pas que le
démon puisse contrefaire ce si haut état de grâce, mais soyez intimement
persuadée qu’il provient de Dieu seul ; car, comme je l’ai dit, ni les
sens ni les puissances n’ont rien à voir ici ; Sa Majesté s’est découverte
à l’âme, Elle l’a introduite avec elle là où à mon avis le démon n’oserait
entrer et d’ailleurs le Seigneur ne le lui permettrait point ; toutes les
grâces qu’il accorde ici ne doivent rien aux efforts de l’âme elle-même, comme
je l’ai dit, sauf celui de se livrer tout entière à Dieu.
11 Les progrès que le : Seigneur fait ici accomplir à
l’âme, les enseignements qu’il lui donne, tout cela se passe dans un silence
qui me rappelle la construction du temple de Salomon, où on ne devait entendre
aucun bruit ; ainsi, dans ce temple de Dieu, dans cette sienne demeure,
Lui seul et l’âme jouissent l’un de l’autre, dans un immense silence.
L’entendement n’a aucune raison de s’agiter ni de chercher ; le Seigneur
qui l’a crée veut l’apaiser ici, et qu’il regarde par une étroite rainure ce
qui se passe. Il est des moments où il ne voit plus rien, car on ne lui permet
plus de regarder, mais ces intervalles sont brefs ; car, ce me semble, on
ne perd pas ici l’usage des puissances, mais elles n’agissent pas, et sont
comme ébahies.
12 Je le suis de voir que lorsque l’âme elle arrive là, elle
cesse d’avoir des ravissements, (j’entends en particulier la perte des sens) si
ce n’est de temps en temps, et alors même sans rapts ni envols de
l’esprit ; ils sont très rares et n’ont presque jamais lieu en public,
comme naguère où c’était fréquemment le cas ; ils ne sont plus provoqués
comme alors par ce qui excitait sa dévotion, car lorsqu’elle voyait une image
pieuse ou entendait un sermon, ne fût-ce qu’un fragment, ou de la musique, le
pauvre petit papillon était si anxieux que tout l’étonnait, et qu’il
s’envolait. Maintenant, soit que l’âme ait trouvé son repos, soit qu’elle ait
vu tant de choses en cette Demeure elle ne s’estompe plus de rien, elle n’est
plus comme naguère, solitaire, puisqu’elle jouit d’une telle compagnie, Enfin,
mes soeurs, j’en ignore la cause, mais dés que le Seigneur commence à montrer à
l’âme ce qui se trouve en cette Demeure et à l’y introduire, elle est guérie de
la grande faiblesse qui lui a causé tant de peines et dont jamais auparavant
elle ne s’était libérée. Il se peut que le Seigneur l’ait fortifiée, élargie,
et habilitée ; il se peut aussi qu’il veuille montrer publiquement ce
qu’il a opéré secrètement dans ces âmes, à des fins que Sa Majesté connaît
seule, car Ses jugements dépassent tout ce que nous pouvons imaginer ici-bas.
13 Ces effets, comme tous les autres dont nous avons dit qu’ils
sont bons dans les degrés d’oraison déjà décrits, Dieu les suscite lorsqu’il
attire l’âme à Lui, et lui donne le baiser que réclamait l’épouse ; car
j’entends que ce qu’elle demandait s’accomplit dans cette Demeure. Ici, à cette
biche blessée, on donne l’eau en abondance. Ici, elle se délecte dans le
tabernacle de Dieu. Ici, la colombe que Dieu envoya voir si la tempête était
apaisée trouve l’olive, signe qu’elle a trouves la terre ferme sous les eaux et
les tempêtes de ce monde. Ô Jésus ! Que ne puisée connaître tout ce que
doivent contenir les Écritures pour décrire cette paix de l’âme ! Mon
Dieu, qui en connaissez la valeur, faites que les Chrétiens veuillent bien la
chercher, et, dans votre miséricorde, ne la retirez pas à ceux à qui vous l’avez
donnée ; car, enfin, jusqu’à ce que vous leur accordiez la véritable paix,
et que vous les conduisiez là où elle ne finira jamais, nous devons vivre dans
la crainte. Lorsque je parle de la véritable paix, je n’entends pas que
celle-ci ne soit point vraie, mais que la guerre pourrait éclater de nouveau si
nous nous écartions de Dieu.
14 Qu’éprouvent ces âmes lorsqu’elles voient qu’un si grand
bien pourrait leur faire défaut ? Cela les oblige à plus de vigilance, à
tirer force de faiblesse pour ne rien négliger par leur faute de ce qui s’offre
à elles pour mieux plaire à Dieu. Plus Sa Majesté les favorise, plus elles sont
craintives et plus elles ont peur d’elles- mêmes. Et comme au milieu de ces
grandeurs elles ont mieux connu leurs misères et que leurs péchés leur semblent
d’autant plus graves, souvent, comme le Publicain, elles n’osent plus lever les
yeux ; il en est d’autres qui désirent cesser de vivre pour être en
sécurité, mais bientôt, pour l’amour de Lui, elles recommencent à vouloir vivre
pour le servir, comme je l’ai dit et remettent tout ce qui les concerne à sa
miséricorde. Quelquefois, l’excés des faveurs les anéantit à tel point qu’elles
craignent quel n’en soit d’elles comme d’un navire si lourdement chargé qu’il
coule à pic.
15 Je vous le dis, mes soeurs, elles n’en portent pas moins
leur croix, mais cela ne les inquiète point et ne leur ôte pas la paix ;
quelques tempêtes passent vite, comme une vague, et le calme revient ; car
la présence constante du Seigneur en elles leur fait tout oublier. Qu’il soit
toujours béni et loué par toutes ses créatures. Amen.
1 N’allez pas croire, mes soeurs, que ces effets dont j’ai
parlé soient immuables dans ces âmes ; c’est pourquoi, lorsque j’y pense,
je précise que tel est, à l’ordinaire, leur état ; car Notre-Seigneur les
abandonne parfois à leur naturel et on dirait alors que toutes les bêtes
venimeuses des faubourgs et premières Demeures de ce château se conjurent pour
se venger du temps où elles ne les ont pas elles à leur portée.
2 Il est vrai que cet état dure peu ; souvent un jour, ou
un peu plus. Et dans ce grand tumulte, suscité d’ordinaire par une circonstance
quelconque, on voit ce que l’âme gagne à vivre en si bonne compagnie ; le
Seigneur lui donne une grande fermeté pour qu’elle ne se détourne jamais de le
servir et tienne ses bonnes résolutions ; ces résolutions semblent plutôt
se fortifier, elle ne s’en écarte même pas d’un infime premier mouvement. Comme
je le dis, les écarts sont rares, mais Notre-Seigneur veut que l’âme ne perde
pas le souvenir de ce qu’elle est, d’abord pour qu’elle soit toujours humble,
ensuite pour qu’elle comprenne mieux ce qu’elle doit à Sa Majesté, la grandeur
de la faveur qu’elle reçoit, et qu’elle l’en loue.
3 Il ne doit pas non plus vous passer par l’esprit que du fait
que ces âmes ont le si vif désir et la si ferme détermination de ne faire pour
rien au monde quoi que ce soit d’imparfait, elles ne succombent jamais et ne
commettent aucun péché. Volontairement, non, et le Seigneur doit leur accorder
pour cela une aide toute particulière. Je parle de péchés véniels, car, autant
qu’elles puissent le déceler, elles sont affranchies des mortels ; ce
n’est toutefois pas une certitude, le moindre de leurs tourments n’est pas de
se demander si elles n’en ont pas commis qu’elles ignorent. Un autre de leurs
tourments, ce sont les âmes qui se perdent ; bien qu’elles aient en
quelque sorte grand espoir de ne pas être dans ce cas, quand elles se
souviennent de certains personnages dont il est dit dans l’Écriture qu’ils
semblaient favorisés de Dieu, tel un Salomon, qui eut des rapports si étroits
avec Sa Majesté, elles ne peuvent manquer d’avoir des craintes, comme je l’ai
dit. Que celle d’entre vous qui serait le plus sure d’elle soit la plus
craintive ; car Heureux l’homme qui craint Dieu dit David (Ps
61,1). Plaise à Sa Majesté de nous garder toujours ; la plus grande
assurance que nous pussions avoir est de toujours supplier Dieu de ne pas nous
permettre de l’offenser. Qu’il soit loué à jamais. Amen.
4 Il sera bon, mes soeurs, de vous dire dans quel but le
Seigneur accorde tant de faveurs en ce monde. Les effets ont du vous le faire
comprendre, si vous avez été attentives, mais je veux toutefois vous en
reparler ici, pour qu’aucune d’entre vous n’imagine qu’il ne cherche qu’à
choyer ces âmes, ce serait une grave erreur ; Sa Majesté ne peut nous
accorder une plus grande faveur que de nous faire vivre dans l’imitation de la
vie de son Fils tant aimé ; j’ai donc la certitude que ces faveurs tendent
à fortifier notre faiblesse, comme je l’ai parfois dit ici, afin que nous sachions,
à son exemple, beaucoup souffrir.
5 Nous avons toujours vu ceux qui ont vécu le plus près du
Christ Notre-Seigneur subir les plus grandes épreuves. Considérons celles de sa
glorieuse Mère et des glorieux Apôtres. Par quel moyen supposez-vous que saint
Paul ait pu supporter ses immenses épreuves ? Nous pouvons juger d’après
lui des effets des vraies visions et de la contemplation quand elles émanent de
Notre-Seigneur et qu’il ne s’agit pas de nos imaginations ou d’une tromperie du
démon. Est-il allé se cacher, d’aventure pour jouir de ces délices, sans
s’occuper de rien d’autre ? Vous le voyez, jamais il n’eut de répit le
jour, à notre connaissance ; et il ne dut pas non plus en avoir la nuit,
puisqu’il l’employait à gagner de quoi manger (1Th 2,9). J’aime beaucoup saint
Pierre, qui, lorsque Notre-Seigneur lui apparut alors qu’il s’enfuyait de
prison lui dit qu’il allait à Rome pour être crucifié à nouveau. Jamais nous ne
célébrons la fête où ce fait est conté sans que ce me soit un réconfort tout
particulier. Qu’en fut-il de saint Pierre après cette faveur du Seigneur, ou
que fit-il ? Marcher immédiatement à la mort ; et qu’il trouve
quelqu’un pour la lui donner ne fut pas la moindre des miséricordes du
Seigneur.
6 Ô mes soeurs, quel oubli de son repos, quel mépris de son
honneur, quel éloignement de toute recherche d’estime, chez l’âme qu’habite si
particulièrement le Seigneur ! Comme elle vit beaucoup avec Lui, il est
juste qu’elle ne pense guère à elle-même ; sa mémoire s’emploie toute à chercher
le meilleur moyen de le contenter, que faire dans ce but, et comment lui
montrer son amour. Tel est le but de l’oraison, mes filles ; voilà à quoi
sert ce mariage spirituel : donner toujours naissance à des oeuvres, des
oeuvres.
7 C’est à cela qu’on reconnaît vraiment que cette faveur est
octroyée par Dieu, comme je vous l’ai déjà dit ; car il ne m’est guère
utile de vivre très recueillie dans la solitude, d’agir avec Notre-Seigneur, de
proposer et promettre de réaliser des merveilles à son service si, aussitôt
sortie de là, à la moindre occasion, je fais tout le contraire. En disant que
ça n’est guère utile, je me suis mal exprimée, car tout le temps qu’on passe
avec Dieu est fort utile, et ces résolutions, même si nous sommes ensuite trop
faibles pour les accomplir, Sa Majesté nous donnera un jour ou l’autre le moyen
de les respecter, même malgré nous, comme c’est souvent le cas ; car
lorsque le Seigneur voit qu’une âme est fort lâche, il lui impose une très
lourde épreuve, contre sa volonté, mais dont elle tire grand avantage ;
par la suite, l’âme qui a compris cela perd toute crainte de s’offrir à Lui
plus généreusement. J’ai voulu dire que c’est peu de chose, en comparaison de
ce qu’on obtient quand les oeuvres sont conformes aux actes et aux
paroles ; et celle qui n’y parviendrait pas d’un seul coup doit chercher à
y arriver peu à peu. Qu’elle travaille à fléchir sa volonté, si elle veut que
l’oraison lui soit profitable ; de nombreuses occasions de le faire ne lui
manqueront pas, dans le petit recoin où vous vivez.
8 Considérez que c’est beaucoup plus important que je ne
saurais dire. Fixez votre regard sur le Crucifix, et tout vous semblera facile.
Alors que Sa Majesté nous a manifesté son amour par tant d’actes et d’épouvantables
tourments, comment voulez-vous ne le satisfaire qu’avec des mots ? Être un
vrai spirituel, savez- vous ce que cela signifie ? C’est se faire les
esclaves de Dieu ; ceux-là sont marqués, au fer, du signe de la croix, car
ils lui ont déjà aliéné leur liberté pour qu’il puisse les vendre comme
esclaves à tout le monde, comme il le fut lui-même ; il ne leur fait ainsi
nulle injure, mais une grande faveur. Que ceux qui ne se résoudraient pas à
cela n’aient crainte, ils ne feront pas de grands progrès, car, comme je l’ai
dit, l’humilité est le fondement de tout cet édifice ; le Seigneur ne
voudra pas les élever très haut, si elle n’est pas très sincère ; cela,
pour votre bien, afin de leur éviter de s’effondrer. Donc, mes soeurs, pour que
cet édifice ait de bonnes fondations, tâchez d’être la plus petite de toutes,
l’esclave de toutes vos soeurs, cherchez comment et en quoi vous pouvez leur
être agréable et les servir ; ce que vous ferez ainsi, vous le ferez pour
vous plus que pour elles, car vous poserez des pierres si solides que votre
château ne pourra s’écrouler.
9 Je répète qu’il faut pour cela que vos fondations ne portent
pas seulement sur la prière et la contemplation, car si vous ne recherchez pas
les vertus, si vous ne vous exercez pas à les pratiquer, vous ne serez jamais
que des naines ; et même plaise à Dieu qu’il ne s’agisse que de ne pas
grandir, vous savez que celui qui ne croît pas décroît ; et j’estime
impossible que l’amour là où il est, se contente d’être toujours le même.
10 Il vous semblera que je parle à ceux qui, ayant débuté,
peuvent désormais se reposer. Je vous ai déjà dit que le repos intérieur dont
jouissent ces âmes aboutit à leur retirer en partie leur repos extérieur, et à
leur faire désirer de n’en avoir aucun. A quoi tendent, selon vous, ces
inspirations dont j’ai parlé, ou pour mieux dire, ces aspirations, ces messages
que l’âme envoie du centre intérieur aux gens du sommet du château et aux
demeures situées à l’extérieur de celle où elle se trouve ? Sont-ce des
invitations à se coucher pour dormir ? Non, non, non ; pour que les
puissances, les sens, et tout ce qui est corporel ne restent pas oisifs, elle
leur fait bien plus rudement la guerre qu’elle ne la leur a jamais faite quand
elle souffrait avec eux ; car alors elle ne comprenait pas le si grand
bienfait que sont les épreuves dont Dieu s’est servi, d’aventure, pour l’amener
où elle est, et la compagnie qu’elle trouve ici lui donne plus de force qu’elle
n’en a jamais eu. David dit que nous serons saints avec les saints (Ps 17,26),
nous ne pouvons donc pas en douter : lorsque l’âme ne fait plus qu’une
avec Celui qui est fort par l’union si souveraine de l’esprit avec l’esprit, la
force est contagieuse, et nous verrons ainsi celle dont les saints ont fait
preuve pour souffrir et mourir.
11 Il est absolument vrai que l’âme communique la contagion de
cette force à tous ceux qui sont dans le château et au corps lui-même, qu’elle
semble souvent ignorer ; sa vigueur, soutenue par le vin qu’elle boit dans
cette cave où son Époux l’a amenée et d’où il ne la laisse pas sortir, retentit
sur le faible corps, comme ici-bas la nourriture qu’on met dans l’estomac donne
des forces à la tête et à tout le corps. Le corps est donc bien infortuné, tant
qu’il vit : il a beau faire, la force intérieure surpasse de beaucoup la
sienne, l’âme lui fait la guerre et estime que ça n’est rien. De là, sans
doute, les grandes pénitences auxquelles se sont livrés de nombreux saints, en
particulier la glorieuse Madeleine, qui avait été élevée dans un tel bien-être ;
et la faim de l’honneur de Dieu qu’éprouva notre Père Élie (1R 19,10), celle
que saint Dominique, saint François, ont eue d’inciter les âmes à le
louer ! Je vous le dis, oublieux d’eux-mêmes, ils n’ont guère du
s’épargner.
12 Voilà, mes soeurs, ce que je veux que nous tâchions
d’atteindre ; et pas pour jouir, mais pour servir, désirons ces forces, et
occupons-nous, par l’oraison, de les obtenir. Ne cherchons pas à suivre un
chemin non frayé, nous nous y perdrions au meilleur moment, et il serait inouï
de croire obtenir ces faveurs de Dieu sur une voie autre que celle qu’il a
suivie, et qu’ont parcourue tous ses saints ; que cela ne nous passe pas
par l’esprit ; croyez-moi, Marthe et Marie doivent offrir ensemble
l’hospitalité au Seigneur, le retenir toujours auprès d’elles, et ne pas lui
faire mauvais accueil en ne lui donnant pas à manger. Comment Marie, toujours
assise à ses pieds, le nourrirait-elle, si sa soeur ne l’aidait point ? Sa
nourriture, c’est l’effort que nous faisons de rapprocher les âmes de Lui par
tous les moyens possibles, pour qu’elles se sauvent et ne cessent de le louer.
13 Vous allez me dire deux choses : d’abord, Il a dit que
Marie a choisi la meilleure part (Lc 10,42). Mais elle avait déjà rempli
l’office de Marthe et choyé le Seigneur en lui lavant les pieds, en les
essuyant de ses cheveux (Lc 7,37-38). Pensez-vous qu’une dame comme elle ne fut
guère mortifiée d’aller par les rues, peut-être même seule, car son ardeur
était telle qu’elle ne savait ce qu’elle faisait d’entrer là où jamais elle
n’était entrée, d’être ensuite en butte aux médisances du pharisien, suivies de
bien d’autres dont elle eut a souffrir ? Voir dans la ville une femme
comme elle manifester un tel changement, aux yeux, comme nous le savons, de si méchantes
gens qui haïssaient le Seigneur à tel point qu’il leur suffisait de voir
qu’elle était liée d’amitié avec Lui pour qu’ils évoquent la vie qu’elle avait
menée, et disent qu’elle voulait maintenant faire la sainte ; car il est
clair qu’elle changea immédiatement ses vêtements et tout le reste. Il en est
bien ainsi de nos jours, à propos de personnes qui ont moins de renom :
que put-il en être alors ? Je vous le dis, mes soeurs, la meilleure part
venait après beaucoup d’épreuves et de mortifications ; voir qu’on
haïssait son Maître fut déjà pour elle une épreuve intolérable. Et que
n’a-t-elle souffert lors de la mort du Seigneur ? Je crois, à part moi,
que si elle n’a pas subi le martyre, c’est que voir mourir le Seigneur fut un
martyre pour elle, et les années qu’elle a vécu sans lui furent sans doute
aussi un terrible tourment ; on voit donc bien qu’elle n’a pas toujours
vécu dans les régals de la contemplation, aux pieds du Seigneur.
14 Vous direz encore que vous ne pouvez pas, faute de moyen, rapprocher
des âmes du Seigneur ; vous le feriez de grand coeur, mais sans pouvoir ni
enseigner, ni prêcher comme les Apôtres, vous ne savez comment vous y prendre.
J’ai répondu plusieurs fois par écrit à cette question, et peut-être même dans
ce Château (Le Chemin de la Perfection, chap 1 et 3) ; Pensées,
chap. 2 et 7). Toutefois je ne manquerai pas de le marquer ici, car vu le désir
que vous insuffle le Seigneur, je crois que cela vous préoccupe. Je vous ai
d’ailleurs dit que le démon, parfois, nous inspire de grands désirs qui nous
empêchent de mettre en oeuvre ce qui est à portée de notre main pour servir
Notre-Seigneur dans les choses possibles, et que nous nous contentions d’avoir
désiré faire l’impossible. Sans parler de l’aide que vous apportez avec l’oraison,
ne cherchez pas à être utiles au monde entier, mais a celles qui vivent en
votre compagnie ; votre action, ainsi, sera plus efficace, et c’est à leur
égard que vous avez le plus d’obligations. Pensez-vous n’avoir guère à gagner
si, du fait de votre grande humilité ainsi que de votre mortification,
serviables envers toutes vos soeurs, débordantes d’une charité jointe à un
amour du Seigneur tel que ce feu les embrase toutes, vous les tenez constamment
en éveil par tout cela et vos autres vertus ? Ainsi, vous servirez le
Seigneur non seulement abondamment, mais d’une manière qui lui sera très
agréable, c’est dans vos moyens, et ce que vous accomplirez ainsi montrera à Sa
Majesté que vous pourriez faire beaucoup plus ; il vous récompensera donc
autant que si vous lui gagniez beaucoup d’âmes.
15 Vous direz que ce n’est convertir personne, puisque toutes
vos soeurs sont excellentes. De quoi vous mêlez-vous ? Leurs louanges
seront d’autant plus agréables au Seigneur qu’elles sont meilleures, et leurs
prières pour le prochain d’autant plus profitables. Enfin, mes soeurs, voici ma
conclusion : ne construisons pas de tour sans fondement, car le Seigneur
considère moins la grandeur des oeuvres que l’amour avec lequel on les
fait ; et si nous faisons ce que nous pouvons, Sa Majesté nous aidera à
faire chaque jour davantage si nous ne nous lassons pas bientôt ; le peu
de temps que dure cette vie, et elle sera peut-être plus brève que chacune de
nous ne l’imagine, offrons intérieurement et extérieurement au Seigneur le
sacrifice qui est à notre portée, Sa Majesté l’unira à celui qu’Elle offrit
pour nous au Père sur la croix, lui conférant ainsi la valeur que mérite notre
amour, même si nos oeuvres sont petites.
16 Plaise à Sa Majesté, mes soeurs et mes filles, de nous
réunir toutes là où nous le louerons à jamais, et qu’Elle m’accorde la grâce
d’accomplir un peu de ce que je vous recommande, par les mérites de son Fils,
qui vit et règne à jamais, amen ; car je vous le dis, ma confusion est
grande, je vous demande donc, par ce même Seigneur, de ne pas oublier dans vos
prières cette pauvre misérable.
1 Lorsque j’ai du commencer à écrire ce qui précède, je fus
bien contrariée, comme je l’ai dit au début ; mais depuis que j’ai terminé,
ma joie est vive, et je tiens pour bien employée ma peine, qui, d’ailleurs, je
le confesse, fut fort légère. Considérant l’étroite clôture dans laquelle vous
vivez, et vos rares distractions, mes soeurs, cela joint au fait que vous
n’êtes pas assez largement logées dans certains monastères, vous trouverez, je
le crois, de la consolation, à vous délecter dans ce château intérieur ;
là, sans autorisation des supérieures, vous pouvez entrer et vous promener à
n’importe quelle heure.
2 Il est vrai que vous ne pouvez pénétrer dans toutes les
Demeures par vos propres forces, si grandes qu’elles vous paraissent, à moins
que le Seigneur du château lui-même ne vous y installe. C’est pourquoi je vous
recommande de ne pas insister si vous trouvez la moindre résistance : ce
serait tellement le mécontenter que jamais il ne vous laisserait y pénétrer. Il
aime beaucoup l’humilité. Si vous vous jugez même incapables de mériter de
pénétrer dans les troisièmes Demeures, vous obtiendrez de Lui d’atteindre les
cinquièmes beaucoup plus promptement ; et de là, vous pourrez le servir de
telle façon que vous y retournerez souvent, et qu’il vous introduira dans la
Demeure même qu’il se réserve, à Lui, pour n’en jamais plus sortir, sauf à
l’appel de la Prieure, à qui ce grand Seigneur veut que vous obéissiez comme à
lui-même. Aussi souvent que vous vous absentiez, vous trouverez la porte
ouverte au retour. Et une fois habituée à jouir de ce château, vous trouverez
votre repos en toutes choses, si pénibles soient-elles, du seul fait de votre
espoir d’y revenir, sachant que nul ne peut vous en empêcher.
3 Bien que je ne parle que de sept Demeures, elles sont
nombreuses dans chacune d’elles, en bas, en haut, sur les côtés, avec de beaux
jardins, des fontaines, et des choses si délicieuses que vous souhaiterez vous
anéantir dans la louange du grand Dieu qui a créé ce château à son image et
ressemblance. Si vous trouvez quelque chose de bien dans ces nouvelles de Dieu
que, par ordre, je vous ai données, croyez vraiment que Sa Majesté les a dites
pour votre joie ; ce que vous jugerez mal dit est de moi.
4 Dans mon grand désir de contribuer un peu à vous aider à
servir mon Dieu et mon Seigneur, je vous demande, chaque fois que vous lirez
ceci, de beaucoup louer Sa Majesté en mon nom, de lui demander l’exaltation de
son Église, et la lumière pour les luthériens ; quant à moi, qu’Elle me
pardonne mes péchés et me sorte du purgatoire ; j’y serai peut-être, par
la miséricorde de Dieu, quand on vous donnera à lire cet écrit, si on estime
bon de le faire après que de doctes hommes l’auront examiné. Si J’ai erré en
certaines choses, ce sera faute d’avoir compris, puisque je me soumets en toute
chose à ce qu’enseigne la sainte Église Catholique Romaine, en qui je vis, et
je proteste, et je promets de vivre et mourir. Que Dieu Notre-Seigneur soit à
jamais loué et béni. Amen. Amen.
5 Cet écrit fut achevé dans le Monastère de Saint Joseph
d’Avila, année 1627, vigile de la Saint-André, à la gloire de Dieu, qui vit et
règne à jamais. Amen.