Chemin de la perfection de Ste Thérèse
d’Avila,
manuscrit de l’Escorial.
1 Les soeurs de ce
monastère de Saint-Joseph ont su que le Père Présenté (titre que l’on donnait
dans certains Ordres religieux aux théologiens consommés), Frère Dominique
Banez, de l’Ordre de saint Dominique, actuellement mon confesseur, m’avait
permis d’écrire sur l’oraison ; il semble en effet qu’ayant traité avec un
grand nombre de personnes spirituelles et saintes, je pourrai y réussir. Elles
n’ont donc cessé de m’importuner pour que je me mette à l’ouvrage, tant leur
amour pour moi est grand. Il existe de nombreux livres sur la prière, écrits
par des auteurs qui savent - et ont su - ce qu’ils disent, mais il semble que
l’amour rende plus agréable des choses énoncées en un style imparfait et
défectueux qu’en un autre absolument parfait. Et, je le répète, le désir que
j’ai vu en elles était si fort et l’importunité si grande que je me suis
décidée à écrire. Grâce à leur prière et à leur humilité, le Seigneur voudra
peut-être que je parvienne à dire quelque chose qui leur soit profitable, et il
me le donnera pour que je le leur donne. Si je n’y réussissais pas, le Père
Présenté dont j’ai parlé et qui verra tout d’abord cet écrit, le brûlera ;
moi, je n’aurai rien perdu en obéissant à ces servantes de Dieu, et elles
verront ce que je peux par moi-même quand Sa Majesté ne m’aide pas.
2 Je pense indiquer
quelques remèdes à des tentations de religieuses et exposer le dessein que j’ai
eu en fondant cette maison. Je veux dire “ fonder ” sur la base de la
perfection qui y règne (sans compter qu’il s’agit de choses ordonnées par notre
Constitution) ; je parlerai aussi des choses que le Seigneur me fera le
mieux comprendre, selon l’intelligence que j’en aurai et comme le souvenir s’en
présentera ; mais comme je ne sais pas ce qu’il en sera, je ne peux le
faire avec ordre, et mieux vaut d’ailleurs qu’il n’y en ait pas, tant il est
peu dans l’ordre que je me mette à écrire sur ce sujet. Que le Seigneur dirige
tout cet écrit afin qu’il soit conforme à sa volonté ; c’est là mon
constant désir bien que mes oeuvres soient aussi imparfaites que moi.
3 Je sais que l’amour et le
désir ne me manquent pas pour aider, autant que je le pourrai, les âmes de mes
soeurs à faire de grands progrès dans le service du Seigneur ; cet amour,
joint à l’âge et à l’expérience que j’ai de quelques monastères, pourra faire
que je réussisse à parler de menues choses mieux que les théologiens qui, pour
avoir des occupations plus importantes et être des hommes forts, ne font pas
autant cas de choses, qui en soi, ne semblent rien mais, pour nous femmes qui
ne sommes que faiblesse, tout peut nous porter préjudice. En effet, les ruses
du démon envers les femmes vivant en stricte clôture sont nombreuses, et il
voit que des armes nouvelles lui sont nécessaires pour leur nuire. Moi,
misérable, j’ai mal su me défendre ; aussi, je voudrais que mes soeurs
tirent un profit de mes erreurs. Je ne dirai rien que je n’aie expérimenté
personnellement, ou vu chez d’autres, ou bien que le Seigneur ne m’ait donné à
comprendre dans l’oraison.
4 Il y a peu de jours j’ai
écrit une relation de ma vie. Peut-être mon confesseur ne voudra-t-il pas que
vous la lisiez ; aussi j’écrirai ici certaines choses sur l’oraison
concordant avec celles que j’y ai dites, et j’en ajouterai d’autres si elles me
paraissent nécessaires. Que la main du Seigneur supplée à la mienne dans cet
écrit comme je l’en ai supplié, et le dirige à sa plus grande gloire, amen.
1 Quand j’ai commencé à
fonder ce monastère (j’en ai déjà donné les raisons dans le livre dont j’ai
parlé, et j’y ai aussi relaté quelques-unes des magnificences par lesquelles
Dieu manifesta qu’il serait très bien servi dans cette maison), mon intention n’était
pas qu’il y eût tant de rigueur extérieure, ni que ce fût sans revenus ;
au contraire, j’aurais voulu que rien n’y manquât ; enfin, j’étais faible
et imparfaite, bien que guidée par de bonnes intentions plutôt que par le souci
de mon bien-être.
2 Ayant appris les dommages
causés en France par ces luthériens, et comment cette secte malheureuse ne
cessait de croître, je me désolai beaucoup et, comme si j’eusse pu ou eusse été
quelque chose, je pleurai devant le Seigneur et je le suppliai de porter remède
à un si grand mal. Il me semble que j’aurais donné mille vies pour sauver une
seule âme parmi toutes celles que je voyais se perdre ; mais je n’étais
qu’une pauvre femme, imparfaite et entourée d’entraves, pour servir le Seigneur
en quoi que ce soit ; pourtant, il a tant d’ennemis et si peu d’amis que
je n’aspirais et n’aspire encore qu’à ce que ces derniers fussent bons. Je me
déterminai donc à faire le tout petit peu qui dépendait de moi et était à ma
portée, c’est-à-dire : suivre les conseils évangéliques aussi parfaitement
que possible et tenter que les quelques religieuses de ce monastère fissent de
même, confiante en la grande bonté de Dieu qui ne manque jamais d’aider celui
qui se détermine à tout quitter pour lui. Mes compagnes étant telles que mes
désirs se les représentaient, parmi leurs vertus mes fautes passeraient
inaperçues, et je pourrais ainsi contenter le Seigneur en quelque chose. Toutes
occupées à prier pour les défenseurs de l’Église, pour les prédicateurs et les
théologiens qui la soutiennent, nous aiderions, dans la mesure de nos forces,
ce cher Seigneur qui se voit si harcelé par ceux-là mêmes à qui il a fait tant
de bien que, dirait-on, ces traîtres voudraient le remettre en croix et ne pas
lui laisser où reposer sa tête.
3 O mon Rédempteur, la
peine ici alourdit mon coeur ! Qu’en est-il aujourd’hui des
chrétiens ? Ce sont toujours eux qui vous offenseront le plus ! Ceux
à qui vous faites le plus de dons, ceux qui vous doivent le plus, ceux que vous
choisissez pour amis, ceux parmi lesquels vous vivez et auxquels vous vous
communiquez par les sacrements, ne sont-ils pas rassasiés, Seigneur de mon âme,
des tourments que les juifs vous infligèrent ?
4 En vérité, Seigneur, ceux
qui s’éloignent du monde aujourd’hui ne font pas grand-chose ; dès lors
qu’il vous est si peu fidèle, que pouvons-nous en attendre ? Est-ce que
par hasard nous méritons mieux pour qu’il nous soit fidèle ? Est-ce que
par hasard nous lui avons fait plus de bien que vous ne lui en avez fait pour
que les chrétiens nous gardent leur amitié ? Qu’est-ce que cela
signifie ? Qu’en attendons-nous donc, nous que le Seigneur, dans sa bonté,
a préservés de la malice pestilentielle du monde ? ceux qui y sont
appartiennent déjà au démon. C’est un triste châtiment qu’ils ont gagné par
leur fait ! leur plaisir les a amenés au feu éternel ! C’est leur
affaire ! bien que mon coeur se brise en voyant tant d’âmes se
perdre ; mais, pour que ce malheur soit moindre, je voudrais n’en pas voir
se perdre chaque jour davantage.
5 O mes soeurs dans le
Christ ! aidez-moi à l’en supplier, c’est dans ce but que le Seigneur nous
a réunies ici ; c’est là votre vocation ; ce sont là vos
affaires ; là doivent tendre vos désirs ; ici sont vos larmes ;
voilà l’objet de vos demandes ; non, mes soeurs, vous n’êtes pas ici pour
vous occuper des affaires du monde ; je ris vraiment, ou plutôt je
m’afflige des choses que l’on vient ici nous recommander ; on vient nous
demander jusqu’à prier Dieu pour des intérêts et des procès d’argent, quand je
voudrais voir ces mêmes personnes supplier Dieu de leur accorder la grâce de
fouler ces choses aux pieds. Leur intention est bonne et, pour dire vrai, je
recommande leurs affaires à Dieu, mais je suis sûre qu’il ne m’écoute jamais.
Le monde est en feu, on veut pour ainsi dire condamner à nouveau le Christ, on
lève contre lui mille faux témoignages, on veut détruire son Église, et nous
perdrions notre temps à présenter à Dieu des demandes qui, si elles venaient à
être exaucées, feraient qu’il y ait une âme de moins au ciel ? Non, mes
soeurs, les temps ne sont pas à traiter avec Dieu d’affaires de peu
d’importance. En vérité, si ce n’était pour satisfaire la faiblesse des hommes
qui se consolent d’être aidés en tout point, je me réjouirais que l’on comprit
que ce ne sont pas là les choses pour lesquelles on doit supplier Dieu à
Saint-Joseph.
Comment il ne faut pas
se préoccuper des nécessités corporelles. Du bien de la pauvreté.
1 Ne pensez pas, mes
soeurs, que vous n’aurez pas pour autant de quoi manger, je vous l’assure. Ne
prétendez jamais vous nourrir par des artifices humains, sinon vous mourrez de
faim et ce ne sera que juste. Gardez les yeux fixés sur votre Époux !
C’est lui qui doit vous nourrir ; s’il est content, ceux qui vous sont le
moins dévoués vous donneront à manger malgré eux, comme l’expérience vous l’a
montré. Et si en agissant ainsi vous veniez à mourir de faim :
bienheureuses les religieuses de Saint-Joseph ! C’est alors, je vous
l’affirme, que vos prières seront agréables à Dieu et que nous accomplirons
quelque peu ce que nous nous sommes proposé. Pour l’amour du Seigneur, mes
filles, n’oubliez pas ceci : puisque vous renoncez aux rentes, renoncez au
souci de la nourriture, sinon tout est perdu. Que ceux qui, par la volonté du
Seigneur, jouissent de rentes se perdent dans ces soucis, à la bonne
heure ! c’est tout à fait juste, puisque telle est leur vocation ;
mais pour vous, mes soeurs, c’est un non-sens.
2 Se soucier des revenus
des autres serait, me semble-t-il, penser à ce dont ils jouissent ;
soyez-en sûres, votre préoccupation ne les fera pas changer d’idée et ne leur
inspirera pas le désir de vous faire l’aumône. Laissez ce soin à celui qui peut
tous les mouvoir, au Seigneur des rentes et des rentiers ; c’est par son
ordre que nous sommes venues ici : ses paroles sont vraies, elles ne
passeront pas, le ciel et la terre passeraient plutôt. Ne lui manquez pas, et
n’ayez crainte qu’il vous manque ; et si un jour il vous manquait, ce
serait pour un plus grand bien ; c’est ainsi que les saints perdaient leur
vie et qu’on leur coupait la tête, mais c’était pour leur donner davantage et
en faire des martyrs. Quel heureux échange ce serait que d’en finir vite avec
tout, et de jouir de la plénitude éternelle !
3 Attention, mes soeurs,
ces conseils auront beaucoup d’importance après ma mort, et c’est pourquoi je
vous les laisse par écrit ; tant que je vivrai, avec la grâce de Dieu, je
vous les rappellerai, car je sais par expérience le grand profit qu’on en
retire ; moins nous possédons, moins je suis préoccupée. Le Seigneur sait
bien, ce me semble, que j’ai davantage de peine quand on nous donne beaucoup
que lorsque nous n’avons rien ; peut-être est-ce le fait d’avoir vu que le
Seigneur nous donne immédiatement ce qu’il nous faut. Nous tromperions le monde
s’il en était autrement : passer pour pauvres sans l’être en esprit, mais
seulement extérieurement. Je m’en ferais un cas de conscience. Il me semble,
pour ainsi dire, que ce serait voler ce que l’on nous donne et être comme des
riches demandant l’aumône ; plaise à Dieu qu’il n’en soit pas ainsi ;
là où il y a - je veux dire : où il y aurait - ces soucis exagérés
d’aumône, on viendra à en prendre l’habitude et, peut-être, à demander ce dont
nous n’avons pas besoin à plus nécessiteux que nous ; bien que ces
derniers ne puissent y perdre, mais au contraire y gagner, nous, nous y
perdrions. Dieu nous en garde, mes filles ! si jamais il devait en être
ainsi, je préférerais que vous eussiez des rentes.
4 Ne vous préoccupez en
aucune façon de tout ceci. Je vous le demande, pour l’amour de Dieu, comme une
aumône ; et que la plus petite d’entre vous, si elle voyait jamais un tel
souci dans cette maison, crie au secours à Sa Majesté et le rappelle à la
Supérieure ; qu’avec humilité elle lui montre son égarement : celui-ci
est si grave que peu à peu il entraînera la perte de la vraie pauvreté.
J’espère que le Seigneur ne le permettra pas et qu’il n’abandonnera pas ses
servantes ; ainsi, puisque vous m’avez demandé cet écrit, que les
avertissements de cette pauvre pécheresse vous tiennent en éveil.
5 Croyez-moi, mes filles,
pour votre bien le Seigneur m’a quelque peu fait comprendre les bienfaits de la
pauvreté d’esprit. Et vous, si vous y prêtez attention, vous les comprendrez,
quoique pas autant que moi car j’ai été folle d’esprit et non pas pauvre comme
ma profession m’y obligeait. La pauvreté d’esprit est un bien qui renferme en
soi tous les biens du monde et, me semble-t-il, une grande partie des biens de
toutes les vertus. Je ne l’affirme pas parce que je ne connais pas la valeur de
chacune d’elles et, ce que je crois ne pas bien comprendre, je ne le dirai
pas ; mon sentiment est pourtant que la pauvreté embrasse un grand nombre
de vertus. Elle confère une souveraineté suprême, car c’est être le souverain
de tous les biens du monde que de les mépriser et, si je disais que c’est
devenir le maître absolu de tous les biens du monde, je ne mentirais pas. Que
m’importent à moi les rois et les seigneurs ? Je ne veux ni profiter de
leurs revenus ni chercher à leur plaire, pourvu qu’en échange je puisse tant
soit peu contenter Dieu davantage. Nous perdrons tout car, à mon avis, les
honneurs et l’argent vont presque toujours de pair : celui qui recherche
les honneurs ne hait pas l’argent, et celui qui hait l’argent se soucie peu des
honneurs.
6 Comprenez-moi bien :
à mon sens, ce désir des honneurs entraîne toujours quelque intérêt caché de
posséder revenus et richesses ; c’est merveille en effet qu’un pauvre soit
honoré dans le monde, disons qu’il ne l’est jamais ! Au contraire, si
honorable qu’il soit par lui-même, on en fait peu de cas. La vraie pauvreté
porte en elle une telle dignité que personne n’y résiste, je parle de celle
qu’on embrasse pour Dieu seul ; elle n’a besoin de contenter personne, si
ce n’est lui ; or il est bien certain que si nous n’avons besoin de
personne, nous aurons beaucoup d’amis, mon expérience personnelle me l’a
prouvé.
7 On a tant écrit sur cette
vertu que je ne saurais bien le comprendre, à plus forte raison en
parler ; j’avoue que j’étais si absorbée que je ne m’étais pas encore
aperçue de la bêtise que je faisais en en parlant. Maintenant que je m’en rends
compte, je vais me taire ; pourtant, ce qui est dit restera dit pour le
cas où ce serait bien dit. Pour l’amour du Seigneur n’oubliez pas ceci :
nos armes sont la sainte pauvreté, si estimée si fidèlement gardée par nos
saints Pères au début de l’ordre ; quelqu’un qui l’a lu, m’a dit qu’ils ne
gardaient rien d’un jour à l’autre ; puisque nous ne la gardons pas avec
autant de perfection à l’extérieur, essayons au moins de la garder parfaitement
à l’intérieur. Notre vie dure deux heures, et ensuite la récompense est
éternelle ; mais quand bien même il n’y en aurait aucune si ce n’est celle
d’avoir suivi les conseils du Christ, le salaire serait déjà grand.
8 Voilà les armes que
doivent porter nos étendards ; efforçons-nous de garder la pauvreté de
toutes les façons possibles : dans nos maisons, sur nos vêtements, dans
nos paroles et, beaucoup plus encore, dans nos pensées. Tant que vous vous y appliquerez,
ne craignez pas, Dieu aidant, que tombe la perfection de cette maison car,
comme disait sainte Claire, ce sont de hautes murailles que celles de la
pauvreté. C’est de semblables murailles qu’elle voulait, disait-elle, entourer
son monastère ; et assurément si la pauvreté est véritablement gardée,
elle constitue de meilleures fortifications pour la modestie et le reste, que
des édifices très somptueux. Gardez-vous de ces derniers, pour l’amour de Dieu,
au nom de son Sang je vous le demande. Et si je peux le dire en bonne
conscience, le jour où vous en désirerez de semblables : qu’ils
s’écroulent, qu’ils vous anéantissent toutes ; c’est en bonne conscience
que je le dis et j’en supplierai Dieu.
9 C’est d’un très mauvais
effet, mes soeurs, qu’avec le bien des pauvres gens, alors que beaucoup n’ont
presque rien, on fasse de grandes maisons. Que Dieu ne le permette pas ;
au contraire, que notre maison soit bien pauvre en tout et petite. Ressemblons
en quelque chose à notre Roi ; il n’a pas eu d’autre maison que l’étable
de Bethléem où il est né. Ceux qui construisent de grandes maisons doivent
avoir leurs raisons, je ne les condamne pas ; ils sont plus nombreux, ils
ont d’autres intentions. Mais pour treize pauvres petites, le moindre coin
suffit. Si à cause de leur étroite clôture, et de notre misérable nature, elles
avaient un jardin et des ermitages pour y prier en solitude, à la bonne
heure ; mais des édifices, des maisons grandes et ornementées, rien de
tout cela. Que Dieu nous en préserve ! N’oubliez jamais que tout doit
tomber au jour du Jugement ; et savons-nous si ce jour n’est pas
proche ?
10 Il ne serait pas bien
que la maison de douze pauvres petites fasse beaucoup de bruit en tombant, car
les pauvres n’en font jamais ; les vrais pauvres doivent être des gens qui
vivent sans bruit pour qu’on ait pitié d’eux. Et comme vous vous réjouiriez si
vous voyiez quelqu’un se libérer de l’enfer à cause de l’aumône qu’il vous
aurait faite ! En effet, tout est possible, car vous avez la constante obligation
de prier continuellement pour l’âme de ceux qui vous donnent à manger. C’est de
lui que nous recevons tout, mais le Seigneur veut aussi que nous le suppliions
pour ceux qui, par amour pour lui, nous donnent le nécessaire ; ne
négligez jamais de le faire. Je ne sais plus ce que j’avais commencé à dire,
parce que je me suis éloignée de mon sujet ; je crois que Dieu l’a voulu
ainsi car jamais je n’aurais pensé écrire ce que je viens de vous dire. Que Sa
Majesté nous protège toujours, afin que nous ne manquions pas à cette
perfection dans la pauvreté, amen.
1 Je reviens à la raison
principale pour laquelle le Seigneur nous a réunies dans cette maison, et à
l’ardent désir que j’ai que nous soyons capables de contenter Sa Majesté ;
comme je vois des maux si grands que les forces humaines ne suffisent pas à
maîtriser cet incendie, bien qu’on ait essayé de lever des gens pour tenter par
la force des armes de remédier à un mal si grand et qui ne cesse de croître, je
dis qu’il m’a semblé nécessaire d’agir comme lorsqu’en temps de guerre les
ennemis ont occupé tout le pays. Le Seigneur du pays, se voyant perdu, se
retire dans une ville qu’il fait très bien fortifier et d’où il arrive de temps
en temps qu’il charge l’ennemi ; comme ceux qui sont dans le château fort
sont des hommes d’élite, ils peuvent plus à eux seuls que des soldats en grand
nombre, mais lâches ; et souvent ils remportent ainsi la victoire ;
du moins, s’ils ne gagnent pas, ils ne sont pas vaincus ; comme il n’y a
pas de traîtres mais uniquement des hommes d’élite, on ne peut les vaincre que
par la famine. Ici, il n’y a pas de famine qui puisse nous forcer à nous
rendre ; à mourir : oui, mais à nous reconnaître vaincues :
jamais.
2 Mais, pourquoi ai-je dit
cela ? Pour que vous compreniez, mes soeurs, que ce que nous devons
demander à Dieu est non seulement qu’aucun traître ne se lève parmi les bons
chrétiens qui forment ce petit château fort, mais aussi que Dieu les
protège ; que les capitaines de ce château fort ou de cette place forte,
qui sont les prédicateurs et les théologiens, soient excellents à servir le
Seigneur ; comme la plupart d’entre eux appartiennent à des ordres
religieux, qu’il les élève très haut dans la perfection de leur état, car c’est
très nécessaire ; comme je l’ai dit et redit, c’est le bras ecclésiastique
et non le bras séculier qui doit nous secourir. Et puisque d’une façon ou d’une
autre nous ne valons rien pour aider notre Roi, essayons d’être telles que nos
prières puissent être utiles à ces serviteurs de Dieu qui, au prix de gros
efforts, se sont fortifiés par l’étude, L’exercice des vertus et les épreuves
pour aider aujourd’hui le Seigneur.
3 Peut-être vous
demanderez-vous pourquoi je vous le recommande tant, et pourquoi je dis que
nous devons aider ceux qui sont meilleurs que nous. Je vais vous l’expliquer,
parce que je ne crois pas que vous compreniez bien tout ce que vous devez à
Dieu pour vous avoir amenées en ce lieu où vous êtes à l’abri des affaires, des
occasions dangereuses et du commerce du monde ; c’est une très grande
faveur ; ceux dont je parle n’ont pas cette grâce, et il ne serait pas bon
qu’ils l’eussent, en ces temps moins que jamais, car ce sont eux qui doivent
soutenir les autres et donner du courage aux petits. Les soldats, que
deviendraient ils sans leurs capitaines ! Ceux-ci doivent vivre parmi les
hommes, converser avec les hommes, paraître dans les palais et même parfois se
faire extérieurement semblables à ceux qui y vivent. Pensez- vous, mes filles,
qu’il faille peu de courage pour traiter avec le monde, vivre au milieu du
monde, s’occuper des affaires du monde et s’adapter, comme je viens de le dire,
à la conversation du monde, mais en restant intérieurement étrangers au monde,
ennemis du monde et vivant comme en plein désert ? enfin, ne pas être des
hommes mais des anges. S’ils ne sont pas tels, ils ne méritent pas le nom de
capitaines ; alors, plaise à Dieu qu’ils ne sortent pas de leurs cellules
car ils feraient plus de mal que de bien ; ce n’est pas le moment de voir
des imperfections chez ceux qui doivent enseigner.
4 Et s’ils ne sont pas
suffisamment forts intérieurement pour comprendre combien il importe de tout
fouler aux pieds, d’être détachés des choses passagères et attachés aux choses
éternelles, ils auront beau faire, on le remarquera. Car à qui ont-ils affaire
si ce n’est au monde ? N’ayez crainte, il ne leur pardonnera rien, et la
moindre imperfection ne lui échappera pas. Beaucoup de bonnes choses resteront
ignorées, elles seront même, peut-être, jugées mauvaises, mais une faute ou une
imperfection ne passera certainement pas inaperçue. Je me demande maintenant,
tout étonnée, qui enseigne la perfection aux gens du monde ; non pour la
pratiquer (ils ne s’y sentent pas plus obligés que s’ils n’avaient pas le
devoir de contenter Dieu ; ils croient même faire beaucoup s’ils
observent, sans plus, les commandements), mais pour condamner autrui ; ils
peuvent même prendre pour complaisance ce qui est vertu. Ne pensez donc pas,
mes filles, que pour la grande bataille où ils s’engagent, les hommes dont je
vous parle n’aient besoin que d’une faible assistance de Dieu, il leur en faut
au contraire une très grande.
5 C’est pourquoi je vous
demande d’essayer d’être telles que nous méritions d’obtenir de Dieu deux choses.
L’une, que parmi les innombrables théologiens et religieux qui nous entourent,
beaucoup aient, comme je l’ai dit, les qualités nécessaires à leur état ;
et s’ils ne les ont pas toutes, s’il leur en manque quelqu’une, que le Seigneur
la leur donne, car un seul homme parfait sera plus efficace que plusieurs
hommes imparfaits. L’autre, qu’une fois engagés dans cette mêlée - qui, je le
répète, n’est pas petite mais très grande - le Seigneur les protège, afin
qu’ils sachent se libérer des périls et boucher leurs oreilles au chant des
sirènes sur cette mer périlleuse. Si sur ce point nous pouvons obtenir quelque
chose de Dieu, dans notre clôture nous combattons pour lui ; et je
tiendrai pour bien employées les grandes épreuves que j’ai endurées pour fonder
ce petit coin, où j’ai aussi voulu que l’on gardât cette Régle de Notre-Dame
telle qu’elle était à ses débuts dans sa perfection primitive.
6 Ne croyez pas qu’il soit
inutile d’adresser sans cesse à Dieu cette requête, car il y a des personnes
qui trouvent dur de ne pas prier beaucoup pour leur âme ; mais y a-t-il
meilleure prière que celle dont je parle ? Si prier pour votre âme vous
paraît nécessaire afin de diminuer les peines que vos péchés vous réservent au
purgatoire, une si juste prière les diminuera également ; et s’il en
reste, qu’il en reste ! Et que m’importe de rester au purgatoire jusqu’au
jugement dernier, si par ma prière je sauve une seule âme ? à plus forte
raison si je contribue au progrès de nombreuses âmes et à la gloire de Dieu !
Ne faites aucun cas des peines qui passent dés lors qu’il s’agit de servir
davantage celui qui a tant souffert pour nous ; recherchez toujours ce qui
est le plus parfait car, comme je ne cesserai de vous en prier (vous pouvez le
supposer) et de vous en donner les raisons, vous devez toujours traiter avec
des théologiens.
Je vous demande maintenant
- et moi, bien que misérable - j’implore avec vous Sa Majesté de supplier Dieu
d’écouter la prière que nous lui adressons, puisque c’est pour sa gloire et le
bien de son Église ; là tendent tous mes désirs.
Traite de trois choses
très importantes pour la vie spirituelle.
1 Il semble audacieux
d’imaginer que je puisse contribuer à atteindre ce but. Je mets ma confiance, ô
mon Seigneur, en vos servantes ici rassemblées, car je sais qu’elles ne veulent
ni ne prétendent rien d’autre que de vous contenter ; pour vous elles ont
abandonné le peu qu’elles avaient, et elles auraient voulu avoir beaucoup plus
pour vous en faire don. Car vous, ô mon Créateur, vous n’êtes pas ingrat, et je
n’ai aucun motif de penser que vous donnerez moins qu’il ne vous est demandé,
vous accorderez plutôt beaucoup plus ; vous n’avez pas non plus, Seigneur
de mon âme, abhorré les femmes lorsque vous viviez dans ce monde, au contraire,
vous les avez toujours favorisées et traitées avec beaucoup de miséricorde, et
vous avez trouvé en elles autant d’amour et plus de foi que chez les
hommes ; L’une d’entre elles - dont nous portons l’habit - fut votre Très
Sainte Mère, et ses mérites nous valent de mériter ce que nous avons démérité
par nos péchés. N’est-il pas suffisant, Seigneur, que le monde nous tienne à
l’écart... [Les points de suspension indiquent quelques mots illisibles], que
nous ne fassions rien qui vaille pour vous en public, et que nous n’osions
parler de quelques vérités que nous pleurons en secret ? faudrait-il
encore que vous n’écoutiez pas une aussi juste requête ? Je ne puis le
croire, Seigneur, de votre bonté et de votre justice car vous êtes un juge
juste, vous n’êtes pas comme les juges du monde qui, étant fils d’Adam et,
enfin, tous des hommes, tiennent pour suspecte n’importe quelle vertu de femme.
Oui, ô mon Roi, il arrivera un jour où tous seront connus. Je ne parle pas pour
moi, car le monde connaît déjà ma misère- et je me réjouis qu’elle soit notoire
- mais, je le vois, les temps sont tels qu’il me semble irraisonnable de
rejeter des esprits vertueux et forts, même si ce sont des esprits de femmes,
Quand nous vous demanderons des honneurs, des richesses ou quoi que ce soit qui
sente le monde, ô mon Seigneur, ne nous écoutez pas ; mais lorsqu’il
s’agit de l’honneur de votre Fils, pourquoi n’écouteriez-vous pas, Père
Éternel, celles qui, pour vous, perdraient mille honneurs et mille vies ?
Et non à cause de nos mérites, Seigneur, car nous n’en avons aucun, mais à
cause du Sang et des mérites de votre Fils.
2 O Père Éternel, tant de
coups de fouet, tant d’injures, tant de si terribles tourments ne peuvent être
oubliés ! Comment donc, ô mon Créateur, des entrailles aussi aimantes que
les vôtres peuvent-elles tolérer que ce que votre Fils a réalisé avec un si
brûlant amour pour vous contenter davantage - ne lui aviez-vous pas ordonné de
nous aimer ? - soit tellement méprisé ? Les hérétiques ne
bafouent-ils pas aujourd’hui le Saint-Sacrement, ne le privent-ils pas de sa
demeure et ne détruisent-ils pas ses églises ? Si encore il avait failli à
quelque chose pour vous contenter ! mais il a tout accompli parfaitement.
N’a-t-il pas suffi, ô Père Éternel, qu’il n’eût pas même où reposer sa tête
durant sa vie sur la terre, et qu’il vécût dans un perpétuel tourment ?
Faut-il, maintenant, qu’on le prive des refuges où il convie ses amis ?
car il connaît leur faiblesse, et il sait que pour supporter leurs travaux ils
ont besoin de se nourrir d’un tel mets. N’avait-il pas déjà payé suffisamment,
trop même, pour le péché d’Adam ? Chaque fois que nous retombons dans le
péché, est-ce encore à cet Agneau si doux à le payer pour nous ? Ne le
permettez pas, ô mon Empereur, que Votre Majesté s’apaise ! Ne regardez
pas nos péchés, mais considérez que votre Très Saint Fils nous a rachetés et
songez à ses mérites, à ceux de votre Mère ainsi qu’à ceux de tant de saints
martyrs morts pour vous.
3 Hélas, pauvre de moi,
Seigneur ! comment ai-je osé vous adresser cette requête au nom de
toutes ? Quelle mauvaise médiatrice vous avez choisie, mes filles, pour
mériter d’être écoutées et pour présenter votre demande ! Ce souverain
Juge, en la voyant si téméraire, ne va-t-il pas s’indigner davantage ? Ce
serait avec raison et avec justice. Mais considérez, ô mon Empereur, que vous
êtes un Dieu de miséricorde, exercez-la envers cette pauvre pécheresse, ce
vermisseau qui s’enhardit tellement devant vous. Voyez, ô mon Seigneur, mes
désirs et les larmes avec lesquelles je vous supplie ; pour l’amour de
vous-même oubliez mes oeuvres, ayez pitié de tant d’âmes qui se perdent et
protégez votre Église. Ne permettez plus, Seigneur, que la chrétienté pâtisse
davantage ; faites la lumière au milieu de ces ténèbres.
4 Je vous demande à toutes,
mes soeurs, pour l’amour de Dieu, de recommander à Sa Majesté cette pauvre
créature si téméraire afin qu’il lui accorde l’humilité. Et si un jour vos
prières, vos désirs, vos disciplines et vos jeûnes n’avaient pas pour fin ce
que je viens de dire, croyez que vous ne faites ni n’accomplissez le but pour
lequel vous avez été réunies ici. Que le Seigneur ne permette jamais que cela
sorte de votre mémoire, pour l’amour de Sa Majesté.
1 Vous venez de voir la
grande entreprise que vous allez mener à bien. Pour le Supérieur et l’évêque -
qui est votre supérieur - et pour l’Ordre, je l’ai déjà dit antérieurement, car
tout est pour le bien de l’Église, et ceci est une obligation. Donc, je le
répète, celle qui s’est enhardie à mener à bien pareille entreprise, que ne
devra-t-elle être, si elle ne veut pas passer pour très téméraire aux yeux de
Dieu et du monde ? Il est clair que nous devrons beaucoup travailler, et
ce sera pour nous une très grande aide que de maintenir très haut nos pensées,
car nous pourrons ainsi nous efforcer à élever également nos oeuvres. Du moment
que nous essayons avec le plus grand soin de garder parfaitement notre Règle et
nos Constitutions, j’espère que le Seigneur acceptera nos requêtes. Je ne vous
demande rien de nouveau, mes filles, mais seulement d’être fidèles aux
promesses de votre profession ; c’est cela notre vocation, et nous y
sommes obligées, quoique de garder garder il y ait de grandes différences.
2 Notre Règle primitive dit
que nous devons prier sans cesse. Si nous le faisons avec tout le soin dont
nous sommes capables - là est le point le plus important - les jeûnes, les
disciplines et le silence qu’exige notre Ordre seront observés ; vous le
savez : L’oraison, pour être véritable, doit s’aider de tout cela, car
oraison et bien-être ne vont pas ensemble.
3 C’est de l’oraison que vous
m’avez priée de vous dire ici quelque chose, et je vous demande, en retour de
ce que je dirai, de mettre en pratique et de relire souvent, et de bon coeur,
ce que j’ai dit jusqu’ici. Avant de parler de l’intérieur, c’est-à-dire de
l’oraison elle-même, j’indiquerai certaines choses qui sont nécessaires à
celles qui prétendent devenir des âmes de prière ; ces choses sont même si
nécessaires que ces âmes, sans être très contemplatives, pourront, si elles les
observent, se trouver très avancées dans le service du Seigneur ; mais
sans elles, il leur sera impossible d’être de grandes contemplatives et, si
elles croyaient l’être, elles se tromperaient. Daigne le Seigneur m’accorder sa
faveur et me dire tout ce que je dois dire afin qu’il en retire gloire, amen.
1 Ne pensez pas, mes amies
et mes soeurs, que je vais vous demander d’observer une multitude de
choses ; plaise au Seigneur que nous observions parfaitement celles que
nos Pères ordonnèrent dans la Régle et les Constitutions ; elles
représentent la perfection même. Je me bornerai à vous expliquer trois points
de la Constitution, car il importe beaucoup que nous comprenions combien il est
indispensable que nous les gardions, si nous voulons posséder la paix
intérieure et extérieure que le Seigneur nous a tant recommandée. Le premier
est l’amour que nous devons avoir les unes pour les autres ; le second, le
détachement de tout ce qui est créé ; le troisième, l’humilité véritable
qui bien que je le cite en dernier, est le principal et embrasse toutes les
vertus.
2 Le premier, qui est de
vous aimer beaucoup les unes les autres, est extrêmement important, car chez ceux
qui s’aiment il n’y a rien de fâcheux qui ne s’estompe rapidement, et il en
faudrait beaucoup pour causer du courroux. Si ce commandement était observé
dans le monde comme il doit l’être, je crois que cela aiderait beaucoup à ce
que tous les autres fussent observés ; mais soit par excès, soit par
manque, nous ne parvenons jamais à l’observer parfaitement. Il semble que
l’excès parmi nous ne puisse être néfaste, et pourtant il entraîne un si grand
préjudice et tant d’imperfections qu’il faut, à mon avis, que nos yeux en aient
été témoins pour y croire. Le démon tend par là beaucoup de pièges qui sont
imperceptibles pour les consciences qui essaient grossièrement de contenter
Dieu ; L’excès leur parait même vertu, mais celles qui s’efforcent à la perfection
y voient très clair, parce que peu à peu il affaiblit la volonté, et celle-ci
ne peut plus s’employer entièrement à aimer Dieu.
3 Je crois que ce doit être
encore plus fréquent chez les femmes que chez les hommes, et des dommages
notoires en résultent pour la communauté : on s’aime moins les unes les
autres, on ressent l’affront fait à une amie, on désire avoir quelque chose
pour le lui donner, on cherche l’opportunité de lui parler (et bien plus
souvent pour lui dire combien on l’aime plutôt que pour l’entretenir de l’amour
qu’on a pour Dieu). Ces grandes amitiés, le démon ne les dirige jamais pour
mieux servir le Seigneur mais pour donner naissance à des clans dans les Ordres
religieux, car lorsqu’il s’agit de s’aider à servir le Seigneur, la volonté, c’est
bien clair, n’est pas mue par la passion ; au contraire, elle aide à
vaincre d’autres passions.
4 Je voudrais que ces
amitiés-là soient nombreuses dans les grands monastères. A Saint-Joseph où vous
n’êtes que treize et ne devez pas être davantage, je n’en veux aucune. Vous
devez toutes être amies, vous aimer, vous témoigner de l’affection, vous
entraider ; et pour l’amour de Dieu, gardez-vous de ces préférences, si
saintes soient-elles, car même entre frères elles sont généralement un poison -
regardez plutôt l’histoire de Joseph - et je n’y vois aucun profit ; entre
membres de la même famille, c’est encore pire ; c’est une peste. Et -
croyez-moi, mes soeurs, même si cela vous semble exagéré, dans cette
exagération se trouve une grande perfection et une grande paix ; elle
délivre celles qui ne sont pas très fortes de nombreuses tentations ; si
l’amour nous porte vers l’une plus que vers l’autre (il ne pourra en être
autrement car c’est un mouvement naturel, et souvent celui-ci nous porte à aimer
la plus imparfaite si elle est plus favorisée par la nature), reprenons-nous
afin de ne pas nous laisser dominer par cette affection. Aimons les vertus et
les qualités intérieures, et veillons toujours soigneusement à ne faire aucun
cas de ce qui est extérieur.
5 Ne consentons pas que
notre coeur soit esclave de qui que ce soit, si ce n’est de Celui qui l’a
acheté de son sang ; considérez que, sans savoir comment, vous vous
trouverez attachées au point que vous ne pourrez plus vous dégager. Oh !
les enfantillages qui découlent de là me semblent innombrables ; et afin
qu’on ne découvre pas chez les femmes tant de faiblesses, et que celles qui les
ignorent ne les fassent pas leurs, je ne veux pas les citer par le menu. Mais
en vérité, elles m’ont parfois jetée dans un grand étonnement car, quant à moi,
je dois à la bonté de Dieu de ne m’être jamais beaucoup attachée de la
sorte ; et peut-être était-ce parce que j’avais des attaches qui étaient
pires ; mais, je le répète, j’ai souvent vu ces faiblesses ; je
crains même qu’elles n’existent dans la plupart des monastères car je les ai
vues dans plusieurs ; je sais donc qu’elles sont pour toutes les
religieuses une considérable entrave à la garde de l’observance et à la
perfection ; chez la Prieure, ce serait une peste ; ceci, je l’ai
déjà dit.
6 Il faut avoir soin de
supprimer ces partialités dés qu’on les voit poindre ; l’habileté et
l’amour y réussiront mieux que la rigueur. Un excellent remède est de n’être
ensemble et de ne se parler qu’aux heures permises, selon la coutume que nous
avons prise maintenant (c’est-à-dire toutes ensemble) et conformément à la
Constitution 42 qui ordonne à chaque religieux d’être isolé dans sa cellule.
Gardez-vous à Saint-Joseph d’avoir un ouvroir 43 où vous seriez réunies car,
pour louable que soit cet usage, on garde plus facilement le silence quand on
est seule et, si l’on s’y accoutume, la solitude est une grande chose, et s’y
habituer est un très grand bien pour des âmes d’oraison ; comme cette
dernière doit être le fondement de cette maison et qu’elle est le but pour
lequel nous nous sommes réunies ici, nous devons, plus que tout, nous efforcer
d’aimer ce qui nous aide à bien faire oraison.
7 Revenant à l’amour que
nous devons avoir les unes pour les autres 44, il semble impertinent de vous le
recommander, car est-il possible qu’il y ait des personnes qui soient toujours
ensemble, jouissent de la même compagnie, n’aient aucune relation ou diversion
avec des gens de l’extérieur, croient que Dieu les aime et qu’elles l’aiment -
puisque pour Sa Majesté elles abandonnent tout - et ne puissent s’aimer ?
D’autant plus que la vertu incite toujours à l’amour et, avec la grâce de Dieu,
j’espère en Sa Majesté qu’elle sera toujours l’apanage des religieuses de cette
maison. Sur ce point donc, je ne pense pas qu’il faille insister beaucoup.
8 Comment vous devez vous
aimer, qu’est-ce que l’amour vertueux que je désire voir ici, à quels signes
reconnaîtrons-nous que nous possédons cette très grande vertu (elle est bien
grande, en effet, puisque le Christ - notre Maître et Seigneur - nous l’a tant
recommandée et la recommanda à ses Apôtres avec tant d’insistance), c’est ce
dont, compte tenu de mes limites, je voudrais maintenant vous entretenir un
peu ; si en d’autres livres vous le trouvez exposé aussi en détail, ne
prêtez nulle attention à ce que je vous écris car, à moins que le Seigneur ne
m’éclaire, je ne sais sans doute pas ce que je dis.
1 Je veux maintenant parler
de deux sortes d’amour : L’un est purement spirituel, parce qu’il semble
dégagé de nos sens et des mouvements de notre nature ; L’autre est
spirituel, mais nos sens et notre faiblesse y ont leur part. Ce qui importe, c’est
qu’aucune passion n’entache ces deux manières de nous aimer, car dès que la
passion intervient elle détruit toute harmonie ; mais si nous pratiquons
l’amour dont j’ai parlé avec modération et discrétion, tout deviendra
méritoire, car ce qui nous semble mouvement de nature se transformera en
vertu ; pourtant, le spirituel et le naturel sont tellement entremêlés
qu’il est parfois impossible de les distinguer, surtout si un confesseur est en
jeu ; en effet, si les personnes qui s’adonnent à l’oraison voient en lui
un homme saint, et si elles sentent qu’il comprend leur cheminement spirituel,
elles s’attacheront beaucoup à lui.
2 C’est alors que le démon
les harcèle d’une foule de scrupules qui troublent leur âme au plus haut
point ; c’est ce à quoi il vise ; et si précisément le confesseur
mène ces âmes vers une haute perfection, le démon les inquiète à un tel point
qu’elles en viennent à quitter le confesseur. Mais cette tentation ne cesse pas
de les tourmenter avec un deuxième confesseur, puis avec un troisième. Ce
qu’elles peuvent faire dans un cas semblable, c’est essayer de ne pas se
préoccuper de savoir si elles l’aiment ou si elles ne l’aiment pas ; mais
si elles l’aiment, eh bien ! qu’elles l’aiment ! En effet, puisque
nous éprouvons de l’affection pour celui qui fait du bien à notre corps,
pourquoi n’aimerions nous pas ceux qui s’efforcent et travaillent sans cesse à
faire du bien à notre âme ? Justement, si le confesseur est saint et
spirituel, et si je vois qu’il s’efforce de faire progresser mon âme, il est à
mon sens très bénéfique pour l’avancement de celle-ci d’avoir de l’affection
pour lui ; car notre faiblesse est si grande que parfois une telle
affection nous aide entreprendre de grandes choses pour le service de Dieu.
Mais si le confesseur n’est pas tel que je l’ai dit, c’est dangereux et, s’il
comprenait que vous avez de l’attachement pour lui, il pourrait en survenir un
très grand préjudice, et dans les maisons où la clôture est très stricte,
beaucoup plus que dans d’autres. Comme il est difficile de savoir quel
confesseur est vraiment bon, il faut beaucoup de prudence et de circonspection.
Le mieux serait qu’il ne comprenne pas qu’on lui est attaché et qu’on ne le lui
dise pas ; mais le démon exerce sur l’âme une pression telle que vous n’avez
pas cette possibilité ; il vous semblera au contraire que la seule chose
que vous ayez à confesser est celle-là, et que vous y êtes obligées. C’est
pourquoi je voudrais que vous soyez persuadées que tout cela n’est rien, et que
vous n’en teniez aucun compte. Suivez ce conseil : si vous voyez que tous
les discours du confesseur ont pour but le bien de votre âme, si vous ne voyez
ni ne trouvez en lui trace de vanité (on s’en rend compte tout de suite, à
moins de vouloir faire la sotte), et si vous remarquez qu’il craint Dieu, alors
quelle que soit la tentation que vous ayez de lui être trop attachées, ne vous
inquiétez nullement ; le démon se fatiguera et la tentation disparaîtra.
Mais viendriez-vous à remarquer que quelque vanité guide les propos du confesseur,
tenez alors tout pour suspect, et sous aucun prétexte n’ayez d’entretien avec
lui, même sur l’oraison ou les choses de Dieu ; confessez-vous brièvement
et arrêtez-vous-en là. Le mieux serait de dire à la Mère prieure que votre âme
n’est pas à l’aise avec lui, et de le changer. C’est le mieux si la chose est
possible, et j’espère en Dieu qu’elle le sera ; même si vous croyez en
mourir, faites tout ce que vous pourrez pour ne plus avoir aucun rapport avec
lui.
3 Comprenez combien cela
importe, car c’est un péril, un enfer et un dommage pour toutes. Je vous prie
de ne pas attendre que le mal soit considérable ; enrayez-le tout à fait
au début par tous les moyens que vous pourrez imaginer ; vous pouvez le
faire avec bonne conscience. Mais j’espère que le Seigneur ne permettra pas que
des personnes appelées à passer tant de temps en oraison puissent éprouver de
l’amour pour quelqu’un qui n’en ressent pas lui-même pour Dieu, et n’est pas
très vertueux. Cela est certain, ou bien il n’est pas moins certain qu’elles ne
sont pas des âmes de prière ; et si elles en sont, et voient que le
confesseur ne comprend pas leur langage et n’est pas porté à parler de Dieu,
elles ne pourront l’aimer, car il n’est pas leur semblable ; s’il l’est,
comme les opportunités qu’il y a ici sont rarissimes, ou il sera vraiment très
simple, ou il ne voudra ni se troubler ni troubler les servantes de Dieu là où
leurs désirs ont si peu de chance - ou même aucune - d’être satisfaits.
4 Puisque j’ai commencé à
parler de ce sujet, je répète qu’il y a là le plus grand dommage que le démon
peut causer dans des monastères dont la clôture est si stricte, et que c’est
celui dont on tarde le plus à s’apercevoir ; ainsi, la perfection se
dégrade peu à peu sans que l’on sache comment ni d’où cela provient ; en
effet, si à cause de sa vanité le confesseur incite aux vanités, tout lui
semblera rien, même chez les autres. Que Dieu nous garde, pour l’amour de Sa
Majesté, de choses semblables ! Cela suffit à troubler toutes les soeurs,
parce que leur conscience leur dit le contraire de ce que dit le
confesseur ; et si on les oblige à n’en avoir qu’un seul, elles ne savent
que faire ni comment retrouver le repos, parce que celui qui devrait leur
donner la paix et le remède, est celui-là même qui cause le trouble. J’ai vu
dans certains monastères - quoique pas dans le mien - de grandes afflictions de
cette sorte qui m’ont inspiré beaucoup de compassion.
1 Daigne le Seigneur - au
nom de son amour - n’envoyer à personne de cette maison l’épreuve de se voir
affligée dans son âme et dans son corps, ou de voir la Supérieure en si bons
termes avec le confesseur que nulle n’ose rien dire à celui-ci de celle-là ni à
celle-là de celui-ci. C’est ainsi que naît la tentation de ne pas confesser des
péchés très graves parce que les malheureuses ont peur, ne se sentant pas en
terrain sûr. O Dieu ! combien d’âmes le démon doit attraper de cette
façon, et comme cette misérable pusillanimité et ce point d’honneur coûtent
cher aux religieuses ! Si elles n’ont qu’un seul confesseur en effet,
elles pensent agir dans l’intérêt de l’ordre et contribuer à une plus grande
gloire du monastère ; or, c’est justement la voie que choisit le démon
pour attraper des âmes quand il n’y parvient pas par une autre. Ces infortunées
demandent-elles un autre confesseur ? aussitôt on donne pour perdue toute
l’harmonie de la vie monastique ; ce confesseur est-il étranger à leur
Ordre ? serait-il un saint Jérôme qu’un affront est fait à l’ordre tout
entier !
2 Louez Dieu sans cesse,
mes filles, pour cette liberté que vous avez, car, bien que vous ne puissiez
consulter beaucoup de confesseurs, vous pourrez en trouver quelques-uns,
capables de vous éclairer sur tout, autres que vos confesseurs habituels ;
je demande, pour l’amour de Dieu, à celle qui sera Supérieure d’essayer
toujours d’en consulter un qui soit savant, et que ses nonnes fassent de même.
Dieu les préserve, pour spirituel que quelqu’un leur paraisse et le soit en
vérité, de n’être gouvernées entièrement que par lui, s’il n’est pas
savant ; plus le Seigneur vous accordera de faveurs dans l’oraison, plus
vos dévotions, vos prières et toutes vos oeuvres devront être solidement
fondées.
3 Vous le savez déjà, la
première pierre de l’édifice est : avoir une bonne conscience, se libérer
de toutes ses forces des péchés véniels, et suivre la plus grande perfection
possible. Il vous semblera que tout confesseur sait cela. Eh bien, vous vous
trompez beaucoup ; j’en ai consulté un qui avait suivi tout le cours de
théologie, et il me fit beaucoup de mal en me laissant entendre que certaines
choses n’étaient pas mauvaises. Je sais qu’il n’avait pas l’intention de me
tromper - il n’en avait aucun motif, mais il n’en savait pas davantage.
4 Avoir la vraie lumière
pour garder la loi de Dieu et la perfection, c’est tout notre bien. C’est sur
cette base que s’assoit l’oraison ; sans cette fondation solide, tout l’édifice
porte à faux. Vous devez donc consulter des personnes spirituelles et savantes.
Si vous ne pouvez trouver un confesseur qui ait ces deux qualités, de temps en
temps, cherchez-en d’autres ; et si jamais on vous ordonne de ne vous
confesser qu’à un seul, sans confession communiquez votre âme à des personnes
comme celles dont je parle. Et j’ose dire plus : alors même que le
confesseur aurait toutes ces qualités, faites parfois ce que je viens de vous
conseiller, car il peut se tromper, et il est souhaitable que vous ne vous
trompiez pas toutes à cause de lui - mais veillez à ne pas aller contre
l’obéissance, il y a pour tout des moyens légitimes -, une âme a trop de valeur
pour ne pas essayer par tous les moyens possibles d’assurer son bien, à plus forte
raison celui de nombreuses âmes.
5 Tout ce que je viens de
dire s’adresse à la Supérieure ; qu’elle essaie, pour l’amour de Dieu, de
ne pas désoler ses nonnes sur ce point puisqu’on ne recherche ici d’autre consolation
que celle de l’âme. Dieu mène les âmes par des voies différentes, et un
confesseur ne les connaît pas forcément toutes ; que la Supérieure
s’efforce donc de les consoler en les mettant en rapport avec des personnes
semblables. Elle n’a pas de crainte à avoir, celles-ci ne feront pas défaut si
les religieuses sont ce qu’elles doivent être, même si elles sont pauvres. Dieu
qui soutient et nourrit leur corps - et c’est le moins important - mettra sur
leur chemin des personnes fort désireuses d’éclairer leur âme, et ainsi, il
sera porté remède au mal dont j’ai parlé et que je redoute le plus. Le
confesseur est-il tenté par le démon de tomber dans quelque vanité, s’il sait
que vous en consultez d’autres, il se réfrénera ; cette porte une fois fermée
au démon, j’espère en Dieu qu’il n’en trouvera pas d’autres pour entrer dans
cette maison. Je demande donc, pour l’amour de Notre-Seigneur, à l’évêque 53 en
charge de laisser aux soeurs cette liberté ; il pourra alors être sûr,
Dieu aidant, d’avoir de bons sujets ; qu’il ne les empoche jamais, quand
les confesseurs seront des hommes instruits et vertueux (cela se voit tout de
suite dans une ville si petite), qu’il ne les empêche pas, dis-je, de se
confesser à eux de temps en temps et de leur parler de leur oraison, même si
elles ont déjà d’autres confesseurs ; pour de nombreux motifs je sais que
c’est une bonne chose, et que l’inconvénient qui pourrait en survenir est nul
en comparaison du mal immense caché et presque irrémédiable, pour ainsi dire,
qui résulterait de la décision contraire ; car voici ce qui caractérise
les monastères : le bien y disparaît vite si on ne l’y préserve
soigneusement ; et le mal, dés qu’il commence à s’installer, est
extrêmement difficile à arracher car les imperfections deviennent très
rapidement habitude et chose naturelle.
6 Ce que j’écris ici, je
l’ai vu et compris dans de nombreux monastères, et j’en ai parlé à des
personnes prudentes et spirituelles, pour voir ce qui convenait le mieux à
cette maison afin que la perfection y aille croissant ; et de tous les
dangers - il en existe partout en cette vie - nous avons trouvé que le moindre
était d’agir ainsi : jamais un Supérieur ne doit entrer ou sortir à son
gré et donner des ordres, aucun confesseur ne doit commander, mais ils doivent
veiller à la tenue de la maison et à son recueillement intérieur et extérieur
afin d’aviser le Supérieur s’il y avait relâchement ; mais eux-mêmes ne
doivent pas être Supérieurs. Je le répète, toutes choses considérées,
d’excellents motifs ont montré que cette dernière solution était la
meilleure ; qu’un confesseur confesse régulièrement, que ce soit le
chapelain lui-même, s’il en a les qualités requises ; mais, si le besoin
se fait sentir dans une âme, que les soeurs puissent se confesser à des personnes
comme celles dont je viens de parler ; elles seront nommées par le
Supérieur ; ou bien, si la Mère prieure est telle que l’évêque en charge
s’en remette à elle, qu’elle décide elle-même ; comme les religieuses sont
peu nombreuses, elles ne prendront pas beaucoup de temps. Ainsi en a-t-il été
décidé, après maintes prières d’un grand nombre de gens et de moi-même, toute
misérable que je suis, par des hommes remarquables par leur science, leur
jugement et leur oraison ; j’espère donc de la grâce du Seigneur que tout
est pour le mieux.
7 Ainsi en a-t-il paru à
notre présent évêque Don Alvaro de Mendoza, homme désireux de favoriser le bien
spirituel et temporel de cette maison ; il examina les choses de très
près, car il souhaite que l’esprit de perfection qui règne ici ne cesse de
croître ; je ne pense donc pas que Dieu le laissera s’égarer puisqu’il est
à Sa place et ne recherche que Sa plus grande gloire. Il me semble qu’avec la
grâce de Notre-Seigneur, les futurs Supérieurs ne voudront pas aller à l’encontre
d’une chose si dûment pesée et dont, pour maintes raisons, l’importance est si
grande.
Il s’agit toujours de
l’amour du prochain.
1 Je me suis beaucoup
écartée de mon sujet, mais ce que j’ai dit est de la plus haute importance, à
moins que le fait d’avoir été dit par moi ne perde tout. Revenons maintenant à
l’amour qu’il est bon et licite, mes soeurs, que nous ayons les unes pour les
autres. Je veux dire celui qui est totalement spirituel ; je ne suis pas
sûre de savoir ce que je dis ; tout au moins, je ne crois pas nécessaire
d’en parler beaucoup, car je crains que peu ne l’aient, et si quelqu’une le
possède, qu’elle chante les louanges de Dieu, et ce ne sera que juste. C’est
l’indice d’une extrême perfection et, comme nous pourrions en tirer quelque
profit, parlons-en un peu.
2 Mais c’est cet autre
amour que nous ressentons le plus souvent, et quand je dis qu’il s’y mêle un
élément sensible, il ne doit pas en être ainsi ; c’est moi qui ne sais ni
quel amour est sensible ni quel amour est spirituel, ni comment j’ose me mettre
à vous en entretenir. Je suis comme une personne qui entend parler de loin et
qui, bien qu’elle entende qu’on parle, ne comprend pas ce qu’on dit ;
c’est exactement ce qui m’arrive, car parfois je ne dois pas comprendre ce que
je dis, et le Seigneur veut que ce soit bien dit ; si à d’autres moments
tout est sottise, il n’y a pas à s’étonner, car ce qui m’est le plus naturel,
c’est de ne réussir en rien.
3 Il me semble maintenant
que lorsque Dieu a donné à quelqu’un une claire connaissance du monde et de sa
nature, et lui a montré l’existence d’un autre monde, ou plutôt d’un autre
royaume, et la différence qui existe entre les deux, l’un étant éternel,
l’autre n’étant qu’un songe, et ce qu’est aimer le Créateur ou la créature, ce
que l’on gagne avec l’un et ce que l’on perd avec l’autre, ce qu’est le
Créateur et ce qu’est la créature, et bien d’autres choses que le Seigneur
enseigne avec vérité et clarté à ceux que Sa Majesté veut instruire, alors
celui-là aimera bien différemment de ceux qui, comme nous, ne sont pas arrivés
aussi loin.
Combien il faut
estimer être aimés de cet amour.
1 Il se peut, mes soeurs,
que vous pensiez que je suis stupide de vous parler de la sorte, et que vous
disiez que vous savez tout cela. Plaise à Dieu qu’il en soit ainsi, que vous le
sachiez comme il faut le savoir, que ce soit imprimé dans vos entrailles et que
jamais vous ne vous en écartiez un seul moment. Si donc vous le savez, vous
verrez que je ne mens pas quand je dis que celui qui a cette connaissance
possède cet amour. Les âmes que Dieu élève à cet état sont, me semble-t-il, des
âmes généreuses, des âmes royales ; elles ne se contentent pas d’aimer
quelque chose d’aussi méprisable que nos corps, quelles que soient leur beauté
et leurs grâces sans nombre ; si la vue du corps leur fait plaisir, elles
louent celui qui l’a créé ; quant à s’y arrêter plus d’un instant - je
veux dire au point de s’énamourer de tels attraits - non. Elles auraient
l’impression d’aimer une chose sans substance et d’affectionner une
ombre ; elles auraient honte d’elles-mêmes, et n’auraient pas l’impudence
de dire à Dieu qu’elles l’aiment sans être remplies de confusion.
2 Mais, me direz-vous, ces
personnes ne doivent pas savoir aimer ; car, à quoi s’attachent-elles si
ce n’est à ce qu’elles voient ? Et bien, elles aiment beaucoup plus et
avec une passion plus grande, avec un amour plus vrai et un amour plus
profitable ; enfin, c’est de l’amour, et ces autres affections basses en
ont usurpé le nom.
3 Il est vrai qu’elles
aiment ce qu’elles voient et s’affectionnent à ce qu’elles entendent ;
mais les choses qu’elles voient sont stables. Si donc elles aiment un ami,
elles passent outre le corps- car, je le répète, elles ne peuvent s’y arrêter
-, fixent les yeux sur l’âme et considèrent s’il s’y trouve quelque chose à
aimer ; s’il n’y a rien, et si elles perçoivent quelque indice ou
disposition leur permettant de soupçonner qu’en creusant cette mine elles
trouveront de l’or, leur amour fait qu’elles comptent leur peine pour
rien ; il n’y a aucun obstacle qu’elles ne soient prêtes à surmonter
volontiers pour le bien de cette âme ; elles désirent l’aimer, et elles
savent très bien que ce sera impossible si cette âme n’est pas riche en biens
spirituels et animée d’un grand amour de Dieu. Et je dis
“ impossible ”, alors même que cette âme mourrait pour elles, leur
rendrait tous les services possibles et posséderait toutes les grâces de la
nature réunies ; elles ne sauraient l’aimer avec force, car l’amour
qu’elles dispensent est un amour empreint de sagesse et connaissant par
expérience la valeur de toute chose ; on ne les prendra pas au jeu avec
des dés pipés, car elles voient qu’elles ne sont pas en unisson avec cette âme
et savent que leur amour mutuel ne pourrait durer ; elles craignent que ce
bonheur ne finisse avec la vie si l’autre ne semble pas garder la loi de Dieu,
et elles voient qu’elles devront se séparer.
4 L’amour qui ne dure que
le temps de cette vie n’est pas estimé pour plus qu’il ne vaut, plutôt même
pour moins, par ceux à qui Dieu a infusé la vraie sagesse. Ceux qui aiment à
goûter les choses de ce monde, à jouir des plaisirs, des honneurs ou des
richesses l’apprécieront quelque peu si l’objet de leur amour est riche et en
mesure de leur procurer passe-temps, plaisirs et divertissements ; mais
ceux qui méprisent ces choses resteront bien indifférents. Si donc ces âmes
aiment, ce sera passionnément et afin que l’objet de leur amour aime Dieu et en
soit aimé car, comme je l’ai dit, s’il n’en est pas ainsi, elles savent
qu’elles devront renoncer à cet amour ; c’est un amour qui leur coûte
cher, car elles ne cessent de faire tout ce qu’elles peuvent pour le progrès de
leur ami ; elles donneraient mille vies pour lui procurer le plus petit
bien.
Suite du même
sujet ; quelques conseils pour parvenir à cet amour.
1 Il est étrange de voir
combien cet amour est passionné ; que de larmes il coûte, que de
pénitences, que de prières, quelle diligence pour recommander l’âme aimée à
tous ceux que l’on estime puissants auprès du Seigneur ; c’est un souci
constant, une insatisfaction continuelle ; car si celui qui aime voit que
l’âme aimée et en voie de progrès retourne quelque peu en arrière, il n’aura
plus, semble-t-il, de plaisir en cette vie ; il ne mange ni ne dort,
habité par cette préoccupation, craignant toujours que se perde une âme qu’il
aime tant, et qu’il doive s’en séparer pour toujours (la mort d’ici-bas, il ne
l’estime pas deux maravédis) ; il ne veut pas s’attacher à une chose qui
peut s’envoler en une seconde sans qu’il puisse la retenir. C’est un amour sans
la moindre parcelle d’intérêt ; tout son intérêt consiste à voir cette âme
riche des biens du ciel ; enfin, c’est un amour qui ressemble quelque peu
à celui que le Christ a eu pour nous ; il mérite le nom d’amour et n’a
rien à voir avec les malheureuses et frivoles amourettes terrestres ; et
encore, je ne parle pas des amours défendus. Dieu nous en préserve !
2 C’est l’enfer, et il est
inutile que nous nous fatiguions à en dire du mal car on ne saurait exagérer le
moindre de ses maux. Nous n’avons pas, mes soeurs, à mettre ce nom sur nos
lèvres, à plus forte raison dans notre esprit, ni à nous souvenir qu’il existe
dans le monde ; nous ne devons pas consentir qu’on parle devant nous de tels
attachements, soit pour plaisanter, soit sérieusement ; cela ne sert à
rien, il n’y a aucune raison de le faire, et cela pourrait nous nuire. Je fais
allusion ici aux affections légitimes que nous avons les unes pour les autres,
pour nos proches ou nos amis. Nous craignons sans cesse qu’ils meurent :
s’ils ont mal à la tête, nous avons mal à l’âme, semble-t-il ; si nous les
voyons dans l’épreuve, nous sommes à bout de patience ; et ainsi de suite.
3 L’amour spirituel n’est
pas ainsi ; et si la faiblesse de notre nature nous fait tout d’abord
éprouver quelque sentiment sensible, immédiatement la raison considère si les
épreuves de l’âme aimée ne sont pas bénéfiques pour elle, si elles ne vont pas
la faire grandir davantage en vertu ; supporte-t-elle bien ces maux ?
L’on prie Dieu de la rendre patiente afin qu’elle gagne des mérites. En est-il
ainsi ? On n’éprouve aucune peine, au contraire on se réjouit et on se
console, tout en souhaitant de tout coeur souffrir, plutôt que de voir souffrir
cette âme, si l’on pouvait également lui accorder les mérites et les bénéfices
de la souffrance ; mais on ne s’inquiète pas, on ne se tourmente pas.
4 Je le répète, c’est un
amour aussi désintéressé que celui que le Christ a eu pour nous ; c’est
pourquoi ceux qui parviennent à le posséder font tant de bien, car ils n’ont
qu’un désir : prendre en charge toute espèce de souffrances. et que ces
autres en reçoivent les bienfaits en se réjouissant de ces souffrances ;
ainsi font-ils beaucoup de bien à ceux qui ont leur amitié, car on voit, même
s’ils ne le font pas, qu’ils préféreraient enseigner par des oeuvres plutôt que
par des paroles. Je dis : “ même s’ils ne le font pas ”, s’il
s’agit de choses qu’ils ne peuvent pas faire ; mais s’ils le peuvent, ils ne
pensent qu’à travailler sans cesse pour ceux qu’ils aiment, et à leur procurer
toutes sortes de biens ; leur coeur ne supporte pas d’user envers eux de
la moindre duplicité, ni de leur voir la moindre faute sans le leur dire-
animés qu’ils sont du désir de les voir riches en vertu -, s’ils pensent que
cela peut leur être profitable ; et même très souvent ils ne songent pas à
cela. Que de détours ne prennent-ils pas pour arriver à leur fin ! Ils
sont indifférents au monde entier, ne prêtent nulle attention si les autres
servent Dieu ou non- car ils ne se font de souci que pour eux -, et leurs amis
ne peuvent rien leur cacher : ils voient leurs moindres fautes. Oh !
heureuses les âmes qui sont aimées de la sorte ! Heureux le jour où elles
connurent de tels amis ! O mon Seigneur ! ne m’accorderez-vous pas la
grâce de m’en donner beaucoup qui puissent m’aimer ainsi ? En vérité,
Seigneur, je rechercherais plutôt cette faveur que celle d’être aimée par tous
les rois et les grands de ce monde, et à juste titre ; car de tels amis
essaient par tous les moyens possibles de nous rendre capables de dominer le
monde entier et de nous assujettir ce qu’il renferme. Lorsque vous connaîtrez
une de ces personnes, mes soeurs, que la Mère prieure use de tous ses moyens
pour essayer de vous mettre en rapport avec elle. Aimez de telles personnes
autant que vous voudrez. Elles ne doivent pas être très nombreuses, mais le
Seigneur ne manque pas de faire en sorte qu’on les trouve. Quand une personne
sera arrivée à la perfection, on lui dira immédiatement qu’il n’est pas
nécessaire qu’elle se noue d’amitié avec de telles personnes, et que Dieu lui
suffit. Mais un excellent moyen pour posséder Dieu est de lier connaissance
avec ses amis ; on en retire toujours un grand profit, je le sais par
expérience et, si je ne suis pas en enfer, je le dois, après le Seigneur, à de
semblables personnes, car j’ai toujours beaucoup désiré les voir me recommander
à Dieu, et ainsi, je l’ai recherché.
5 Revenons maintenant à ce
que nous disions. Cette manière d’aimer est celle que je voudrais que nous
ayons les unes pour les autres, mais au début, cela ne sera pas possible.
Examinons les moyens d’acquérir cet amour et, s’il venait à s’y mêler quelque
trace de tendresse, cela ne serait pas nuisible pourvu que ce soit envers toutes
en général.
6 C’est très bon, et dans
une certaine mesure nécessaire, de faire preuve de tendresse dans l’amour que
vous portez aux autres, de la ressentir même, et d’être touchée par toute
maladie ou épreuve d’une de vos soeurs, car il arrive parfois que certaines
personnes sont peinées par des riens qui en feraient rire d’autres. Et ne vous
en étonnez pas ; le démon peut avoir usé là de tout son pouvoir, et avoir
déployé beaucoup plus de force qu’il n’en manifesta pour vous désoler lors de
peines et de grandes épreuves ; récréez-vous avec vos soeurs des choses
qui les distraient, même si vous ne vous récréez pas : c’est cela la
charité car, si vos rapports avec elles sont empreints de considération, tout
se transformera en amour parfait. Et c’est ainsi que voulant dire quelque chose
de l’amour qui est moins parfait, je ne trouve aucune raison d’imaginer qu’il
puisse être bien pour nous de l’éprouver dans cette maison car, je le répète,
s’il s’agit du bien des autres, tout retournera à la source qui est l’amour que
je viens de décrire.
7 J’avais pensé parler
beaucoup de cet autre amour et, tout bien réfléchi, je ne crois pas qu’il ait
quelque chance d’exister ici vu le genre de vie que nous menons ; c’est
pourquoi je n’ajouterai rien à ce qui a été dit, et j’espère en la bonté de
Dieu- même si vous n’êtes pas toujours parfaites - qu’il n’y aura pour vous
dans cette maison que la possibilité de vous aimer parfaitement. C’est très
bien que les unes s’apitoient sur les besoins des autres, mais il ne faut pas manquer
à la juste mesure. Je dis “ manquer ”, en songeant à ce qui pourrait
aller contre l’obéissance, c’est-à-dire contre ce qu’ordonne la Prieure ;
même si en votre for intérieur les ordres de la Prieure vous semblent rudes,
n’en laissez rien voir à personne si ce n’est à la Prieure elle-même, et ceci
avec humilité, sinon vous feriez beaucoup de mal ; sachez discerner
quelles sont les choses qui doivent vous faire peine à voir chez vos soeurs, et
soyez toujours très chagrinées par toute faute, quelle qu’elle soit, que vous
verrez chez elles. Là se montrera votre amour, dans la patience dont vous ferez
preuve pour supporter cette faute chez votre soeur sans vous en étonner ;
et ainsi les soeurs feront de même pour celles que vous pourrez commettre et
dont vous ne vous rendez pas compte (et elles doivent être bien plus nombreuses
que les leurs) ; recommandez instamment cette soeur à Dieu, et essayez de
pratiquer avec grande perfection la vertu opposée à la faute que vous verrez
chez elle ; efforcez-vous-y, afin qu’elle ne puisse manquer - puisque vous
êtes ensemble - de comprendre peu à peu ses erreurs mieux que par tous les
châtiments et réprimandes que vous auriez pu lui infliger.
8 Oh ! qu’il est bon et
véritable l’amour de la soeur qui, oubliant son propre intérêt pour le bien des
autres, s’efforcera d’aller très en avant dans toutes les vertus, et gardera sa
Règle avec grande perfection ! Voilà une amitié meilleure que toutes les
paroles de tendresse que l’on peut dire ; celles-ci (telles que :
“ ma vie ”, “ mon âme ”, et autres choses de ce genre qu’on
adresse soit à l’une soit à l’autre) ne sont pas employées ni ne doivent l’être
dans cette maison. Ces paroles empreintes d’affection, gardez-les pour le
Seigneur puisque vous êtes avec lui si souvent dans la journée - et parfois
dans une très grande solitude - et que vous pourrez vous servir de ces mots-là
puisque Sa Majesté le permet ; si vous vous en servez couramment entre
vous, elles n’auront plus la même puissance de tendresse quand vous parlerez au
Seigneur ; et, si ce n’est pour lui, il n’y a aucun motif de les
prononcer. Elles sont le propre des femmes, et je voudrais que mes soeurs ne
leur ressemblent en rien mais, tout au contraire, soient des hommes
forts ; si vous faites ce qui dépend de vous, le Seigneur vous rendra si
viriles que vous étonnerez les hommes. Et quoi de plus facile pour Sa Majesté,
puisqu’elle nous a faites de rien !
9 Une autre preuve d’amour
est aussi comme il a été dit, d’essayer d’enlever tout travail aux soeurs, de
l’assumer à leur place et de se réjouir de leurs progrès dans la vertu comme
des siens propres ; il y a bien d’autres choses qui vous feront comprendre
si vous avez cette vertu ; elle est très grande, car d’elle dépend la paix
que vous aurez les unes avec les autres, et cette paix est fort nécessaire dans
les monastères ; mais j’espère en la bonté de Dieu qu’elle régnera
toujours dans celui-ci car, si le contraire arrivait, qu’y aurait-il de plus
terrible pour un petit nombre de religieuses vivant ensemble que d’être en
désaccord ? Que Dieu ne le permette pas ! mais ou tout le bien
commencé ici par la main du Seigneur devrait être perdu, ou une si grande
infortune ne surviendra pas.
10 Et si par hasard vous
vous lanciez quelque mot vif, portez-y remède immédiatement ; sinon, et si
vous constatiez que le malaise grandit, priez ardemment ; et si un état de
choses de ce genre devait durer, que ce soit un esprit de clan, un désir d’être
plus que l’autre, quelque point d’honneur (j’ai l’impression que mon sang se
glace, comme on dit, en écrivant ceci, car je sais que c’est le principal fléau
des monastères), tenez-vous pour perdues ; sachez que vous avez chassé le
Seigneur de sa maison : criez au secours à Sa Majesté ; cherchez un
remède, car si des confessions et des communions aussi fréquentes n’en
apportent pas un, craignez qu’il n’y ait parmi vous quelque judas.
11 Que la Prieure, pour
l’amour de Dieu, veille soigneusement à enrayer ce mal rapidement, et si
l’amour ne suffit pas, qu’elle use des corrections les plus sévères. Si
quelqu’une d’entre vous jette le trouble, faites en sorte qu’elle aille dans un
autre monastère, et Dieu vous viendra en aide pour la doter. Jetez cette peste
loin de vous, coupez les branches comme vous pourrez, et si cela ne suffit pas,
arrachez la racine ; mais si vous n’aviez pas d’autre solution, enfermez
la fautive pour toujours dans une prison : cela vaut beaucoup mieux que de
contaminer toutes les autres par un mal aussi incurable. Oh, que ce mal est
grand ! Dieu nous délivre du monastère où il s’infiltre ! Je
préférerais y voir entrer un feu qui vous consumât toutes. Comme je reparlerai
ailleurs de ce sujet, je n’en dis pas plus, Si ce n’est que je préférerais que
vous vous aimiez avec tendresse et vous prodiguiez des marques d’affection
sensibles - même si votre amour n’atteint pas la perfection de celui dont nous
avons parlé, du moment qu’il s’adresse à toutes en général -, plutôt qu’une
seule note de discorde existe parmi vous. Que le Seigneur ne le permette pas
pour l’amour de lui-même, amen.
1 Venons-en maintenant au
détachement que nous devons avoir, car de sa perfection dépend tout le reste.
Je dis que tout le reste en dépend, parce que si nous embrassons le seul
Créateur et n’attachons aucune importance à toutes les choses créées, Sa
Majesté nous infuse les vertus de telle sorte que, si nous ne cessons de
travailler à faire tous les efforts qui sont en notre pouvoir, nous n’aurons
plus beaucoup à combattre ; le Seigneur se chargera de nous défendre
contre le démon et contre le monde tout entier. Pensez-vous, mes soeurs, que ce
soit pour nous un maigre bénéfice que d’obtenir celui de nous livrer
entièrement au Tout sans aucune réserve ? En lui sont tous les biens, je
le répète, c’est pourquoi nous devons remercier sans cesse le Seigneur de nous
avoir réunies en ce lieu où nous ne recherchons que le détachement. Mais je ne
sais pas pourquoi je vous parle puisque, dans une certaine mesure, vous toutes
qui êtes ici maintenant êtes aptes à m’enseigner là- dessus ; je confesse
être la plus imparfaite 73 sur ce point si important ; pourtant, puisque vous
me l’ordonnez, j’effleurerai certaines choses qui se présentent à mon esprit.
2 Quant à l’extérieur, on
voit fort bien que nous sommes complètement détachées ; il semble qu’en
nous amenant ici, la volonté du Seigneur ait été de nous dégager de toutes
choses, afin que Sa Majesté puisse nous approcher sans obstacle. O mon Créateur
et mon Seigneur ! Quand ai-je mérité un si grand honneur ? Il semble
que vous n’ayez cessé de chercher mille moyens pour vous approcher plus prés de
nous. Plaise à votre bonté que nous ne le perdions pas par notre faute ! O
mes soeurs ! essayez, pour l’amour de Dieu, de comprendre pleinement
combien cette grâce est grande, et que chacune y réfléchisse en son for
intérieur puisque nous ne sommes que douze, et que Sa Majesté a voulu que vous fussiez
l’une d’elles. Combien d’autres meilleures que moi - une multitude
d’autres ! - auraient, je le sais, pris cette place de bon coeur, et c’est
à moi, si incapable de la mériter, que le Seigneur l’a donnée ! Béni
soyez-vous, Seigneur, et que les anges et toutes les choses créées chantent vos
louanges, car je ne saurai pas plus payer cette grâce de retour que je n’ai été
capable de le faire pour tant d’autres que vous m’avez octroyées ; immense
fut celle de m’appeler à l’état religieux. Comme j’ai été une si piètre
religieuse, vous ne vous êtes pas fié à moi Seigneur ; je suis entrée là
où il y avait tant de bonnes religieuses que ma misère y serait sans doute
passée inaperçue jusqu’à la fin de ma vie (moi, je l’aurais cachée comme je
l’ai fait durant des années), si vous ne m’aviez amenée, Seigneur, à ce
monastère où nous sommes si peu nombreuses qu’il semble impossible qu’on ne la
voie pas ; ceci, afin que je me surveille davantage. Vous m’enlevez toutes
les occasions de chute, afin qu’au jour du jugement je n’aie aucun motif me
permettant de me disculper si je n’ai pas fait ce que je devais.
3 Considérez, mes soeurs,
que si nous ne sommes pas bonnes, nous sommes beaucoup plus à blâmer que les
autres, et ainsi j’exhorte fortement celle qui, après l’avoir tenté, ne verra
pas en elle la force spirituelle suffisante pour observer ce qu’on observe ici,
à le dire ; il existe d’autres monastères où, peut-être, le Seigneur est
beaucoup mieux servi. Qu’elle ne trouble pas les quelques religieuses que Sa Majesté
a réunies ici pour son service ; ailleurs, elle aura la liberté de se
consoler prés de ses proches ; ici, si l’on revoit quelques parents, c’est
pour leur consolation à eux. Mais la soeur qui a besoin de voir ses proches
pour son propre réconfort, et ne se lasse pas après leur seconde visite - à
moins qu’ils ne soient spirituels ou qu’elle ne fasse du bien à leur âme -,
qu’elle se considère imparfaite ; qu’elle comprenne qu’elle n’est pas
détachée, qu’elle n’est pas saine, et qu’elle ne peut jouir de la liberté de
l’esprit ni posséder une paix absolue ; elle a besoin d’un médecin.
4 Je ne connais pas de
meilleur remède que celui de ne jamais revoir ses proches jusqu’à ce qu’elle se
sente libre en esprit et ait fait des progrès ; alors, à la bonne heure,
qu’elle les voie de temps en temps - quand leurs visites lui seront devenues
une croix - pour leur faire du bien, comme il n’est pas douteux qu’elle leur en
fera ; mais si elle a pour ses proches un amour trop sensible, si leurs
peines la touchent démesurément, si elle écoute de bon gré leurs histoires
mondaines, qu’elle soit bien persuadée qu’elle se portera préjudice et ne leur
sera d’aucune utilité.
1 Oh ! si nous,
religieuses, comprenions le grand préjudice qui nous vient de tout cela, comme
nous les fuirions ! Je ne comprends pas quelle consolation peuvent nous
apporter nos proches (car si je laisse de côté le tort qu’ils nous causent pour
servir Dieu, reste encore qu’ils troublent notre paix et notre repos) puisque
nous ne pouvons jouir de leurs passe-temps, et ne manquons pas de pleurer sur
une seule de leurs peines, souvent même plus qu’ils ne le font eux-mêmes. En
vérité, s’ils procurent au corps quelque soulagement, l’esprit le paie cher, et
la pauvre âme aussi. Ici, mes soeurs, vous êtes à l’abri de ce danger car,
comme tout est en commun et que vous ne possédez rien en particulier ni les
unes ni les autres, vous n’avez pas besoin des présents de votre famille.
2 Je suis effrayée du mal
que nous causent les rapports avec des proches, et je ne le croirais pas si je
ne l’avais expérimenté. Comme cette perfection est oubliée dans les Ordres
religieux !- tout au moins dans la plupart - sauf chez tous les saints, ou
bon nombre d’entre eux, qui écrivirent sur ce sujet. Je ne saurais dire ce que
nous laissons du monde, nous qui disons tout quitter pour Dieu, si nous ne
laissons pas le principal, c’est-à-dire la famille. Les choses en sont arrivées
à tel point que les religieux tiennent pour un manque de vertu le fait de ne
pas aimer beaucoup leurs proches, et ils le proclament bien haut en alléguant
leurs raisons.
3 Dans cette maison, mes
filles, ayons grand soin de les recommander à Dieu, après ce qui a été dit
quant à nos devoirs envers son Église, comme c’est raisonnable ; pour le
reste éloignons-les le plus possible de notre mémoire. En ce qui me concerne,
j’ai été beaucoup aimée des miens - à ce qu’ils disaient -, et j’ai appris par
ma propre expérience et par celle des autres, qu’excepté père et mère (car il
est rare que les enfants ne puissent compter sur eux et c’est pourquoi, quand
ils ont besoin d’être consolés, il est juste que nous ne les tenions pas à
distance s’il ne doit pas en résulter de préjudice pour notre âme, et cela peut
se faire avec détachement), mes autres parents ne m’ont pas secourue dans mes
épreuves ; l’aide m’est venue des serviteurs de Dieu.
4 Croyez, mes amies, que si
vous servez Notre-Seigneur comme vous le devez, vous ne trouverez pas de
meilleurs amis que ceux que Sa Majesté vous enverra. Et si vous continuez à
vous comporter comme vous le faites ici - et agir autrement serait manquer à
votre véritable ami le Christ - vous gagnerez très vite la liberté dont je
parle. Si quelqu’un vous dit que le reste est vertu, ne le croyez pas ;
car si je contais tous les maux qu’entraînent les affections du monde, je
devrais m’étendre beaucoup, surtout vu mon ignorance et mon imperfection ;
comment ceux qui ont plus de talent que moi ne sauraient-ils pas
l’expliquer ? Vous le trouverez écrit en de nombreux endroits, comme je
vous l’ai dit ; la plupart des livres ne traitent que d’une chose, à
savoir : combien il est bénéfique de fuir le monde.
5 Croyez-moi donc, le monde
qui s’attache le plus à nous et dont nous avons le plus de mal à nous détacher,
c’est la famille. C’est pourquoi ceux qui fuient leur pays font bien si, je
précise, cela les aide vraiment car je ne donne pas créance au corps qui fuit,
mais à l’âme qui embrasse résolument le bon Jésus, Notre Seigneur (comme en lui
l’âme trouve tout, elle oublie tout) ; toutefois, jusqu’à ce que nous
soyons empreintes de cette vérité, s’éloigner est une très grande aide ;
peut-être le Seigneur voudra-t-il par la suite, pour nous charger de sa croix,
que nous ayons des rapports avec nos proches.
Ce qui vient d’être
dit ne suffit pas si l’on ne se détache pas de soi-même.
1 Une fois détachées de
cela, et après avoir fait de grands efforts pour y parvenir, parce que la chose
était de grande importance - ne perdez jamais de vue son importance -,
enfermées ici sans rien posséder, il semble que tout soit accompli et que nous
n’ayons plus de sujet de lutte. Oh mes filles ! ne vous croyez pas en sécurité
et ne vous endormez pas, car vous seriez comme celui qui reste bien tranquille
chez lui parce qu’il a fort soigneusement fermé ses portes par crainte des
voleurs, mais les a laissés dans sa maison. N’avez-vous pas entendu dire qu’il
n’y a pire voleur que celui qui vit dans la maison ? Or, c’est nous-mêmes
qui demeurons dedans ; si donc nous ne sommes pas extrêmement vigilantes,
et si chacune de nous (comme s’il s’agissait de l’affaire la plus importante)
ne se surveille pas de très prés, il y aura beaucoup de choses pour nous priver
de cette sainte liberté d’esprit que nous cherchons, et empêcher l’âme de voler
vers son Créateur sans être chargée de terre et de plomb.
2 Un grand remède pour
l’acquérir est de ne jamais oublier que tout est vanité, et que tout passe très
vite ; nous détournons ainsi notre affection de toute chose, et la fixons
sur ce qui doit durer éternellement ; ce moyen, tout faible qu’il
paraisse, finit par grandement fortifier l’âme ; veillons très
soigneusement à ne pas nous attacher à une chose, pour insignifiante qu’elle
soit ; dés que nous nous sentons attirées par elle, détournons-en notre
esprit et dirigeons-le vers Dieu : Sa Majesté nous y aidera. Elle nous a
déjà accordé une grande faveur en nous appelant dans cette maison ; le
principal est fait ; mais il reste à nous détacher de nous-mêmes. Cette
mise à l’écart de notre “ moi ” est chose ardue, car nous sommes très
unies à nous-mêmes et nous nous aimons beaucoup.
1 C’est ici que la
véritable humilité peut entrer en jeu, car il me semble que cette vertu et
celle du détachement font un tout et marchent toujours de pair ; ce sont
deux soeurs qu’il ne faut pas séparer. Elles ne sont pas les proches dont je
dis qu’il faut s’éloigner, au contraire : embrassez-les, aimez-les et ne
vivez jamais sans elles. O vertus souveraines, maîtresses de tout le créé,
impératrices du monde, libératrices de tous les pièges et de toutes les ruses
du démon, si aimées de notre Maître qu’il ne se vit jamais sans elles un seul
instant. Celui qui les possède peut s’avancer sans crainte et lutter contre
toutes les forces de l’enfer, contre le monde entier et ses tentations, et
contre la chair. Qu’il ne craigne personne, car sien est le royaume des
cieux ; personne ne peut lui faire peur, mais qu’il supplie Dieu de
nourrir en lui ces vertus afin qu’il ne les perde pas par sa faute.
2 Mais quelle folie est la
mienne ! Voici que je chante les louanges de la mortification et de
l’humilité - ou de l’humilité et la mortification -, quand le Roi de gloire les
a tant louées et tant confirmées par ses nombreuses souffrances. Eh bien, mes
soeurs ! c’est le moment de travailler à sortir de la terre d’Egypte, car
en trouvant ces vertus vous trouverez la manne ; toutes les choses auront
pour vous un goût exquis ; quelque mauvaises qu’elles soient aux yeux du
monde, elles vous paraîtront douces.
3 Maintenant, donc, la
première chose que nous devons immédiatement tenter, c’est de nous débarrasser
de l’amour de ce corps, car certaines d’entre nous sont par nature tellement
amies de leurs aises qu’elles n’ont pas peu à faire ici ; il en est de
même pour d’autres que l’on voit constamment préoccupées par leur santé. Chose
étonnante est la guerre qu’il faut soutenir sur ce point (et en particulier,
nous, pauvres religieuses, mais aussi, je crois, les personnes qui ne le sont
pas). En ce qui nous concerne, nous les religieuses, on dirait que nous ne
sommes venues au monastère que pour servir notre corps 81 et en avoir cure
chacune comme elle peut ; là, dirait-on, réside tout notre bonheur. Dans
cette maison, il y a peu de chance, en vérité, de pouvoir mettre ceci en
pratique, mais je voudrais que vous n’en ayez pas même le désir. Prenez la
ferme résolution, mes filles, de venir ici afin de mourir pour le Christ, et
non pas afin de vivre dans le bien-être pour le Christ ; le démon vous
fera entendre qu’il faut veiller sur sa santé pour suivre et garder la Règle de
notre Ordre ; et l’on prend si bien soin de soi pour la garder, que l’on
meurt sans l’avoir respectée un mois ni peut-être un seul jour. Je ne sais donc
pas ce que nous sommes venues faire ici.
4 Ne craignez pas, par
extraordinaire, que les religieuses manquent de discrétion sur ce point ;
que les confesseurs n’aient aucune crainte, eux qui s’imaginent tout de suite
que nous allons nous tuer à force de pénitences. Nous avons une telle horreur
de ce manque de discrétion qu’il serait souhaitable que nous en usions pour
tout ! Que celles qui tendent vers l’extrême opposé ne soient pas
offensées par mes paroles, de même que je ne le serai pas si l’on dit que je
juge les autres par moi-même. Je crois - en fait, j’en suis sure - qu’il y a un
plus grand nombre de compagnes de mon côté que de religieuses outragées pour
avoir la conduite inverse. A mon avis, le Seigneur nous rend d’autant plus
malades que nous nous soignons davantage ; il fit preuve envers moi d’une
grande miséricorde en m’envoyant la maladie car, comme de toutes façons
j’aurais pris de moi un soin exagéré, il a voulu que ce fût pour quelque chose.
Voilà qui est plaisant ! des religieuses qui sont la proie du tourment
qu’elles se donnent ! Elles sont parfois prises d’une frénésie de
s’imposer des pénitences sans rime ni raison, et qui ne durent que deux jours,
comme on dit, car le démon leur met aussitôt dans la tête qu’elles ont nui à
leur santé ; alors, jamais plus de pénitence, pas même celles que l’Ordre
exige, elles les ont déjà essayées ! Elles ne gardent pas des points très
faciles de la Règle - tel que le silence qui ne peut nous faire de mal - et à
peine nous imaginons-nous souffrir de la tête que nous cessons d’aller au
choeur - ce qui ne nous tuerait pas non plus - un jour parce que nous en avons souffert,
un autre jour parce que nous venons d’en souffrir, et les trois jours suivants
de peur d’en souffrir à nouveau.
5 Vous allez dire, mes
amies, que la Prieure ne devrait pas le permettre. Si elle savait notre
intérieur elle n’y consentirait pas ; mais elle vous voit gémir au sujet
d’une vétille comme si vous alliez rendre l’âme ; vous allez lui demander
la permission de ne garder la Règle en rien alléguant qu’il s’agit d’un cas
d’extrême nécessité et- si ce que vous dites a quelque fondement - il y a toujours
un médecin qui confirme le récit que vous faites, et une amie ou une parente
qui pleure à vos côtés. Parfois, la pauvre Prieure se rend compte que tout cela
est exagéré, mais que peut-elle faire ? elle a scrupule de manquer à la
charité ; elle préfère que ce soit vous qui y manquiez, et non pas elle,
et il lui semble injuste de vous juger durement.
6 Oh, mon Dieu ! Dire
que des religieuses gémissent de cette façon ! qu’il me pardonne de le
dire, mais je crains que ce ne soit devenu une habitude. Il m’arriva une fois
d’être témoin d’un fait : une religieuse avait coutume de se plaindre de
maux de tête et s’en plaignit à moi très longtemps ; je fis une enquête et
trouvai qu’elle ne souffrait d’aucun mal de tête, mais avait quelqu’autre mal
ailleurs.
Continue à traiter de
la mortification qu’il faut acquérir dans les maladies.
1 Ces hurlements, ces
plaintes continuelles, ce parler défaillant comme si vous étiez malades me
semblent, mes soeurs, une très grande imperfection. Pour l’amour de Dieu, même
si vous êtes malades, ne faites pas cela si vous pouvez l’éviter. Quand le mal
est grave, il se plaint lui-même ; c’est une autre sorte de plainte et on
l’identifie immédiatement. Vous êtes peu nombreuses, et si l’une de vous prend
cette habitude, elle va inquiéter toutes les autres, dés lors que vous vous
aimez et avez de la charité les unes pour les autres ; mais celle qui
serait vraiment malade devra le dire et prendre ce qui est nécessaire, car si
vous êtes dégagées de l’amour de vous-mêmes, vous serez tellement peinées des
attentions superflues qu’il n’y a pas à craindre que vous vous les octroyiez -
je veux dire que vous vous plaigniez sans nécessité -, ni que vous les
réclamiez ; lorsqu’il y a nécessité, ce serait très mal de ne pas la faire
connaître, et pire encore si personne n’avait pitié de vous.
2 Mais il est bien certain
que là où il y a prière et charité et où vous êtes si peu nombreuses, vous
verrez vos besoins réciproques, et les attentions ne vous manqueront pas.
Oubliez alors ces petits malaises et faiblesses propres aux femmes, car le
démon nous fait parfois imaginer ces maux ; ils vont et viennent. Perdez
l’habitude de tout dire et de vous plaindre de tout - si ce n’est à Dieu -
sinon vous n’en finirez jamais. J’insiste beaucoup sur ce point parce que je le
considère comme très important, et l’une des causes de relâchement des
monastères 84. Notre corps a cela de fâcheux : plus on y fait attention,
plus il montre d’exigences. C’est étrange comme il aime être bien traité !
Comme il y trouve quelques bons prétextes de tromper la pauvre âme pour
l’empêcher de progresser, il ne néglige rien.
3 Songez à tant de pauvres
malades qui n’ont pas même à qui se plaindre. Être pauvres et choyées, cela ne
va pas ensemble. Songez aussi à tant de femmes mariées. Je sais qu’il en
existe, et de bon rang qui, malgré des maux graves et de cruelles épreuves,
n’osent pas se plaindre de peur de fâcher leur mari. Mais, pécheresse que je
suis ! nous ne sommes assurément pas venues ici pour être plus à notre
aise qu’elles. Oh ! vous qui êtes à l’abri des grandes épreuves de ce
monde, sachez souffrir un petit peu pour l’amour de Dieu sans que tout le monde
le sache ! Voici une femme très mal mariée et, afin que son mari ne sache
pas qu’elle en parle ou qu’elle s’en plaint, elle supporte sa grande infortune
et ses pénibles épreuves sans s’épancher auprès de personne ; et nous ne
supporterions pas entre Dieu et nous quelques-uns des maux qu’il nous envoie
pour nos péchés ? D’autant plus que les plaintes ne servent à rien pour
soulager notre douleur.
4 Dans tout ce que je viens
de dire je ne fais pas allusion aux maladies sérieuses accompagnées de fortes
fièvres - bien que dans ce cas aussi, je demande modération et patience -, mais
de ces légères indispositions que l’on peut supporter debout sans tuer tout le
monde à cause d’elles. Qu’arriverait-il si ces lignes venaient à être lues hors
de cette maison ? Que ne diraient pas de moi tous les monastères ?
Ah ! comme je le supporterais de bon gré si cela pouvait en corriger
quelqu’une ! Finalement, on en arrive à un tel état de choses que les unes
pâtissent à cause des autres ; et si l’une d’entre vous montre de la
patience, les médecins eux-mêmes ne la croient pas tant ils en ont vu d’autres
ne cesser de se plaindre pour presque rien (comme ce livre n’est destiné qu’à
mes filles, je peux tout dire). Rappelez-vous nos saints pères du passé, ces
saints ermites dont nous prétendons imiter la vie, que de souffrances n’ont-ils
pas supportées, et dans quelle solitude ! le froid, la faim, les ardeurs
du soleil, sans avoir personne à qui se plaindre, excepté Dieu !
Pensez-vous qu’ils étaient en fer ? Non ! ils étaient faits de chair,
tout comme nous. Et quand vous commencerez, mes filles, à vaincre ce misérable
corps, il ne vous molestera pas tant. Il n’y aura que trop de religieuses pour
veiller à vos besoins ; détournez l’attention de vous-mêmes, à moins que
la nécessité ne soit manifeste. Si vous ne vous déterminez pas à accepter une
bonne fois pour toutes la mort et le manque de santé, vous ne ferez jamais
rien.
5 Efforcez-vous de ne pas
craindre la mort, abandonnez-vous tout entières à Dieu et advienne que pourra.
Votre corps s’est moqué de vous si souvent, moquez-vous donc de lui une bonne
fois pour toutes ; soyez sûres que pour insignifiant que ceci puisse
paraître comparé à d’autres choses, il en importe plus que vous ne pouvez le
comprendre ; mettez-le en pratique de façon que cela devienne une
habitude, et vous verrez que je ne mens pas. Plaise au Seigneur, dont l’aide nous
est nécessaire pour tout, de nous accorder la grâce d’agir ainsi, et que Sa
Majesté y consente pour sa propre gloire.
Comment celui qui aime
Dieu véritablement doit faire peu de cas de la vie.
1 Passons à d’autres
petites choses qui sont aussi très importantes, bien qu’elles soient mineures.
Tout semble une tâche ardue, mais dés qu’on commence à se mettre à l’oeuvre,
Dieu agit si puissamment dans l’âme et lui accorde tant de grâces que tout ce
qu’elle peut faire en cette vie lui semble peu.
Et puisque nous, les
religieuses, faisons le plus difficile et donnons à Dieu le principal,
soit : notre volonté - la remettant au pouvoir d’autrui -, pourquoi
hésitons-nous lorsqu’il s’agit de faire un effort intérieur tout à fait
insignifiant ? Nous nous soumettons à tant de mortifications :
jeûnes, silence, fréquents offices au choeur, que, voudrions-nous nous entourer
de bien-être, nous ne le pourrions que de rares fois, et pas toutes les fois
escomptées - mais en tant de monastères que j’ai vus, peut-être suis-je la
seule à l’avoir recherché - ; pourquoi hésitons-nous donc à mortifier nos
corps à propos de bagatelles, telle celle de ne leur faire plaisir en rien, et
que n’avons-nous soin de les conduire là où ils ne veulent pas aller jusqu’à ce
qu’ils soient assujettis à l’esprit ?
2 Il me semble que celui
qui commence à servir Dieu véritablement, le moins qu’il puisse lui offrir -
après le don de sa volonté - c’est sa vie, soit : rien du tout. Il est
évident que le vrai religieux ou l’authentique homme d’oraison qui prétend
jouir des consolations divines, ne doit pas renoncer à l’idée de mourir pour
lui et d’endurer le martyre. Ne savez-vous pas, mes soeurs, que la vie du vrai
religieux ou de celui qui veut être parmi les amis intimes de Dieu est un long
martyre ? Je dis “ long ”, car comparé à la rapidité du martyre
de la décapitation, on peut le qualifier de long ; mais toute vie
n’est-elle pas courte, et celle de quelques-uns extrêmement courte ? Ainsi
donc, ne faites aucun cas de ce qui passe, et encore beaucoup moins de la vie,
car aucun jour n’est assuré ; si nous pensions que chaque jour est le
dernier, qui d’entre nous, voyant qu’il n’en a pas d’autre à vivre, ne
déploierait tous ses efforts pour le bien employer ?
3 Écoutez-moi, mes soeurs,
le plus sûr est de croire qu’il en est ainsi. Travaillez donc à contredire en
tout votre volonté. Même si vous n’y parvenez pas immédiatement, petit à petit,
et en peu de temps, si vous vous appliquez et vous aidez de l’oraison, vous
vous trouverez au sommet. Mais comme il semble âpre de dire que nous ne devons
nous faire plaisir en rien, si on ne parle pas de la consolation et du plaisir
qu’amène cette contradiction, ni des joies et de la sécurité qu’elle procure
dés cette vie ! Ici, comme vous vous y exercez toutes, le plus important
est fait. Vous vous le rappelez les unes aux autres et vous vous aidez. Voici
ce que chacune doit essayer : dépasser les autres sur ce point.
4 Faites très attention à
vos mouvements intérieurs, particulièrement ceux qui concernent les
prééminences. Dieu nous préserve, par sa Passion, de dire : “ je suis
la plus ancienne ”, “ je suis la plus âgée ”, “ j’ai
travaillé davantage ”, “ cette autre soeur est mieux traitée que
moi ”. Il faut promptement réfréner ces premiers mouvements, car si vous
vous y arrêtez ou commencez à en parler, c’est une peste et la source de grands
maux dans les monastères. N’oubliez pas que j’en ai une grande expériences.
Quand vous aurez une Prieure qui tolérera tant soit peu ce genre de choses,
croyez que Dieu a permis que vous l’ayez en punition de vos péchés et pour
qu’elle soit le commencement de votre perte. Criez-lui au secours, et que
toutes vos prières n’aient d’autre but que de lui demander de vous venir en
aide en vous envoyant un religieux ou une personne d’oraison ; car si
quelqu’un prie avec la détermination de jouir des grâces et des consolations
que Dieu accorde dans l’oraison, il est bien qu’il soit très détaché.
Comment celui qui veut
faire des progrès doit faire peu de cas de l’honneur.
1 Ne me dites pas :
Dieu accorde des consolations à des personnes qui ne sont pas aussi détachées.
C’est vrai, mais c’est parce qu’il voit, dans sa sagesse infinie, que cela
convient pour les amener à tout quitter pour lui. Je n’appelle pas “ tout
quitter ”, entrer en religion, car il peut y avoir des obstacles et l’âme
parfaite peut être détachée et humble n’importe où. Mais croyez ce que je vous
dis : là où il existe un point d’honneur ou un désir des biens temporels
(et cela peut se rencontrer dans les monastères comme ailleurs, bien que la
faute serait plus grande parce que vous y êtes davantage éloignées des
occasions), vous aurez beau vous être adonnées à l’oraison pendant des années
(ou plutôt : à la méditation, car l’oraison parfaite finit par faire
disparaître ces séquelles), vous ne ferez jamais de grands progrès et vous
n’arriverez jamais à jouir du véritable fruit de l’oraison.
2 Voyez, mes soeurs,
l’importance qu’ont pour vous ces choses qui semblent si insignifiantes,
puisque vous n’êtes ici que pour vous en détacher. Si vous n’y travaillez pas,
vous ne serez pas plus, honorées et, comme on dit, le profit sera perdu. Ainsi
donc, déshonneur et perte vont ici de pair Que chacune d’entre vous considère
ce qu’elle a d’humilité, et elle verra quels progrès elle a faits. Je suis
certaine que le diable, même par un premier mouvement, n’osera pas tenter le
vrai humble en matière de prééminence, car il est si sagace qu’il craint le
coup qu’il recevrait. Et il est impossible à l’âme humble de ne pas se
fortifier dans cette vertu et de ne pas y faire de très grands progrès si le
démon la tente par là ; comme cette âme repensera obligatoirement à ses
péchés et comparera ce qu’elle a fait pour le Christ avec ce qu’il a fait pour
elle, et comment il s’est prodigieusement abaissé pour nous donner un exemple
d’humilité, elle en sortira si victorieuse que le démon n’osera plus revenir la
tenter de peur d’avoir la tête brisée.
3 Suivez ce conseil que je
vous donne - et ne l’oubliez pas - : vous devez grandir en humilité non
seulement intérieurement (il a déjà été dit qu’il serait fâcheux pour vous de
ne pas sortir de l’épreuve avec profit), mais extérieurement tâchez que votre
tentation tourne au bénéfice de vos soeurs. Si vous voulez vous venger du démon
et vous délivrer de la tentation, dès que celle-ci se manifeste confiez-vous à
la Supérieure, suppliez-la et demandez-lui de vous donner un office très
bas ; et comme vous le pourrez, étudiez la manière d’y briser votre
volonté (le Seigneur vous en offrira bien des opportunités) ; il vous sera
également possible de vous livrer à des mortifications publiques 90,
puisqu’elles sont autorisées dans cette maison. Fuyez de semblables tentations
du diable comme la peste, et faites en sorte de n’être pas longtemps tentées.
Dieu nous préserve des personnes qui veulent le servir en se souvenant de leur
honneur ou en craignant le déshonneur ! croyez-moi, il y a là un mauvais
calcul et, comme je l’ai dit, on perd l’honneur lui-même dès lors qu’on le
recherche, en particulier dans les Ordres religieux. Ainsi donc il n’y a pas de
toxique au monde capable de tuer les hommes, qui soit plus fort que ces
choses-là pour tuer la perfection.
4 Vous allez dire que ce
sont là des bagatelles, et qu’il ne faut pas en faire cas dès lors qu’elles ne
sont rien. Ne jouez pas avec elles, car dans les monastères elles montent comme
l’écume, et rien n’est petit quand le danger est aussi notoire. Savez-vous
pourquoi ? Chez vous cela commence peut-être par peu de chose, un
rien ; mais voici que le démon suggère à l’une de vous que l’affaire est
grave, elle va même jusqu’à penser faire acte de charité en vous demandant
comment vous acceptez pareil affront ! “ Je prie Dieu de vous donner de
la patience, dit-elle, vous devez lui offrir cette épreuve, un saint n’en
supporterait pas plus ” ; enfin, le démon met sur la langue de cette
soeur tant de raisonnements spécieux qu’obligée de supporter l’épreuve, vous
voici tentée de vaine gloire, car vous vous imaginez beaucoup endurer.
5 Et notre nature est si
lamentablement faible que, même si nous ignorons le fait et nous disons que
cela n’est rien, nous y restons sensibles ; à plus forte raison si nous
voyons que d’autres y sont sensibles pour nous. L’idée que nous avons raison
augmente notre peine, et l’âme perd ainsi toutes les opportunités qu’elle avait
de mériter ; elle reste affaiblie, de sorte que le démon reviendra la
tenter le lendemain avec plus de force. Voici même ce qui arrive très
souvent : vous êtes préparée à ne pas vous laisser affecter par l’injure,
mais des compagnes accourent et vous disent que vous n’êtes qu’une brute
insensée, que vous devriez sentir les choses davantage. Oh là là, si vous avez
une amie !
1 Oh, pour l’amour de Dieu,
mes soeurs, faites très attention à cela ! qu’aucune d’entre vous ne se
laisse toucher par une charité indiscrète et ne s’apitoie sur sa soeur pour des
insultes imaginaires. Je vous le répète souvent, mes soeurs, et maintenant je
vous le mets par écrit : que toutes les religieuses de cette maison, et
les personnes qui aspirent à la perfection, fuient de mille lieues des paroles
de ce genre : “ j’avais raison ”, “ on m’a fait
tort ”, “ la soeur n’avait pas raison ”. Dieu nous garde des
mauvaises raisons ! Y avait-il une raison pour que le Christ notre Bien
subisse et reçoive tant d’injures ? Y en avait-il une pour qu’il supportât
tant d’injustices ? Je ne sais vraiment pas ce qu’est venue faire dans un
monastère celle qui ne veut porter que la croix qu’elle est en parfait droit
d’attendre ; qu’elle retourne dans le monde où son prétendu bon droit ne
sera pas davantage sauvegardé. Pourriez-vous, par hasard, souffrir tellement
que vous ne méritiez de souffrir davantage ? Quelle raison avez-vous
là ? En vérité, je ne la comprends pas.
2 Lorsque vous recevez
quelque honneur ou êtes l’objet d’égards ou d’attentions, exposez alors ces
raisons ! car, assurément, n’est-il pas contre toute raison que vous soyez
ainsi traitées en cette vie ? Mais s’il s’agit d’offenses - puisqu’on
appelle ainsi ce qui ne nous offense pas - je ne vois pas ce que nous pouvons
dire. Ou nous sommes les épouses d’un si grand Roi ou nous ne le sommes
pas : si nous le sommes, y a-t-il une femme d’honneur qui ne ressente
jusqu’au fond de l’âme le déshonneur infligé à son époux ? d’ailleurs, ne
le voulût-elle pas, tous deux partagent honneur et déshonneur. Or, vouloir
participer au royaume de notre Époux, être ses compagnes dans le bonheur et
refuser de partager ses affronts et ses souffrances, c’est une absurdité.
3 Dieu veuille ne pas nous
laisser nourrir pareil désir ! au contraire, que celle qui parmi vous se
croira la moins estimée se considère comme la plus heureuse ; à dire vrai,
elle l’est réellement si elle supporte cet état de choses consume elle le
doit ; et croyez-moi (car je l’ai expérimentée) il est certain qu’elle ne
manquera d’honneur ni en cette vie ni en l’autre. Mais quelle folie de vous
dire : “ croyez-moi ”, quand celui qui est la véritable Sagesse,
la Vérité même, nous l’affirme, ainsi que la Reine des Anges ! Ressemblons
un tout petit peu, mes filles, à cette Vierge très sainte dont nous portons l’habit ;
nous devrions être confuses d’être appelées “ ses ” religieuses.
Imitons au moins son humilité en quelque chose ; je dis en “ quelque
chose ”, car nous aurons beau nous abaisser et nous humilier beaucoup, ce
ne sera rien encore pour quelqu’un comme moi qui, à cause de ses péchés mérite
d’ère abaissée et méprisée par les démons, bien qu’elle ne le veuille
pas ; et même si vous n’avez pas commis autant de péchés que moi, il
serait bien extraordinaire que l’une d’entre vous n’en ait pas commis au moins
un qui lui fasse mériter l’enfer. Et je vous le répète, ne considérez pas ces
choses comme négligeables, car si vous ne faites pas diligence pour les
déraciner, ce qui n’est rien aujourd’hui sera peut-être demain un péché véniel,
et c’est une pente si dangereuse que si vous laissez les choses aller, le péché
ne restera pas seul ; il n’y a rien de plus néfaste pour une communauté.
4 Voilà ce à quoi nous
devrions faire très attention, nous qui vivons en communauté : à ne pas
nuire à celles qui travaillent à nous faire du bien et à nous donner le bon
exemple. Si nous comprenions l’immense préjudice causé par l’enracinement d’une
mauvaise habitude comme celle de nous montrer susceptibles au sujet de notre
honneur, nous préférerions passer par mille morts plutôt que d’en être la cause ;
et ce ne serait jamais que la mort du corps, tandis que la ruine de l’âme est
une grande perte, et il semble que cette perte n’ait pas de fin, car lorsque
les unes sont mortes, d’autres leur succèdent, et qui sait si toutes ne
suivront pas davantage une mauvaise habitude que nous avons introduite plutôt
que de nombreux exemples de vertus ? Le démon ne laisse pas tomber la
mauvaise habitude, mais la faiblesse de notre nature fait perdre les vertus.
5 Oh ! quelle immense
charité ferait, et quel grand service rendrait à Dieu, la religieuse qui,
voyant qu’elle ne peut soutenir les perfections et suivre les usages de cette
maison, le reconnaîtrait d’elle-même, s’en irait et laisserait les autres en
paix ! Et j’ajoute : aucun couvent (tout au moins si l’on veut bien
me croire), ne l’admettra ou lui permettra de faire profession, jusqu’à ce que
plusieurs années de probation aient démontré qu’elle s’est corrigée. Je ne fais
pas allusion à des manques concernant la pénitence ou les jeûnes car - bien
qu’ils soient preuves d’imperfection - ce ne sont pas là des choses qui causent
un aussi grand préjudice ; je parle de certaines natures qui aiment à être
estimées et considérées, qui voient les fautes d’autrui et ne reconnaissent
jamais les leurs, avec d’autres travers du même genre qui, sans aucun doute,
proviennent d’un manque d’humilité. Si Dieu ne favorise pas ces personnes d’une
grande ferveur, qu’il vous préserve de les voir s’installer parmi vous avant
que de longues années n’aient ratifié leur amendement. Veuillez comprendre
qu’elles ne trouveront jamais de repos et n’en laisseront pas aux autres.
1 Comme vous n’acceptez pas
de dot, vous êtes, par la grâce de Dieu, libres de congédier les sujets ;
ce qui me navre, ce sont les monastères qui, très souvent pour ne pas rendre
l’argent ou par crainte de flétrir l’honneur de la famille, gardent le voleur
qui dérobe leur trésor. Dans cette maison vous avez déjà risqué et perdu
l’honneur du monde, car les pauvres ne sont pas honorés. Ne désirez donc pas
que les autres le soient à vos dépens. Notre honneur, mes soeurs, doit
consister à servir Dieu, et celle qui songerait à vous entraver sur ce point
peut rester chez elle avec son honneur. C’est pour cela que nos Pères
ordonnèrent une année de probation et, dans notre Ordre, nous sommes libres de
n’accorder la profession qu’au bout de quatre ans. Personnellement, j’aimerais
qu’on attendît dix ans. Une religieuse humble se souciera peu de n’être pas
professe, car elle sait qu’on ne la renverra pas si sa conduite est
bonne ; et si elle est mauvaise, pourquoi voudrait-elle nuire aux
disciples du Christ réunies en cette maison ? Par “ conduite
mauvaise ”, je ne veux pas dire être portée aux vanités car, avec l’aide
de Dieu, je crois que ce défaut ne s’infiltrera jamais dans cette maison ;
par “ conduite mauvaise ”, je veux dire n’être pas mortifiée, être
attachée aux choses du monde ou à soi-même sur les points que j’ai signalés.
Que celle qui ne verra pas en elle un grand esprit de mortification suive mon
conseil et ne fasse pas profession [Ici reprend le Ms V après suppression de ce
premier paragraphe. Le thème de la dot reviendra cependant un peu plus loin
dans ce Ms V], si elle ne veut pas trouver un enfer ici-bas 95, et plaise à
Dieu qu’elle n’en trouve pas un autre dans l’au-delà, car bien des choses en
elle le font craindre ; et pas plus celles qui vivent dans le monastère
qu’elle-même ne le comprendront sans doute comme je le comprends.
Croyez ce que je vous dis -
et sinon je prends le temps à témoin - car le genre de vie que nous voulons
mener n’est pas seulement celui de religieuses, mais celui d’ermites ;
détachez-vous donc de toutes les choses créées. Je vois qu’Il accorde cette
grâce à toutes celles qu’Il a tout particulièrement choisies pour cette maison.
Leur détachement n’a peut-être pas encore atteint toute la perfection possible,
mais au grand contentement et à la joie qu’elles éprouvent à l’idée de ne plus
avoir à s’occuper des choses de cette vie, il est clair qu’elles y tendent.
2 Je le dis encore :
si quelqu’une a de l’inclination pour le commerce du monde, si elle voit
qu’elle ne fait pas de progrès, qu’elle s’efforce de prendre congé de ses
compagnes et qu’elle aille dans un autre monastère ; sinon, elle verra ce
qui lui arrivera, et qu’elle ne se plaigne pas à moi- fondatrice de ce
monastère - de ne pas l’avoir prévenue. Cette maison est un ciel, si tant est
qu’il en existe un sur terre, pour celle qui ne fait aucun cas de son propre
contentement, et dont tout le plaisir est de contenter Dieu ; on y mène
une vie très agréable. Mais si on désire quelque chose de plus, on perdra tout
car il est impossible de l’obtenir ; et une âme mécontente est comme une
personne qui souffre d’un grand dégoût : les mets, si bons soient-ils,
l’écoeurent ; et les aliments que les bien-portants mangent avec grand
plaisir lui donnent des nausées. Ces personnes feront mieux leur salut ailleurs,
ou dans un monastère moins austère ; peut-être même y atteindront-elles
peu à peu la perfection qu’elles n’ont pu supporter ici, où l’on exigeait tout
d’un coup. Certes, l’on accorde du temps pour que l’intérieur soit totalement
détaché et mortifié, mais l’extérieur doit l’être très vite à cause du
préjudice qui peut en résulter pour les autres ; et si celle qui voit ce
que font les autres se trouve toujours en si excellente compagnie et ne
progresse pas en un an ou en six mois, je crains qu’elle n’avance pas davantage
en plusieurs années, et qu’au contraire elle ne recule. Je ne dis pas qu’elle
doive être aussi parfaite que les autres, mais encore faut-il comprendre que
son âme se fortifie peu à peu, et d’ailleurs si le mal est mortel, on le voit
tout de suite.
Continue à parler de
l’importance de tout cela.
1 Je suis certaine que le
Seigneur favorise les âmes fermement résolues, et c’est pourquoi il est très
important d’examiner les qualités de celle qui entre chez nous ; il faut
s’assurer qu’elle ne cherche pas uniquement à se sortir d’affaire (cela
arrivera à nombre d’entre elles, mais le Seigneur pourra perfectionner leur
intention si elles sont douées d’un bon jugement ; si elles manquent de
jugement, qu’on ne les reçoive à aucun prix, car elles ne comprendront pas les
motifs qui les ont amenées au monastère, ni les soeurs qui voudront les guider
vers la perfection). Généralement, les personnes de cette sorte pensent
toujours mieux savoir ce qui leur convient que les plus sages ; c’est là
un mal que je tiens pour incurable, car il est bien rare qu’il ne soit
accompagné de malice ; dans un couvent où il y a un grand nombre de
religieuses, on pourra le tolérer, mais là où vous êtes si peu nombreuses, on
ne pourra le supporter.
2 Si une personne de bon
jugement commence à s’affectionner au bien, elle s’y attache fortement parce
qu’elle voit que c’est le plus sûr ; et même si elle n’est pas d’un grand
secours pour faire progresser dans la perfection, du moins sera-t-elle de bon
conseil et utile pour une foule de choses ; elle n’ennuiera
personne ; au contraire, sa compagnie sera un délassement. Mais si elle
manque de jugement, je ne vois pas à quoi elle pourra servir dans une
communauté ; elle pourrait plutôt y nuire beaucoup. Ce manque de jugement,
comme les autres défauts, ne se voit pas immédiatement, car quelques personnes
s’expriment bien et comprennent mal, et d’autres s’expriment avec difficulté -
et leur expression manque quelque peu de raffinement - mais elles ont une
grande intelligence du bien. Il y a en effet des simplicités saintes qui
s’entendent peu aux affaires et aux conventions du monde, mais qui connaissent
l’art de traiter avec Dieu. C’est pourquoi il faut beaucoup s’informer avant de
les recevoir, et les réprouver longtemps avant de les admettre à la profession.
Que le monde comprenne une fois pour toutes que vous avez la liberté de les
renvoyer, et que dans ce monastère où règne une grande austérité, les motifs
pour vous y obliger ne manqueront pas ; lorsqu’on verra que c’est en usage
chez vous, on ne s’en offensera plus.
3 Je dis
“ comprenne ”, parce que ces temps sont si infortunés, et la
faiblesse des religieuses est si grande (c’est ma propre expérience qui me le
fait dire), que les prescriptions laissées par nos prédécesseurs ne suffisent
plus et, pour ne déplaire à personne ou éviter que les gens ne jasent - ce qui
n’a aucune importance - nous laissons tomber dans l’oubli les vertueuses
coutumes ; Dieu veuille que nous n’ayons pas à payer dans l’autre vie
l’admission de telles personnes ! Nous ne manquons jamais de motifs pour
nous persuader de les accepter. Pourtant, dans une affaire aussi importante,
aucun prétexte n’est admissible, car si le Supérieur n’est influencé ni par ses
préférences personnelles ni par un mouvement passionné, et ne considère que le
bien du monastère, je ne crois pas que Dieu permette jamais qu’il se
trompe ; mais si l’on se laisse toucher par de fausses pitiés, et si l’on
prête attention à ces sots points d’honneur, je suis sûre qu’on ne manquera pas
de se tromper.
4 C’est là une affaire que
chacun d’entre nous doit considérer en son particulier et recommander à
Dieu ; nous devons aussi encourager la Prieure à ne pas manquer de fermeté
en cette affaire, car elle est de grande importance pour toutes ; et ainsi
je supplie Dieu de vous donner sa lumière.
Du grand bien qu’il y
a à ne pas se disculper même si on se voit condamné sans être coupable.
1 Mais comme je vous écris
de façon décousue ! tout comme une personne qui ne sait pas ce qu’elle
fait. C’est de votre faute, mes soeurs, puisque c’est vous qui me le demandez.
Lisez-le comme vous le pourrez - puisque moi aussi je l’écris comme je le peux
- et, si c’est trop mauvais, brûlez-le. J’aurais besoin de tranquillité mais,
comme vous le voyez, j’ai si peu de temps libre que huit jours se passent sans
que je puisse écrire, et ainsi j’oublie ce que j’ai dit et même ce que je vais
dire. Et maintenant il paraîtra très mal de ma part de vous prier de ne pas
faire ce que je viens de faire, soit : m’excuser ; je vois en effet
que souffrir sans se disculper est une habitude de haute perfection, très
édifiante et méritoire ; et bien que je vous l’enseigne très souvent et
que, par la bonté de Dieu, vous le mettiez en pratique, Sa Majesté ne m’a
jamais accordé cette faveur. Puisse-t-il me la concéder avant que je ne meure
97 ! Jamais une raison ne me manque pour qu’il me paraisse plus vertueux
de me disculper. Comme c’est quelquefois permis, et qu’il serait mal de ne pas
le faire, je n’ai pas la discrétion - ou pour mieux dire l’humilité - de le
faire quand il convient. C’est vraiment faire preuve de grande humilité que de
se laisser condamner sans être coupable, et c’est grandement imiter le Seigneur
qui prit à son compte toutes nos fautes. Je voudrais fortement vous persuader
de vous y efforcer sérieusement, car vous en retirerez de grands
bénéfices ; je n’en vois au contraire aucun, absolument aucun, à nous
disculper nous-mêmes d’une faute sauf, je le répète, en certains cas où ne pas
dire la vérité susciterait courroux ou scandale. Quiconque aura plus de
discrétion que moi comprendra ces nuances.
2 Je crois qu’il est très
important de s’habituer à pratiquer cette vertu, ou de travailler à obtenir du
Seigneur la véritable humilité qui en est l’origine ; le vrai humble, en
effet, doit sincèrement désirer être méprisé, persécuté et condamné sans motif,
même pour des choses graves. S’il veut imiter le Seigneur, en quoi peut-il
mieux le faire ? Il ne faut pour cela ni forces corporelles ni aide de personne
si ce n’est de Dieu.
3 Je voudrais, mes soeurs,
que ces grandes vertus soient l’objet de notre étude et de notre pénitence car,
vous le savez, pour ce qui est des autres mortifications, même louables, je
vous modère lorsqu’elles sont excessives. De grandes vertus intérieures ne
peuvent être l’objet d’excès : elles ne débilitent pas le corps des forces
nécessaires pour pratiquer l’observance ; au contraire, elles fortifient
l’âme ; et en s’exerçant à vaincre de très petites choses, on peut parvenir
à remporter la victoire dans les grandes.
4 Mais comme c’est facile
d’écrire ceci, et comme je le mets mal en pratique ! En vérité je n’ai
jamais pu faire cette preuve dans les choses importantes, car je n’ai jamais
entendu dire du mal de moi que je n’aie réalisé clairement qu’on était en
reste. Si quelquefois - ou plutôt souvent - je n’avais pas offensé Dieu de la
façon dont on vient de parler, je l’avais fait de bien d’autres manières, et il
me semblait que c’était beaucoup qu’on le passât sous silence ; j’ajoute avoir
toujours préféré qu’on me blamât pour des fautes que je n’avais pas commises,
plutôt que d’entendre dire mes vérités ; cela me déplaisait ; ces
autres choses, même si elles étaient graves, ne m’affectaient pas ; mais
dans les petites choses je suivais ma nature - et je la suis encore - sans
faire attention à ce qui était le plus parfait. C’est pourquoi je voudrais que
vous commenciez de bonne heure à comprendre cela, et que chacune d’entre vous
considère tout ce qu’elle a à gagner sous tous les rapports en pratiquant cette
vertu, et comment, à mon sens, elle n’a rien à y perdre. La principale chose
qu’on y gagne c’est d’imiter tant soit peu le Seigneur. Je dis “ tant soit
peu ” car, je le répète, on ne nous accuse jamais sans que nous ayons quelque
faute à nous reprocher puisque nous en sommes toujours remplies. Le juste tombe
sept fois par jour, et ce serait mentir que d’affirmer que nous sommes sans
péché. Ainsi donc, même si on nous accuse à tort, nous ne sommes jamais
complètement exemptes de fautes, comme l’était le bon Jésus.
5 O mon Seigneur !
quand je songe à toutes les souffrances que vous avez endurées et combien vous
étiez loin de les avoir méritées, je ne sais pas que penser de moi, ni où
j’avais l’esprit quand je désirais ne pas souffrir, ni où j’en suis quand je me
disculpe de quelque chose. Vous savez, vous, ô mon Bien, que s’il y a en moi
quelque chose de bon, je ne l’ai pas reçu d’autres mains que des vôtres ;
eh bien ! vous en coûte-t-il plus, Seigneur, de donner beaucoup que de
donner peu ? Si je ne mérite pas d’être exaucée, je ne méritais pas non
plus les grâces que vous m’avez faites. Est-il possible que je veuille qu’on
pense du bien de quelqu’un d’aussi mauvais que moi ? Comment serait-ce
imaginable, alors qu’on a dit tant de mal de vous qui êtes le Bien au-dessus de
tous les biens ? C’est intolérable, c’est intolérable, ô mon Dieu, et je
ne voudrais pas que vous souffriez chez votre servante quoi que ce soit qui
déplaise à vos yeux. Considérez, Seigneur, que les miens sont aveugles et
qu’ils se contentent de très peu de chose. O Vous ! donnez-moi la lumière,
et faites que je désire être haïe de tous, puisque tant de fois je vous ai
abandonné alors que vous ne cessiez de m’aimer si fidèlement ! Qu’est
ceci, ô mon Dieu ? quel profit pensons-nous retirer à contenter les
créatures ? qu’importe qu’elles nous imputent toutes des fautes graves, si
devant mon Créateur je suis sans faute ? O mes soeurs, jamais nous
n’arriverons à comprendre cette vérité ! et ainsi jamais nous n’arriverons
au sommet de la perfection si nous n’appliquons notre esprit à considérer cette
vérité, et à méditer ce qui est et ce qui n’est pas.
1 Quand bien même vous ne
verriez d’autre avantage que la confusion qu’éprouvera la soeur qui est en
défaut en constatant que vous vous laissez condamner injustement, ce serait
énorme. Une chose de ce genre élève parfois l’âme plus que dix sermons. Vous
devez donc toutes vous efforcer de prêcher par les oeuvres, puisque l’Apôtre et
notre inhabileté nous empêchent de le faire par la parole.
2 Ne vous imaginez jamais,
bien que vous soyez cloîtrées, que le mal ou le bien que vous ferez demeurera
secret - je crois vous l’avoir déjà dit une fois et je voudrais vous le redire
maintes fois encore. Croyez-vous donc, mes filles, que si vous ne vous
disculpez pas, il n’y aura personne pour prendre votre défense ? Voyez
comment le Christ a pris la défense de Madeleine quand sainte Marthe
l’accusait. Quand ce sera nécessaire Sa Majesté inspirera à quelqu’un l’idée
d’élever la voix en votre faveur. J’ai une grande expérience de ceci, mais je
préférerais que vous n’y songiez pas, et que vous vous réjouissiez plutôt de
vous voir accusées. Je prends le temps à témoin du profit que vous verrez dans
votre âme, car il est grand. En premier lieu, celle-ci commence à acquérir la
liberté, et vous ne vous souciez pas plus qu’on dise du mal de vous que du
bien ; il vous semble même que vous n’êtes pas en cause ; c’est comme
si des personnes parlaient devant vous sans s’adresser à vous ; vous ne
vous préoccuperiez pas de leur répondre. Ainsi en est-il ici : une fois
que vous aurez pris l’habitude de ne pas répondre, il vous semblera que ce
n’est pas à vous que l’on parle. Ceci paraîtra impossible parce que nous sommes
susceptibles et peu mortifiées - et au début, c’est difficile- mais je sais que
peu à peu on peut arriver à cette liberté d’esprit, à cette abnégation et à ce
détachement de soi-même, avec la grâce de Dieu.
Ce qui a été dit était
tout à fait indispensable pour commencer à traiter d’oraison.
1 Ne vous imaginez pas que
tout cela soit beaucoup car, comme on dit, je n’ai fait que disposer les pions
pour le jeu. Vous m’avez demandé de vous parler des premiers degrés de
l’oraison ; bien que Dieu, mes filles, ne m’ait pas menée par ce chemin -
puisque je ne dois pas encore posséder le début de ces vertus -, je n’en
connais pas d’autre. Eh bien, sachez que celui qui ne sait pas disposer les
pièces du jeu d’échecs ne saura pas jouer ; et s’il ne sait pas faire
échec. il ne saura pas faire mat. Mais vous allez me blâmer parce que je parle
de jeu, alors qu’on ne joue pas dans cette maison et qu’il est défendu d’y
jouer. Voyez par là quelle mère Dieu vous a donnée ! elle est même au
courant d’une vanité comme celle-ci. Néanmoins, on dit que le jeu est
quelquefois licite. Licite ? Certes ! comme le sera pour nous cette
façon de jouer dont je parle, et avec quelle promptitude - si nous nous y
exerçons souvent - ferons-nous mat au Roi divin ! Il ne pourra plus s’échapper
de nos mains, ni ne le voudra.
2 C’est la dame qui, dans
ce jeu, donne le plus de mal au roi, d’autant plus que toutes les autres pièces
la soutiennent. Mais aucune dame ne peut obliger le roi à se rendre comme
l’humilité ; c’est elle qui le fit descendre du ciel dans les entrailles
de la Vierge, et c’est par l’humilité que nous pourrons l’amener dans notre âme
d’un seul de nos cheveux. Croyez-le : plus vous serez humble, plus vous le
posséderez ; je ne peux en effet concevoir qu’il y ait, ou puisse y avoir,
d’humilité sans amour, ni d’amour sans humilité ; de même qu’il est
impossible que ces deux vertus puissent exister sans un grand détachement de
toutes les choses créées.
3 Vous me demanderez, mes
filles, pourquoi je vous parle des vertus alors que vous avez tant de livres
pour vous les enseigner, et que vous désirez seulement que je vous parle de
contemplation. Voici ma réponse : si vous m’aviez interrogée sur la
méditation, j’aurais pu vous en parler et la conseiller à tous, même à ceux qui
n’auraient pas possédé les vertus, parce qu’elle est le premier pas pour les
acquérir toutes et qu’il est vital pour tout chrétien de s’y exercer ;
nul, si égaré soit-il, ne doit abandonner un si grand bien dès lors que Dieu
l’invite à en user ; je l’ai déjà écrit ailleurs 106, et beaucoup d’autres
qui savent ce qu’ils écrivent (ce qui, assurément, n’est pas mon cas, Dieu le
sait), l’ont fait également.
4 Mais la contemplation,
mes filles, c’est autre chose ! et voici l’erreur où nous tombons
tous : voyons-nous quelqu’un consacrer chaque jour un moment à penser à
ses péchés - ce qui est une obligation sous peine de n’être chrétien que de nom
- et aussitôt nous disons : c’est un grand contemplatif ;
sur-le-champ on s’attend à voir en lui les vertus suprêmes que doivent posséder
ceux qui sont élevés à une haute contemplation. Lui-même, d’ailleurs, se veut
d’en être un, mais il se trompe. Au début il n’a pas su disposer ses pions pour
jouer ; il a cru qu’il suffisait de connaître les pièces du jeu pour faire
mat, mais il n’en est rien ! car ce Roi ne se livre qu’à celui qui se
livre entièrement à lui.
1 Ainsi donc, mes filles,
si vous voulez que je vous parle du chemin qui vous mènera à la contemplation,
souffrez que je m’étende un peu sur des choses qui ne vous paraîtront pas très
importantes (parce que toutes celles que j’ai dites ici sont
importantes) ; et si vous ne voulez ni les entendre ni les mettre
pratique, restez avec votre oraison mentale toute votre vie ; je vous
assure alors, ainsi qu’à tout le monde (peut-être que je me trompe et juge
selon moi qui, pendant vingt ans, me suis efforcée de parvenir à la
contemplation), que vous ne parviendrez pas- à mon sens - à la vraie
contemplation.
2 Je veux maintenant vous
expliquer ce qu’est l’oraison mentale (car quelques-unes d’entre vous ne
doivent pas bien comprendre en quoi elle consiste), et plaise à Dieu que nous possédions
cette oraison comme nous le devons. Je crains pourtant qu’on y arrive
difficilement si on ne s’efforce de pratiquer les vertus, bien qu’il ne soit
pas nécessaire de les posséder à un aussi haut degré que pour cet autre (la
contemplation) exercice. Afin de ne pas oublier que je vous ai dit de ne pas
avoir peur de la venue du roi, je vais m’expliquer ; car si vous me
surpreniez à dire un mensonge, vous ne me croiriez plus du tout ; et vous
auriez raison si je vous mentais sciemment ; mais que Dieu m’en
préserve ! si cela arrivait, ce serait par ignorance ou faute de bien
comprendre les choses. Il arrive très souvent que le Seigneur concède la grâce
de la contemplation à une âme très misérable. Comprenons : à condition que
cette âme - c’est mon avis - ne se trouve pas en état de péché mortel, le
Seigneur pourra permettre qu’une âme en mauvais état ait une vision - une très
bonne vision, même - pour la ramener à lui ; mais je ne peux croire qu’il
lui accorde la grâce de la contemplation, car il s’agit là d’une union divine
où le Seigneur se récrée avec l’âme et où l’âme se récrée avec lui ; et il
n’est pas possible que la Pureté des Cieux puisse se délecter avec une âme
souillée, et que le Régal des anges puisse se réjouir avec une âme qui n’est pas
sienne (ne savons-nous pas qu’en péchant mortellement, une âme devient
propriété du démon ? qu’elle se récrée donc avec lui puisqu’elle l’a
contenté et nous savons que ses délices sont dès cette vie un perpétuel
tourment) ; mon cher Seigneur a suffisamment d’enfants à Lui avec qui se
réjouir, sans qu’il aille prendre ceux des autres. Sa Majesté fera ce qu’Elle
fait très souvent : Elle les arrachera des mains du démon.
3 O mon Seigneur, que de
fois nous vous faisons lutter corps à corps avec le démon ! N’est-ce pas
suffisant que vous vous soyez laissé porter dans ses bras sur le pinacle du
temple pour nous apprendre à le vaincre ? Quel spectacle, mes filles, que
de voir ce Soleil à côté des ténèbres, et quelle frayeur dut éprouver cette
malheureuse créature sans en connaître la cause, parce que Dieu ne permit pas
qu’elle la connût ! Comme il mériterait, pour prix d’une si grande audace,
que Dieu créât un nouvel enfer pour lui ! Bénies soient une telle pitié et
une telle miséricorde ! Quelle ne devrait pas être notre honte, à nous
chrétiens, de le mettre tous les jours aux prises avec une bête aussi
immonde ! Il était bien nécessaire, mon Seigneur, que vos bras fussent si
puissants ! mais comment ne sont-ils pas demeurés affaiblis après les
tourments que vous avez endurés sur la croix ? Oh ! comme tout ce
qu’on endure par amour finit par se guérir ! Et ainsi, je crois que si
vous aviez conservé la vie, l’amour même que vous avez pour nous aurait suffi à
guérir vos plaies, sans qu’il fût besoin d’autre médecine. Il semble que je
déraisonne, mais il n’en est rien, car l’amour divin fait de plus grandes
choses que cela et, afin de ne pas paraître indiscrète - ce que je suis - et
vous donner le mauvais exemple, je n’en citerai aucune.
1 Donc, quand le
Seigneur le veut, il ramène une âme à lui et - bien qu’elle ne possède pas
encore ces vertus - il lui accorde parfois la grâce de la contemplation ;
ceci, rarement, et pour peu de temps ; il agit ainsi, je le répète, afin
d’éprouver si, grâce à cette faveur, les âmes voudront se disposer à jouir de
sa présence. Mais si elles ne le font pas, qu’elles me pardonnent (ou plutôt
vous, Seigneur, pardonnez-nous) car il est très regrettable que vous vous
approchiez ainsi d’une âme, et qu’elle se tourne ensuite vers les choses de la
terre pour s’y attacher.
2 Je suis persuadée qu’il y
en a beaucoup que Dieu, Notre Seigneur, éprouve de cette manière, et qu’il y en
a peu qui se disposent à jouir toujours de cette faveur ; car lorsque le
Seigneur l’accorde, et que de notre côté nous faisons tout ce qui est en notre
pouvoir, je tiens pour certain qu’il ne cesse pas de nous donner jusqu’à ce
qu’il nous ait élevées à un très haut degré. Si nous ne nous donnons pas à Sa
Majesté aussi résolument qu’Elle se donne à nous, Elle nous accorde déjà une
grande grâce en nous laissant dans l’oraison mentale et en nous rendant visite
de temps en temps - comme à des ouvriers de sa vigne - ; quant aux autres,
ce sont des enfants chéris que le Seigneur voudrait toujours avoir à ses côtés,
et il ne s’en éloigne pas parce qu’eux-mêmes ne veulent plus se séparer de
lui ; il les fait asseoir à sa table, il partage avec eux sa nourriture et
va jusqu’à ôter de morceau de sa bouche pour le leur donner.
3 O bienheureuse
sollicitude, mes filles ! ô bienheureux abandon de choses si viles et si
vaines qui nous élève à un si haut état ! Et de fait, une fois dans les
bras de Dieu, que vous importera que le monde entier vous condamne et même vous
assourdisse de ses cris 113 ? Le Seigneur n’a eu qu’à commander - ou qu’à
penser - une seule fois que le monde fût, et le monde a été fait. Pour lui,
vouloir, c’est faire. Ne craignez donc pas qu’il consente à ce qu’on parle mal
de vous, moins que ce ne soit pour votre plus grand bien ; il n’aime pas
si peu ceux dont il est aimé. Il montre son amour par tous les moyens possibles
114 Eh bien, mes filles, pourquoi ne lui montrerions-nous pas le nôtre autant
qu’il dépend de nous ? Voyez quel bel échange : son amour en retour
du nôtre ! Sachez qu’il peut tout et que nous, ici-bas, nous ne pouvons
que ce qu’il nous accorde de pouvoir. Or, que faisons-nous, pour vous, ô Seigneur
qui nous avez créés ? Pratiquement rien : nous prenons une pauvre
petite résolution. Mais si Sa Majesté veut qu’avec ce qui n’est rien nous
méritions le tout, ne nous montrons pas insensées.
4 O Seigneur ! tout
notre mal vient de ce que nous n’avons pas les yeux fixés sur vous, car si nous
ne regardions que le chemin nous arriverions rapidement ; mais nous
faisons mille chutes, mille faux pas, et nous perdons le chemin parce que nous
ne fixons pas notre regard sur le vrai chemin. On dirait que ce chemin n’a
jamais été parcouru, tant il nous semble nouveau. C’est chose déplorable en
vérité ; je dis que nous ne semblons pas être chrétiens, ni ne paraissons
avoir lu de toute notre vie le récit de la Passion. Grand Dieu ! Vient-on
à chatouiller notre point d’honneur ? C’est celui qui nous dira de ne pas
y prêter attention qui passera pour non chrétien. J’ai ri bien souvent, ou
plutôt je me suis affligée de ce que j’ai pu voir dans le monde et même, pour
mes péchés, dans les Ordres religieux : nous montre-t-on un peu moins
d’estime ? nous ne le supportons pas ; nous disons aussitôt que nous
ne sommes pas des saints ; tout au moins, moi, je le disais.
5 Dieu nous préserve, mes
filles, quand nous ferons quelque chose d’imparfait, de dire : “ nous
ne sommes pas des anges ”, “ nous ne sommes pas des
saintes ” ! Considérez, bien que nous ne le soyons pas, comme il est
bon pour nous de penser que, si nous faisons des efforts, Dieu nous aidera à le
devenir ; ne craignez pas qu’il nous manque si, de notre côté, nous faisons
ce que nous pouvons ; et puisque nous ne sommes venues ici que dans ce
but : la main à l’oeuvre, comme on dit ! qu’il n’y ait rien où nous
ne pensions pouvoir servir davantage le Seigneur que nous ne présumions, avec
son aide, de mener à terme. Voilà la présomption que je voudrais voir dans
cette maison ; elle fait croître l’humilité : nous devons toujours
être téméraires, car Dieu aide les forts et il ne fait pas acception des
personnes 116 ; et à vous et à moi, il donnera du courage.
6 Je me suis beaucoup
éloignée de mon sujet ; je veux revenir à ce que je disais, c’est-à-dire,
je crois, à l’explication de l’oraison mentale et de la contemplation. Cela
peut sembler impertinent, mais avec vous tout m’est permis, et peut-être
comprendrez-vous mieux mon style grossier que le langage élégant d’autres
personnes.
1 Il semble que je vais
enfin traiter de l’oraison, mais j’ai encore à vous parler quelque peu d’une
chose qui importe beaucoup, puisqu’il s’agit de l’humilité et qu’elle est
nécessaire dans cette maison ; comme vous devez toutes pratiquer
l’oraison, et la pratiquez, il est nécessaire, comme je l’ai dit, que vous
essayiez de comprendre comment vous exercer à l’humilité de toutes les façons
possibles. Or voici un point important quant à cette vertu, et indispensable à
toutes les personnes qui s’adonnent à l’oraison : comment celui qui est
vraiment humble pourra-t- il penser qu’il est aussi bon que ceux qui atteignent
cet état ? Dieu, il est vrai, par les mérites du Christ, peut le rendre
vertueux et le lui faire mériter ; mais - s’il veut m’en croire - qu’il
s’assoie toujours à la dernière place ; qu’il se tienne prêt pour le cas
où Dieu voudrait le mener par le chemin de la contemplation ; et si tel
n’est pas le bon vouloir divin, la vraie humilité intervient ici, et l’âme
s’estimera heureuse d’être la servante des servantes du Seigneur, et elle le
louera de l’avoir appelée en leur compagnie alors qu’elle méritait l’enfer.
2 Je ne dis pas cela sans
raison sérieuse car, je le répète, il est très important de comprendre que Dieu
ne nous conduit pas tous par le même chemin, et celui qui croit marcher par le
chemin le plus bas est peut-être le plus haut aux yeux du Seigneur. Ce n’est
pas parce que dans cette maison la coutume et la pratique de l’oraison sont
observées, que vous devez obligatoirement être toutes contemplatives. C’est
impossible, et celle qui ne le sera pas éprouvera une vive contrariété si elle
ne comprend pas cette vérité. La contemplation est un don de Dieu. Et
puisqu’elle n’est pas nécessaire au salut et que Dieu ne nous la demande pas
comme condition de la récompense future, que cette religieuse ne s’imagine pas
que quelqu’un d’autre l’exigera, ni qu’elle cessera pour autant d’être très
parfaite si elle met en pratique ce que j’ai écrit ; au contraire, elle
aura peut-être beaucoup plus de mérite, parce qu’elle devra fournir davantage
d’efforts ; le Seigneur la traite en âme forte et lui réserve, pour les
lui donner toutes à la fois, les consolations dont elle n’aura pas joui sur la
terre. Qu’elle ne se décourage donc pas, n’abandonne pas l’oraison et n’omette
pas de faire comme les autres, car parfois le Seigneur vient très tard ;
et, même tard, il paye bien, et donne d’un seul coup autant qu’il a donné peu à
peu à d’autres en plusieurs années.
3 J’ai passé quatorze ans
sans pouvoir jamais méditer autrement qu’avec un livre. Il doit y avoir
beaucoup de personnes dans ce cas, et d’autres qui, même avec un livre, sont
incapables de méditer ; elles ne peuvent que prier vocalement ; cela
les absorbe davantage et elles y trouvent une certaine satisfaction.
Quelques-unes ont l’esprit si léger qu’elles ne peuvent se fixer sur quoi que
ce soit ; elles sont toujours dans une telle inquiétude que si elles
veulent arrêter leur pensée sur Dieu, elles se perdent en mille vanités,
scrupules et doutes sur la foi. Je connais une religieuse fort âgée - plût à
Dieu que ma vie fût comme la sienne - très sainte, pénitente, en tout
excellente religieuse et qui s’adonne régulièrement à l’oraison vocale, mais
pour qui l’oraison mentale est impossible ; tout au plus peut-elle
s’arrêter un peu sur chacun de ses Avemaria et de ses Paternoster - et c’est un
saint exercice. Il y a beaucoup d’autres personnes qui sont dans ce cas et, si
elles sont humbles, je ne pense pas qu’elles soient à la fin de l’année plus mal
partagées que celles qui ont de nombreuses consolations dans l’oraison ;
elles recevront tout autant et, en un sens, elles se sentiront plus sûres, car
comment savons nous si ces consolations viennent de Dieu ou sont envoyées par
le démon ? Si elles ne viennent pas de Dieu, elles sont très dangereuses,
car l’oeuvre du démon est de nous inspirer de l’orgueil ; si elles
viennent de Dieu, il n’y a aucune raison de craindre, comme je l’ai écrit dans
un autre livre.
4 Les âmes qui sont privées
de telles consolations marchent dans l’humilité, elles craignent toujours qu’il
n’y ait de leur faute, elles sont toujours soucieuses d’aller de l’avant ;
en voient-elles d’autres verser une larme ? elles s’imaginent aussitôt,
n’en répandant pas elles-mêmes, qu’elles sont très en retard dans le service de
Dieu alors qu’elles devancent les autres de beaucoup ; les larmes, en
effet - quoique bonnes - ne sont pas toutes parfaites, tandis que l’humilité,
la mortification, le détachement et autres vertus sont toujours sûres. Ne
craignez pas, vous ne pouvez manquer d’atteindre la perfection comme ceux qui
sont de grands contemplatifs.
5 Sainte Marthe était
sainte, bien qu’on ne nous la présente pas comme une contemplative ; que
prétendez-vous de plus que de ressembler à cette bienheureuse femme qui mérita
tant de fois de recevoir le Christ Notre-Seigneur dans sa maison, de lui donner
à manger, de le servir, de manger à sa table, et peut-être même de son
plat ? Si toutes deux étaient demeurées absorbées comme Madeleine, il n’y
aurait eu personne pour donner à manger à l’hôte céleste. Eh bien !
représentez-vous que cette petite communauté est la maison de sainte Marthe et
qu’il doit y avoir de tout. Et celles qui sont menées par la voie active ne
doivent pas trouver à redire à celles qui resteront tout abîmées dans l’oraison
car, généralement, cet état ôte tout souci de soi-même et de toutes choses.
6 Qu’elles se souviennent
que si elles se taisent, le Seigneur répondra pour elles, et qu’elles
s’estiment heureuses d’aller lui préparer ses repas. Qu’elles considèrent que
la véritable humilité consiste surtout, j’en suis sûre, à répondre promptement
et joyeusement à ce qu’il plaira au Seigneur de faire de nous, et à se
considérer indignes d’être appelées ses servantes. Si donc contempler, faire
oraison mentale ou vocale, soigner les malades, s’occuper de la maison,
s’efforcer de désirer que ce soit aux plus bas offices, n’est autre chose que
servir l’Hôte qui vient loger, manger et se délasser chez nous, que nous
importe de faire une chose plutôt qu’une autre ?
On gagne beaucoup en
s’y efforçant et ce serait mal de ne pas faire tout ce que nous pouvons.
1 Je ne vous dis pas de
vous abstenir de faire tout ce qu’il faut pour arriver à la contemplation, mais
de vous exercer à tous les offices, car ce n’est pas vous qui pouvez choisir,
mais le Seigneur ; et si, après de longues années, il laisse chacune de
nous dans l’office où elle est, ce serait une bien curieuse humilité que de
vouloir en choisir un autre ! Laissez faire le Seigneur de la
maison : il est sage, il est puissant, il sait ce qui vous convient et
aussi ce qui lui convient. Soyez sûres que si vous faites ce qui est en votre
pouvoir, et vous disposez pour une haute contemplation avec la perfection dont
il a été parlé, si le Seigneur ne vous l’accorde pas ici-bas (mais je crois
qu’il ne manquera pas de vous en faire don si votre détachement est sincère),
c’est qu’il vous réserve cette marque d’amour, et - comme je vous l’ai déjà dit
121 - veut vous traiter en âmes fortes et vous donner sur la terre la croix que
Sa Majesté a toujours portée. Quelle meilleure marque d’amitié que de vouloir
pour vous ce qu’il a voulu pour lui ? Peut-être n’auriez-vous pas mérité
une aussi grande récompense si vous aviez été élevées à la contemplation. Ses
jugements lui appartiennent, et nous n’avons pas à nous en mêler ; c’est
une très bonne chose que le choix ne dépende pas de nous, car, comme nous nous
imaginons que la contemplation est plus reposante, nous serions tous, sur-le
champ, de grands contemplatifs.
2 Je vous dis donc, mes
filles, à vous que Dieu ne conduit pas par ce chemin, que les contemplatifs ne
portent pas une croix plus légère que la vôtre, et que vous seriez fort
étonnées si vous saviez par quelles voies et de quelles manières Dieu leur
envoie des croix. Je connais l’un et l’autre état, et je sais très bien que les
souffrances que Dieu envoie aux contemplatifs sont intolérables ; elles
sont de telle sorte qu’ils ne pourraient les supporter si Dieu ne les
nourrissait de consolations célestes. Et puisque Dieu mène ceux qu’il aime par
la voie des épreuves, il est clair que plus il les aime plus elles sont
grandes, et il n’y a nulle raison de croire qu’il éprouve de la haine pour les
contemplatifs, puisqu’il les loue de sa propre bouche et qu’ils sont ses amis.
3 Il est donc absurde de
croire que Dieu admet dans son intimité des personnes amies de leurs aises et
libres d’épreuves. Je suis certaine que Dieu leur envoie de plus grandes souffrances
qu’aux autres, et comme il les mène par un chemin abrupt et rude - ils
s’imaginent parfois qu’ils s’égarent et doivent revenir sur leurs pas pour
recommencer le chemin -, le Seigneur doit les sustenter non avec de l’eau mais
avec du vin, afin qu’enivrés, ils ne réalisent pas ce qu’ils endurent et
puissent le supporter ; aussi, je vois peu de vrais contemplatifs que je
ne les trouve pleins de courage. La première chose que fait le Seigneur, s’ils
sont faibles, est de leur infuser de la force, afin qu’ils ne craignent pas les
épreuves qui peuvent leur arriver.
1 Je crois que ceux qui
sont dans la vie active s’imaginent. dés qu’ils voient les contemplatifs
recevoir quelque consolation, que la vie de ces derniers n’est remplie que de
joies. Et moi je vous dis que vous ne pourriez peut-être pas souffrir un seul jour
ce qu’ils endurent. Mais comme le Seigneur nous connaît parfaitement, il donne
à chacun de nous l’office qu’il juge le plus convenable à l’âme, à Sa gloire et
au bien du prochain ; et pourvu que de votre côté vous n’ayez rien omis
pour vous préparer, soyez sûres que votre travail ne sera pas perdu. Considérez
bien ce que je dis : nous devons toutes tendre à cette fin - nous ne
sommes pas ici pour autre chose - et y tendre non seulement un an ou dix ans
afin que nous ne semblions pas abandonner par lâcheté, mais jusqu’à ce que le
Seigneur comprenne que nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir. Soyons
comme les soldats qui ont beaucoup servi : pour que leur capitaine puisse
disposer d’eux, ils doivent toujours être prêts, car quel que soit le poste où ils
serviront, il leur donnera leur solde et les paiera généreusement. Mais comme
notre Roi paye plus largement encore ceux qui le servent ! car ces
infortunés soldats meurent, et Dieu sait ensuite qui les paiera !
2 Voyant donc ses soldats
présents et désireux de le servir, le capitaine, qui connaît les aptitudes de
chacun d’eux (pas aussi bien toutefois que notre céleste Capitaine), distribue
les emplois selon leurs forces respectives ; mais s’ils étaient absents,
il ne leur donnerait rien, et ne les enverrait pas en service auprès du roi.
Ainsi, mes soeurs, oraison mentale ! et pour celle qui n’y parviendra pas,
oraison vocale, lecture et colloques avec Dieu, comme je le dirai plus loin. Ne
négligez jamais les heures d’oraison observées par les autres, vous ne savez
pas à quel moment le Capitaine vous appellera et voudra vous envoyer de
nouvelles épreuves dissimulées sous d’apparentes consolations. S’il ne vous
appelle pas, comprenez que vous n’y êtes pas aptes et que la prière vocale est
ce qui vous convient ; voilà en quoi consiste la véritable humilité :
à croire sincèrement que vous n’êtes pas même capables de faire ce que vous
faites, et à vous montrer joyeuses d’accomplir ce qui vous est commandé.
3 Si cette humilité est
vraie, bienheureuse telle servante de la vie active qui ne se plaindra que
d’elle-même. J’aimerais beaucoup mieux être à sa place qu’à celle de certaines
contemplatives. Laissez donc les autres avec leur combat : il n’est pas
petit. Ne savez-vous pas que dans les batailles, les porte-drapeaux et les
capitaines ont l’obligation de se battre farouchement ?
4 Un pauvre soldat avance
pas à pas, et si parfois il se cache pour ne pas entrer au plus rude de la
mêlée, personne ne s’en aperçoit et il ne perd ni son honneur ni sa vie. Le
porte-drapeau, bien qu’il ne combatte pas, porte le drapeau, et il doit se
laisser mettre en pièces plutôt que de le lâcher ; tous ont les yeux fixés
sur lui. Pensez-vous que ceux à qui le roi confie ces offices ont une tâche
légère ? Pour un petit peu plus d’honneur ils s’engagent à souffrir
beaucoup plus, et s’ils trahissent la moindre faiblesse, tout est perdu. Ainsi,
mes amies, nous ne nous comprenons pas et ne savons pas ce que nous
demandons ; laissons faire le Seigneur, il nous connaît mieux que nous ne
nous connaissons nous-mêmes, et la vraie humilité consiste à être satisfaits de
ce qu’on nous donne ; il y a des personnes qui semblent vouloir demander à
Dieu des faveurs comme si c’était un droit. Étrange humilité vraiment !
aussi celui qui nous connaît tous a-t-il raison de ne leur en accorder que très
rarement ; il voit clairement qu’elles sont incapables de boire son
calice.
5 Voulez-vous, mes filles,
savoir si vous avez fait des progrès ? Que chacune d’entre vous examine si
elle se tient pour la plus misérable de toutes (et qu’elle montre qu’elle
l’entend ainsi en agissant pour le profit et le bien des autres) ; la plus
parfaite n’est pas celle qui goûte le plus de consolations dans la prière et a
des extases, des visions ou d’autres choses de ce genre, car il faut attendre
l’autre vie pour connaître la valeur de ces faveurs. La monnaie qui a cours, le
revenu assuré, la rente perpétuelle et non la redevance remboursable à volonté
(comme ces faveurs qu’on nous donne et qu’on peut nous retirer) se trouvent dans
une grande vertu d’humilité, de mortification et dans une obéissance telle
qu’on ne déroge pas d’un iota aux ordres du Supérieur (ce sont ceux de Dieu,
vous le savez bien, puisque le Supérieur le représente). C’est surtout
l’obéissance que je devrais recommander, car il me semble que sans elle il n’y
a pas de religieuses ; mais je n’en parlerai pas puisque je m’adresse à
des religieuses et, je le crois, à de bonnes religieuses - ou tout au moins
désirant l’être. Sur un point aussi important je ne dirai qu’un mot et vous
demande de ne pas l’oublier.
6 Je veux dire que si une
personne a fait voeu d’obéissance et y manque en n’apportant pas tout le soin
possible à l’observer avec là plus grande perfection, je ne sais pourquoi elle
se trouve dans un monastère ; je puis au moins lui assurer qu’elle
n’arrivera jamais à être contemplative, ni même à bien mener une vie
active ; j’en suis absolument sûre. S’agirait-il d’une personne non tenue
à l’obéissance, si elle veut ou prétend arriver à la contemplation, elle doit -
pour marcher en toute sécurité - remettre totalement sa volonté à un confesseur
expérimenté qui la comprenne. C’est un fait bien connu, et beaucoup ont écrit
là-dessus ; mais comme cet avis n’est pas pour vous, je n’ai pas à en
parler.
7 Je conclus, mes filles,
en disant que telles sont les vertus que je désire vous voir posséder,
rechercher et saintement envier. Quant à ces autres sentiments de dévotion, ne
vous en occupez en aucune manière ; tout cela est incertain. Peut-être
seront-ils un don de Dieu chez telle ou telle personne, et en vous Sa Majesté
pourra permettre qu’ils soient une illusion du démon qui vous trompera, comme
il en a trompés beaucoup d’autres ; il y a là un danger pour les femmes.
Et si vous pouvez servir aussi bien le Seigneur par des chemins sûrs, comme je
l’ai dit, qui vous oblige à vous exposer à un pareil péril ? Je me suis
beaucoup étendue sur ce sujet parce que j’en connais l’utilité vu la faiblesse
de notre nature ; pourtant, Sa Majesté sait la fortifier quand Elle juge
bon d’élever une âme à la contemplation ; quant aux autres, j’ai pris
plaisir à leur donner ces avis dont les contemplatifs tireront aussi profit
pour s’humilier. Si vous dites, mes filles, que vous n’en avez pas besoin, je
vous répondrai que l’une d’entre vous y trouvera peut-être de quoi se consoler.
Plaise au Seigneur, dans sa bonté, de vous donner sa lumière pour suivre en
tout sa volonté, et vous n’aurez rien à craindre.
Commence à traiter de
l’oraison. S’adresse aux âmes qui ne peuvent discourir avec l’entendement.
1 Il y a tant de jours que
j’ai écrit ce qui précède, sans que j’aie eu le loisir de m’y remettre, que si
je voulais savoir où j’en suis, il faudrait me relire. Pour ne pas perdre de
temps, je vais dire ce qui se présentera à mon esprit, sans me préoccuper d’y
mettre de l’ordre. Les personnes qui ont un esprit ordonné, les âmes exercées
et capables d’être face à elles-mêmes, ont à leur disposition des livres
excellents écrits par des gens de talent ; elles se tromperaient donc en tenant
compte de ce que je pourrais dire sur l’oraison ; je le répète, elles ont
des livres où sont répartis pour chaque jour de la semaine les scènes de la
sainte Passion, ainsi que d’autres méditations sur le jugement, l’enfer, notre
néant et les grâces que Dieu nous accorde ; tous contiennent une doctrine
excellente et des indications précises pour le commencement et la fin de
l’oraison. A celles qui peuvent suivre ce mode d’oraison et y sont déjà
habituées, je n’ai rien à dire : par un si bon chemin le Seigneur les
conduira au port de la lumière, et avec de tels débuts, la fin sera excellente.
Tous ceux qui pourront suivre ce chemin marcheront dans la paix et la sécurité,
car l’entendement une fois fixé, on éprouve un sentiment de repos.
2 Mais il est un autre
point dont je voudrais parler, afin de proposer un remède, si Dieu m’accorde
d’y réussir (et sinon, je voudrais du moins que vous compreniez que beaucoup
d’âmes passent par cette épreuve, et que vous ne vous affligiez pas si, au
début, vous en traversez, mais au contraire y puisiez quelque réconfort) ;
il y a des âmes et des esprits si déréglés qu’ils ressemblent à des chevaux
emballés que personne ne peut arrêter : ils vont tantôt par ici, tantôt
par là, dans une agitation continuelle. Et si un cavalier habile monté sur un
tel cheval ne met pas toujours sa vie en danger, cela arrive quelquefois ;
en admettant qu’il soit sûr de ne pas exposer sa vie, il ne l’est pas d’avoir
bonne grâce sur sa monture, aussi va-t-il toujours avec beaucoup de difficulté.
J’éprouve la plus vive compassion pour les âmes qui, soit que cela provienne de
leur nature, soit que Dieu le permette ainsi, procèdent ainsi ; elles me
font l’effet de personnes qui ont une grande soif et voient l’eau de très loin,
mais quand elles veulent en approcher, elles trouvent quelqu’un qui leur barre
le chemin à l’entrée, au milieu et à la fin. Il arrive qu’après avoir vaincu
avec beaucoup de peine - une très grande peine - les premiers ennemis, elles se
laissent vaincre par les seconds, et préfèrent mourir de soif plutôt que de
boire une eau qui doit leur coûter si cher. L’énergie leur manque, le courage
les abandonne. Si quelques-unes en ont assez pour vaincre les seconds ennemis,
la force leur fait défaut devant les troisièmes ; et peut-être n’étaient-elles
qu’à deux pas de la source d’eau vive dont le Seigneur a dit à la Samaritaine
que “ celui qui en boira n’aura plus jamais soif ”. Oh ! comme
ces paroles sont justes et vraies - ne sortent-elles pas de la bouche de la
Vérité même ? - car l’âme qui boit de cette eau n’a plus jamais soif des
choses de cette vie 130 ! (quoique sa soif pour les choses de l’autre vie
croisse bien au-delà de ce que la soif naturelle nous permet d’imaginer). Mais
comme l’âme désire brûler de cette soif ! C’est qu’elle en comprend tout
le prix, car pour terrible et épuisante que soit cette soif, elle apporte avec
elle un soulagement qui l’apaise, de sorte qu’elle éteint seulement le désir
des choses terrestres ; elle rassasie l’âme, et lorsque Dieu étanche cette
soif, la plus grande grâce qu’il puisse faire à l’âme, c’est de la laisser
encore tout altérée ; ainsi, elle éprouve un désir toujours plus grand de
redemander de cette eau.
Expose une comparaison
qui fait quelque peu comprendre ce qu’est la contemplation parfaite.
1 L’eau a trois propriétés
qui, maintenant, se présentent à mon esprit et se rapportent à mon sujet (mais
elle en a sûrement beaucoup plus). L’une, c’est de rafraîchir. Quelle que soit
la chaleur que nous ayons, elle disparaît dès que nous entrons dans une
rivière ; l’eau éteint aussi un grand feu, sauf le feu de goudron qu’elle
avive, dit-on, davantage. O mon Dieu, quelle merveille ! un feu qui
s’enflamme davantage par l’eau, quand il est fort, puissant, non à la merci des
éléments ; l’eau - bien que lui étant opposée - loin de l’étouffer,
l’active encore. Comme je voudrais être philosophe pour connaître les
propriétés des choses et savoir m’expliquer ! il m’est agréable de penser
à tout cela, mais je ne sais pas exprimer ce que je conçois, et peut-être ne
sais-je pas le comprendre.
2 Quand Dieu, mes soeurs,
vous appellera à boire de cette eau - et il y en a parmi vous qui en boivent
déjà - vous goûterez ce que je dis, et vous comprendrez comment le véritable
amour de Dieu (s’il est dans sa force, s’il est complètement libre des choses
de la terre et s’il vole au- dessus d’elle) est maître de tous les éléments et
du monde. Et comme l’eau procède de la terre, ne craignez pas qu’elle éteigne
ce feu-là ; bien que ces éléments soient opposés, elle n’a pas de pouvoir
sur lui ; le feu d’amour est maître absolu, il ne lui est soumis en rien.
Vous ne vous étonnerez pas, mes soeurs, si j’ai tant insisté dans ce livre pour
que vous vous efforciez d’acquérir cette liberté. N’est-ce pas charmant qu’une
pauvre petite nonne de Saint-Joseph puisse parvenir à dominer sur toute la
terre et sur les éléments ? Quoi d’étonnant que les saints, avec la grâce
de Dieu, en aient fait ce que bon leur semblait ? Saint Martin ? le
feu et les eaux lui obéissaient ; saint François ? il commandait aux
poissons. Avec l’aide de Dieu, et faisant pour leur part ce qui était en leur
pouvoir, ils auraient presque pu le lui demander comme un droit 134. Que
pensez-vous que le psalmiste veuille signifier lorsqu’il dit que toutes les choses
sont assujetties aux hommes et placées sous leurs pieds ? Vous
imaginez-vous qu’il parle de tous les hommes ? N’ayez crainte ! c’est
l’inverse : je vois les hommes assujettis aux choses placées sous leurs
pieds ; j’ai même connu un homme qui s’est fait tuer alors qu’il soutenait
une violente discussion au sujet d’un demi-real : voyez comme il était
devenu l’esclave d’une misérable somme ! Vous verrez chaque jour beaucoup
d’autres choses qui vous montreront que je dis la vérité. Il est clair que le
psalmiste n’a pas pu mentir - ses mots ne sont-ils pas ceux de
l’Esprit-Saint ? - et que par conséquent (il se peut pourtant que ce soit
moi qui ne comprenne pas et que je dise une bêtise, bien que je l’ai lu) il
fait allusion aux hommes parfaits, maîtres de toutes les choses de la terre.
3 Si cette eau vient du
ciel, soyez sans crainte : elle ne tuera pas plus ce feu que cette autre
eau ne l’avive ; ils ne sont pas opposés, ils sont du même pays ; ne
craignez pas que l’un nuise à l’autre ; chacun, au contraire, favorise
l’effet de l’autre, car l’eau enflamme davantage le feu et contribue à
l’alimenter, et le feu aide l’eau à rafraîchir. O mon Dieu ! comme c’est
beau et merveilleux un feu qui rafraîchit ! Eh oui ! un feu qui glace
même toutes les affections du monde ! Quand l’eau vive du ciel se joint à
lui, ne craignez pas qu’elle lui communique la moindre force pour l’une
d’elles.
4 La seconde propriété de
l’eau est de purifier les choses qui ne sont pas pures. S’il n’y avait pas
d’eau pour laver, que deviendrait le monde ? Savez-vous que cette eau
vive, cette eau céleste, cette eau claire (quand rien ne la trouble ou ne la
rend fangeuse, quand elle est prise à la source même), purifie tellement qu’il
suffit d’en boire une seule fois pour qu’elle laisse, j’en suis certaine, l’âme
nette et pure de toute faute. Car, comme je l’ai écrit, si Dieu permet que l’on
boive de cette eau (cela ne dépend pas de nous) de contemplation parfaite,
d’union vraie, c’est pour purifier l’âme, et la laisser nette et dégagée de la fange
où ses fautes l’avaient plongée. D’autres consolations, procurées par
l’entremise de l’entendement, pour excellentes qu’elles soient, apportent une
eau qui a coulé sur la terre ; on ne la boit pas à la source même, et il
ne peut manquer d’y avoir sur son chemin de la fange qui fasse obstacle ;
elle n’est donc pas aussi pure, aussi limpide. Le nom d’eau vive, à mon sens
tout au moins, ne lui convient pas.
5 La troisième propriété de
l’eau est de désaltérer et de faire disparaître la soif ; car la soif, me
semble-t-il, est le désir d’une chose dont nous avons tellement besoin que nous
mourons si nous en sommes privés. Chose étrange, le manque d’eau nous tue, et
sa surabondance nous ôte la vie ; c’est ainsi que meurent beaucoup de
noyés. O mon Seigneur ! puissé-je être engloutie dans cette eau vive et y
perdre la vie ! Mais ce n’est pas possible. Certes ! le désir qu’on a
d’elle est capable de nous ôter la vie, car l’amour et le désir de Dieu peuvent
croître à tel point que la nature ne soit plus capable de les supporter ;
aussi y a-t-il des personnes qui en sont mortes. J’en connais une à qui ce
serait arrivé, si Dieu ne l’avait rapidement secourue avec cette eau vive en si
grande abondance qu’elle entrait en extase ; sa soif était si ardente, son
désir de Dieu se faisait si intense qu’elle se voyait clairement mourir de soif
si on ne lui portait pas secours. Béni soit celui qui nous invite à aller boire
à son Évangile !
Comment il faut
parfois modérer les transports surnaturels.
1 De même qu’en notre Bien
et Seigneur il n’y a rien qui ne soit parfait, et que lui seul peut nous donner
cette eau, il nous la donne selon nos besoins et, pour abondante qu’elle soit,
venant de sa main elle ne peut excéder la mesure. S’il en donne beaucoup, il
rend l’âme capable de boire beaucoup, semblable à un verrier qui donne au vase
la dimension nécessaire pour contenir ce qu’il doit y verser. Quant au désir -
comme il vient de nous - il n’est jamais sans quelque imperfection ; s’il
contient quelque chose de bon, c’est que le Seigneur l’y met. Mais comme nous
manquons de discrétion, et que la peine approuvée est suave et agréable, nous
pensons ne jamais nous rassasier de cette peine ; nous mangeons sans
mesure, nous avivons ce désir autant que nous le pouvons, si bien que parfois
il nous tue. Quelle heureuse mort ! seulement, si nous avions vécu,
peut-être aurions-nous pu en aider d’autres à mourir du désir d’une telle mort.
A mon avis, c’est l’oeuvre du démon : il comprend le tort que nous lui
ferions si nous continuions à vivre ; aussi, il nous pousse à des
pénitences indiscrètes afin de ruiner notre santé, et il y a grand intérêt.
2 Je le répète : l’âme
qui arrive à avoir une soif aussi violente doit prendre bien garde, parce
qu’elle ne manquera pas d’avoir cette tentation ; et si elle ne meurt pas
de soif, elle ruinera sa santé ; quand l’accroissement de ce désir est si
grand, elle doit essayer de ne pas l’exciter, mais au contraire de couper court
doucement à cette impétuosité par quelque autre considération, car notre propre
nature pourrait y jouer un rôle aussi grand que l’amour. Il existe des
personnes de ce genre : elles désirent tout avec une grande véhémence -
même si c’est mauvais. Il semble absurde de vouloir mettre un frein à une telle
chose, il n’en est rien ; je ne dis pas en effet qu’il faille étouffer ce
désir, mais le refréner par un autre qui, peut-être, sera pour nous d’un égal
mérite.
3 Je vais encore vous dire
quelque chose afin de me faire mieux comprendre. Il nous vient un grand désir,
comme à saint Paul, de nous voir déjà avec Dieu et délivrés de cette prison du
corps. Des personnes impétueuses, sans s’en rendre compte, vont donner de
grandes marques extérieures de leur désir (alors qu’il faudrait tout faire pour
les éviter).
4 Changez votre désir, et
persuadez-vous qu’en vivant vous servirez Dieu davantage, et que peut-être vous
donnerez la lumière à une âme qui allait se perdre. Ce sont des pensées très
consolantes dans une si grande épreuve ; elles apaiseront votre peine, et
vous, vous grandirez en charité puisque vous acceptez de souffrir plus
longtemps ici-bas pour la gloire du Seigneur. C’est comme si une personne était
la proie d’une grande épreuve ou d’un chagrin profond, et que vous la consoliez
en lui disant de prendre patience.
5 Et si le démon contribua
de quelque manière à la véhémence d’un tel désir (comme ce dut être le cas pour
la personne à qui il suggéra de se jeter dans un puits afin d’aller voir Dieu),
c’est signe qu’il n’était pas loin de faire croître ce désir. Si ce désir était
venu du Seigneur, il n’aurait pas eu une conséquence néfaste (c’est impossible,
car un tel désir apporte avec lui la lumière, la discrétion et la
mesure) ; mais le démon, notre adversaire, cherche à nous nuire par tous
les moyens et, puisqu’il ne néglige rien pour nous faire du mal, soyons sur nos
gardes. C’est un point important pour beaucoup de choses, et il est parfois
absolument nécessaire de ne pas l’oublier.
6 Pourquoi ai-je voulu, mes
filles, vous exposer, comme on dit, la fin de la bataille avant qu’elle n’ait
commencé, et vous montrer la récompense en vous parlant des biens que l’on
gagne à boire aux eaux vives de cette fontaine céleste ? C’est afin que
vous ne vous affligiez ni des épreuves ni des contradictions du chemin, mais
que vous marchiez avec courage et ne vous lassiez pas ; car, ainsi que je
l’ai dit, il pourrait arriver que n’ayant plus qu’à vous baisser pour boire,
vous laissiez tout et perdiez un bien si précieux en vous imaginant que vous
n’avez pas la force d’y parvenir, et que vous n’y êtes pas appelées.
7 Considérez que le
Seigneur invite tout le monde ; et, comme il est la Vérité, nous n’avons
pas à en douter. Si ce banquet n’était pas pour tous, Dieu ne nous appellerait
pas tous, ou s’il nous appelait, il ne dirait pas : “ Je vous
donnerai à boire. ” Il dirait : venez tous, car enfin vous n’y
perdrez rien, et je donnerai à boire à ceux qu’il me plaira. Mais comme il a
dit sans restriction : “ venez tous ”, je suis certaine que tous
ceux qui ne resteront pas en chemin boiront de cette eau vive.
1 Il semble que je me
contredise car, lorsque j’ai voulu consoler celles qui n’arrivaient pas à la
contemplation, j’ai dit que Dieu, notre Bien, avait différents chemins, qu’on
pouvait aller à lui par différentes voies, et qu’ainsi il y avait beaucoup de
demeures. Je l’affirme à nouveau, et ajoute que Sa Majesté, connaissant notre
faiblesse, y porta remède comme Elle seule pouvait le faire. Car Elle n’a pas
dit : que les uns viennent par ce chemin et les autres par cet
autre ; bien au contraire, si grande est la miséricorde du Seigneur, qu’il
n’empêcha personne d’aller boire à cette source de vie.
2 Qu’il en soit béni !
à quel juste titre il eût pu m’en empêcher ! Mais puisqu’il ne m’ordonna
pas de m’en éloigner, et ne me précipita pas dans l’abîme quand je commençai à
m’y abreuver, il est bien certain qu’il n’en éloignera personne ; au
contraire, c’est publiquement, c’est à grands cris qu’il nous appelle.
Toutefois, il est si bon qu’il ne nous force pas ; bien au contraire, il
donne à boire de plusieurs manières à ceux qui le suivent, afin que nul ne soit
privé de consolation ou ne meure de soif. De cette source abondante coulent des
ruisseaux, les uns grands, les autres petits, parfois même ce sont de toutes
petites flaques ; elles sont destinées aux enfants, soit à ceux qui
commencent le chemin de la vertu. Ainsi donc, mes soeurs, ne craignez pas de
mourir de soif en chemin ; l’eau des consolations n’y manque jamais au
point qu’on ne le puisse souffrir. Dés lors qu’il en est ainsi, suivez mon
conseil et ne restez pas en chemin ; combattez au contraire comme des
hommes forts ; mourez, s’il le faut, à la poursuite de cette eau ;
vous n’êtes d’ailleurs ici que pour combattre. Avancez toujours avec la
résolution de mourir, plutôt que de renoncer à atteindre cette source, et si le
Seigneur fait en sorte que vous ne l’atteigniez pas en cette vie, dans l’autre
il vous donnera de cette eau en grande abondance ; vous boirez sans
crainte que, par votre faute, elle ne vienne à vous manquer. Plaise au Seigneur
que sa miséricorde ne nous manque pas, amen.
Persuade les soeurs
d’éveiller à l’oraison les personnes qu’elles traiteront.
1 Maintenant, voyons un peu
comment, pour entreprendre le chemin dont j’ai parlé et ne pas s’égarer dès le
début, il faut commencer ce chemin, car c’est là ce qui importe le plus :
tout dépend de là. Je ne dis pas que celui qui n’aura pas la détermination dont
je vais parler renonce à se mettre en route, car Dieu le fortifiera peu à peu
et, ne ferait-il qu’un pas, le chemin lui-même renferme en soi une telle vertu
que, loin de lui la crainte d’avoir fait ce pas en vain ou de rester sans
récompense ! Ce chemin porte en soi de grandes indulgences, et on en gagne
plus ou moins. Imaginez quelqu’un qui aurait un chapelet indulgencié, s’il le
récite une fois, il gagne une fois les indulgences, et plus il le récite, plus
il gagne d’indulgences ; mais s’il ne le touche jamais et le garde dans
son coffre, mieux vaudrait pour lui ne pas l’avoir. Ainsi, celui qui ne
poursuivrait pas ce chemin de la contemplation recevra, pour le peu qu’il y
aura marché, la lumière pour bien suivre les autres ; et plus il y aura
marché, plus il aura de lumière. Enfin, il doit être assuré qu’aucun préjudice
ne lui viendra d’avoir commencé ce chemin, même s’il vient à l’abandonner, car
jamais le bien n’engendre de mal. C’est pourquoi, mes soeurs, efforcez-vous
d’enlever à toutes les personnes qui s’entretiendront avec vous la crainte de
se mettre à la recherche d’un si grand bien 150, si toutefois leurs
dispositions ou l’amitié vous le permettent ; et pour l’amour de Dieu, je
vous demande que vos entretiens aient toujours pour but le profit de ceux à qui
vous parlez ; l’objet de vos prières n’est-il pas en effet le progrès des
âmes ? dès lors que vous devez sans cesse le demander au Seigneur, il
semblerait mal, mes soeurs, de ne pas le rechercher par tous les moyens possibles.
2 Voulez-vous être une
bonne parente ? voici la manière d’aimer les vôtres ; voulez-vous
être une bonne amie ? comprenez que vous ne pouvez l’être que par cette
voie. Que la vérité règne en vos coeurs comme la méditation doit l’y faire régner,
et vous verrez clairement quel amour nous devons avoir pour le prochain. Ce
n’est plus le temps, mes soeurs, des jeux d’enfants, et ces amitiés du monde,
pour bonnes qu’elles soient, ne me semblent pas être autre chose ; je veux
dire : “ M’aimez-vous ? ” - “ Ne m’aimez-vous
pas ? ” que de telles phrases ne soient jamais échangées parmi vous,
ni avec vos frères et soeurs, ni avec personne à moins que vous ne visiez un
noble dessein et ne travailliez au profit de cette âme. Il peut arriver en
effet que, pour faire entendre et accepter une vérité à un parent, à un frère
ou à une personne semblable, vous deviez l’y disposer par des phrases de ce
genre et des démonstrations d’affection - ce qui flatte toujours notre
nature ; peut-être estimera-t-il plus une bonne parole, comme on les
appelle, que beaucoup de paroles de Dieu ; peut-être, aussi, celle-ci le
disposera-t-il à bien recevoir celle-là ? Si donc vous recherchez le bien
d’autrui, je ne les interdis pas ; mais en dehors de là, elles ne peuvent
être d’aucun profit et pourraient vous nuire à votre insu. Les gens savent que
vous êtes religieuses et que votre commerce est l’oraison. N’allez pas
dire : “ Je ne veux pas que l’on me croie bonne ”, car le bien
ou le mal que l’on verra en vous rejaillira sur la communauté. Il serait très
regrettable que des personnes comme vous, tellement tenues à ne parler que de
Dieu, croient bon de dissimuler dans ce cas, à moins que ce ne soit en vue d’un
plus grand bien. Telle est la conversation, tel est le langage que vous devez
avoir ; que ceux qui désirent parler avec vous l’apprennent ; et
sinon, gardez-vous d’apprendre le leur ; ce serait l’enfer.
3 Vient-on alors à vous
regarder comme des personnes grossières ? peu importe ; comme des
hypocrites ? cela importe encore moins : vous y gagnerez de ne
recevoir la visite que de ceux qui comprennent votre langue ; celui qui ne
sait pas l’arabe ne peut s’entretenir souvent avec quelqu’un qui ne connaît que
ce langage, ce serait absurde ! Ainsi, nul ne viendra vous fatiguer ni vous
porter préjudice, car ce ne serait pas un petit dommage pour vous, de commencer
à parler et à étudier une nouvelle langue ; vous passeriez tout votre
temps à l’apprendre. Vous ne pouvez savoir - comme moi qui en ai fait
l’expérience - le grand tourment qui en découle pour l’âme : en voulant
apprendre une langue, on oublie l’autre, d’où une inquiétude perpétuelle ;
or c’est ce que vous devez fuir à tout prix, car ce qu’il faut avant tout pour
entreprendre le chemin dont nous commençons à parler, c’est la paix et le calme
de l’âme.
4 Si ceux qui viendront
vous voir voulaient apprendre votre langue, vous devez leur dire, bien qu’il ne
vous appartienne pas d’enseigner, les richesses que l’on gagne à essayer de
l’apprendre ; ne vous lassez pas de le leur répéter, et faites-le avec
piété, avec charité et en y joignant vos prières, afin qu’ils en tirent profit,
comprennent les grands bienfaits qu’elle entraîne, et aillent chercher un
maître qui la leur enseigne ; ce ne serait pas une petite grâce que vous
accorderait le Seigneur, si vous éveilliez une âme à poursuivre un si grand
bien. Mais que de choses se présentent à l’esprit lorsqu’on commence à parler
de ce chemin ! Oh ! comme je voudrais pouvoir écrire avec les deux
mains afin de ne pas oublier une chose quand je suis en train d’en dire une
autre.
1 Ne vous étonnez pas, mes
filles, car c’est le chemin royal qui conduit au ciel. En le suivant, on gagne
un grand trésor, rien d’étonnant donc qu’il semble nous coûter cher. Un temps
viendra où vous comprendrez combien tout n’est que néant comparé au prix
inestimable de ce que vous aurez acquis.
2 Revenons maintenant à
ceux qui désirent boire de cette eau de vie et veulent cheminer jusqu’à
parvenir à la source même ; comment doivent-ils commencer ? Je le
répète : il est très important, il est capital (et bien que j’aie lu dans
un livre, et même dans plusieurs, que c’était une chose excellente de commencer
de la sorte, rien ne se perdra, je pense, si je le redis ici) qu’ils prennent
la détermination absolue de ne pas s’arrêter qu’ils ne soient arrivés à cette
source ; ceci, quoi qu’il arrive ou puisse survenir, quelles que soient
les difficultés ou les médisances, que nous devions arriver au terme ou mourir
en chemin, que nous manquions de courage pour supporter les épreuves de la
route ou que le monde s’écroule ! On nous dit très souvent :
“ ce chemin est plein de dangers ”, “ une telle s’y est
perdue ”, “ celui-ci s’est égaré ”, “ tel autre qui priait
est tombé ”, “ c’est faire tort à la vertu ”, “ cela ne
convient pas aux femmes si sujettes aux illusions ”, “ mieux vaudrait
qu’elles filent ”, “ elles n’ont pas besoin de ces subtilités ”,
“ le Paternoster et l’Avemaria leur suffisent ”.
3 Assurément, mes soeurs,
j’en dis tout autant ; bien sûr que cela suffit ! et ce sera toujours
un grand bien de fonder votre oraison sur des prières prononcées par de telles
lèvres. En cela on a raison, car si notre faiblesse n’était pas si grande et
notre dévotion si tiède, nous n’aurions pas besoin d’autres méthodes d’oraison
ni d’autres livres ; nous ne ressentirions pas non plus la nécessité
d’autres prières.
4 J’ai donc pensé (puisque,
je l’ai déjà dit, je m’adresse à des âmes qui ne peuvent se recueillir pour
méditer les mystères - elles n’y voient qu’une attitude feinte - et à des
esprits si subtils que rien ne les contente) établir sur le Pater des règles pour
commencer, poursuivre et conclure l’oraison, en ne faisant toutefois
qu’effleurer les degrés les plus hauts puisque, je le répète, j’en ai déjà
traité par écrit ; et on ne pourra vous ôter tous les livres que vous ne
puissiez garder un si bon livre ; si vous l’étudiez avec soin et humilité,
vous n’aurez pas besoin d’autre chose. Pour moi, j’ai toujours beaucoup aimé
les paroles de l’Évangile, paroles qui sont sorties des lèvres très sacrées du
Seigneur, et elles m’ont toujours plus recueillie que les livres très bien
composés ; quant à ceux dont les auteurs n’étaient pas très approuvés, je
n’avais nulle envie de les lire.
Je n’expliquerai pas,
toutefois, ces divines prières - je n’aurais pas cette audace, et d’ailleurs
maintes explications écrites abondent à leur sujet ; m’y risquer serait
folie de ma part -, je me bornerai à soumettre quelques considérations sur
certaines paroles. Parfois le grand nombre de livres nous fait perdre la
dévotion là où il nous faudrait tant l’avoir, tandis que le maître, c’est
évident, lorsqu’il enseigne une chose, s’affectionne à son élève, il est
content que son enseignement lui plaise et il l’aide beaucoup à
l’apprendre ; voilà ce que fera pour nous notre Maître céleste.
Suite du même sujet,
exposition d’une duperie et mise en garde contre une foi aveugle en tous.
1 Pour revenir à ce que je
disais, ne faites aucun cas des craintes que l’on cherchera à vous inspirer ni
des périls que l’on vous représentera. Ce serait chose plaisante de vouloir,
sans courir de danger, aller par un chemin où il y a tant de voleurs s’emparer
d’un grand trésor ! Croyez-vous donc que les gens du monde soient disposés
à vous le laisser prendre en paix, alors que pour un maravédis d’intérêt ils
vont passer de nombreuses nuits sans dormir et vous feront perdre le repos de
l’âme et du corps ? Et c’est lorsque vous vous mettez en route pour
conquérir ce trésor, ou plutôt pour le voler - puisque Notre Seigneur dit que
c’est ainsi que les braves s’en emparent par un chemin royal, par un chemin
sûr, par celui que prit le Christ, notre Empereur, tous ses élus et ses saints,
que l’on vous dit qu’il s’y trouve mille périls, et que l’on éveille en vous
des craintes sans nombre ? A quels dangers, alors, s’exposeront ceux qui
s’imaginent gagner ce trésor sans suivre de route ? O mes filles !
ceux qu’ils courent sont infiniment plus nombreux, sans comparaison possible,
seulement ils ne s’en rendent compte que lorsqu’ils sont tombés dans le vrai
danger (et, peut-être, quand il n’y a plus personne pour leur tendre la
main) ; ils perdent alors complètement l’eau vive, ils ne peuvent boire ni
peu ni beaucoup, ils n’ont plus ni flaque d’eau ni ruisseau.
2 Ainsi, vous le voyez,
sans une goutte de cette eau, comment pourront-ils parcourir un chemin où il y
a tant d’ennemis à combattre ? Il est clair qu’ils mourront de soif au
moment où ils s’y attendront le moins car, que nous le voulions ou non, mes
filles, nous marchons tous, bien qu’en différentes manières, vers cette
fontaine. Donc, croyez-moi, il n’y a qu’un seul chemin pour y parvenir :
l’oraison, et que personne ne vous induise en erreur en vous en montrant un
autre.
3 Je n’examine pas
maintenant si elle doit être mentale ou vocale pour tous ; je dis que,
pour vous, il faut l’une et l’autre ; c’est là le devoir des religieux. Si
quelqu’un vient vous dire qu’il y a là danger, regardez-le comme étant le
danger personnifié et fuyez-le (n’oubliez pas ce conseil, dont peut-être vous
aurez besoin) ; le danger, c’est le manque d’humilité et des autres vertus ;
mais que le chemin de l’oraison soit un chemin dangereux, à Dieu ne
plaise ! Le démon, semble-t-il, a inventé ces frayeurs et a déployé sa
ruse de telle sorte qu’il en a fait tomber quelques-uns qui suivaient ce
chemin.
4 Voyez un peu, quel grand
aveuglement ! on ne regarde pas les milliers et milliers de gens, comme on
dit, qui sont tombés dans l’hérésie et dans de grands maux sans pratiquer
l’oraison ni même savoir ce que c’était (état qu’il faut craindre à tout
prix) ; mais si, parmi ce nombre incalculable de personnes, le démon, pour
mieux arriver à ses fins, en fait tomber quelques-uns - fort peu - qui
s’adonnaient à l’oraison, immédiatement certains sont saisis d’effroi à la
pensée de pratiquer la vertu. Que ceux qui ont ces remèdes, ou en usent pour se
protéger, soient sur leurs gardes, car fuir le bien pour se préserver du mal
est la plus funeste invention que j’aie jamais vue ; il est clair que le
démon en est l’auteur. O mon Seigneur ! prenez la défense de votre propre
cause ; voyez comme l’on comprend vos paroles à l’envers ; ne
permettez pas de semblables faiblesses chez vos serviteurs. Quant à vous, mes
filles, on ne pourra vous enlever ni le Paternoster ni l’Avemaria.
5 Il y aura toujours de
nombreuses personnes pour vous aider, car le vrai serviteur de Dieu, celui que
Sa Majesté éclaire et mène dans le vrai chemin sent, au milieu des terreurs
qu’on lui représente, croître son désir de ne pas s’arrêter. Il voit clairement
par où le démon va frapper ; il l’esquive et il lui brise la tête. Le démon
est plus sensible à cet échec qu’à tous les plaisirs que d’autres peuvent lui
procurer. Dans les temps de trouble, quand l’ennemi a semé la zizanie et semble
entraîner à sa suite les hommes à demi aveuglés, nombreux sont ceux qui perdent
le chemin sous prétexte d’être de parfaits chrétiens ; Dieu suscite alors
un homme qui ouvre leurs yeux et dit : “ Prenez garde, l’ennemi a
obscurci votre Chemin avec du brouillard ” (O grandeur de Dieu ! Un
homme seul, ou dix, qui disent la vérité sont parfois plus puissants qu’une
foule d’autres réunis) ; peu à peu il leur montre à nouveau le chemin et
Dieu lui donne du courage. Affirme-t-on qu’il ne faut pas faire oraison il
essaiera de faire comprendre, sinon par des paroles, du moins par ses oeuvres,
combien l’oraison est excellente ; dit-on qu’il ne convient pas de
communier si souvent ? il s’approchera plus souvent du Très Saint
Sacrement. Il en suffit d’un qui ait du courage pour qu’un second se présente
aussitôt, et que le Seigneur regagne ce qu’il avait perdu.
6 Donc, mes filles, laissez
toutes ces frayeurs ; ne faites jamais cas, en semblable matière, de
l’opinion du vulgaire. Dites-vous bien que ce n’est pas le temps de croire tout
le monde, mais seulement ceux que vous verrez imiter la vie du Christ. Veillez
à cultiver la pureté de conscience, l’humilité, le mépris de toutes les choses
du monde, croyez fermement ce qu’enseigne notre Mère la Sainte Église, et soyez
assurées de suivre le bon chemin. Abandonnez les craintes là où il n’y a pas à
craindre ; si quelqu’un cherche à vous en inspirer, montrez-lui humblement
le chemin. Dites-lui que votre Règle vous ordonne de prier sans cesse - et
c’est la vérité - et que vous devez l’observer. S’il vous objecte qu’il s’agit
de prier vocalement, demandez-lui avec insistance si votre esprit et votre
coeur ne doivent pas être attentifs à ce que vous dites ; et s’il vous
répond : oui (il ne pourra vous répondre autre chose), ce sera vous avouer
que vous devez nécessairement pratiquer l’oraison mentale, et arriver jusqu’à
la contemplation si Dieu vous l’accorde.
1 Assurément, pratiquer ou
non l’oraison mentale ne consiste pas à garder la bouche ouverte ou
fermée ; si, lorsque je prie vocalement, je réalise pleinement que je
parle avec Dieu, et si mon attention est plus tournée vers lui que vers les
paroles que je prononce, j’unis l’oraison mentale et l’oraison vocale. Mais si
l’on vient vous dire que vous parlez à Dieu quand, en récitant l’Avemaria 164,
vous pensez au monde, je n’ai plus qu’à me taire. Quand vous parlez à un si
grand Seigneur, il est juste que vous considériez quel est celui à qui vous
vous adressez et qui vous êtes, ne serait-ce que pour parler avec civilité. Car
comment pourrez-vous appeler un prince “ Altesse ”, et connaître le
cérémonial qui s’impose pour parler à un grand, si vous ignorez la différence
qu’il y a entre son état et le vôtre ? Car c’est là ce qui règle
l’attitude que vous devez adopter, de même que vous devez vous conformer à
l’usage - vous devez aussi connaître l’usage -, vous ne devez rien négliger de
ces choses, sinon on vous enverra promener et vous n’obtiendrez rien de ce que
vous désirez. Si vous n’êtes pas instruites de tout cela, vous devrez vous en
informer et, pour ainsi dire, épeler ce que vous aurez à dire. Voici ce qui
m’est arrivé une fois : je n’étais pas habituée à parler aux grands de ce
monde et je devais, pour une affaire particulière, entrer en relation avec une
personne qu’il fallait appeler : “ Seigneurie ” ; on me
montra donc ce mot par écrit. Comme je suis malhabile et manque d’habitude, en
arrivant sur place je ne sus pas me tirer d’affaire ; je décidai de dire à
cette personne ce qu’il en était, et d’en rire, en la priant de trouver bon que
je l’appelle : “ Votre Grâce ”, ce que je fis 165, Mais qu’est
ceci, mon cher Seigneur ? qu’est ceci, mon Empereur ? comment peut-on
le souffrir, Prince de toute la création ? Vous êtes Roi, Seigneur, pour
l’éternité ; votre royaume n’est pas un royaume d’emprunt, il vous appartient
en propre ; il ne finira jamais. Soyez béni, Seigneur ! Quand on
récite dans le Credo que “ votre royaume n’aura pas de fin ”, j’en
éprouve presque toujours une joie spéciale. Je vous loue, Seigneur, et je vous
bénis, et que toutes les choses vous louent pour toujours, car votre royaume
durera éternellement. Ne permettez jamais, Seigneur, que ceux qui vous loueront
et parleront avec vous, ne le fassent que du bout des lèvres.
2 Qu’est-ce que cela,
chrétiens ? vous comprenez-vous vous-mêmes ? Je voudrais crier et
pouvoir controverser - bien que je ne sois que peu de chose - avec ceux qui
disent que l’oraison mentale n’est pas nécessaire. Assurément, je vois que vous
ne vous comprenez pas et ne savez pas ce qu’est l’oraison mentale, ni comment
il faut faire la prière vocale, ni ce qu’on entend par contemplation, parce que
si vous le saviez, vous ne condamneriez pas d’un côté ce que vous approuvez de
l’autre.
3 Pour moi, mes filles,
autant que je m’en souviendrai, j’ai l’intention d’unir toujours l’oraison
mentale et l’oraison vocale afin de chasser de vous toute frayeur ; je
sais où ces choses peuvent mener, et je ne voudrais pas que l’on vînt à vous
leurrer, car il est préjudiciable de marcher avec crainte dans ce chemin de
l’oraison. Il est très important pour vous de comprendre que vous êtes en bonne
voie ; en effet, si l’on dit à quelqu’un qu’il s’est égaré, qu’il a perdu
son chemin, on le fait aller de côté et d’autre, et pendant qu’il cherche à
retrouver sa route, il se fatigue, perd du temps et arrive plus tard. Qui pourrait
trouver mal qu’en commençant à réciter les heures ou le rosaire, vous vous
demandiez tout d’abord à Qui vous allez vous adresser, et qui vous êtes, afin
de voir comment vous traiterez avec Lui ? Eh bien je vous l’assure, mes
filles, si vous faites tout ce qu’il faut pour creuser ces deux points, avant
de commencer l’oraison vocale, soit : la récitation des heures et du
rosaire, vous avez consacré de nombreuses heures à d’oraison mentale. Il est
clair qu’on ne s’approche pas d’un prince, pour lui parler, de la même façon
qu’on aborde un simple laboureur ou de pauvres religieuses comme nous ;
peu nous importe d’être tutoyées ou vouvoyées !
4 Il est vrai, l’humilité
de ce Roi est telle que malgré mon ignorance des règles pour lui parler, il ne
me méprise pas, ne m’empêche pas de m’approcher de lui, et ses gardes ne me
chassent pas. Les anges qui l’entourent n’ignorent pas que leur Roi préfère la
simplicité d’un humble petit berger (qui lui en dirait davantage, le Roi le
sait bien, s’il était plus savant), à un système théologique bien organisé,
mais non empreint, peut-être, d’une grande humilité. Toutefois, ce n’est pas
parce qu’il est bon que nous devons nous montrer impolies. Ne serait-ce que
pour lui témoigner notre gratitude d’endurer la mauvaise odeur de notre
présence, et de nous supporter, il est juste que nous voyions Qui il est. En
vérité, on le comprend dès qu’on s’approche de Lui. Comment connaît-on les
seigneurs de ce monde ? en s’informant du nom de leurs ancêtres, de leurs
revenus, de leurs titres de noblesse, et tout est dit ! Ici- bas, on ne
tient pas compte du mérite personnel, si grand soit-il, mais des richesses.
5 O malheureux monde !
Bénissez Dieu, mes filles, d’avoir laissé un endroit si misérable où l’on
estime les gens non pour ce qu’ils ont en eux, mais pour ce que possèdent leurs
fermiers et leurs vasseaux. Plaisant sujet que voici pour vous divertir à
l’heure de la récréation ! Ce sera un excellent passe-temps que celui de
chercher à comprendre dans quel aveuglement les gens du monde passent leur
temps !
6 O Roi de gloire, Seigneur
des seigneurs, Empereur de tous les empereurs du monde, Saint des saints,
Pouvoir au-dessus de tous les pouvoirs, Savoir au-dessus de tous les savoirs,
la Sagesse même ! Vous êtes, Seigneur, la vérité même, la richesse
même : votre règne n’aura pas de fin.
Ce qu’est l’oraison
mentale (suite).
1 Oui, réfléchissez, quand
vous vous approchez de lui, à qui vous allez parler et à qui vous parlez déjà.
Mille vies comme la vôtre ne suffiraient pas pour comprendre comment mérite
d’être traité ce Seigneur devant qui tremblent les anges, Il commande à
tout ; pour lui, vouloir, c’est faire. N’est-il pas juste, mes filles, que
nous essayions au moins de comprendre tant soit peu les grandeurs de notre Époux,
de voir avec qui nous sommes mariées, et quelle vie doit être la nôtre ?
Eh quoi, mon Dieu ! si quelqu’un se marie ici-bas, ne sait-il pas, avant
toutes choses, avec qui, dans quelles conditions, et ce que possède le futur
époux ? Nous qui sommes fiancées - toutes les âmes le sont d’ailleurs par
le baptême - ne pourrons-nous songer à notre fiancé avant qu’il nous introduise
dans sa maison ? Puisqu’on n’interdit pas aux fiancés de la terre de
réfléchir à ces choses, pourquoi nous serait-il défendu de chercher à
comprendre quel est cet homme, qui est son père et quels sont ses biens ?
quel est ce pays où il doit me conduire une fois mariée, quel est son
caractère, comment je pourrai le contenter davantage et m’exercer à conformer
mon caractère au sien ? Si l’on veut qu’une femme soit heureuse en ménage,
ce sont là les conseils qu’on lui donne, même si son mari est de très basse
condition. Faut-il donc, O mon époux, que l’on fasse en toutes choses moins de
cas de vous que des hommes ? Si le monde n’approuve pas ce que je dis,
qu’il vous laisse vos épouses puisqu’elles doivent vivre avec vous. En vérité,
quelle heureuse vie ! quand un mari est si jaloux qu’il s’oppose à ce que
son épouse sorte de chez elle et parle à qui que ce soit ! Il serait
plaisant qu’on ne la laissât pas songer aux moyens de lui plaire, et examiner
le motif pour lequel elle doit lui obéir et ne plus parler à personne ;
son époux n’a-t-il pas tout ce qu’elle peut désirer ?
2 C’est faire oraison
mentale, mes filles, que de comprendre ces vérités ; si à vos réflexions,
vous voulez joindre la prière vocale, à la bonne heure. Mais quand vous parlez
à Dieu, n’allez pas penser à autre chose, car ce serait ne pas comprendre ce
qu’est l’oraison mentale. Je crois m’être expliquée. Que personne ne vous effraie
avec ces craintes. Louez plutôt Dieu qui est plus puissant que tous les
hommes ; ceux-ci ne peuvent vous l’enlevez. Et si l’une d’entre vous ne
peut pas prier vocalement avec l’attention désirée, qu’elle sache qu’elle ne
tient pas son engagement, car elle a l’obligation, si elle veut prier avec
perfection, de s’appliquer de toutes ses forces à l’oraison mentale, sous peine
de ne pas accomplir son devoir comme épouse d’un si grand Roi. Suppliez-le, mes
filles, de m’accorder la grâce de la faire comme je vous le conseille, car j’en
suis loin. Que Sa Majesté m’y aide pour son propre bénéfice.
1 Comme je m’écarte du
sujet ! Je répète qu’il est très important de commencer ce chemin avec une
ferme résolution, et les motifs en sont si nombreux qu’il serait trop long de
vous les énumérer ; certains d’entre eux, d’ailleurs, sont indiqués dans
d’autres livres. Je ne vous parlerai que de deux ou trois. Le premier, c’est
qu’il n’est pas raisonnable, lorsque nous nous déterminons à servir celui qui
nous a tant donné et qui nous donne sans cesse, lorsque nous voulons lui donner
quelque chose (c’est-à-dire : ce léger effort d’attention, et non, certes,
sans intérêt, mais au contraire pour en retirer de très grands avantages), de
ne pas le lui donner résolument, mais comme un prêt qu’on peut lui redemander.
Je n’appelle pas cela : “ donner ” ;- sans compter que
celui à qui l’on a prêté une chose est toujours un peu chagriné quand on la lui
reprend, surtout s’il s’agit d’un ami qui vous a lui-même prêté de nombreuses
fois, et sans aucun intérêt ; il est évident qu’il regardera comme une
mesquinerie et une pauvre preuve d’amour le refus de laisser en son pouvoir une
petite chose, ne serait-ce qu’en signe d’amitié.
2 Quelle est l’épouse qui,
recevant de son époux beaucoup de bijoux précieux ne lui donne au moins une
pauvre petite bague, non à cause de sa valeur - puisque tout appartient à
l’époux - mais comme marque d’amour, comme gage qu’elle sera sienne jusqu’à la
mort ? Le Seigneur mériterait-il moins pour que nous nous moquions ainsi de
lui ? ne lui reprenons-nous pas aussitôt ce rien que nous venons de lui
donner ? Donnons-lui ces instants que nous avons décidé de lui
consacrer ; ils sont bien peu de chose en comparaison du temps que nous
dépensons pour nous ou pour des personnes qui ne nous en saurons pas gré ;
l’esprit libre et dégagé de tout le reste, offrons-les-lui avec une ferme
résolution de ne jamais les lui reprendre, quelles que soient les épreuves qui
pourront arriver, les contradictions et les sécheresses ; considérons que ce
temps ne nous appartient plus et que nous pourrions être appelés à en rendre
compte si nous ne voulions pas le donner totalement.
3 Quand je dis
“ totalement ”, n’allez pas imaginer que vous reprendriez ce que vous
avez donné si un, ou plusieurs jours, vous ne faisiez pas oraison à cause
d’occupations légitimes ; il suffit que l’intention reste ferme, et mon
Dieu n’est nullement pointilleux ; il ne s’arrête pas à des
bagatelles ; il vous saura gré de votre bonne volonté car, en définitive,
vous lui aurez donné quelque chose. L’autre manière est bonne pour ceux qui ne
sont pas généreux, et sont si parcimonieux qu’ils n’ont pas le courage de
donner ; c’est déjà beaucoup qu’ils prêtent. Enfin, qu’ils fassent quelque
chose, notre Empereur prend tout en compte ; il se conforme à notre façon
de procéder. Quand il reçoit nos comptes, il ne se montre nullement chiche,
mais généreux ; quelle que soit la portée de nos dettes, il lui en coûte
peu de pardonner. Pour nous payer il est si exact qu’il ne laissera pas sans
récompense, soyez-en sûrs, le simple fait de lever les yeux au ciel en nous
souvenant de lui.
4 Le second motif pour
lequel nous devons être fermement résolues, c’est que le démon n’a pas autant
de prise pour nous induire en tentation. Il redoute beaucoup les âmes
fortes ; il sait par expérience le grand préjudice qu’elles lui causent,
et que tout ce qu’il invente pour leur nuire tourne à leur avantage et à celui
du prochain : c’est lui le perdant. Néanmoins, nous ne devons pas nous
montrer négligents ni nous fier à ceci, parce que nous avons affaire à une race
de traîtres ; si nous sommes vigilants, ils n’oseront pas nous attaquer
car ils sont très lâches ; mais s’ils voient que nous ne sommes plus sur
nos gardes, ils nous feront beaucoup de mal. Si l’ennemi s’aperçoit que
quelqu’un est hésitant, sans constance dans le bien qu’il fait et sans grande
résolution d’y persévérer, il ne lui laisse de repos ni jour ni nuit ; il
ne cesse de l’effrayer et suscite des difficultés à n’en plus finir. Je le sais
par expérience - c’est pourquoi j’ai pu en parler - et j’ajoute que personne
n’en réalise la grande importance.
5 Le troisième motif (et il
est d’un grand poids) c’est que l’on combat avec plus de courage : on sait
que, coûte que coûte, il ne faut pas reculer. Imaginez un soldat sur un champ
de bataille ; il sait que s’il est vaincu, il n’aura pas la vie sauve, et
que s’il ne meurt pas sur le champ de bataille, il mourra après. Il est prouvé,
je crois, qu’un tel homme luttera avec beaucoup plus de courage, et redoutera
moins les coups, car il comprend l’importance de la victoire. Il est tout à
fait nécessaire, en outre, que vous commenciez avec la ferme assurance que, si
vous combattez avec courage et êtes décidées à ne pas vous laisser vaincre,
vous viendrez à bout de l’entreprise ; cela ne fait aucun doute : si
petit que soit votre gain, il vous rendra très riches ; ne craignez pas
que le Seigneur, qui vous invite à boire à cette fontaine, vous laisse mourir
de soif. Je l’ai déjà dit, et je voudrais le répéter mille fois, car cette
crainte fait perdre grandement courage à ceux qui ne connaissent pas encore
parfaitement par expérience personnelle la bonté du Seigneur, bien qu’ils la
connaissent par la foi ; en vérité, c’est un grand avantage d’avoir
expérimenté avec quelle amitié et quelle tendresse il traite ceux qui vont par
ce chemin.
6 Je ne m’étonne pas que
ceux qui ne l’ont pas éprouvé veuillent avoir l’assurance d’y trouver quelque
intérêt ; or vous savez déjà que vous aurez le cent pour un dés cette vie,
et que le Seigneur dit : “ Demandez et l’on vous donnera. ” Si
vous ne croyez pas Sa Majesté qui nous donne cette assurance en plusieurs
endroits de son Évangile, il ne sert pas à grand-chose que je me casse la tête
à vous le répéter. J’ajouterai cependant, pour le cas où vous auriez encore
quelque doute : faites-en l’essai ! qu’y perdrez-vous ? Ce
voyage a aussi ceci d’excellent, c’est que nous recevons beaucoup beaucoup plus
que nous ne demandons ou ne saurions demander. C’est absolument certain, je
sais qu’il en est ainsi ; si vous trouviez que ce n’est pas vrai, ne me
croyez plus en rien. Mais vous, mes soeurs, vous le savez par expérience, et je
peux vous présenter comme témoins, par la bonté de Dieu. Ce qui a été dit est
bon pour celles qui viendront après nous.
7 J’ai déjà dit que je
m’adresse aux âmes qui ne peuvent ni se recueillir, ni fixer leur esprit dans
l’oraison mentale, ni pratiquer la méditation. Mais ne prononçons pas ces noms
puisqu’ils recouvrent des choses qu’elles ne peuvent pas faire ; et en
vérité beaucoup de personnes sont effrayées par leur seul nom.
8 Et comme il peut se faire
que l’une d’elles entre dans cette maison (car, je le répète, toutes ne sont
pas conduites par le même chemin), ce que je veux vous conseiller et même,
pourrais je dire, vous enseigner (puisque j’en ai le devoir, étant votre Mère),
c’est la manière de prier vocalement, car il est juste que vous compreniez ce
que vous dites. Et comme celles qui sont incapables de fixer leur pensée en
Dieu peuvent aussi se fatiguer à faire de longues prières, je ne veux pas m’y
arrêter, et ne mentionnerai que celles que nous sommes obligées de réciter si
nous sommes bonnes chrétiennes : le Paternoster et l’Avemaria.
Comment il faut faire
la prière vocale avec perfection et combien elle est liée à l’oraison mentale.
1 Il est clair, encore une
fois, que nous devons prêter attention à ce que nous récitons. Il ne faut pas
que l’on puisse nous reprocher de parler sans comprendre ce que nous
prononçons, à moins que vous ne disiez qu’il n’est pas nécessaire de
comprendre, que vous agissez désormais par coutume et qu’il suffit de prononcer
les mots. Si cela suffit ou non, je ne me mêle pas de le savoir ; c’est
l’affaire des théologiens ; ils répondront aux personnes à qui Dieu inspirera
le désir d’aller les consulter ; quant à moi, je ne veux pas discuter la
position de ceux qui n’ont pas embrassé notre état. Pour nous, ce que je
voudrais, mes filles, c’est que nous ne nous contentions pas de cela ;
quand je dis “ je crois ”, il me semble raisonnable, et même
obligatoire, de savoir ce que je crois ; quand je dis “ Notre
Père ”, l’amour voudra, ce me semble, que je comprenne qui est ce Père. Il
serait donc bien que nous voyions aussi qui est le Maître qui nous a enseigné
cette prière.
2 Si nous voulons dire
qu’il suffit de savoir une bonne fois pour toutes qui est le Maître, sans que
nous ayions plus jamais à penser à lui, vous pouvez également dire qu’il suffit
de réciter cette prière une fois dans sa vie. Certes ! il y a, comme on dit,
une grande différence entre maître et maître (c’est déjà, semble-t-il, un grand
malheur de ne pas nous souvenir de ceux qui nous instruisent ici-bas), et s’il
est maître de notre âme et que nous sommes de bons élèves, il est impossible de
ne pas éprouver pour lui beaucoup d’amour, d’être fiers de lui-même et de ne
pas parler très souvent de lui. Mais lorsqu’il s’agit d’un maître tel que celui
qui nous a enseigné cette prière, et nous l’a apprise avec tant d’amour et un
si vif désir qu’elle nous fût profitable, à Dieu ne plaise que nous ne nous
souvenions pas très souvent de lui en la récitant, même si dans notre faiblesse
nous n’y pensons pas à chaque fois.
3 Tout d’abord, vous savez
que ce Maître céleste nous enseigne à prier dans la solitude ; c’est ainsi
qu’il faisait toujours quand il priait (non que cela lui fût nécessaire, mais
parce qu’il voulait nous enseigner).
4 Nous avons déjà dit qu’on
ne saurait parler en même temps à Dieu et au monde ; c’est pourtant ce que
nous faisons quand nous récitons des prières en écoutant ce qui se dit autour
de nous, ou laissons errer nos pensées sans essayer de les maîtriser ;
nous savons bien que cela n’est pas bon, et que nous devons essayer d’être
seules, mais plaise à Dieu que nous réalisions en présence de qui nous sommes,
et quelle réponse le Seigneur fait à nos demandes ! Pensez-vous qu’il se
taise, bien que nous ne l’entendions pas ? Il parle au coeur quand nous le
prions de tout notre coeur ! Une fois que nous avons compris qu’il faut le
prier dans la solitude, il est bon de considérer que c’est à chacune d’entre
nous que le Seigneur a enseigné cette prière, et qu’il nous l’enseigne encore
en ce moment, car jamais le Maître n’est si éloigné de son disciple qu’il doive
élever la voix ; il est au contraire tout prés de lui. Voilà ce que je
veux que vous saisissiez : pour bien réciter le Paternoster, il vous
convient de rester près du Maître qui vous l’a enseigné.
5 Vous allez dire :
cela, c’est méditer, et objecter que vous ne pouvez ni ne voulez pratiquer cet exercice,
que vous désirez seulement prier vocalement et, dans un sens, vous avez raison.
Mais je vous déclare que je ne sais pas comment vous pouvez séparer ces deux
choses (si notre prière vocale est faite en songeant à qui nous parlons ;
et il est raisonnable et même obligatoire pour nous d’essayer de prier en
comprenant à qui nous nous adressons) ; et plaise à Dieu que, même avec
ces moyens, nous récitions convenablement le Paternoster et ne l’achevions pas
au milieu de mille distractions. Pour moi, je m’y suis exercée plusieurs fois,
et je n’ai pas trouvé de meilleur remède que celui de fixer ma pensée sur celui
à qui j’adresse mes paroles. Ayez donc de la patience, c’est nécessaire pour
être religieuses et même, à mon avis, pour prier comme de bons chrétiens.
1 Il est possible, tandis
que vous récitez le Paternoster, que Dieu vous élève à la contemplation
parfaite, si vous le récitez bien ; le Seigneur montre ainsi qu’il entend
celui qui lui parle, et Sa Majesté suspend son entendement, arrête ses pensées
et, comme on dit, lui coupe la parole, de sorte que même si l’on veut parler,
c’est au prix d’un très grand effort.
2 L’âme comprend que, sans
bruit de paroles, le Maître opère en elles et que les puissances sont au repos,
tout au moins dans la mesure où il est possible de le percevoir. Ceci est la
contemplation parfaite.
3 Vous saurez maintenant en
quoi elle diffère de l’oraison mentale ; celle-ci, je le répète, consiste
à penser à ce que nous disons et à le comprendre, comme aussi à considérer à
qui nous parlons, et ce que nous sommes pour oser nous adresser à un si grand
Seigneur. S’entretenir de ces pensées et d’autres semblables, comme songer, par
exemple, au peu que nous l’avons servi et à la grande obligation où nous sommes
de le servir, c’est pratiquer l’oraison mentale ; ne vous imaginez pas
qu’elle soit quelque autre chose inintelligible et, par conséquent, que ce mot
ne vous effraie pas. Réciter le Paternoster - ou une autre prière de votre
choix - c’est pratiquer l’oraison vocale. Mais voyez combien l’oraison vocale
serait discordante si vous vous y adonniez sans attention ; même les
paroles ne seraient pas toujours dites en bon ordre. Dans ces deux formes
d’oraison nous pouvons quelque chose par nous- mêmes, avec la grâce de Dieu.
Dans la contemplation dont je viens de parler, nous ne pouvons rien ;
c’est Dieu qui fait tout, c’est son oeuvre, et elle surpasse notre nature.
4 Comme j’ai expliqué toute
la substance de la contemplation dans le livre que je dis avoir écrit, il est
inutile que j’en parle ici en détail (dans ce récit, j’ai relaté tout ce que je
savais à ce sujet). Celles qui parviendront à être élevées par Dieu à l’état de
contemplation où vous êtes arrivées - car, comme je l’ai dit, plusieurs d’entre
vous y sont parvenues - doivent se le procurer ; il aura pour elles la
plus grande importance quand je serai morte 191. Quant aux autres, elles n’en ont
pas besoin ; qu’elles s’efforcent seulement d’appliquer ce que je dis dans
ce livre : progresser par tous les moyens possibles et veiller, en
suppliant le Seigneur et en faisant ce qui dépend d’elles, à ce qu’il leur
accorde ce don. Le reste, c’est au Seigneur lui-même de le donner, et il ne le
refuse pas à celui qui, comme il a été dit, ne cesse de combattre jusqu’à ce
qu’il soit arrivé à la fin du chemin.
1 Revenons maintenant à
notre prière vocale, et apprenons à si bien la réciter que, sans nous en rendre
compte, nous recevions de Dieu les deux sortes d’oraison à la fois. Je vous le
répète, pour prier comme il faut, vous devez, vous le savez, commencer par
examiner votre conscience, récitez le Confiteor et faire le signe de la croix.
Ensuite, et puisque vous êtes seules, essayez, mes filles, de trouver une
compagnie. Mais quelle meilleure compagnie que celle du Maître lui-même qui
vous a enseigné la prière que vous allez réciter ? Imaginez que le
Seigneur est tout prés de vous, et regardez avec quel amour et avec quelle
humilité il vous instruit. Croyez-moi, faites tout votre possible pour ne
jamais vous séparer d’un si bon ami. Si vous vous habituez à le garder près
de vous 194, et s’il voit que vous le faites avec amour et que vous vous
efforcez de le contenter, vous ne pourrez plus, comme on dit, vous en
débarrasser ; il ne vous manquera jamais, il vous aidera dans toutes vos
difficultés, il sera partout avec vous. Pensez-vous que ce soit peu de chose
que d’avoir un tel ami à vos côtés ?
2 O âmes qui ne pouvez
discourir beaucoup avec 1’entendement ni fixer votre pensée sur Dieu sans être
aussitôt distraites, prenez, prenez cette habitude ! n’oubliez pas que je
sais que vous le pouvez, car j’ai moi-même, pendant de longues années, endurées
cette épreuve de ne pouvoir arrêter mon esprit sur une chose - et c’est une
rude épreuve - ; mais je sais aussi que le Seigneur ne nous laisse pas
dans un tel abandon qu’il ne nous tienne compagnie si nous nous approchons
humblement de lui ; et si nous n’y parvenons pas en un an, que ce soit en
plusieurs ! Je veux dire qu’il est possible de s’accoutumer à marcher aux
côtés de ce véritable Maître.
3 Je ne vous demande pas de
penser à lui, ni de forger quantité de concepts ou de tirer de votre esprit de
hautes et subtiles considérations ; je ne vous demande que de fixer sur
lui votre regard 196. Qui peut vous empêcher de tourner les yeux de l’âme -
ne serait- ce qu’un instant si vous ne pouvez davantage - vers lui ?
Puisque vous pouvez regarder des choses très laides et répugnantes, ne
pourrez-vous regarder la chose la plus belle qu’on puisse imaginer ? S’il
vous déplaît, je vous donne la permission de ne plus le regarder 197. Mes
filles, votre Époux ne vous quitte jamais des yeux ; il a supporté de
votre part mille choses laides et abominables, et ces offenses contre lui n’ont
pas suffi pour qu’il détournât de vous ses regards. Est-ce donc beaucoup que
vous détourniez les yeux de l’âme des choses extérieures pour les porter
quelquefois sur lui ? Songez, comme il le dit à l’Épouse, qu’il n’attend
de vous qu’un regard ; vous le trouverez tel que vous le désirerez. Il
estime tant ce regard que, de son côté, il ne négligera rien pour l’avoir.
4 Voici, dit-on, ce que
doit faire la femme qui veut vivre en bonne harmonie avec son mari ; s’il
est triste, elle doit se montrer triste, et s’il est joyeux, elle doit
apparaître joyeuse même si elle ne sent en elle aucune gaîté ; c’est là,
en toute vérité et sans aucune feinte, la conduite du Seigneur à notre égard.
Il se fait votre sujet, et il veut que vous soyez les souveraines ; il se
soumet à votre volonté. Si vous êtes joyeuse, contemplez-le ressuscité :
rien qu’à l’imaginer sortir du sépulcre, vous serez remplies d’allégresse.
Quelle clarté, quelle beauté, quelle majesté ! quel air de victoire et de
jubilation ! Il est sorti glorieux du champ de bataille où il a gagné un
immense royaume qu’il veut tout entier vous offrir, en même temps qu’il se
donne lui-même à vous. Est-ce donc beaucoup que vous éleviez parfois les yeux
vers celui qui vous fait un tel don ?
5 Si vous êtes dans
l’épreuve ou la tristesse, regardez-le attaché à la colonne, accablé de
douleurs, toutes ses chairs mises en lambeaux tant est grand l’amour qu’il a
pour vous, persécuté par les uns, couvert de crachats par les autres, renié par
d’autres encore, sans amis, sans personne qui prenne sa défense, transi de
froid, si totalement abandonné que vous pouvez vous consoler l’un l’autre.
Regardez-le encore, au jardin des Oliviers, ou sur la croix, ou bien quand il
fléchissait sous son poids et ne pouvait pas même reprendre haleine ; il
tournera vers vous ses yeux si beaux, si compatissants, tout remplis de larmes,
et il oubliera ses souffrances pour vous consoler des vôtres, uniquement parce
que vous allez chercher consolation près de lui et que vous tournez la tête
pour le regarder.
6 O Seigneur du monde et
mon véritable Époux ! (Pouvez-vous lui dire si votre coeur s’attendrit en
le voyant dans un tel état, et que non seulement vous voulez le regarder mais
vous vous réjouissez de parler avec lui, non certes, pour lui adresser des
prières toutes faites, mais pour lui dire la peine de votre coeur, ce qu’il
apprécie au plus haut point.) Êtes-vous, mon Seigneur et mon Bien, réduit à une
telle extrémité que vous trouviez bon d’accepter ma pauvre compagnie ? et
je vois, à l’expression de votre visage, que vous avez oublié vos peines en me
voyant près de vous. Mais comment, Seigneur, est-il possible que les Anges vous
laissent seul, et que votre Père ne vous console pas ? S’il en est ainsi,
Seigneur, et si vous voulez souffrir tout cela pour moi, puis-je appeler
souffrance ce que je supporte ? de quoi ai-je à me plaindre ? je me
sens toute honteuse de vous avoir vu dans cet état, et je suis préparée, mon
Bien, à endurer toutes les épreuves qui pourront m’arriver, et à les considérer
comme une grande richesse puisqu’elles me permettent de vous ressembler en
quelque chose. Marchons ensemble, Seigneur, je veux aller par où vous êtes
allé ; je veux passer par où vous êtes passé.
7 Prenez, mes filles, votre
part de cette croix, et ne vous préoccupez pas si vous êtes foulées aux pieds
par les juifs ; ne faites aucun cas de ce que l’on vous dira ; soyez
sourdes aux médisances trébuchant, tombant avec votre Époux, ne vous éloignez
pas de la croix ; considérez souvent avec quelle lassitude il va son
chemin, et combien ses souffrances surpassent les vôtres. Si grandes que vous
vouliez les imaginer, et si intensément sensibles qu’elles vous paraissent,
vous serez consolées en voyant qu’elles ne sont que fiction en comparaison de
celles du Christ.
8 Vous allez me dire, mes
soeurs : comment cela se peut-il ? et vous ajouterez que si vous
voyiez Sa Majesté des yeux du corps, comme au temps où Elle était sur la terre,
vous le feriez de bon coeur et auriez vos yeux sans cesse tournés vers Elle.
N’en croyez rien. Celle qui aujourd’hui ne veut pas faire le moindre effort
pour recueillir, ne serait- ce que le regard, afin de regarder avec les yeux
intérieurs ce Seigneur qui est au-dedans d’elle - ce qui peut se faire sans
danger et ne requiert qu’un peu d’attention -, comment aurait-elle pu rester au
pied de la Croix avec Madeleine qui, comme on dit, voyait la mort de tout
près ? Oh ! comme la glorieuse Vierge et cette bienheureuse sainte
ont dû souffrir ! Que de menaces, que de paroles injurieuses et
grossières ! Voyez à quels courtisans elles avaient affaire ! à ceux
de l’enfer assurément, tous n’étaient autres que des ministres du démon. En
vérité, leurs souffrances ont dû être quelque chose de terrible, mais elles
devaient y être insensibles, car elles étaient en présence d’une douleur
infiniment plus grande.
1 Ainsi donc, mes soeurs,
n’imaginez pas que vous auriez été capables d’une chose quand vous n’êtes pas
prêtes pour l’autre, et croyez que je dis la vérité quand j’affirme que vous
pouvez faire ce que je vous indique, car je le sais par expérience 202.
2 Pour vous y aider, tâchez
d’avoir une image ou un portrait de ce Seigneur, non pour le porter dans votre
sein et ne jamais le regarder, mais pour parler souvent avec lui. Lui-même vous
soufflera les paroles - tout comme vous parlez ici-bas avec d’autres personnes.
Pourquoi les mots vous manqueraient-ils pour parler avec Dieu ? N’allez
pas le croire ; du moins, moi, ne vous croirai-je pas.
3 Un autre moyen excellent
est de prendre un bon livre en langue vulgaire, ne serait-ce que pour vous
recueillir en vue de bien dire vos prières vocales (je veux dire : comme
elles doivent être dites), et, petit à petit, par séduction et artifice,
habituer l’âme à méditer sans l’effrayer. N’oubliez pas qu’elle a quitté son
Époux depuis de nombreuses années, qu’elle s’est enfuie, et qu’il faut savoir
manoeuvrer avec beaucoup d’adresse pour l’amener à retourner à sa demeure.
Ainsi sommes-nous, nous autres pécheurs : notre âme et nos pensées sont
tellement habituées à ne rechercher que leur plaisir - ou plutôt : eur
malheur : que la pauvre âme ne se comprend pas elle-même ; pour
qu’elle conçoive un nouvel amour pour son mari, et s’accoutume à rester à la
maison, il faut user de beaucoup d’artifices, l’entourer d’amour et agir tout
doucement ; sinon, nous n’obtiendrons jamais rien. Et croyez fermement que
si vous avez soin de vous accoutumer à l’idée que vous portez ce Seigneur avec
vous, et si vous lui parlez fréquemment, vous en retirerez un si grand profit
que, voudrais-je vous le décrire, vous ne me croiriez vraisemblablement pas.
4 Restez donc aux côtés de
votre Maître, bien résolues à apprendre ce qu’il vous enseigne, et Sa Majesté
fera en sorte que vous deveniez de bonnes élèves ; Elle ne vous quittera
pas, si vous ne la quittez pas vous-mêmes. Considérez les paroles que prononce
cette bouche divine, et dès la première, vous comprendrez l’amour qu’Elle a
pour nous ; or, pour un disciple, ce n’est pas un faible bien et une mince
joie que de se savoir aimé de son maître.
1 “ Notre Père qui
êtes aux Cieux ! ” O Seigneur, comme vous vous révélez Père d’un tel
Fils, et comme votre Fils se révèle fils d’un tel Père ! Soyez à jamais
béni ! Une faveur aussi haute, Seigneur, ne serait- elle pas mieux à sa
place à la fin de l’oraison ? Dès le début vous emplissez nos mains, et
nous accordez une si grande faveur qu’il serait bon que notre entendement en
fût si rempli et notre volonté tellement pénétrée qu’il nous devint impossible
de proférer une parole. O mes filles, que la contemplation parfaite viendrait
ici à propos ! Oh ! comme il serait juste que l’âme rentrât au-dedans
d’elle-même, afin de pouvoir s’élever au-dessus d’elle-même, et être apte à
comprendre quel est ce lieu où le Fils dit que se trouve le Père, soit :
le Ciel ! Quittons la terre, mes filles, car après avoir compris toute la
grandeur d’une telle faveur, nous ne devons pas la déprécier en restant sur la
terre.
2 O Fils de Dieu et mon
Seigneur ! Comment, dès le premier mot, donnez-vous tant à la fois ?
Vous vous humiliez à un degré si extrême que vous vous unissez à nous dans
votre demande, et vous faites le frère de créatures aussi basses et
misérables ; comment nous donnez-vous encore, au nom de votre Père, tout
ce qui peut être donné en lui demandant qu’il nous regarde comme ses
enfants ? Car votre parole ne peut se trouver en défaut, elle doit être
accomplie. Vous l’obligez à l’accomplir, et ce n’est pas une petite
charge ; dès lors qu’il est notre Père, il doit nous supporter pour graves
que soient nos offenses. Si nous nous tournons vers lui comme l’enfant
prodigue, il doit nous pardonner, il doit nous consoler dans nos épreuves comme
il convient à un tel Père, car il est forcément meilleur que tous les pères qui
sont ici- bas, puisqu’en lui réside tout bien parfait. Il doit nous chérir, il
doit nous nourrir - il a de quoi - nous rendre participants et nous faire
co-héritiers avec vous.
3 Faites attention, ô mon
Seigneur, car l’amour que vous avez pour nous, uni à votre humilité, fait que
rien ne vous arrête (enfin, Seigneur, vous êtes sur la terre, revêtu d’humaine
matière puisque vous avez notre nature, et la part que vous y tenez semble vous
obliger à nous faire du bien) ; mais songez que votre Père est dans les
cieux, c’est vous-même qui le dites ; il est juste, Seigneur, que vous
veilliez à son honneur. Puisque vous vous êtes offerts au déshonneur par amour
pour nous, laissez votre Père libre, ne l’obligez pas à répandre des biens pour
une créature aussi vile que moi, et qui ne saura pas le remercier ; sans
compter qu’il y en a d’autres qui ne le remercient pas comme il se doit.
4 O bon Jésus ! comme
vous avez montré clairement que vous ne faites qu’un avec lui, que votre
volonté est la sienne, et la sienne la vôtre ! Quelle clarté dans votre
confession, ô mon Seigneur ! Qu’il est grand l’amour que vous avez pour
nous ! Vous avez fait en sorte d’abuser le démon et lui avez caché que
vous étiez le Fils de Dieu, et le désir que vous avez de notre bien est tel que
vous avez tout surmonté pour nous offrir la plus grande des grâces. Qui,
Seigneur, le pouvait si ne n’est vous ? Je ne sais comment, à cette
parole, le démon n’a pas compris qui vous étiez sans aucun doute
possible ; mais du moins vois-je, mon Jésus, que vous avez parlé comme un
Fils bien-aimé et pour vous et pour tous, et que vous êtes tout puissant pour
accomplir au ciel ce que vous dites sur la terre. Soyez béni à jamais, ô mon
Seigneur, vous qui aimez tant donner que rien ne peut vous arrêter !
1 Eh bien, mes filles, ne
vous semble-t-il pas un bon maître celui qui, pour nous amener à apprendre ce
qu’il nous enseigne, nous accorde une telle faveur dès la première
parole ? Serait-il juste qu’en prononçant du bout des lèvres les mots
“ Notre Père ”, nous ne nous appliquions pas à les comprendre, afin
que notre coeur se brise à la vue d’une si haute grâce ? Pas un de ceux
qui réalisent combien cette grâce est immense ne pourra répondre par
l’affirmative. Est-il un fils au monde qui n’essaie de savoir qui est son père,
quand ce père est bon, plein de bienveillance, de majesté et de
puissance ? Si ce père n’avait ces qualités, je ne m’étonnerais pas que vous
ne vouliez pas être reconnues pour ses filles car, le monde est tel, que si le
père est d’un rang inférieur à celui du fils, en deux mots : celui-ci ne
le reconnaîtra pas pour père.
2 Ceci n’est pas notre cas,
et plaise à Dieu qu’il n’y ait jamais rien de semblable dans cette maison - ce
serait l’enfer - ; au contraire, que celle d’entre vous qui sera d’un rang
plus élevé, parle moins souvent de son père ; vous devez être toutes
égales. O collège du Christ ! Le Seigneur voulut que saint Pierre, qui
était un pêcheur, eut plus d’autorité que saint Barthélémy qui était fils de
roi. Sa Majesté savait que le monde ne cesserait de discuter sur les avantages
d’une origine par rapport à une autre, ce qui revient à débattre si telle
argile sera meilleure que telle autre pour être transformée en boue ou en
briques. O mon Dieu, quel grand aveuglement ! Dieu vous garde, mes soeurs,
de pareilles conversations, même pour plaisanter ; oui, j’espère que Sa
Majesté vous en préservera. Et si quelqu’une d’entre vous venait à se relâcher
un peu sur ce point, ne la gardez pas au monastère, car elle est comme Judas au
milieu des apôtres. Faites tout ce que vous pourrez pour vous débarrasser d’une
si mauvaise compagnie. Et si vous ne le pouvez pas, imposez-lui des pénitences
plus grandes que pour n’importe quelle autre chose, jusqu’à ce qu’elle
comprenne qu’elle ne méritait même pas d’être la terre la plus vile. Quel bon
Père vous donne le bon Jésus ! qu’on ne connaisse ici d’autre père, pour
en parler, que celui que vous donne votre Époux ; et essayez, mes filles,
d’être telles que vous méritiez de vous réjouir auprès de lui, et de vous jeter
dans ses bras. Vous savez bien qu’il ne vous éloignera pas de lui si vous êtes
de bonnes filles ; alors, qui ne s’efforcerait de ne pas perdre un tel
Père
3 O mon Dieu ! que de
motifs de consolation il y a là pour vous ! et afin de ne pas m’étendre
plus longuement, je préfère les laisser à vos réflexions, car quel que soit le
vagabondage de votre esprit, entre un tel Fils et un tel Père il y aura forcément
le Saint-Esprit, et il travaillera dans votre volonté et vous enchaînera par un
immense amour, pour le cas où le grand intérêt que vous y gagnez ne vous
enchaînerait pas.
Commence à exposer
comment on recueille l’entendement.
1 Considérez maintenant ce
que dit votre Maître : “ qui êtes aux cieux. ” Pensez-vous qu’il
vous importe peu de savoir ce que c’est que le ciel, et où vous devez chercher
votre Père infiniment saint ? Eh bien moi je vous dis que pour des esprits
distraits, non seulement il importe beaucoup de croire cette vérité, mais
encore d’y réfléchir beaucoup ; car c’est là une des choses les plus
propres à fixer les pensées, et à aider l’âme à se recueillir.
2 Vous aurez entendu dire
que Dieu est partout, et rien n’est plus vrai. Or il est évident que là où se
trouve le Roi, on dit aussi que là est la cour ; par conséquent, là où est
Dieu, là aussi est le ciel. Vous pouvez donc croire que là où est Sa Majesté,
là aussi est toute la gloire. Songez alors à ce que dit saint Augustin (dans le
livre de ses méditations, je crois) ; il cherchait le Seigneur partout, et
il finit par le trouver au-dedans de lui-même. Pensez-vous qu’il importe peu à
une âme qui a tendance à se distraire, de comprendre cette vérité et de savoir
qu’elle n’a pas besoin d’aller au ciel pour parler à son Père Éternel, et se
délecter avec lui ? qu’elle n’a pas besoin non plus de prier en criant
très fort ? Si bas qu’elle parle, il l’entendra ; elle n’a pas besoin
d’ailes pour aller le chercher, elle n’a qu’à se mettre dans la solitude,
regarder au- dedans d’elle-même, et ne pas s’étonner d’y trouver un si bon
hôte ; qu’en toute humilité elle lui parle comme à un père, qu’elle lui
adresse ses demandes comme à un père, qu’elle se réconforte auprès de lui comme
auprès d’un père, mais qu’elle comprenne qu’elle n’est pas digne qu’il soit son
père.
3 Laissez de côté ces
pusillanimités que montrent certaines personnes croyant ainsi faire preuve
d’humilité. Non ! L’humilité ne consiste pas à refuser une faveur que vous
fait le roi, mais à l’accepter, et à vous en réjouir tout en comprenant à quel
point vous en êtes indignes. Etrange humilité ! L’Empereur du ciel et de
la terre viendrait dans ma maison pour m’accorder une faveur et se réjouir avec
moi et, par humilité, je ne voudrais ni lui répondre ni rester avec lui ?
et je le laisserais tout seul, alors qu’il me prie de lui présenter mes
requêtes ? je croirais me montrer humble en restant dans ma
pauvreté ! qui plus est, voyant que je ne parviens pas à sortir de ma
réserve, je l’obligerais à repartir ! Ne faites aucun cas, mes filles, de
ces sortes d’humilités ; traitez avec lui comme avec un père, un frère, un
maître choisissez tantôt une manière, tantôt une autre - ; lui-même vous
enseignera ce que vous devez faire pour le contenter. Cessez d’être
stupides ; exigez qu’il tienne sa parole ; n’est-il pas votre
Époux ? Qu’il vous traite donc en épouses. Rappelez-vous qu’il est très
important pour vous d’avoir compris cette vérité : le Seigneur est au-dedans
de nous, au plus profond de nous-mêmes, restons avec lui.
Commence à traiter de
l’oraison de recueillement.
1 C’est un mode de prière -
même si celle-ci est vocale qui recueille l’esprit beaucoup plus rapidement, et
c’est une oraison qui renferme mille bienfaits ; on l’appelle
“ oraison de recueillement ” parce que l’âme y recueille toutes ses
puissances, et rentre au-dedans d’elle- même avec son Dieu ; son divin
Maître vient l’instruire plus rapidement que par tout autre moyen 227, et lui
donne l’oraison de quiétude. Là, repliée sur elle-même, elle peut penser à
toute la Passion, se représenter le Fils, et l’offrir au Père sans se fatiguer
l’esprit à aller le chercher sur la montagne du Calvaire, au Jardin ou à la
Colonne.
2 Celles d’entre vous qui
pourront s’enfermer ainsi dans ce petit ciel de notre âme - où habite celui qui
a créé le ciel et la terre -, et s’accoutumer à ne pas regarder à l’extérieur,
ni à rester là où elles puissent entendre quoi que ce soit susceptible de les
distraire, peuvent croire qu’elles suivent une voie excellente ;
elles parviendront sûrement à boire à la source d’eau vive, car elles font
beaucoup de chemin en peu de temps. Elles sont comme celui qui est monté sur un
navire ; pour peu que le vent lui soit favorable, il arrive en quelques
jours au terme de son voyage, tandis que ceux qui vont par voie de terre
mettent beaucoup plus de temps.
3 C’est le chemin du ciel -
“ du ciel ”, dis-je, car elles sont cachées dans le palais du Roi -,
elles ne sont plus sur la terre et sont davantage à l’abri de nombreuses
tentations.
4 Le feu de l’amour divin
les embrase plus promptement, car il suffit du moindre souffle de leur
entendement pour qu’elles soient tout prés du feu lui-même. Qu’une petite
étincelle les touche, et tout s’embrasera puisque rien d’extérieur ne
s’interpose. L’âme est seule avec son Dieu ; l’opportunité ne saurait être
meilleure pour se comprendre.
5 Je voudrais que vous
compreniez très bien cette manière de prier qui, comme je l’ai dit, s’appelle
recueillement.
Une comparaison, et un
moyen pour que l’âme s’accoutume à se recueillir.
1 Essayez de réaliser qu’il
y a au-dedans de vous un palais d’un prix infini, tout bâti d’or et de pierres
précieuses - digne, enfin, d’un si grand Seigneur -, et croyez, car c’est la
vérité, que vous pouvez beaucoup pour que l’édifice soit d’un prix très élevé
(y a-t-il plus bel édifice qu’une âme pure et pleine de vertus ? et plus
celles-ci sont grandes, plus les pierres resplendissent). Enfin, songez que
dans ce palais habite ce grand Roi qui a daigné être votre Père, et qu’il se
tient sur un trône du plus haut prix : votre coeur.
2 Ceci, au premier abord,
vous semblera impertinent - je fais allusion à cette comparaison pour vous
faire comprendre ma pensée mais, précisément, il se peut que vous en tiriez
grand profit, car nous autres, femmes, ne sommes pas savantes, et n’avons pas
l’esprit subtil ; nous avons donc besoin de ces moyens pour bien
comprendre qu’au-dedans de nous, il y a quelque chose d’incomparablement plus
précieux que ce que nous voyons dehors. Il est très important que nous ne nous
imaginions pas vides intérieurement (et plût à Dieu qu’il n’y eût que les
femmes pour tomber dans cette erreur), car il me semble impossible, si nous
avions soin de nous rappeler que nous portons en nous un tel hôte, que nous
nous adonnions tellement aux vanités et choses de ce monde, parce que nous
verrions combien elles sont basses, en comparaison de celles que nous possédons
en nous. Ne sommes-nous pas comme une bête nuisible qui, à la vue de ce qui lui
plaît, se précipite sur sa proie pour assouvir sa faim ? Et pourtant,
quelle différence ne doit-il pas y avoir entre les bêtes et nous, puisque nous
possédons un tel père
3 Sans doute rirez-vous de
moi, et direz-vous que c’est là chose très claire, et vous aurez raison d’en
rire car, pour moi, elle fut obscure pendant un certain temps. Je comprenais
bien que j’avais une âme, mais ce que méritait cette âme, et qui y demeurait,
je ne le comprenais pas car les vanités de la vie recouvraient mes yeux d’un
bandeau. Si j’avais compris, comme je le fais pleinement maintenant, que dans
ce petit palais de mon âme habitait un si grand Roi, il me semble que je ne
l’aurais pas laissé seul si souvent, mais que de temps en temps je serais
restée en sa compagnie, et aurais essayé que son palais ne soit pas si sale.
Mais quoi de plus merveilleux que de voir celui qui remplirait mille mondes de
sa grandeur s’enfermer dans une si petite chose ! C’est ainsi qu’il a
voulu demeurer dans le ventre de sa Très Sainte Mère, Comme il est le Seigneur,
il porte en lui la liberté, et comme il nous aime, il se fait à notre mesure.
Quand une âme commence dans cette voie, il ne se fait pas connaître, de peur
qu’elle ne se trouble en se voyant si petite pour contenir quelque chose de si
grand, mais, petit à petit, tout doucement, il élargit cette âme à la mesure de
ce qu’il met en elle. C’est pourquoi je dis qu’il porte en lui la liberté, car
il a le pouvoir d’agrandir ce palais,
4 Le point capital est que nous
soyons absolument décidées à le lui donner, et que nous le débarrassions afin
qu’il puisse mettre et ôter comme dans une demeure qui lui appartient. C’est la
condition qu’il nous pose, et Sa Majesté a raison ; ne nous y refusons
pas. Même ici-bas nous sommes chagrinés quand nous avons des hôtes à la maison,
et ne pouvons leur dire de s’en aller, comme il ne veut pas forcer notre
volonté, il prend ce que nous lui donnons ; mais il ne se donne
entièrement à nous que lorsqu’il voit que nous nous donnons entièrement à lui
(cela est sûr, et c’est pourquoi je vous le répète si souvent) ; sans
cette condition, il ne peut agir dans l’âme comme il le ferait si elle était
sienne sans réserve aucune ; je ne sais d’ailleurs pas comment il le
pourrait, étant donné qu’il est ami de l’ordre même ; si nous remplissons
ce palais de gens vulgaires et de bagatelles, comment pourrait-il y trouver
place avec sa cour ? C’est déjà beaucoup qu’il reste un petit moment au
milieu de tant d’embarras.
5 Pensez-vous, mes filles,
qu’il vienne seul ? Ne voyez-vous pas que son très saint Fils dit :
“ qui êtes aux cieux ” ? Un tel Roi, c’est bien évident, n’est
pas abandonné par ses courtisans ; au contraire, ils sont auprès de lui,
et ils le supplient de vous combler toutes de biens, car ils sont tous pleins
de charité. Ne vous imaginez pas qu’au ciel ce soit comme sur la terre, où un
Seigneur ou un supérieur ne peut accorder une faveur à quelqu’un pour des
motifs particuliers, ou parce que tel est son bon plaisir, sans exciter immédiatement
des jalousies ou sans faire en sorte que le pauvre homme soit si mal vu, bien
qu’il n’ait fait de tort à personne, que les faveurs lui coûtent cher.
6 Pour l’amour de Dieu, ne
vous souciez pas de choses de ce genre ; que chacune d’entre vous
s’efforce de faire son devoir, et si le Supérieur ne vous en témoigne pas de
satisfaction, soyez certaines que le Seigneur vous en témoignera et vous paiera
de retour. Assurément, nous ne sommes pas venues ici chercher une récompense en
cette vie, mais en l’autre ; fixez sans cesse vos pensées sur ce qui dure,
et ne faites aucun cas des choses d’ici bas (elles ne durent même pas le temps
de notre vie) ; aujourd’hui, le Supérieur est bien avec l’une d’entre
vous ; demain, s’il voit en vous une vertu de plus, il sera mieux encore
avec vous ; et sinon, peu importe. Ne laissez pas ces premiers mouvements
avoir prise sur vous, coupez-y court en vous souvenant que votre royaume n’est
pas de ce monde, que tout passe très vite, et que même en cette vie il n’y a
rien d’immuable.
Suite du même sujet.
C’est un chapitre très utile.
1 Mais c’est là encore un
moyen peu élevé et qui ne révèle pas beaucoup de perfection ; mieux vaut
donc que cette situation se prolonge, que l’on continue à vous laisser à
l’écart et à vous humilier, et que vous souhaitiez y rester par amour pour
celui qui est avec vous. Tournez vos regards sur vous-même, et regardez-vous
intérieurement : vous trouverez votre Époux qui ne vous fera jamais
défaut ; qui plus est, moins vous aurez de consolations extérieures, plus
il vous montrera d’amour. Il est plein de compassion, et il ne délaisse jamais
ceux qui sont dans l’affliction s’ils mettent en lui seul leur confiance. C’est
ainsi que David nous dit “ qu’il n’a jamais vu le juste abandonné ”,
ou encore que “ le Seigneur est avec les affligés ” 236. Ou vous le
croyez ou vous ne le croyez pas. Mais si vous le croyez comme vous devez le
croire, pourquoi vous tourmentez-vous ?
2 O mon Seigneur ! si
nous vous connaissions vraiment, rien ni personne ne nous affecterait. Vous
donnez beaucoup à ceux qui veulent se donner pleinement à vous. Croyez-moi, mes
amies, c’est une grande chose que de comprendre cette vérité ; on voit
alors que toutes les choses et faveurs d’ici-bas ne sont que mensonges quand elles
nous écartent tant soit peu de cette vérité. O mon Dieu ! si seulement
quelqu’un pouvait faire comprendre cela aux mortels ! Assurément, ce n’est
pas moi, Seigneur, car bien que je vous sois redevable plus que personne, je ne
parviens pas encore à le comprendre comme je le devrais.
3 Oh, si seulement
quelqu’un savait expliquer la nature de cette sainte compagnie avec le
compagnon des âmes, Saint des saints, compagnie où rien n’entrave la solitude
de l’âme avec son Époux, lorsque cette âme veut rentrer au-dedans d’elle-même
dans ce paradis avec son Dieu, et ferme la porte à toutes les choses du
monde ! Comprenez bien qu’il ne s’agit pas ici d’une chose surnaturelle,
mais d’une chose que nous pouvons réaliser, avec la grâce de Dieu (je
sous-entends cette dernière à chaque fois que, dans ce livre, je dirai
“ nous pouvons ”, puisque sans lui, on ne peut rien, rien) ; en
effet, il s’agit pas ici d’un silence des puissances, mais d’une retraite de
ces puissances au-dedans de l’âme.
4 Il y a bien des manières
d’y parvenir ; comme de nombreux livres, écrits par ceux qui parlent
d’oraison mentale, nous le disent : nous devons nous détacher de tout,
afin de nous approcher intérieurement de Dieu.
Traite du grand profit
que l’on tire de ce mode d’oraison.
1 Comme je ne parle que de
la manière de réciter convenablement la prière vocale, point n’est besoin de
tant en dire. Tout ce que je prétends est que nous voyions qui est celui à qui
nous parlons, et que nous demeurions avec lui sans lui tourner le dos (nous ne
faisons pas autre chose quand nous parlons à Dieu et avons l’esprit fixé sur
toutes sortes de vanités). Tout le mal vient du fait que nous ne comprenons pas
vraiment qu’il est près de nous, et que nous l’imaginons loin ; et combien
loin, si nous allons le chercher au ciel ! Comment se fait-il donc,
Seigneur, que nous ne regardions pas votre visage alors qu’il est si près de
nous ? Il nous semble, quand nous parlons aux hommes, que ceux-ci ne nous
entendent pas si nous ne voyons pas qu’ils nous regardent. Et nous fermons les
yeux pour ne pas voir que vous nous regardez ? Comment pouvons-nous alors
savoir si vous avez entendu ce que nous disons ? Tout ce que je voudrais
vous faire comprendre, c’est que pour nous accoutumer petit à petit à assurer
peu à peu et facilement notre esprit, afin que nous puissions comprendre ce que
nous disons et réaliser avec qui nous parlons, nous devons recueillir nos sens
extérieurs au-dedans de nous-mêmes, et leur donner un sujet d’occupation ;
le ciel n’est-il pas à l’intérieur de nous-mêmes, puisque le Seigneur est en
nous ?
2 Et une fois que nous
avons commencé à goûter qu’il n’est pas nécessaire d’élever la voix pour lui
parler - parce que Sa Majesté fera sentir sa présence -, nous réciterons le
Paternoster et toute autre prière de notre choix avec un grand repos de
l’esprit, et le Seigneur lui-même veillera à ce que nous ne nous fatiguions
pas ; en effet, à peine aurons-nous commencé à faire des efforts pour
rester près de lui, qu’il nous entendra par signes ; et si nous devions
réciter plusieurs fois le Paternoster pour être entendues, il nous entendra
maintenant dés la première fois. Il aime beaucoup à nous épargner de la
fatigue, et même si dans l’espace d’une heure nous ne disons qu’une fois le
Paternoster, cela suffit pourvu que nous comprenions que nous sommes avec lui,
que nous sachions ce que nous lui demandons (quel désir il a de nous exaucer -
enfin, comme un père -, quel plaisir il a de se trouver avec nous), et que nous
nous réjouissions avec lui ; il n’aime pas que nous nous rompions la tête.
C’est pourquoi, mes soeurs, pour l’amour de Dieu, accoutumez-vous à réciter le
Paternoster avec le recueillement dont je parle ; vous verrez bien vite le
bénéfice que vous en tirerez. C’est une méthode de prière qui habitue rapidement
l’âme à ne pas divaguer, et les puissances à ne pas s’inquiéter ; le temps
vous le fera découvrir (je vous supplie seulement de vous y essayer, même si
cela vous coûte un peu, comme il arrive pour tout ce dont nous n’avons pas
l’habitude) ; je vous assure cependant que vous serez bien vite consolées
en voyant que, sans avoir à vous fatiguer pour chercher le saint Père que vous
priez, vous le trouvez en vous.
3 Que Sa Majesté l’enseigne
à celles d’entre vous qui l’ignorent ; pour moi, je vous avoue que je n’ai
jamais su ce que c’était de réciter avec satisfaction et consolation, jusqu’au
jour où le Seigneur me l’a enseignée ; et les grands avantages que j’ai
toujours retirés de ce recueillement intime m’ont poussée à écrire longuement
sur ce sujet. Peut-être savez-vous toutes cela, mais une soeur qui l’ignore
pourrait venir chez vous ; ainsi ne regrettez pas que je vous en aie
parlé. Considérons maintenant comment notre bon Maître poursuit sa prière, et
commence à supplier son saint Père pour nous ; voyons ce qu’il demande,
car il est bien que nous le comprenions.
Combien il importe de
comprendre ce que l’on demande dans l’oraison.
1 Est-il une personne, pour
étourdie qu’elle soit, qui, lorsqu’elle sollicite quelqu’un d’important, ne songe
d’abord à la manière de présenter sa demande afin de lui être agréable et de ne
pas paraître importune ? Ne doit-elle pas connaître l’objet de sa demande,
et le besoin qu’elle en a, surtout s’il s’agit d’une chose extraordinaire comme
celle que nous enseigne à demander notre bon Jésus ? Ce point, à mon avis,
est à prendre en grande considération. Ne pouviez-vous pas, ô mon Seigneur,
conclure cette prière par un mot et dire : “ Donnez-nous, Père, ce
qui nous convient ? ” A l’égard de celui qui comprend si bien toutes
choses, cela, semble-t-il, était suffisant.
2 O Sagesse des
anges ! Pour vous et votre Père cette phrase suffisait (c’est ainsi que
vous vous êtes adressé à lui au Jardin des oliviers, vous lui avez exprimé
votre amour et votre crainte, mais vous vous êtes abandonné entre ses
mains) ; mais vous nous connaissez, mon Seigneur, vous saviez que nous ne
sommes pas aussi soumis que vous à la volonté de votre Père, et qu’il nous
était nécessaire de demander des choses très précises afin que nous nous arrêtions,
tout au moins un instant, à considérer si ce que nous demandons nous convient
et, dans le cas contraire, à ne pas le demander. Car nous sommes faits de telle
sorte que si l’on ne nous donne pas ce que nous voulons - vu ce libre arbitre
qui est le nôtre -, nous n’acceptons pas ce que le Seigneur veut nous donner,
alors même que ce serait meilleur pour nous ; si nous ne voyons pas
immédiatement l’argent dans notre main, jamais nous ne penserons que nous
sommes riches.
3 O mon Dieu ! Notre
foi est-elle endormie au point que nous ne puissions parvenir à comprendre
combien est sur le châtiment et combien est sûre la récompense ? Voilà
pourquoi, mes filles, il est bon que vous compreniez ce que vous demandez dans
le Paternoster, afin que si le Père Éternel vous l’accorde, vous ne le lui
refusiez pas de façon grossière ; et examinez soigneusement si ce que vous
demandez vous est profitable. Si ce ne l’est pas, ne le demandez pas, mais
priez Sa Majesté de vous donner la lumière parce que vous êtes aveugles,
éprouvez de la répugnance pour les mets qui vous donneraient la vie, et
préférez ceux qui vous mèneront à la mort. Et quelle mort redoutable que
celle-là ! une mort éternelle !
1 Voici ce que dit le bon
Jésus : “ que votre Nom soit sanctifié, que votre Règne
arrive. ” Considérez maintenant, mes filles, si la sagesse de notre Époux
est grande ! Je réfléchis ici à ce que nous demandons quand nous demandons
ce royaume, car il est bon que nous nous en rendions compte. Sa Majesté,
connaissant notre faiblesse, a vu que nous ne pouvions ni sanctifier, ni louer,
ni célébrer, ni glorifier, ni exalter ce saint nom du Père Éternel comme il se
devait, si Sa Majesté n’y pourvoyait en nous donnant dès ici-bas son royaume,
c’est pourquoi le bon Jésus a placé ces deux demandes à côté l’une de l’autre.
Et afin que vous compreniez, mes filles, ce que nous demandons, et combien il
nous importe de le demander et de faire tout ce que nous pouvons pour contenter
celui qui doit nous le donner, je vous dirai ici ma pensée. Si elle ne vous
semble pas convenable, cherchez d’autres considérations ; Notre-Seigneur nous
le permet, pourvu que nous nous soumettions en tout aux enseignements de
l’Église (c’est ce que je fais toujours ; et même ce livre, je ne vous le
donnerai à lire que lorsque des personnes qui s’entendent en la matière
l’auront vu ; donc, s’il s’y trouve quelque erreur, la malice n’en sera
pas la cause ; il s’agira d’une défaillance de ces connaissances).
2 Le grand bonheur qu’il y
a dans le royaume du ciel, entre beaucoup d’autres, c’est de ne plus avoir à
faire cas des choses de la terre ; on y trouve le repos, la gloire
au-dedans de soi-même, on se réjouit de la joie de tous, on éprouve une paix
perpétuelle, une immense satisfaction intérieure en voyant que tous sanctifient
et louent le Seigneur, bénissent son nom et que nul ne l’offense ; tous
l’aiment, et l’âme elle-même n’a d’autre occupation que de l’aimer, et elle ne
peut cesser de l’aimer parce qu’elle le connaît. Et c’est ainsi que nous
l’aimerions sur la terre, si nous le connaissions ; sans doute avec moins
de perfection et de continuité, mais nous l’aimerions tout autrement que nous
le faisons.
3 J’ai l’air de dire que
nous devons être des anges pour adresser cette demande et prier vocalement.
Notre divin Maître le voudrait bien, dès lors qu’il nous ordonne de présenter
une si haute demande ; et, en vérité, il ne nous dit pas de demander des
choses impossibles ; une âme encore en cet exil peut donc l’obtenir, avec
la grâce de Dieu (sans doute, non avec la perfection des âmes qui sont déjà
sorties de la prison du corps, car nous naviguons sur la mer et notre voyage
continue toujours) ; mais il y a des moments où, nous voyant fatigués de
la route, le Seigneur met nos puissances dans le repos et notre âme dans la
quiétude ; il nous fait alors comprendre clairement, par certains signes,
quelle est la nature des dons qu’il réserve il ceux qu’il introduit dans son
royaume. Ceux dont il exauce ici-bas la demande reçoivent de tels gages d’amour
qu’ils nourrissent la ferme espérance d’aller jouir toute l’éternité de ce
qu’ils ne peuvent goûter ici-bas que rarement.
4 Si vous ne deviez
m’accuser de traiter de la contemplation, cette demande du Pater me donnerait
ici une belle occasion de vous parler un peu des commencements de la pure
contemplation appelée par ceux qui en ont l’expérience : oraison de
quiétude ; mais comme il est entendu que je parle de la prière vocale,
ceux qui ne connaissent pas le sujet pourraient penser que les deux choses ne
vont pas l’une avec l’autre ; or moi, je sais que c’est tout le contraire.
Pardonnez-moi, mais je veux vous en parler ici parce que je connais nombre de
personnes qui prient vocalement, et que Dieu élève à une haute contemplation
sans qu’elles fassent quoi que ce soit pour cela, ni même sachent
comment ; c’est pourquoi, mes filles, j’insiste tant pour que vous disiez
parfaitement vos prières vocales. Je connais une religieuse qui n’a jamais pu
pratiquer d’autre oraison que la vocale, et en s’y tenant fidèlement, elle
avait tout ; mais si elle ne récitait pas, son esprit s’égarait tellement
qu’elle en était torturée. Oh ! puissiez-vous toutes pratiquer l’oraison
mentale comme elle pratiquait la vocale ! Pour réciter quelques
Paternoster correspondant au nombre de mystères où Notre-Seigneur a répandu son
sang - et quelque autre prière -, elle passait deux ou trois heures ; elle
vint me voir tout affligée et me dit qu’elle ne savait pas faire oraison, ni ne
pouvait s’adonner à la contemplation, qu’elle ne savait que réciter des prières
vocales. Elle était âgée à l’époque, et avait mené une vie exemplaire et
pieuse. Je lui demandai ce qu’elle récitait, et je compris, d’après sa réponse,
que le Seigneur l’élevait à la grâce d’union alors qu’elle s’attachait à dire
le Pater. C’est ainsi que je louai le Seigneur, et enviai sa prière vocale. Ne
pensez donc pas, vous qui êtes ennemis des contemplatifs, que vous pourrez
éviter de le devenir si vous récitez les prières vocales comme il faut, et
gardez une conscience pure, Ainsi, je vais devoir aborder ce sujet. Que ceux
qui ne veulent pas l’entendre passent plus loin.
Continue à traiter de
l’oraison de quiétude. Chapitre très important.
1 Cette oraison de quiétude
est celle où, selon moi, le Seigneur entreprend, je le répète, de nous montrer
qu’il entend notre demande, et commence déjà à nous donner son royaume ici-bas
pour que nous puissions véritablement louer son nom, et pour que nous essayions
que les autres le louent. Et bien que je n’aie pas l’intention de m’étendre
longuement sur ce point puisque, je le répète, j’ai écrit ailleurs à ce sujet,
j’en parlerai néanmoins quelque peu.
2 C’est quelque chose de
surnaturel et, quels que soient nos efforts, nous ne pouvons l’acquérir par
nous-mêmes car, dans cet état, l’âme rentre dans la paix, ou plutôt : le
Seigneur l’y met par sa présence, comme il fit pour le juste Siméon ; toutes
les puissances sont dans le repos. L’âme comprend - d’une façon qui n’a rien à
voir avec les sens extérieurs - qu’elle est déjà tout près de son Dieu et que,
pour peu qu’elle s’en approchât encore un petit peu, elle ne ferait qu’un avec
lui par la grâce de l’union. Ce n’est pas qu’elle le voie des yeux du corps ni
de ceux de l’âme. Le juste Siméon, en regardant le glorieux Enfant, ne voyait
qu’un petit pauvre ; à en juger par les langes qui l’enveloppaient et le
nombre restreint de personnes formant la procession, il aurait pu le prendre
pour un petit pèlerin, enfant de parents pauvres, plutôt que pour le Fils du
Père Céleste ; mais l’Enfant lui-même lui fit connaître qui il était.
C’est de cette manière qu’il se révèle à l’âme, bien que ce ne soit pas avec
cette clarté, car elle ne comprend pas encore ; elle voit seulement
qu’elle est dans le royaume (tout au moins près du roi qui doit le lui donner)
et, semble-t-il, elle éprouve un tel respect qu’elle n’ose rien demander.
3 C’est comme un
assoupissement intérieur et extérieur, de sorte que l’homme extérieur
(c’est-à-dire “ le corps ”, car il pourrait se trouver quelque
simplette qui ne sache pas ce que signifient “ intérieur ” et
“ extérieur ”), ne voudrait pas bouger ; tout comme celui qui
est arrivé au terme du voyage se repose et éprouve dans son corps une très
grande délectation, et une paix profonde ; l’âme est si heureuse de
seulement se voir près de la fontaine qu’avant même d’avoir bu elle est déjà
rassasiée ; il semble qu’elle n’ait plus rien à désirer : les
puissances sont totalement apaisées et ne voudraient pas se remuer ;
toutefois, elles ne sont pas suspendues 261, car elles peuvent penser à celui
auprès de qui elles se trouvent ; c’est une pensée paisible. Les personnes
qui sont dans cet état voudraient que le corps ne bougeât pas, afin de n’être
pas troublées ; elles pensent une chose, et non plusieurs ; elles ne
parlent qu’avec peine ; elles vont passer une heure à dire un seul
“ Notre Père ”. Dieu et l’âme sont si près l’un de l’autre qu’ils
peuvent se comprendre par signes. Elles sont dans le palais, près du Roi ;
elles sont dans son royaume car le Seigneur commence déjà à le leur donner
ici-bas. Parfois des larmes viennent à leurs yeux, mais elles les versent sans
peine et avec grande douceur ; tout leur désir est que soit sanctifié ce
nom-là. Il semble qu’elles ne soient plus dans le monde, elles ne voudraient ni
le voir ni l’entendre, et ne voir et n’entendre que leur Dieu. Rien ne leur
fait de la peine, et rien, semble-t-il, ne peut leur en donner.
4 Quand j’ai parlé de
l’oraison de quiétude, j’ai omis de dire ceci : il arrive souvent que
l’âme soit dans une quiétude profonde, et l’entendement 264 si élevé, que ce
qui se passe ne semble pas avoir lieu dans sa maison. Et, en vérité, c’est bien
à mon avis ce qui arrive ; on dirait qu’il est l’hôte d’une maison
étrangère et cherche d’autres demeures où rester. Celle-ci ne le contente pas
parce que, pour ainsi dire, il ne sait pas se fixer (les autres personnes ne
sont sans doute pas ainsi ; c’est de moi que je parle, et parfois je
désire mourir parce que je ne peux remédier à ceci) ; d’autres fois,
l’entendement semble s’installer dans sa maison et est avec la volonté ;
si tous deux s’accordent : c’est divin. Il en est comme de deux
époux ; s’ils sont heureux et s’aiment l’un l’autre, l’un veut ce que
l’autre veut ; mais supposez que le mari soit peu traitable, et vous
verrez l’inquiétude qu’il cause à sa femme. Ainsi, lorsque la volonté est dans
cette quiétude (et faites très attention à ce conseil, il est important), elle
ne doit pas plus faire cas de l’entendement que d’un fou, car si elle veut
l’attirer à elle, il lui arrivera forcément d’être distraite et quelque peu
inquiète. Or, à ce degré d’oraison, tout cela se soldera par de la fatigue et
aucun gain pour l’âme : elle perdra ce que le Seigneur lui a donné sans
aucune fatigue de sa part.
5 Remarquez bien cette
comparaison que le Seigneur m’a suggérée quand j’étais dans cet état d’oraison,
et qui est très appropriée. L’âme est comme un enfant qui tête encore, et sa
mère, dans sa tendresse, fait couler le lait dans sa bouche sans qu’il ait
besoin de remuer les lèvres. De même ici, sans effort de l’entendement, le
Seigneur met tout dans l’âme, et il veut qu’elle comprenne qu’il est là, et qu’elle
avale le lait qu’il lui donne sans cesser de réaliser qu’il le lui donne, et
sans cesser d’aimer. Si elle veut entrer en lutte pour que l’entendement
participe à son bonheur et le ramener à elle, elle ne pourra y parvenir ;
elle laissera forcément tomber le lait de sa bouche, et perdra cette divine
subsistance.
6 C’est en ceci et en
d’autres choses que cette oraison est différente de celle où l’âme est unie à
Dieu ; dans cette dernière, l’âme n’a pas même à avaler. Elle trouve la
nourriture au-dedans d’elle-même sans comprendre comment le Seigneur l’y a
mise. Dans l’oraison de quiétude, il semble que le Seigneur veuille encore que
l’âme travaille un petit peu, mais ce travail s’effectue dans une telle paix
que l’âme ne s’en rend pour ainsi dire pas compte. Quiconque a eu l’expérience
de ce genre d’oraison comprendra clairement ce que je dis - s’il y apporte
l’attention désirée - après avoir lu cela ; qu’il réfléchisse à son
importance ; sinon, cela semble inintelligible. Quand l’âme, donc, est
élevée à ce degré d’oraison, elle éprouve un contentement paisible et profond
dans la volonté, un grand apaisement. (Elle ne saurait dire ce que c’est d’une
manière précise, mais elle peut du moins affirmer qu’il est très différent des
contentements d’ici-bas ; la possession du monde et de tous ses plaisirs
ne saurait lui procurer cette satisfaction qu’elle trouve dans l’intime de sa
volonté.) Ces plaisirs de la vie, me semble-t-il, n’atteignent que l’extérieur
de la volonté : l’écorce, pour ainsi dire. Ce que je veux dire est
ceci : une fois que l’âme est élevée à ce degré si haut d’oraison (qui,
encore une fois, est évidemment surnaturel), si l’entendement se livre aux plus
grandes extravagances du monde, moquez-vous de lui, regardez-le comme un
insensé et restez dans votre quiétude ; il ira et viendra, mais la volonté
est désormais souveraine et toute-puissante ; elle le ramènera sans que
vous vous en préoccupiez le moins du monde. Mais si vous voulez le ramener par
la force, vous perdrez le pouvoir que vous avez sur lui - pouvoir qui vous
vient de la divine nourriture que vous venez de manger et de recevoir - et ni
l’un ni l’autre n’y gagnerez rien ; qui trop embrasse mal étreint, dit-on.
L’expérience vous le fera comprendre ; car il faut beaucoup d’expérience
pour le comprendre sans avoir eu la moindre explication, et pour le faire et le
comprendre après avoir été avertis par des lectures, il en faut peu.
7 Enfin, tant que durent la
satisfaction et la jouissance expérimentées par l’âme, on peut affirmer à juste
titre que nous sommes dans le royaume, et que le Père Éternel a entendu notre
demande puisqu’il est venu à nous. O heureuse requête que celle où nous
demandons un si grand bien sans le comprendre ! Heureuse manière de
demander ! Voilà pourquoi je veux, mes soeurs, que nous considérions
comment réciter cette céleste prière et ce que nous y demandons car, c’est
clair, si Dieu nous accorde cette faveur, nous devons oublier les affaires du
monde, même si cela ne nous plaît pas ; le Seigneur du monde, quand il arrive,
met tout dehors. Je ne dis pas que tous ceux qui feront cette demande seront,
par ce fait même, complètement détachés de tout, mais je voudrais qu’ils
comprennent ce qui leur manque, qu’ils s’humilient, et qu’ils ne présentent pas
une si grande requête comme s’ils ne demandaient rien, et si le Seigneur leur
accorde ce qu’ils demandent, qu’ils ne le lui refusent pas.
8 Il y a de nombreuses
personnes - et j’ai été l’une d’elles - à qui le Seigneur donne de tendres
sentiments de dévotion et de saintes inspirations, qu’il éclaire sur la vraie
valeur de toutes choses et à qui, enfin, il donne ce royaume en les mettant
dans cette oraison de quiétude ; or, elles font les sourdes. Et il y a des
âmes si passionnées de paroles et si désireuses de dire précipitamment de
nombreuses prières vocales pour finir leur tâche, car elles s’imposent de les
réciter chaque jour, que le Seigneur a beau mettre son royaume entre leurs
mains, et leur donner cette oraison de quiétude et cette paix intime, elles ne
le reçoivent pas ; elles s’imaginent qu’il est mieux de réciter des
prières vocales et elles se laissent distraire.
9 N’agissez pas ainsi, mes
soeurs, quand le Seigneur vous accordera cette grâce ; considérez que vous
perdriez un grand trésor, et que vous faites beaucoup plus en disant de temps
en temps une parole du Paternoster qu’en le récitant souvent à la hâte et sans
penser à ce que vous dites. Celui que vous priez est tout près de vous ;
il ne peut manquer de vous entendre. C’est ainsi, croyez-moi, que vous bénirez
véritablement son nom et le sanctifierez car, comme membre de sa maison, vous
glorifiez le Seigneur et le louez avec plus d’ardeur et de désir, et vous ne
pourrez plus, semble-t-il, cesser de le servir. Ainsi, je vous conseille d’être
très vigilantes sur ce point, parce que c’est très important.
1 Maintenant que notre bon
Maître a demandé pour nous, et nous a enseigné à demander un bien d’une si
haute valeur qu’il renferme tout ce que nous pouvons désirer ici-bas, et qu’il
nous a fait l’immense faveur de nous appeler ses frères, voyons ce qu’il veut
que nous donnions à son Père, ce qu’il lui offre pour nous, et ce qu’il
demande ; n’est-il pas juste, en effet, que nous fassions quelque chose en
retour de si grandes grâces ? O bon Jésus ! qui donnez si peu de
notre part, comment pouvez-vous demander tant pour nous ? Sans compter
qu’en soi, ce peu n’est que néant en comparaison de ce que nous devons à un si
grand Roi ; mais il est certain, ô mon Seigneur, que vous ne nous laissez
pas sans rien, et que nous donnons tout ce que nous pouvons si nous le donnons,
je le répète, dans l’esprit des mots que nous prononçons :
2 “ Que votre volonté
soit faite sur la terre comme au ciel. ” Vous avez bien fait, ô bon Maître
et Seigneur, de présenter la demande précédente afin que nous soyons capables
d’accomplir ce que vous promettez en notre nom ; autrement, Seigneur, il
semble vraiment impossible que nous puissions l’accomplir. Mais puisque votre
Père nous donne son royaume ici bas comme vous l’en suppliez, je sais que nous
honorerons votre parole et donnerons ce que vous avez promis pour nous. La
terre étant devenue le ciel, votre volonté pourra s’accomplir en moi. Sans
cela, et en une terre aussi vile et stérile que la mienne, je ne sais,
Seigneur, comment ce serait possible ; c’est une grande chose que vous
offrez en notre nom ! C’est pour cela, mes filles, que je voudrais que vous
le compreniez.
3 Quand je pense à cela, je
ris des personnes qui disent qu’il n’est pas bien de demander des épreuves au
Seigneur, parce que c’est une preuve de peu d’humilité. Et j’ai rencontré des
âmes si pusillanimes qu’elles manquent de courage - même sans ce prétexte
d’humilité - pour les lui demander, s’imaginant que Notre-Seigneur va les leur
envoyer aussitôt. Je voudrais leur poser une question : quand elles
supplient le Seigneur que Sa Majesté accomplisse en elles sa volonté,
prononcent- elles ces paroles parce que tout le monde les prononce et sans
avoir l’intention de conformer leurs actes à leurs paroles ? Voilà qui
serait très mal, mes soeurs. Considérez que le bon Jésus se présente ici comme
notre ambassadeur, qu’il a voulu s’interposer entre son Père et nous, et qu’il
ne lui en a pas peu coûté ! ce ne serait donc pas juste que nous refusions
de `donner ce qu’il promet ou offre en notre nom, ou bien alors, ne faisons pas
cette demande.
4 Je veux maintenant vous
l’exposer autrement. Considérez, mes soeurs (que vous le vouliez ou non) que
cela se fera, que sa volonté s’accomplira au ciel et sur la terre ;
croyez-moi, suivez mon conseil et faites de nécessité vertu. O mon Seigneur,
quel immense réconfort pour moi que vous n’ayez pas laissé l’accomplissement de
votre volonté à un vouloir aussi faible que le mien ! Soyez-en béni à
jamais, et que toutes les choses chantent vos louanges ! que votre nom en
soit glorifié éternellement ! Je serais dans une piètre situation,
Seigneur, s’il avait dépendu de moi que votre volonté s’accomplisse ou
non ! Maintenant je vous donne librement la mienne 273, bien qu’elle ne
soit pas désintéressée, car une longue expérience m’a montré le gain que je
retire à remettre librement ma volonté dans la vôtre. O mes filles, quel grand
avantage il y a à cela ! ou bien : quelle grande perte, si nous
n’accomplissons pas ce que nous disons au Seigneur dans le Paternoster et ne
lui donnons pas ce que nous lui offrons !
5 Avant de vous parler de
ce que vous y gagnerez, je peux vous faire remarquer la grandeur de ce que vous
offrez, afin que vous ne puissiez pas dire qu’il y a eu méprise, et que vous
n’avez pas bien compris. Ne faites pas comme certaines moniales qui se
contentent de promettre ; comme elles ne tiennent pas leur parole, elles
s’excusent en disant qu’au moment de leur profession, elles n’ont pas compris
ce qu’elles promettaient. Je le crois aisément, car parler est facile, mais
mettre en pratique est difficile, et si elles ont pensé que promettre et tenir
n’étaient qu’une même chose, il est bien certain qu’elles n’ont pas su ce
qu’elles faisaient. Faites bien comprendre ces choses à celles que vous
recevrez ici à la profession, en les soumettant à de longues années de
probation. Qu’elles ne s’imaginent pas que les paroles suffisent ;
qu’elles sachent qu’il faut aussi des oeuvres.
6 Je veux donc que vous
réalisiez à qui, comme on dit, vous avez affaire, et ce que le bon Jésus offre
pour vous au Père, et ce que vous lui donnez quand vous dites que sa volonté
s’accomplisse en vous, car c’est cela et rien d’autre que vous lui demandez. Ne
craignez pas que sa volonté soit de vous donner des richesses, des plaisirs, de
grands honneurs ou tout autre bien de cette terre ; il vous aime trop pour
cela, il estime trop ce que vous lui donnez et il désire vous en récompenser
puisque, même de votre vivant, comme on dit, il vous donne son royaume.
Voulez-vous savoir comment il se comporte envers ceux qui lui demandent du fond
du coeur d’accomplir en eux sa volonté ? Demandez-le à son glorieux Fils
qui lui adressa cette prière au Jardin des oliviers. Comme elle fut dite avec
vérité et un ardent désir d’être exaucée, voyez comment le Père a parfaitement
accompli sa volonté dans le Fils en lui envoyant souffrances, douleurs, injures
et persécutions ; enfin, jusqu’à le laisser mourir sur une croix.
Comment les religieux
ont l’obligation de mettre leurs paroles en pratique.
1 Vous voyez ici, mes
filles, ce que Dieu a donné à celui qu’il aimait le plus ; vous comprendrez
par là quelle est sa volonté, Considérez ce que vous faites ; veillez à ce
que les paroles que vous adressez à un si grand Seigneur ne soient pas des
paroles de pure politesse ; montrez-vous courageuses pour supporter ce
qu’il plaira à Sa Majesté de vous envoyer, car si vous ne lui remettez pas
entièrement votre volonté, vous ressemblerez à celui qui montre un bijou à
quelqu’un et le prie de l’accepter, mais dès que ce dernier étend la main pour
le prendre, le garde bel et bien.
2 Ce ne sont pas des
moqueries à faire à celui qui en a déjà tant endurées pour nous. N’y aurait-il
d’autre motif que celui-là, il suffirait pour que nous ne nous moquions pas de
lui si souvent, car c’est très fréquemment que nous lui adressons cette demande
dans le Paternoster. Donnons-lui donc une bonne fois pour toutes ce bijou que
si souvent nous décidons de lui donner. Il est vrai qu’il ne nous le donne pas
le premier. Oh, mon Dieu ! comme mon bon Jésus nous connaît ! Il n’a
pas dit au début que nous remettions notre volonté au Seigneur ; il ne le
dit que lorsque nous sommes bien payés de ce petit service, on verra par là le
grand bénéfice que le Seigneur veut que nous gagnions en nous abandonnant à
lui : dès cette vie même, il commence à nous en récompenser comme je vais
maintenant le dire. Quand ceux qui vivent dans le monde sont sincèrement
résolus de tenir leur promesse, c’est beaucoup. Pour vous, mes filles, vous
devez dire et faire à la fois, parler et agir ; à la vérité, voilà,
semble-t-il, ce que nous, religieux, devons faire. Parfois, cependant, nous
mettons le bijou dans la main du Seigneur, puis nous le lui reprenons. Nous
sommes si généreux au premier abord, et ensuite nous devenons si chiches, qu’il
aurait presque mieux valu nous montrer moins empressés de donner.
3 Comme tous les conseils
que je vous ai donnés dans ce livre n’ont qu’un but : celui de nous donner
totalement au Créateur, de lui remettre notre volonté, de nous détacher des
créatures, et comme vous en aurez compris la grande importance, je n’insiste
pas davantage. Je veux seulement vous dire pourquoi notre bon Maître place ici
ces paroles. Il sait qu’il n’y a pas de plus grand gain pour nous que de rendre
ce service à son Père éternel, car par là nous nous disposons promptement à
arriver au terme de notre voyage, et à boire l’eau vive de la source dont nous
avons parlé. Si nous ne nous donnons pas complètement au Seigneur, et ne nous
mettons pas entre ses mains pour qu’il prenne lui-même soin de tout qui nous
concerne, jamais il ne nous laissera boire à cette source. Voilà en quoi
consiste la contemplation parfaite dont vous m’avez priée de vous parler.
4 Ici, nous n’intervenons
d’aucune façon, ni efforts, ni déploiement d’habileté, rien de plus n’est
nécessaire, car tout ce que nous voudrions faire nous gênerait et nous
empêcherait de dire : “ Fiat voluntas tua. ” Que votre volonté,
Seigneur, s’accomplisse en moi de toutes les façons et de toutes les manières
qu’il vous plaira, ô mon Seigneur ! Si vous voulez que ce soit au milieu
des épreuves, donnez-moi la force de les supporter, et qu’elles viennent, si
vous voulez que ce soit au milieu des persécutions, des maladies, des affronts
et de l’indigence, me voici, je ne les refuserai pas, ô mon Père, et je n’ai
pas le droit de les fuir. Dès lors que votre Fils vous a remis ma volonté en
vous offrant celle de tous les hommes, je ne saurais, pour ma part, manquer
d’honorer la promesse qu’il vous a faite en mon nom. Mais faites-moi la grâce
de m’accorder votre royaume, afin que je puisse accomplir votre volonté -
puisqu’il me l’a demandé - et disposez de moi à votre gré, comme d’une chose
qui est vôtre.
5 O mes soeurs, quelle
force il y a dans ce don ! S’il est fait avec la résolution voulue, il ne
peut manquer d’attirer le Tout-Puissant à ne faire qu’un avec notre bassesse, à
nous transformer en lui, et à unir le Créateur et la créature. Voyez comme vous
serez bien payées et quel bon Maître vous avez ! Sachant comment on gagne
la volonté de son Père, il nous enseigne de quelle manière et par quels moyens
nous devons le servir.
Ce que donne le
Seigneur une fois que nous lui avons remis notre volonté.
1 Plus notre âme est
résolue, et plus nous prouvons par nos actes que les paroles que nous lui
adressons ne sont pas des formules de pure politesse, plus le Seigneur nous
approche de lui, et élève notre âme au-dessus de toutes les choses de ce monde
et d’elle-même, afin de la rendre apte à recevoir de hautes faveurs
divines ; puisqu’il ne cesse de la récompenser de ce don en cette vie. Il
estime tant ce service que nous ne savons plus quoi demander, et Sa Majesté ne
se lasse jamais de donner. Non content d’avoir fait de cette âme une même chose
avec lui - puisqu’il l’a transmuée en sa propre substance - il commence à
mettre en elle ses délices, à lui découvrir des secrets, à se réjouir de ce
qu’elle comprend les richesses qu’elle a gagnées, et de ce qu’elle entrevoit
quelque peu les biens qu’il lui réserve encore. Il lui fait perdre peu à peu
l’usage de ses sens extérieurs afin que rien ne puisse la distraire. Cet état
s’appelle le ravissement. Et il commence à montrer à l’âme tant d’amitié que
non seulement il lui rend sa volonté, mais lui donne en même temps la sienne
propre ; dès lors qu’il la traite avec tant d’intimité, le Seigneur aime à
voir les deux volontés commander à tour de rôle, comme on dit, et il accomplit
ce qu’elle lui demande, du moment qu’elle fait ce qu’il lui ordonne ; mais
il le fait beaucoup mieux qu’elle, parce qu’il est tout-puissant, qu’il peut
tout ce qu’il veut, et qu’il ne cesse de vouloir.
2 La pauvre âme a beau
vouloir, elle est souvent incapable de réaliser ce qu’elle voudrait ; elle
ne peut rien, à moins qu’on ne lui en donne le pouvoir ; elle est de plus
en plus endettée, et comme elle voudrait payer une partie de ce qu’elle doit,
elle ne cesse de se tourmenter en se voyant sujette aux inconvénients résultant
de son emprisonnement dans le corps. Mais elle est bien sotte de se
tourmenter ! Alors même qu’elle ferait tout ce qui dépend d’elle, que
peut-elle payer puisqu’elle ne peut rien donner si elle n’a tout d’abord
reçu ? Elle ne peut que se connaître elle-même, et accomplir parfaitement
ce qui est en son pouvoir, c’est-à-dire : faire don de sa volonté. Étant
donné que la nature de cette oraison, et ce que l’âme doit faire quand elle y
est élevée a déjà - comme je l’ai dit - été mentionné ailleurs, et que j’ai
longuement décrit ce que l’âme ressent dans cet état d’oraison, et la
connaissance qu’elle a de l’oeuvre de Dieu en elle, je ne fais ici qu’effleurer
ces choses sur l’oraison, à seule fin de vous montrer comment vous devez
réciter cette prière du Paternoster.
3 Je vous donne un conseil
283 : ne pensez pas arriver à cet état par vos efforts ou votre habileté,
ce serait vain ; au contraire, si vous aviez de la dévotion, vous
tomberiez dans la froideur ; dites plutôt avec simplicité et humilité, car
c’est l’humilité qui vient à bout de tout : “ Fiat voluntas
tua. ”
Du grand besoin que
nous avons de faire cette demande du “ panem nostrum ”.
1 Le bon Jésus, ai-je dit,
comprenait combien il nous était difficile de faire ce qu’il promettait en
notre nom ; il connaissait notre faiblesse, et savait que nous feignons
souvent de ne pas comprendre quelle est la volonté du Seigneur. Comme il est si
compatissant, en nous voyant si faibles, il voulut trouver un moyen de nous
aider (car ne pas réaliser ce qu’il avait promis ne nous convenait nullement),
puisque tout ce que nous gagnons vient de ce que nous donnons ; mais il
reconnut que ce serait pour nous très difficile. Allez dire à un homme riche
que la volonté de Dieu lui enjoint de limiter ses mets afin que ceux qui
meurent de faim aient au moins du pain à manger, et il trouvera mille raisons
pour ne pas l’entendre ainsi et agir à sa guise. Dites à un médisant que la volonté
de Dieu est qu’il aime son prochain comme lui- même, et il ne pourra le
supporter ; aucune raison ne saura le convaincre. Dites à un religieux -
ou religieuse - habitué à la liberté et à ses aises, qu’il est tenu de donner
le bon exemple et ne doit pas se contenter de répéter les paroles du
Paternoster, qu’il a promis et juré de les accomplir, que la volonté de Dieu
est qu’il observe ses voeux, et que s’il est un sujet de scandale il les
enfreint (même s’il ne les viole pas entièrement), qu’il a fait voeu de
pauvreté et doit le garder sans détour, que telle est la volonté du
Seigneur ; dites tout cela et vous ne pourrez, aujourd’hui encore, les
empêcher d’agir à leur gré. Que serait-ce, Seigneur, si vous ne nous aviez
grandement aidés par le remède que vous nous avez donné ? Bien peu
accompliraient la parole du Seigneur et répondraient à ce qu’il a offert au
Père ! Et plaise à Sa Majesté que, même aujourd’hui, nous en ayons
beaucoup ! Voyant donc combien nous avions besoin de lui, le Seigneur
inventa un moyen admirable par lequel il nous montra l’excès de son amour, et
en son nom et au nom de ses frères, il fit cette demande :
“ Donnez-nous aujourd’hui, : Seigneur, notre pain de chaque
jour. ”
1 Pour l’amour de Dieu, mes
soeurs, comprenez ce que demande le bon Jésus (ne passez pas à la légère sur
cette requête, car il y va de notre vie) et n’attachez que peu d’importance à
ce que vous avez donné, puisque vous devez tant recevoir. Il me semble
maintenant, sauf meilleur avis, que le bon Jésus - voyant ce qu’il avait promis
en notre nom, et combien il nous importait de le donner, et à quel point cela
nous était difficile de par notre nature, notre penchant pour les choses
superficielles et notre manque d’amour et de courage - comprit que pour
réveiller notre amour nos yeux avaient besoin de voir le sien, et non une fois,
mais tous les jours ; alors, il se détermina à rester parmi nous. Mais
comme il s’agissait d’une chose si grave et si importante, il voulut qu’elle
vînt de la main du Père Éternel. Sans doute, lui et son Père ne sont qu’un, et
il savait que ce qu’il ferait sur la terre, son Père le ferait dans le ciel, et
que sa volonté et celle de son Père n’étaient qu’une pour une si grande chose,
mais l’humilité du bon Jésus 286 était telle qu’il voulut, pour ainsi dire,
demander permission à son Père, car il savait qu’il était son Fils bien-aimé et
que le Père avait mis en lui ses complaisances. Il comprit parfaitement que la
supplique qu’il lui adressait dépassait toutes les demandes précédentes,
puisqu’il voyait déjà quelle sorte de mort on allait lui infliger, ainsi que
les opprobres et les affronts qu’il devait subir.
2 Quel père, Seigneur, nous
ayant donné son fils, et un tel fils, pourrait, après l’avoir vu si outragé,
consentir à le voir demeurer tous les jours au milieu de nous pour y souffrir
encore ? Assurément, Seigneur, aucun si ce n’est le vôtre ; vous
saviez bien à qui vous vous adressiez ! O mon Dieu, comme il est grand
l’amour du Fils, et comme il est grand l’amour du Père ! Toutefois, je
m’étonne moins du bon Jésus, car comme il avait dit : “ fiat voluntas
tua ”, en Fils de Dieu il devait l’accomplir ! Certes ! il n’est
pas comme nous ; il savait qu’il accomplissait la volonté de son Père en
nous aimant comme lui-même, aussi chercha-t-il le moyen d’accomplir ce
commandement le plus parfaitement possible et quoi qu’il puisse lui en coûter.
Mais vous, Père Éternel, comment avez-vous consenti ? Pourquoi voulez vous
voir chaque jour votre Fils livré à des mains aussi viles que les nôtres ?
Vous nous l’avez envoyé une fois, vous l’avez permis, et vous avez vu en quel
état nous l’avons mis. Comment votre tendresse peut-elle supporter de le voir
chaque jour, oui, chaque jour en butte aux injures ? Et que d’outrages ne
doit-on pas faire aujourd’hui à ce Très Saint Sacrement ? En combien de
mains ennemies son Père ne doit-il pas le voir ? Que de profanations de la
part de ces hérétiques !
Lance une exclamation
au Père.
1 O Seigneur éternel !
comment acceptez-vous une telle demande, comment l’exaucez-vous ? Ne vous
laissez pas influencer par son amour, car pour accomplir parfaitement votre volonté
et contribuer à notre salut il se laisserait mettre en pièces jour après jour.
C’est à vous, ô mon Seigneur, de veiller sur votre Fils puisque rien n’arrête
son amour. Pourquoi faut-il que tout le bien que nous recevons nous soit
accordé à ses dépens ? pourquoi garde-t-il le silence sur tout, et ne
sait-il pas parler en sa faveur mais seulement en la nôtre ? N’y aura-t-il
personne pour prendre la défense de ce très doux Agneau ? Donnez-moi la
permission, Seigneur, de parler et de vous supplier en sa faveur, puisque vous
avez accepté de le laisser en notre pouvoir, et qu’il vous a obéi si
parfaitement et s’est donné à nous avec tant d’amour ; je constate aussi
que cette requête est la seule où il répète les mêmes paroles ; il demande
d’abord qu’on nous donne ce pain chaque jour, puis il ajoute :
“ Donne-le nous aujourd’hui, Seigneur. ” Il vous place devant le fait
qu’il est nôtre (ce qui revient à vous dire que vous ne pouvez, en droit, nous
refuser cette grâce), et que vous ne devez pas nous le reprendre puisque vous
nous l’avez donné une fois pour notre remède. Voyez donc, mes soeurs - et que
cela attendrisse votre coeur et vous fasse aimer votre Époux : il n’y a
pas un esclave qui avoue de bon coeur sa condition, et le bon Jésus, lui,
paraît s’en glorifier.
2 O Père éternel, quel
n’est pas le mérite d’une telle humilité ! avec quel trésor achetons-nous
votre Fils ! Pour le vendre, nous connaissons le prix : trente
deniers ! mais pour l’acheter, quel prix peut suffire ? En tant qu’il
possède notre nature, le Seigneur se fait ici un avec nous, et en tant qu’il
est maître de sa volonté, il rappelle à son Père que, puisqu’elle est à lui, il
peut nous la donner ; ainsi s’appelle-t-il “ nôtre ”. Il ne fait
pas de différence entre lui et nous, c’est nous qui la faisons en ne nous
donnant pas chaque jour à lui.
Traite de ce
mot : “ quotidianum ”.
1 Nous en sommes donc
arrivées à la conclusion que le bon Jésus, étant nôtre, demande à son Père de
nous le laisser chaque jour, ce qui veut dire, semble-t-il, “ pour
toujours ”. En écrivant ceci, je me demande pourquoi, après avoir dit
“ chaque jour ”, il ajoute encore “ aujourd’hui ”. Je vais
vous conter les folles idées qui ont traversé mon esprit ; si elles le
sont vraiment, qu’on les considère comme telles ! c’est déjà assez fou de
ma part de me mêler de tout cela ; mais comme nous essayons de comprendre
ce que nous demandons, examinons bien le sens de ce que nous disons afin - je
le répète - que nous puissions prier comme il faut, et remercier celui qui
prend tant de soin à nous enseigner. S’il dit être nôtre “ chaque
jour ” c’est, me semble-t-il, non seulement parce que nous le possédons
sur la terre - puisqu’il reste avec nous ici-bas et que nous le recevons - mais
parce que nous le posséderons aussi au ciel si nous savons profiter de sa
compagnie ; car s’il reste avec nous, c’est uniquement pour nous aider,
nous encourager, nous soutenir afin que nous fassions cette divine volonté dont
nous avons demandé en nous l’accomplissement.
2 Quand il dit “ aujourd’hui ”,
il entend, ce me semble : un jour, c’est-à-dire la durée de cette vie. Car
elle ne dure vraiment qu’un jour ! Quant à ces infortunés qui vont se
damner, qui ne jouiront pas de lui dans l’autre vie, ce sont ses propres
créatures, et il fait tout ce qu’il peut pour les aider, les encourager et
rester avec eux pendant l’ ”aujourd’hui ” de cette vie ; s’ils
se laissent vaincre, ce n’est pas de sa faute. Afin donc que le Père exauce sa
requête, il lui rappelle que ce monde ne dure qu’un jour et, par suite, le prie
de le lui laisser passer dans la servitude ; le Père nous a donné le Fils,
il n’est donc pas possible que le Père nous prenne le Fils au moment où nous
avons le plus besoin de lui ; car tous ces mauvais traitements qu’on lui
inflige en s’approchant de lui indignement ne dureront qu’un jour ; que le
Père considère l’obligation où le Fils se trouve de nous aider de toutes les
façons possibles, puisqu’en notre nom il a offert au Père cette chose si grande
qu’est l’abandon de notre volonté dans la sienne. Il ne fait cette nouvelle
demande que pour “ aujourd’hui ” ; le Père nous a déjà donné ce
pain très saint pour toujours, il est à nous ; il nous l’a donné sans que
nous le lui demandions, et nous trouvons, semble-t-il, cette Subsistance, cette
manne de l’humanité comme nous voulons ; s’il n’y a pas faute de notre
part, nous ne mourrons pas de faim car, de quelque manière que l’âme veuille se
nourrir, elle trouvera en lui joie, consolation et subsistance. Il n’y a pas de
privations, d’épreuves ou de persécutions qui ne soient faciles à supporter si
nous commençons à avoir part aux siennes, à les partager et à en faire le sujet
de nos méditations. Quant à cet autre pain, celui qui soutient et nourrit notre
corps, je me refuse à penser que le Seigneur s’en soit souvenu, et je voudrais
que vous ne vous en souveniez pas non plus. Nous sommes ici à un très haut
degré de contemplation, et celui qui l’a atteint n’a pas plus souvenance d’être
dans le monde que s’il n’y était pas, à plus forte raison ne songe-t-il pas à
manger. Comment penser que le Seigneur aurait pu tant insister pour demander -
pour lui et pour nous - la nourriture corporelle ? Cela ne convient pas à
ma manière de voir. Il nous apprend à mettre nos désirs dans les choses
célestes, et à prier pour que nous commencions à en jouir dès cette
terre ; comment aurait-il pu nous exhorter à nous mêler d’une chose aussi
vile que celle de demander à manger ? Comme s’il ne nous connaissait pas,
et ne savait pas qu’une fois que nous aurions commencé à nous soucier des
besoins de notre corps, nous oublierions ceux de notre âme ! Car nous
sommes des personnes de si faible envergure que nous nous contenterons de peu,
et demanderons peu ! au contraire, plus on nous donnera de nourriture, et
plus nous aurons l’impression que même l’eau va nous manquer.
3 Que ceux qui veulent plus
que le nécessaire en cette vie demandent cela, mes filles ! Quant à vous,
demandez au Père Éternel de vous laisser votre Époux aujourd’hui, et de n’en
être pas privées aussi longtemps que vous vivrez. C’est assez qu’il reste caché
sous les apparences du pain ; c’est un grand tourment pour qui n’a pas
d’autre amour ni d’autre consolation que lui. Suppliez-le qu’il ne vous manque
pas, et qu’il vous donne les dispositions voulues pour le recevoir dignement.
4 Quant à l’autre pain, ne
vous en préoccupez pas, puisque vous êtes abandonnées complètement à la volonté
de Dieu (je veux dire : quand vous êtes en oraison et vous occupez alors
de choses plus importantes) ; il y a d’autres moments où la personne
chargée de cette tâche veillera à ce que vous ayez de quoi manger (je veux dire
qu’elle vous donnera ce qu’il y aura) ; ne craignez pas d’être dans le
besoin si vous ne manquez pas à votre promesse, et si vous vous abandonnez à la
volonté de Dieu. Je vous assure, mes filles, que si je devais maintenant
manquer à ceci à cause de mon peu de vertu, comme je l’ai souvent fait dans le
passé, je ne le supplierais pas de me donner ce pain ou quoi que ce soit
d’autre à manger. Qu’il me laisse mourir de faim ! Pourquoi voudrais-je la
vie si, en vivant, je dois gagner chaque jour davantage - la mort
éternelle ?
1 Donc, si, comme vous le
dites, vous vous donnez véritablement à Dieu, ne vous inquiétez pas au sujet de
votre subsistance ; c’est lui qui s’en inquiète, et il s’en inquiétera
toujours. Vous êtes comme un serviteur qui entre au service d’un maître :
le serviteur veille à le contenter en tout ; mais le maître doit lui
donner à manger tant qu’il l’aura à son service dans sa maison ; à moins
qu’il ne soit tellement pauvre qu’il n’ait rien, ni pour lui-même ni pour son
serviteur. Ici ma comparaison cesse d’être vraie, car notre Maître est et sera
toujours tout-puissant. Ne serait-il donc pas mal venu que le serviteur aille
demander chaque jour de quoi manger, quand il sait que son maître veille à ce
qu’on lui donne le nécessaire et y veillera toujours ? Ce serait parler pour
ne rien dire, et le maître ne manquerait pas de lui signifier de prendre soin
de le servir au lieu de s’occuper du reste car, en dehors de sa tâche, il ne
fait rien de bien.
2 Ainsi donc, mes soeurs,
demande qui voudra de ce pain matériel ; quant à nous, demandons celui qui
nous importe, et supplions le Père de nous donner sa grâce, pour que nous
puissions recevoir un si grand don et une si céleste nourriture avec des
dispositions telles qu’il se dévoile aux yeux de l’âme (les yeux du corps ne
pouvant se délecter à le regarder puisqu’il est caché), et se manifeste à
elle ; c’est là une tout autre nourriture, pleine de joies et de délices.
Quant au pain matériel qui soutient notre existence, nous en arriverons à le
désirer et à le demander plus souvent que nous ne le voudrions, même sans nous
en apercevoir. Nul besoin qu’on nous y fasse penser car, je le répète, notre
fâcheux penchant pour les choses ordinaires nous en fera souvenir plus souvent
que nous ne le voudrions ; mais délibérément, ne nous soucions de rien, si
ce n’est de supplier le Seigneur de nous accorder ce dont je vous ai parlé car,
si nous l’avons, nous aurons tout.
3 Pensez-vous que ce Très
Saint Sacrement ne soit pas aussi un très bon aliment pour le corps, et une
puissante médecine même pour les maux physiques ? Pour moi, j’en suis
sûre ; et je connais une personne affligée de graves maladies qui,
éprouvant très souvent de vives douleurs, pouvait constater qu’on les lui
enlevait comme avec la main, et se trouvait ensuite complètement guérie. Cela
lui arrivait souvent, et pourtant il s’agissait de maladies évidentes et qui ne
pouvaient être simulées ; quant aux nombreux autres effets produits dans
cette âme, il est inutile de les mentionner - je suis bien placée pour les
connaître, et je sais que cette personne ne ment pas ; sa piété était si
grande et sa foi si vive que, quand elle entendait certaines personnes dire,
lors de la célébration de la fête d’un saint, qu’elles auraient voulu vivre au
temps où le Christ était en ce monde, elle riait en elle-même et se
disait : puisque nous le possédons dans le Très Saint Sacrement d’une
façon si réelle, que veulent-elles de plus ?
4 Je sais aussi que durant
plusieurs années cette personne, qui n’était pourtant pas très parfaite, voyait
aussi clairement que si elle l’avait vu avec les yeux du corps, le Christ
entrer dans l’hôtellerie de son âme ; sa foi la poussait à croire que
c’était la même chose, et qu’elle le possédait dans sa maison, pourtant bien
pauvre ; elle se détachait alors de toutes les choses extérieures, et se
mettait dans un coin en essayant de recueillir ses sens pour être seule avec
son Seigneur ; elle se considérait à ses pieds 300, et restait là - même
si elle ne sentait pas de dévotion - à parler avec lui.
5 Car, à moins de vouloir être
insensés et aveugles, si nous avons la foi, il est bien évident qu’il est en
nous ; alors, pourquoi (comme il a déjà été dit) irions-nous le chercher
plus loin ? Nous le savons, tant que la chaleur naturelle n’a pas consumé
les accidents du pain, le bon Jésus est avec nous. Lorsqu’il était dans ce
monde, le simple contact de ses vêtements guérissait les malades ; comment
douter alors, si j’ai la foi, qu’il ne fasse des miracles quand il est en moi
si intimement, et qu’il ne me donne tout ce que je lui demanderai ?
n’est-il pas dans ma maison ?
6 Si vous êtes affligées de
ne pas le voir avec les yeux du corps, dites-vous que cela nous convient, car
une chose est de le voir tel qu’il est dans la gloire, autre chose de le voir
tel qu’il était en ce monde. Notre nature est si faible que personne ne
pourrait soutenir la vue de sa gloire, le monde cesserait d’exister et personne
ne voudrait plus demeurer ; car, en face de cette Vérité éternelle, nous
comprendrions que toutes les choses dont nous faisons cas ici-bas ne sont que
mensonges.
7 Ne craignez pas, même si
vous ne le voyez pas avec les yeux du corps, qu’il soit caché pour ses
amis ; restez avec lui de bon coeur ; souvenez-vous que c’est une
heure très bénéfique pour l’âme, et dont - puisque vous lui tenez compagnie -
le bon Jésus tire grand profit ; faites très attention, mes filles, de ne
pas la perdre. Si l’obéissance vous commande autre chose, essayez de laisser
votre âme avec le Seigneur. Il est votre Maître et il ne manquera pas de vous
instruire, même si vous ne vous en apercevez pas. Mais si vous portez votre
pensée ailleurs et ne vous souciez pas plus de sa présence en vous que si vous
ne l’aviez pas accueilli, ne vous plaignez pas de lui, mais de vous. Je ne vous
dis pas de ne réciter aucune prière, car si je vous le disais vous me prendriez
au mot et diriez que je parle de contemplation, alors que vous ne pouvez la
pratiquer que si le Seigneur vous y amène ; non, je vous dis que si vous
récitez le Paternoster, vous devez réaliser que vous êtes vraiment et
effectivement avec celui qui vous l’a enseigné, lui baiser les pieds, lui
demander de vous aider à prier, et le supplier de ne pas s’éloigner de vous.
8 Si vous devez faire cette
requête en portant vos yeux vers une image du Christ devant laquelle vous vous
trouvez, ne voyez vous pas qu’il serait insensé, à un pareil moment, de laisser
l’image vivante et la personne elle-même pour regarder le portrait ? Ne
serait-ce pas déraison si, ayant le portrait d’une personne que nous aimons
beaucoup, et recevant la visite de cette même personne, nous négligions de lui
parler et conversions avec le portrait ? Savez-vous à quel moment recourir
à un tableau est une bonne sainte chose, et quand cela est pour moi une source
de joie ? quand la personne elle-même est absente, car c’est alors un
grand réconfort de regarder une image de Notre-Dame ou d’un saint pour qui nous
éprouvons de la dévotion - et mille fois plus encore s’il s’agit d’une image du
Christ ; c’est une chose qui éveille l’amour, et de quelque côté que je
tourne les yeux je voudrais la voir. Que pourrions- nous offrir de meilleur et
de plus attrayant à notre regard ? Infortunés hérétiques qui, entre autres
choses, manquent de cette consolation et de ce bienfait !
9 Mais lorsque vous venez
de recevoir le Seigneur et avez en vous la personne elle-même, essayez de
fermer les yeux du corps, d’ouvrir ceux de l’âme et de regarder dans votre
coeur. Je vous le dis - et vous le répète et vous le répéterai encore et encore
-, si vous prenez cette habitude de rester avec lui (pas une ou deux fois mais
toutes les fois que vous communierez), et vous efforcez de garder une pureté de
conscience telle qu’il vous soit permis de jouir souvent de ce bonheur, il ne
se dissimulera pas tellement qu’il ne se manifeste à vous de bien des manières,
dans la mesure où vous désirez le voir ; votre désir peut même être si
grand, qu’il se manifestera complètement à vous.
10 Mais si, quand vous le
recevez, vous ne faites aucun cas de lui alors qu’il est si près de vous, et
allez le chercher ailleurs ou courez après de vils objets, que voulez-vous
qu’il fasse ? Doit-il vous forcer à le regarder et à rester avec lui parce
qu’il veut se faire connaître à vous ? Certes pas ! on ne le traita
pas bien lorsqu’il se montra à tous découvert et dit clairement qui il
était ; qu’il fut petit le nombre de ceux qui crurent en lui ! Il
nous fait donc à tous une très grande miséricorde en voulant que nous sachions
que c’est lui qui est dans le Très Saint Sacrement. Quant à se montrer à découvert,
à communiquer ses magnificences, à faire part de ses trésors, c’est une faveur
réservée à ceux dont il connaît l’ardeur des désirs ; ceux-là sont ses
véritables amis. Je vous le dis, celui qui l’offense et ne fait pas tout ce qui
dépend de lui pour le recevoir, ne doit jamais l’importuner pour qu’il se
révèle à lui. A peine a-t-il accompli ce que l’Église prescrit, qu’il court
chez lui et le chasse de sa maison de sorte que, s’il rentre en lui-même, ce
sera pour penser maintes choses vaines en sa présence.
Du recueillement qu’il
faut avoir après avoir communié.
1 Je me suis beaucoup
étendue sur ce point - et pourtant j’en avais déjà parlé longuement à propos de
l’oraison de recueillement - parce qu’il est extrêmement important que nous
nous retirions en nous- mêmes pour y être seules avec Dieu ; et lorsque
vous entendrez la messe sans communier, communiez spirituellement, et c’est
d’un très grand profit, et faites la même chose. Vous imprimerez alors en vous
un amour profond pour ce Seigneur, car si nous nous disposons à le recevoir, il
ne manque jamais de se donner, et il donne de mille façons qui échappent à
notre entendement. C’est comme si nous nous approchions du feu ; il a beau
être très ardent, si vous cachez vos mains, vous ne vous réchaufferez
guère : vous continuerez à avoir froid ; et pourtant, c’est encore
mieux que de ne pas voir le feu du tout, car si vous en êtes près, vous
finissez par sentir la chaleur. Mais vouloir vous approcher du Seigneur est une
chose toute différente, car si l’âme est bien disposée, la moindre étincelle
qui se détachera l’embrasera tout entière. Et il nous importe tant, mes filles,
de nous y préparer, que vous ne devez pas vous étonner si je vous le répète si
souvent.
2 Et si au début il ne se révèle
pas à vous, si vous ne vous trouvez pas bien de cette pratique
(vraisemblablement le démon, sachant quel dommage en résulte pour lui, emplira
votre coeur de crainte et vous donnera des angoisses), et si vous sentez plus
de dévotion envers d’autres méthodes et en éprouvez moins pour celle-ci, ne
l’abandonnez pourtant pas ; elle servira au Seigneur pour éprouver l’amour
que vous avez pour lui. Souvenez-vous qu’il y a peu d’âmes qui l’accompagnent
et le suivent dans les épreuves, souffrez quelque chose pour lui, Sa Majesté
vous le rendra ; songez aussi au nombre de personnes qui, non seulement ne
veulent pas rester avec lui, mais le chassent de leur demeure tout à fait
irrévérencieusement et grossièrement. Nous devons donc souffrir quelque chose pour
lui montrer que nous avons le désir de le voir. Et puisqu’en de nombreux
endroits on le laisse seul, on lui inflige de mauvais traitements, puisqu’il
supporte tout, est prêt à tout supporter pour trouver une seule âme qui le
reçoive avec amour et lui tienne compagnie, soyez cette âme-là !
S’il n’y en avait aucune,
le Père Éternel aurait raison de ne pas lui permettre de rester parmi
nous ; mais il est un si bon Ami pour ses amis et un si bon Maître pour
ses serviteurs que, voyant la volonté de son Fils bien-aimé, il ne veut pas
entraver une oeuvre si excellente - où brille si parfaitement l’amour du Fils
pour le Père - et réalisée dans l’admirable invention qu’il a découverte pour
nous montrer combien il nous aime, et pour nous aider à supporter nos épreuves.
3 Eh bien, ô Père saint qui
êtes dans les cieux, puisque vous le voulez et que vous l’acceptez - il était
clair que vous ne pouviez pas refuser une chose qui nous était si profitable -
il faut que quelqu’un, comme je l’ai dit au début, parle en faveur de votre
Fils car, quant à Lui, il n’a jamais su se défendre. Ainsi donc, mes filles, je
vous supplie de m’aider et de vous adresser avec moi et en son nom, à notre
Père saint : “ Votre Fils a déployé pour nous toutes les ressources
de l’Amour en nous accordant, à nous pécheurs, un si grand bienfait ; que
Votre Majesté accepte de faire en sorte qu’il ne soit pas maltraité à ce
point ; et puisque votre saint Fils nous a fourni un moyen si excellent de
s’offrir pour nous très souvent en sacrifice, qu’un don si précieux arrête le
cours des maux et des outrages terribles commis aux endroits où se trouve le
Très Saint Sacrement. ” Ne dirait-on pas en effet qu’ils veulent à nouveau
le jeter hors du monde ? Ils l’enlèvent des temples, causent la perte
d’innombrables prêtres, profanent maintes et maintes églises ; et ceci
arrive même parmi les chrétiens qui, parfois, vont plus à l’Église pour
l’offenser que pour l’adorer.
4 Qu’est-ce cela,
Seigneur ? Ou mettez fin au monde, ou remédiez à de si grands maux, car il
n’y a pas de coeur qui puisse le supporter, pas même celui de personnes aussi
misérables que nous. Je vous en supplie, Père Éternel, ne le supportez pas plus
longtemps vous- même ; arrêtez ce feu, Seigneur. Considérez que votre Fils
est encore en ce monde ; par respect pour lui, que cessent des choses si
horribles et si abominables, car sa beauté et sa pureté ne méritent pas qu’il
demeure là où il y a tant de mauvaises odeurs. Faites-le, Seigneur, non pour
nous qui ne le méritons pas, mais pour votre Fils. Nous n’osons pas vous
demander de ne pas le laisser ici-bas, puisqu’il a obtenu de vous que vous le
laissiez “ aujourd’hui ”, c’est-à-dire jusqu’à la fin du monde et que
toute chose cesserait d’exister s’il n’était plus parmi nous ; car si
quelque chose peut apaiser votre colère, c’est de voir ici-bas un gage si
précieux. Mais, Seigneur, il doit y avoir un remède à tant de maux ; que
Votre Majesté l’applique ! Si vous le voulez, vous pouvez.
5 O Seigneur, que ne
puis-je vous importuner à l’extrême, et que ne vous ai-je au moins un peu
servi, pour avoir le droit de vous demander une si grande faveur pour prix de
mes services, puisque vous n’en laissez aucun sans récompense ! Mais je
n’ai rien fait pour vous, Seigneur ; au contraire, c’est peut-être moi qui
vous ai courroucé de telle sorte que mes péchés ont attiré tant de maux. Alors,
que puis-je faire, Seigneur, si ce n’est vous présenter ce pain béni ?
bien que ce soit vous qui nous l’ayez donné, je ne puis que vous le rendre et
vous supplier, par les mérites de votre Fils, de m’accorder cette grâce qu’il a
méritée de tant de manières. Allons, Seigneur, allons, faites que le calme
revienne sur cette mer, et que le vaisseau de l’Église ne soit pas toujours
secoué par des tempêtes ; sauvez-nous, ô mon Dieu, car nous périssons.
Explication de ces
paroles du Paternoster : “ Dimitte nobis debita nostra ”.
1 Notre précieux Maître,
voyant que cet aliment nous rend tout facile pourvu qu’il n’y ait pas de notre
faute, et que nous pouvons très bien accomplir ce que nous avons dit au
Père : “ que votre volonté se fasse en nous ”, demande
maintenant à son Père de nous pardonner, puisque nous pardonnons :
“ Seigneur, pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui
nous ont offensés. ”
2 Remarquez, mes soeurs,
qu’il ne dit pas “ comme nous pardonnerons ” ; et cela, pour que
vous compreniez que celui qui demande un don aussi grand que le précédent, et a
déjà remis à Dieu sa volonté, doit avoir pardonné ; c’est pourquoi il
dit : “ comme nous pardonnons ”. Ainsi, quiconque aura dit
sincèrement au Seigneur : “ Fiat voluntas tua ”, doit avoir déjà
tout pardonné, ou du moins en avoir l’intention. Vous voyez ici pourquoi les
saints se réjouissaient dans les injures et les persécutions : elles leur
donnaient quelque chose à offrir au Seigneur quand ils lui adressaient une
prière. Que fera une pécheresse comme moi qui a tant à se faire
pardonner ? Voilà assurément, mes soeurs, de quoi nous donner beaucoup à
réfléchir, car c’est une affaire très grave et d’une grande importance, que le
Seigneur nous pardonne nos fautes - fautes qui auraient mérité le feu éternel -
en échange de quelque chose d’aussi insignifiant que le pardon que nous
accordons pour des choses qui ne sont ni des offenses, ni rien du tout. Mais
comment pourrait-on offenser en paroles ou en actes quelqu’un qui, comme moi,
mériterait d’être malmenée par les démons pour l’éternité ? Il n’est que
juste que je sois maltraitée en ce monde ! C’est pourquoi, mon Seigneur,
je n’ai rien à vous offrir quand je vous demande de pardonner mes offenses. Que
votre Fils me pardonne, car personne ne m’a fait tort, et ainsi je n’ai rien à
pardonner pour votre amour ; mais prenez mon désir, Seigneur, car il me
semble que je pardonnerais n’importe quoi pour que vous, vous me pardonniez, ou
pour accomplir votre volonté sans condition aucune. Mais si l’occasion s’en
présentait, et si j’étais condamnée sans raison, je ne sais pas ce que je
ferais ; pour le moment, je me vois si coupable à vos yeux que tout ce que
je pourrais souffrir me semble peu de chose en comparaison de ce que je mérite,
bien que ceux qui ne savent pas, comme vous, qui je suis, pensent que j’ai été
outragée. Ainsi, ô mon Père, c’est gratuitement que vous devez me
pardonner ; votre miséricorde a ici une belle occasion de s’exercer. Soyez
béni, vous qui me supportez malgré ma pauvreté ; votre Fils Très Saint a
demandé au nom de tous ; quant à moi, je suis si dépourvue que je ne puis
me compter dans le nombre.
3 Mais, Seigneur, s’il y
avait des personnes dans mon cas, et qui n’aient pas mieux compris ce point que
moi ? S’il y en a, je les supplie en votre nom d’y penser et de ne faire
aucun cas de ces soi-disant affronts, car en s’arrêtant à ces points d’honneur,
elles ressemblent à des enfants qui bâtissent des maisons avec des brins de
paille. O mon Dieu ! que ne comprenons-nous, mes soeurs, ce que c’est que
l’honneur, et en quoi consiste sa perte ? Ce n’est pas à vous que je fais
allusion pour l’instant - ce serait fort malheureux si vous n’aviez pas encore
compris cette vérité mais à moi, au temps où je me flattais d’avoir le sens de
l’honneur sans savoir ce que c’était, ni où je me laissais mener par la routine
et par les oui-dire. Comme tout m’offensait alors facilement, et comme j’en ai
honte aujourd’hui ! Pourtant, je n’étais pas parmi les plus susceptibles
en cette matière mais, comme les autres, je me trompais quant au point
principal, car je ne me souciais pas et ne faisais aucun cas de l’honneur qui a
quelque utilité, et qui est profitable pour l’âme. Oh ! qu’il a dit vrai
celui qui a déclaré qu’honneur et profit ne peuvent aller de pair 312 ; je
ne sais s’il l’a dit à ce sujet ; mais cela est vrai au pied de la lettre,
car le profit de l’âme et ce que le monde appelle honneur ne peuvent jamais aller
ensemble. O mon Dieu ! comme le monde marche à l’envers ! Béni soit
le Seigneur qui nous en a retirées ! Plaise à Sa Majesté que ce mal soit
toujours aussi loin de cette maison qu’il l’est maintenant ! Dieu nous
préserve des monastères où il existe des points d’honneur ! Jamais Dieu
n’y est très honoré.
Parle contre l’excès
des honneurs.
1 O mon Dieu ! Y
a-t-il absurdité plus grande ? Les religieux attachent un point d’honneur
à des choses si futiles que j’en suis effarée ! Cela, vous ne le savez pas,
mes soeurs, mais je tiens à vous le dire afin que vous soyez sur vos gardes.
Sachez que les monastères ont aussi leurs lois quant à l’honneur : on y
monte ou on y descend en dignité comme dans le monde ; les savants doivent
monter selon le degré de leur savoir - je ne veux pas trancher là-dessus -, et
celui qui est parvenu à enseigner la théologie ne doit pas s’abaisser à
enseigner la philosophie, car le point d’honneur veut que l’on monte, mais non
que l’on descende ; et même si l’obéissance le lui commandait, dans son
esprit il se jugerait offensé, et beaucoup d’autres prendraient son parti,
voyant là un affront ; immédiatement le démon découvrira des motifs pour
prouver que la loi même de Dieu leur donne raison. Eh bien, chez les
religieuses c’est la même chose : celle qui a été Prieure n’est plus apte,
jusqu’à la fin de ses jours, à un autre emploi que celui-ci ; ne craignez
pas non plus que chacune oublie de faire valoir son degré d’ancienneté, et il
semble même qu’elle s’en fasse un mérite, parce que les usagers de l’Ordre
commandent ces marques de déférence.
2 Voilà la chose la plus
drôle que l’on puisse penser ! il y aurait de quoi en rire, ou plutôt en
pleurer, et tout à fait à juste titre. Est-ce que, par hasard, l’Ordre me
commande de ne pas garder l’humilité ? Non ! il commande de faire
chaque chose en due forme ; mais en ce qui concerne le respect envers moi,
est-ce à moi à me montrer si empressée à examiner ce point de la Règle ?
et, si l’on y regarde de près, j’observe tous les autres imparfaitement, et mon
honneur n’en souffre en rien ; que d’autres veillent à mes intérêts quant
à ce point, et que je ne m’en soucie pas ! Le fait est que, notre nature
nous portant à monter (nous ne monterons pourtant pas au ciel de cette façon)
nous ne voulons pas descendre. O Seigneur, Seigneur ! n’êtes-vous pas
notre modèle et notre Maître ? Oui, vous l’êtes ! Eh bien, où
avez-vous mis votre honneur, mon Roi ? l’avez-vous perdu, par hasard, en
vous humiliant jusqu’à la mort ? Certainement pas, Seigneur, au contraire
vous l’avez conquis, et tous peuvent en tirer profit.
3 Oh, pour l’amour de
Dieu ! nous avons perdu le chemin nous avons fait fausse route dès le
départ ; et plaise à Dieu qu’aucune âme ne se perde pour vouloir garder
ces misérables points d’honneur, faute de comprendre en quoi consiste le
véritable honneur ! Et nous en viendrons ensuite à penser que nous avons
fait beaucoup si nous pardonnons un de ces petits riens qui ne nous a pas même
offensées, et n’avait d’ailleurs rien à voir avec une offense. Et comme si nous
avions fait quelque chose, nous viendrons demander au Père de nous pardonner,
puisque nous avons pardonné. Faites-leur comprendre, Seigneur, qu’ils ne savent
pas ce qu’ils disent et que, comme moi, ils se présentent devant vous les mains
vides. Faites-le, Seigneur, au nom de votre miséricorde, et pour l’amour de
vous ; car en vérité, Seigneur (puisque tout a une fin et que le châtiment
est éternel), je ne vois rien à vous présenter qui soit digne d’obtenir une si
grande faveur, si ce n’est le mérite de celui qui vous le demande ; et il
a raison de le faire, car c’est toujours lui qui reçoit les affronts et les
offenses.
4 Mais comme le Seigneur
doit apprécier que nous nous aimions les unes les autres ! Car en lui
donnant notre volonté, nous lui avons tout donné - et à juste titre -, et cela
ne peut se faire sans amour. Voyez, mes soeurs, combien il est important que
nous nous aimions les unes les autres et que nous soyons en paix, car de toutes
les choses que nous avons données, ou qu’en notre nom il a données à son Père,
le Seigneur a mis celle-là à la première place ; il aurait pu dire :
“ Parce que nous vous aimons, et supportons des épreuves, et voulons les
supporter pour vous, ou parce que nous jeûnons, ou parce que nous faisons telle
ou telle bonne action ” (car nous aimons Dieu et avons remis notre volonté
dans la sienne), et pourtant il n’a mentionné que celle-là. Peut-être est-ce
parce qu’il nous sait si attachées à ce misérable point d’honneur, si
incapables de supporter quoi que ce soit pour l’Amour de lui, qu’il la signale
avant toute autre comme étant la plus difficile à obtenir de nous. Et elle est
si difficile, qu’après avoir demandé pour nous tant de faveurs, il l’offre à
son Père de notre part.
Des effets de l’oraison
quand elle est parfaite.
1 Remarquez bien, mes
soeurs, qu’il dit : “ comme nous pardonnons ” ; c’est chose
faite - je le répète - ; voyez si après avoir reçu les grâces que Dieu
accorde à l’âme dans la prière que j’ai appelée contemplation parfaite, votre
âme est fermement résolue à pardonner, et si, quand l’occasion s’en présente,
elle pardonne effectivement n’importe quelle injure grave ; je ne parle
pas de ces petits riens qui n’atteignent pas l’âme que Dieu amène à un si haut
état car, à ce stade, elle ne se soucie pas plus d’être estimée que d’être
méprisée ; au contraire, l’honneur la peine plus que le déshonneur.
2 Ainsi donc, si les grâces
ne produisent pas ces effets, vous pouvez être sûres qu’elles ne venaient pas
de Dieu mais du démon : s’agissait de quelque illusion, d’un sentiment de
douceur que le démon vous présentait comme excellent, afin que vous attachiez
davantage d’importance à votre honneur. Mais comme le bon Jésus sait que là où
il passe, il laisse les effets susdits, il dit résolument à son Père que nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensées.
3 C’est une chose tout à
fait étonnante que la perfection de cette prière évangélique ; elle est
aussi parfaite que le maître qui nous l’enseigne ; il est donc juste, mes
filles’ que chacune de nous s’en serve à son gré. Je me suis émerveillée
aujourd’hui en découvrant que toute la contemplation et la perfection étaient
enfermées dans si peu de paroles. Il semble que nous n’ayons pas besoin
d’étudier d’autre livre que celui-là. En effet, jusqu’ici le Seigneur nous a
enseigné toute la méthode la plus haute de contemplation, depuis les débuts de
l’oraison mentale jusqu’aux plus hauts sommets de la contemplation
parfaite ; si je n’avais écrit ailleurs à ce sujet, et si je ne craignais
de m’étendre encore - ce qui serait fâcheux - je pourrais, sur un fondement
aussi vrai, écrire un grand livre sur l’oraison. Maintenant le Seigneur
commence à nous montrer les effets qui résultent de l’oraison et de la
contemplation, quand elles viennent de Dieu.
4 Et c’est ainsi que
m’étant demandé pourquoi Sa Majesté ne s’était pas expliquée davantage sur des
choses si hautes afin de nous en donner l’intelligence, il m’a semblé que cette
prière étant générale et destinée à tous, il fallait que chacun de nous, s’imaginant
la bien comprendre, puisse demander selon sa convenance, et y trouver un motif
de consolation ; c’est pourquoi il nous la laissa sous une apparence
confuse. Que son nom soit béni pour toujours et toujours, amen. Et pour l’amour
de lui, je supplie le Père Éternel de me pardonner mes offenses et mes graves
péchés (car moi je n’ai rien à pardonner à personne, et chaque jour j’ai besoin
qu’on me pardonne), et de me donner sa grâce pour qu’un jour j’ai quelque chose
à offrir, et qu’ainsi je puisse demander.
5 Donc, le bon Jésus a
enseigné une sublime méthode d’oraison ; il a demandé que nous soyons
comme des anges dès cet exil (si de toutes nos forces nous faisons ce que nous
pouvons pour conformer nos actes à nos paroles), et que nous ressemblions à des
fils d’un tel Père et à des frères d’un tel Frère. Sa Majesté sait que si nos
actes et nos paroles ne font qu’un, le Seigneur ne manquera pas d’accomplir ce
que nous lui demandons, nous donnera son royaume, et nous aidera au moyen de
faveurs surnaturelles telles que l’oraison de quiétude, la contemplation
parfaite et toutes les autres grâces dont le Seigneur gratifie nos pauvres
efforts, puisque ce que nous pouvons tenter et obtenir par nous-mêmes est fort
peu. Mais si nous faisons ce que nous pouvons, soyons tout à fait sûres que le
Seigneur nous aidera, puisque son Fils demande pour nous cette faveur, et
semble avoir fait en notre nom une sorte de pacte avec Sa Majesté, et lui avoir
dit : faites cela, ô mon Père, et ils feront ceci. Or il est bien certain
que ce n’est pas lui qui manquera à sa parole. Oh ! oh ! il est très
bon payeur et il paie très largement !
6 Il pourra même, mes
filles, vous arriver un jour de dire cette prière de telle façon que le Seigneur
ne voyant chez vous aucune duplicité, mais au contraire une résolution de
mettre en pratique ce que vous dites, vous comble d’un coup de richesses. Soyez
loyales avec lui, car il aime beaucoup qu’on n’essaie pas de le tromper -
d’autant qu’on ne peut y réussir puisqu’il sait tout -, et si vous vous
adressez à lui avec vérité et simplicité il vous donnera toujours plus que vous
ne demandez. Notre bon Maître, je le répète, sait cela, il sait que ceux qui
arrivent à formuler cette demande d’une façon parfaite atteindront un degré
élevé de perfection, grâce aux faveurs que son Père leur fera ; il
comprend que ceux qui y sont parvenus ne craignent pas, et n’ont pas de raison
de craindre, car ils ont, comme on dit, le monde sous leurs pieds ; le
Seigneur est content, et par les effets qu’Il opère dans leur âme, ils peuvent
avoir l’immense espérance qu’Il l’est effectivement. Transportés par ces
délices, ils voudraient ne plus songer qu’il y a un autre monde, et oublier
qu’ils ont des ennemis.
7 O Sagesse éternelle !
O bon Pédagogue ! quelle bénédiction, mes filles, qu’un maître sage,
prudent, qui prévoit les dangers ! C’est le plus grand bien qu’une âme
spirituelle puisse avoir en ce monde, c’est une complète sécurité ; je ne
saurais trouver de mots pour en exprimer l’importance. Et c’est ainsi que le
Seigneur vit qu’il était nécessaire de réveiller ces âmes, et de leur rappeler
qu’elles avaient des ennemis ; il vit qu’il serait plus dangereux pour
elles que pour d’autres de ne pas être sur leurs gardes, et qu’elles avaient
d’autant plus besoin d’un secours du Père Éternel pour ne pas tomber ou vivre
dans l’illusion sans s’en rendre compte. Aussi fait-il ces demandes.
1 “ Et ne nous laissez
pas, Seigneur, succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. ” Ce
sont là de grandes choses, mes soeurs, et nous devons y réfléchir et les
comprendre, puisque nous les demandons. Il est clair que ceux qui atteignent ce
degré d’oraison ne vont pas demander au Seigneur de leur éviter les épreuves ou
de les délivrer des tentations, persécutions et combats (voici une autre preuve
absolument sûre et remarquable que ces choses viennent de l’Esprit de Dieu et
ne sont pas une illusion) ; au contraire, ils les désirent, les demandent
et les aiment, et en aucune façon ne les haïssent. Ils ressemblent à ces
soldats qui sont d’autant plus contents qu’ils sont au coeur de la guerre,
parce qu’ils espèrent devenir riches ; s’il n’y a pas de guerre, ils se
contentent de leur solde, mais se rendent compte qu’ils ne peuvent guère faire
fortune.
2 Croyez-moi, mes soeurs,
les soldats du Christ, c’est-à-dire les âmes d’oraison, attendent impatiemment
l’heure de combattre ; ils ne redoutent jamais les ennemis déclarés, car
ils les connaissent et savent que leur force ne peut prévaloir contre la force
dont le Seigneur les anime : ils sortent toujours vainqueurs, et après
avoir emporté gains et richesses ; jamais ils ne fuient devant leurs
ennemis. Ceux qu’ils redoutent - et ils ont raison de les redouter et de
demander sans cesse au Seigneur de les en délivrer - ce sont les démons
perfides qui se transforment en anges de lumière et se présentent
déguisés ; ils ne se font connaître qu’après avoir causé un grand ravage
dans l’âme ; ils sucent peu à peu notre sang, ils anéantissent notre vie
et nous cédons à la tentation sans nous en rendre compte. Voilà, mes filles,
les ennemis dont vous devez prier Dieu, oui, prier sans cesse le Seigneur de
nous délivrer en lui récitant le Paternoster ; qu’il ne permette pas que
vous succombiez à la tentation et soyez victimes de l’illusion ; qu’il
vous découvre le poison, et que la vérité ne se dérobe pas à vos yeux.
Oh ! comme notre bon Maître a raison de nous apprendre à demander cela et
de le demander lui-même en notre nom !
3 Considérez que ces démons
nous nuisent de bien des manières ; ne pensez pas que le dommage se résume
à nous faire croire que les consolations qu’ils nous donnent viennent de
Dieu ; c’est là le moindre mal et, bien souvent, il pourra même vous
inciter à avancer plus vite et à consacrer plus de temps à l’oraison.
4 Là où les démons peuvent
nous nuire beaucoup et causer un grand préjudice aux autres, c’est lorsqu’ils
nous font croire que nous avons des vertus qu’en réalité nous ne possédons
pas ; c’est une peste car, nous imaginant en sûreté, nous trébuchons et,
sans nous en rendre compte, nous tombons dans un trou dont nous ne pouvons plus
sortir. Et même si nous ne commettons pas un péché dit “ mortel ” et
susceptible de nous entraîner en enfer, nous avons les jambes coupées, et ne
pouvons plus continuer à avancer sur le chemin dont j’ai commencé à vous
entretenir, et qui est toujours présent à ma mémoire. Réfléchissez !
Comment celui qui est au fond d’un grand trou pourrait-il avancer ? il y
laissera sa vie, et ce sera encore une chance s’il ne s’enfonce pas plus bas
encore et aboutit en enfer ; de toutes façons, il ne progressera
jamais ; à supposer qu’il ne se perde pas entièrement, il sera inutile à
lui-même et aux autres ; qui plus est, il fera du tort car, tant que le
trou sera béant, nombreuses sont les personnes qui, suivant ce chemin, pourront
y tomber. S’il en sort et le comble de terre, il n’y aura plus alors de danger
pour lui ni pour les autres ; mais, je vous le déclare, cette tentation
est bien dangereuse.
5 J’en sais long sur ce
point, grâce à mon expérience, et ainsi je peux vous en parler, quoique pas
aussi bien que je l’aurais voulu.
6 Le démon vous donne à
entendre que vous êtes pauvres, et apparemment il a raison car vous avez fait
voeu de pauvreté, tout au moins en paroles ; le démon le laisse également
entendre à d’autres personnes adonnées à une vie d’oraison. Je dis :
“ en paroles ” car si, lorsque nous nous sommes engagées, notre coeur
avait compris la portée de notre promesse, et si nous avions réellement promis,
il serait impossible au démon de nous retenir vingt ans, et notre vie entière,
dans cette tentation. Nous verrions que nous trompons le monde et que nous nous
trompons nous-mêmes. En d’autres mots : celui qui a fait voeu de pauvreté,
ou celui qui s’imagine pratiquer la pauvreté dit : “ je ne désire
rien ”, si j’ai telle chose c’est que je ne puis m’en passer ”,
“ après tout, si je dois servir Dieu, il faut que je vive ”,
“ il veut que nous soutenions notre corps ” ; et c’est ainsi que
le démon, sous l’apparence d’un ange (car en soi tout cela est bon), suscite
mille choses de ce genre ; aussi finit-il par nous persuader que nous
sommes pauvres, que nous possédons la vertu de pauvreté, et que tout est fait
sur ce point.
7 Venons-en maintenant à la
preuve, car nous ne pourrons voir clair en nous-mêmes qu’en nous méfiant sans
cesse de notre comportement ; s’il décale quelque préoccupation, nous
reconnaissons tout de suite les symptômes. Imaginons une personne dont le
revenu dépasse largement les besoins - j’entends : les revenus de la vie
courante - et qui garde trois domestiques quand un seul lui suffirait. Voici
qu’on lui intente un procès pour une petite partie de son bien, ou encore qu’un
pauvre paysan ne lui paie pas son dû, la voilà aussi affectée et aussi altérée
que si elle n’avait plus de quoi vivre. Elle va objecter aussitôt que si elle
ne se soucie pas de son bien, il va se perdre, elle a immédiatement une excuse.
Je ne veux pas dire qu’elle doive négliger ses affaires ; bien au
contraire, elle doit en prendre soin, qu’elles marchent bien ou mal. Mais le
vrai pauvre fait peu cas de ces choses, et si, pour une raison ou une autre, il
doit s’occuper de ses intérêts, jamais il ne s’inquiète, car il ne lui passe
pas par l’esprit qu’il puisse lui manquer quoi que ce soit ; et quand bien
même cela lui arriverait, peu lui importe ; c’est pour lui accessoire, ce
n’est pas le principal ; ses pensées vont plus haut, et c’est avec effort
qu’il s’occupe de semblables choses.
Suite du même sujet.
Met en garde contre les fausses humilités que suggère le démon.
1 Revenons aux religieux et
aux religieuses ; il est acquis qu’ils sont pauvres, ou tout au moins
qu’ils doivent l’être ; ils ne possèdent rien, parce qu’en réalité ils
n’ont rien ; mais supposé qu’on leur donne quelque chose, il est alors
extraordinaire qu’ils le jugent superflu. Ils aimeront toujours avoir une
petite réserve et, s’ils peuvent se procurer un habit de drap fin, ils n’en
demanderont pas un d’étoffe grossière ; bref, une vétille quelconque
qu’ils puissent mettre en gage ou vendre (ne serait-ce que des livres) pour le
cas où ils tomberaient malades et auraient besoin de plus d’attentions qu’à
l’ordinaire. Pauvre de moi ! Eh quoi ! Est-ce là ce que vous avez
promis ? Cessez de vous soucier de vous-mêmes, et laissez Dieu prendre
soin de vous quoi qu’il arrive ; en effet, mieux aurait valu, si vous vous
efforcez de pourvoir à vos besoins futurs, que vous ayez un revenu
assuré : vous vous seriez évité bien des distractions.
2 Ceci n’implique peut-être
pas “ péché ”, mais il est bon que nous apprenions à reconnaître ces
imperfections, afin de comprendre combien nous sommes loin de posséder la vertu
de pauvreté. Demandons-la à Dieu, et tâchons de l’obtenir car, si nous avons
dans l’idée que nous sommes pauvres, nous nous laisserons aller à l’insouciance
et à l’illusion, ce qui est pire.
3 Il en est de même avec
l’humilité ; nous pensons ne pas rechercher l’honneur et être indifférents
à tout ; que survienne une occasion où votre honneur soit
chatouillé : vos réactions et vos actes révéleront immédiatement que nous
n’êtes pas humbles, et si un honneur se présente, vous ne le rejetez pas - pas
plus que les pauvres dont je viens de parler - pour un plus grand profit. Et
Dieu veuille qu’on ne cherche pas soi-même à se le procurer ! On a tant de
phrases sur les lèvres pour proclamer qu’on ne veut rien et que rien ne vous
importe, qu’on finit vraiment par le croire.
4 Et à force de le répéter,
nous le croyons de plus en plus ; mais on s’aperçoit immédiatement que
c’est une tentation si, comme je l’ai dit, on est sur ses gardes ; cette
preuve est valable, tant pour les vertus dont j’ai parlé, que pour beaucoup
d’autres ; car lorsque nous avons véritablement une de ces solides vertus,
elle amène toutes les autres derrière elle ; c’est chose très connue.
5 Gardez-vous aussi, mes
filles, de certaines humilités que le démon nous inspire et qui nous jettent
dans une vive inquiétude quant à la gravité de nos péchés passés :
“ suis-je digne de m’approcher du Saint Sacrement ? ”, “ je
ne mérite pas de vivre parmi les personnes vertueuses ”. Des choses de ce
genre, lorsqu’elles amènent le calme, la joie et la satisfaction, et sont
suggérées par la connaissance que nous avons de nous-mêmes sont hautement
estimables ; mais si elles sont accompagnées de trouble, d’inquiétude et
d’angoisse, et si vous ne pouvez apaiser votre esprit, soyez sûres qu’il s’agit
d’une tentation ; n’imaginez pas que vous êtes humbles, car tout cela n’a
rien à voir avec l’humilité.
6 Il en est de même des
pénitences inconsidérées ; le but du démon est de vous mettre dans la tête
que vous êtes plus pénitentes que les autres, et que vous faites quelque
chose ; mais si, lorsque votre confesseur ou votre Supérieur vous dit de
ne pas faire ces pénitences, vous en êtes peinée et recommencez, il est clair
qu’il y a tentation. Ainsi en est-il - je le répète - en toutes choses ;
mais soyez spécialement vigilantes à ne pas oublier cette dernière.
Suite du même sujet et
conseils concernant les tentations.
1 Le démon peut aussi
mettre en vous un sentiment de sécurité qui vous incite à croire que, pour rien
au monde, vous ne retomberez dans les fautes passées : “ je sais ce
qu’est le monde. ” Cette tentation est la pire de toutes, et
particulièrement si elle survient dans les débuts, parce qu’elle vous pousse à
vous exposer aux occasions ; vous vous y précipitez la tête la première,
et plaise à Dieu que vous vous releviez de cette chute ! Comme le démon
voit que cette âme peut lui nuire et être utile à d’autres, il fait tout ce
qu’il peut pour l’empêcher de se relever.
2 Pour ce qui est des
consolations, si le Seigneur vous amène à la contemplation, s’il vous fait
participer tout spécialement aux richesses de sa Personne, s’il vous donne des
gages de son amour, ayez soin de commencer et de finir par un examen de
conscience ; soyez sur vos gardes, et discutez toutes choses avec
quelqu’un qui vous comprenne, car c’est là, sous une forme ou sous une autre,
que le démon fait ses mauvais coups. Il existe de nombreux livres fourmillants
d’avis semblables, mais tous autant qu’ils sont ne peuvent nous donner une
entière sécurité, car nous ne savons pas nous comprendre.
3 Père Éternel, ne nous
soumettez donc pas à cette tentation ! Qu’on nous attaque ouvertement, si
nous avons votre grâce ; mais ces trahisons, qui pourra les découvrir, ô
mon Dieu ? Nous avons toujours besoin de votre secours. Manifestez vous de
quelque manière, Seigneur, afin que nous ne vivions pas dans une peur
continuelle. Vous savez bien que ceux qui suivent ce chemin ne sont pas
nombreux, et que s’ils doivent avancer au milieu de tant de craintes, ils le
seront encore beaucoup moins.
4 Voilà une chose
étrange ! Comme si le démon ne tentait pas ceux qui ne pratiquent pas
l’oraison ! Tout le monde s’étonne davantage de voir un de ceux qui
cheminent sur cette route trompé par le démon, que d’en voir cent mille autres
aller droit en enfer par d’autres chemins. Et, en vérité, le monde a raison,
car, parmi ceux qui récitent le Paternoster avec l’attention voulue, il y en a
si peu qui se laissent tromper par le démon, que l’on s’en étonne comme d’une
chose nouvelle et inhabituelle. L’homme est d’ailleurs ainsi fait : il
passe facilement par- dessus ce qu’il voit quotidiennement, et s’étonne de ce
qui n’est jamais arrivé. Les démons eux-mêmes les incitent à s’étonner, parce
qu’ils y trouvent leur compte, et qu’une seule âme qui arrive à la perfection
leur en fait perdre beaucoup d’autres.
5 Et, je le répète, ces
chutes sont si surprenantes que je ne m’étonne pas qu’on en soit surpris car, à
moins que ce ne soit vraiment de leur faute, ceux qui s’engagent sur cette
route sont beaucoup plus à l’abri que ceux qui cheminent sur n’importe quelle
autre ; tout comme ceux qui regardent la corrida d’une tribune sont
davantage protégés que ceux qui se placent devant le taureau, et s’exposent à
recevoir un coup de corne. Cette comparaison, que j’ai entendue quelque part,
me semble convenir au pied de la lettre. Ne craignez pas, mes soeurs, de suivre
les chemins de l’oraison : il s’y trouve de nombreuses voies ; les
unes, comme je l’ai dit, conviennent à ceux-ci, les autres à ceux-là. C’est un
chemin sûr ; vous échapperez plus promptement à la tentation en restant
près du Seigneur qu’en vous éloignant de lui. Suppliez-le de vous accorder
cette grâce et demandez-la lui par cette prière du Paternoster que vous répétez
tant de fois chaque jour.
1 Et suivez ce conseil qui
ne vient pas de moi mais de votre Maître : efforcez-vous de cheminer dans
l’amour et la crainte. Je vous affirme que l’amour vous fera presser le pas, et
que la crainte vous fera regarder où vous devez poser les pieds pour ne pas
tomber. Avec ces deux choses, il est sûr que vous ne vous tromperez pas.
2 Mais, me direz-vous, à quel
signe pourrons-nous reconnaître que nous possédons ces deux choses si
grandes ? On s’en aperçoit tout de suite ; les aveugles, comme on
dit, les voient ; ces choses ne sont pas secrètes, elles sont si hurlantes
que, malgré vous, vous entendrez le bruit qu’elles font ; et on les
remarque d’autant plus que ceux qui les possèdent sont moins nombreux. Amour et
crainte de Dieu, cela n’a l’air de rien ! Ce sont pourtant deux places
fortes d’où l’on fait la guerre au monde et aux démons.
3 Ceux qui aiment vraiment
Dieu, aiment tout ce qui est bon, veulent tout ce qui est bon, favorisent tout
ce qui est bon, louent tout ce qui est bon, s’unissent avec les bons, les
défendent toujours et embrassent toutes les vertus ; ils n’aiment que la
vérité et ce qui est digne d’être aimé. Pensez-vous que celui qui aime vraiment
Dieu, aime les vanités ? Non, certes ! pas plus qu’il ne peut aimer
les richesses, les choses de ce monde ou les honneurs ; il ne connaît pas
davantage l’envie. La raison en est que son unique ambition est de contenter
l’Aimé. Il se meurt du désir d’être aimé de lui, et consume sa vie à rechercher
les moyens de lui plaire toujours davantage. Se cacher ? C’est
impossible ! Voyez plutôt un saint Paul, une sainte Madeleine : au
bout de trois jours le premier commence à comprendre qu’il est malade
d’amour ; Madeleine le comprend dès le premier jour et avec quelle
évidence ! Car il y a divers degrés dans cet amour, selon sa force il se
manifeste plus ou moins : s’il est faible, il se montre faiblement, et s’il
est puissant, il se montre puissamment.
4 Mais comme nous parlons
principalement des pièges et illusions que le démon réserve à ceux qui sont
élevés à la contemplation parfaite et aux hautes faveurs, je dis que l’amour
est grand chez les contemplatifs ; aussi se manifeste-t-il fortement et de
bien des manières Comme un grand feu, obligatoirement il jette un vif
éclat ! S’il n’en est pas ainsi, ils doivent se défier d’eux-mêmes et
croire qu’ils ont sujet de trembler ; qu’ils en cherchent la cause, qu’ils
fassent des prières, se tiennent dans l’humilité et supplient le Seigneur de ne
pas les induire en tentation ; car si ce signe fait défaut, ils sont déjà
dans la tentation. Mais si vous restez humbles et cherchez à connaître la
vérité, si vous obéissez à votre confesseur, sachez-le : le Seigneur est
fidèle 334 ; et si vous n’avez en vous aucune malice et ne ressentez aucun
orgueil, croyez que là où le démon pensait vous donner la mort, Il vous donnera
la vie. Si vous êtes soumis aux enseignements de l’Église, vous n’avez rien à
craindre ; quelque terreur et illusion que le démon puisse susciter, il
trahira aussitôt sa présence.
5 Alors, si vous sentez cet
amour de Dieu dont j’ai parlé et la crainte dont je vais vous entretenir,
réjouissez-vous et soyez en paix. C’est pour troubler votre âme et l’empêcher
de jouir de biens si élevés que le démon cherche à vous inspirer mille vaines
terreurs, et à persuader les autres d’en faire tout autant. Comme il ne peut
vous gagner, il tâche du moins de vous faire perdre quelque chose, et pousse à
leur perte ceux qui pourraient gagner beaucoup s’ils croyaient que Dieu accorde
de si hautes faveurs à une si vile créature.
1 Pensez-vous, mes filles,
qu’il importe peu au démon de jeter le doute sur ce point ? Il y gagne
beaucoup, car il cause deux préjudices bien connus, sans parler des
autres ; en premier lieu, il remplit de craintes les âmes qui désirent
faire oraison, car elles ont peur d’être trompées à leur tour ; en second
lieu, il en dissuade un grand nombre de s’approcher davantage de Dieu ; en
effet, il y a de nombreuses âmes qui, croyant que Dieu, dans son immense bonté,
se communique si intimement à une personne misérable, pensent qu’il fera la
même chose avec elles, et elles ont raison. J’en connais même quelques-unes qui
devinrent de vraies âmes de prière, et à qui Dieu, en très peu de temps,
accorda de grandes faveurs.
2 Ainsi donc, mes soeurs,
quand vous reconnaîtrez cet amour chez l’une d’entre vous, louez Dieu et
remerciez-le, mais ne croyez pas pour autant que cette soeur soit en
sécurité ; au contraire, aidez-la en priant davantage pour elle, car
personne ne peut être en sécurité tant qu’il vit ici-bas plongé dans les périls
de cette mer sur laquelle nous naviguons ; mais, je le répète, on
reconnaît tout de suite cet amour, là où il se trouve. Puisque nous sommes
impuissants à cacher l’amour qu’un malheureux homme éprouve pour une pauvre
femme - et qu’au contraire, plus on cherche à le dissimuler plus il saute aux
yeux, et pourtant c’est un amour qui n’a pour objet qu’un ver de terre, un
amour qui ne mérite pas ce nom, qui ne se fonde sur rien, et il me répugne même
de faire cette comparaison -, comment pourrait-on cacher un amour aussi fort
que celui de Dieu, un amour qui repose sur de telles fondations, qui a tant à
aimer et tant de raisons d’aimer ? Enfin, c’est vraiment de l’amour, il
mérite ce nom, et les vanités de ce monde lui ont usurpé son nom. O mon
Dieu ! que ces deux amours doivent paraître différents à qui les a éprouvés
l’un et l’autre !
3 Daigne Sa Majesté nous
donner à goûter l’amour divin avant de nous retirer de cette vie, car à l’heure
de la mort (quand nous partons pour une destination inconnue), ce sera pour
nous une chose inestimable d’avoir aimé par-dessus tout, aimé avec une passion
capable de nous conduire au dépassement de nous-mêmes, ce Seigneur qui va nous
juger. Nous pourrons comparaître confiants devant son tribunal pour la remise
de nos dettes ; ce ne sera pas aller en terre étrangère, mais en notre
propre pays puisque c’est le pays de celui que nous aimons tant. Et parmi les
nombreuses qualités de cet amour divin se trouve celle de surpasser les
affections d’ici-bas : si nous l’aimons, nous sommes assurées qu’il nous
aime. O mes filles ! considérez ici quels avantages cet amour apporte avec
lui, et quelle perte il y a à en être privées, car nous sommes alors livrées
aux mains du tentateur, mains si cruelles, mains si ennemies de tout bien et si
amies de tout mal.
4 Qu’en sera-t-il de la
pauvre âme qui, au sortir de douleurs et d’angoisses aussi terribles que celles
de la mort, tombera aussitôt dans de telles mains ? Misérable sera son
repos, misérable ! elle tombera toute déchirée en enfer. Quelle multitude
de serpents de toute espèce ! quel lieu effroyable ! quelle demeure
de malédiction ! Si une nuit passée dans une mauvaise auberge n’est pas
tolérable pour des personnes aimant leurs aises - et ce sont celles-là surtout
qui doivent peupler l’enfer -, comment supporteront-elles pour toujours,
toujours, cette auberge éternelle ? Qu’éprouvera, dites-moi, cette âme
infortunée ? Ne cherchons pas nos aises, mes filles, nous sommes bien
ici ; ce n’est qu’une nuit à passer dans une mauvaise auberge. Louons
Dieu, et ayons toujours soin de le supplier qu’il nous tienne par la main, nous
et tous les pécheurs, et qu’il ne nous laisse pas succomber à ces tentations
déguisées.
Il faut se garder des
péchés véniels.
1 Comme je me suis
étendue ! Moins, pourtant, que je ne l’aurais voulu, car s’il est savoureux
de parler de l’amour de Dieu, que sera-ce donc de le posséder 340 ? O mon
Seigneur, donnez-le-moi, vous ! Que je ne quitte cette vie que lorsque je
n’y désirerai plus rien, lorsque je ne saurai plus aimer que vous, et lorsque
je ne pourrai donner ce mot d’amour à personne, puisqu’en dehors de vous, tout
est faux ! Si les fondements sont mensongers, comment l’édifice
pourrait-il durer ? Je ne sais pourquoi nous nous étonnons ; pour
moi, quand j’entends dire : “ celui-ci m’a bien mal payé de
retour ”, “ cet autre ne m’aime pas ”, je ris à part moi.
Pourquoi voulez-vous donc qu’il vous paie ? pourquoi vous
aimerait-il ? Vous verrez par là ce que vaut le monde, si votre amour
lui-même se tourne en châtiment ! Et ce qui vous détruit, c’est d’avoir
engagé votre puissance d’amour dans des passe-temps enfantins. Venons-en
maintenant à la crainte de Dieu, bien que je sois désolée de ne pouvoir parler
davantage de cet amour du monde car, pour mes péchés, je le connais bien, et je
voudrais vous le faire connaître afin que vous vous en libériez pour
toujours ; mais comme je sortirais de mon sujet, il faut que je passe
outre. La crainte de Dieu est, elle aussi, très visible pour celui qui la
possède et pour ceux qui l’entourent. Remarquez ici cependant que, dans les débuts,
elle n’est pas apparente au point qu’on puisse la reconnaître toujours chez
tous, mais petit à petit elle croit en qualité ; font exception, je le
répète, quelques personnes que le Seigneur comble tout de suite de si grandes
faveurs, et élève à un si haut degré d’oraison, qu’on la reconnaît
immédiatement ; et lorsque les grâces n’atteignent pas cette intensité -
j’entends par là, comme je l’ai dit, qu’une visite du Seigneur ne laisse pas
l’âme riche de toutes les vertus -, elles grandissent peu à peu. Mais l’amour
et la crainte de Dieu ne manquent pas de se manifester d’autant plus fortement
que cet amour et cette crainte gagnent en excellence, car l’âme qui les possède
s’éloigne du péché, des occasions et des mauvaises compagnies ; d’autres signes
apparaissent aussi. Quand l’âme a atteint le haut degré d’oraison dont nous
parlons maintenant, la crainte de Dieu ne passe pas inaperçue, elle devient au
contraire très évidente car extérieurement vous ne verrez pas cette âme manquer
de vigilance, et vous aurez beau l’observer de très près, vous constaterez que
Dieu la garde de telle manière qu’il ressort clairement que son unique
préoccupation est de ne pas l’offenser. Pour tout l’or du monde elle ne
commettrait pas volontairement un péché véniel ; quant aux mortels, elle
les craint comme le feu. Voilà, mes filles, les illusions que je voudrais que
vous craigniez beaucoup suppliez Dieu sans cesse de ne pas permettre que la
tentation soit si violente que vous veniez à l’offenser, car si vous gardez une
conscience pure, le démon ne pourra vous faire aucun mal, ou très peu ;
tout tournera pour lui en motif de défaite supplémentaire. Telle est la crainte
que je voudrais que votre âme éprouve toujours ; c’est elle qui sera votre
sauvegarde.
2 Oh ! quelle grande chose
de n’avoir pas offensé le Seigneur ! par là, nous tenons enchaînés les
captifs et les esclaves de l’enfer ! Car enfin, bon gré mal gré, toutes
les créatures doivent servir Dieu ; mais tandis que les démons le font par
force, nous le faisons de bon coeur. Donc, contentons le Seigneur, et ils
seront tenus en échec ; ils ne feront rien, je le répète, qui ne soit pour
nous source de profit.
3 Veillez intérieurement à
garder votre conscience pure jusqu’à ce que vous voyiez en vous une si grande
résolution de ne pas offenser le Seigneur que vous soyez prêtes à perdre mille
vies plutôt que de commettre un péché véniel, et à vous laisser attaquer par le
monde entier. Quand je dis : “ que vous voyiez ”, cela
signifie : de propos délibéré, c’est-à-dire en connaissance de cause, car,
pour ce qui est des autres péchés, qui pourra éviter d’en commettre un grand
nombre ? Il y a une advertance très réfléchie, et une autre si rapide que,
jusqu’à ce qu’on ait commis une légère faute, jusqu’à ce qu’elle soit commise,
on ne semble pas la remarquer ; pourtant : si, jusqu’à un certain
point on la remarque. Quant au péché, si petit qu’il soit, que l’on commet en
pleine conscience, Dieu nous en préserve. Je ne sais comment nous pouvons être
assez hardis pour pécher contre un si grand Seigneur, même dans la plus petite
chose ; d’ailleurs, rien n’est petit dès lors qu’il s’agit d’aller contre
une aussi haute Majesté, et alors même que nous savons que ses regards sont
fixés sur nous. C’est là, à mon avis, un péché prémédité ; c’est comme si
nous disions : “ Seigneur, même si cela vous déplaît, je le
ferai ; je vois bien que vous le voyez, je sais que vous ne le voulez pas,
je le comprends bien, mais j’aime mieux suivre mon caprice que votre
volonté. ” Eh bien ! qu’un péché de cette sorte soit minime, je ne le
crois pas ; c’est au contraire une chose très très importante.
4 Pour l’amour de Dieu, mes
filles, ne soyez jamais négligentes sur ce point, et (glorifions-en le
Seigneur) vous ne l’êtes pas pour l’instant ; considérez que l’habitude
compte pour beaucoup, ainsi que le fait de commencer à comprendre ce qu’est
offenser Dieu, et combien c’est grave. Efforcez-vous d’y réfléchir, et pensez-y
très souvent, afin que, peu à peu, vous enraciniez fermement dans vos coeurs la
crainte de Dieu. Tant que l’âme n’aura pas conscience de la posséder au plus
intime d’elle-même, qu’elle fasse preuve de beaucoup, beaucoup de prudence, et
qu’elle s’éloigne de toutes les occasions et compagnies qui ne l’aideront pas à
se rapprocher davantage de Dieu. Qu’elle s’applique sérieusement, dans tout ce
qu’elle fait, à vaincre sa volonté ; que tous ses propos servent à édifier
le prochain, qu’elle fuie toute conversation où l’on ne parle pas de Dieu. Il y
a beaucoup à faire pour enraciner en soi cette crainte de Dieu mais, si notre
amour est véritable et si, comme je l’ai dit, l’âme se sent fermement résolue à
ne commettre un péché véniel pour rien au monde, ni par crainte de mille morts,
Sa Majesté nous l’accordera rapidement. Sans doute, il pourra arriver que cette
âme fasse encore un péché véniel, car nous sommes faibles et nous ne pouvons
pas compter sur nous, mais plus nos résolutions seront fermes, moins nous
devrons nous fier à nous-mêmes ; c’est en Dieu seul que doit reposer notre
confiance. Quand nous nous trouverons dans l’état dont je viens de parler, nous
n’aurons plus besoin d’être si timides et si craintives, car le Seigneur et
l’habitude que nous avons contractée nous aideront à ne plus l’offenser.
Faisons preuve d’une sainte liberté, et fréquentons tous ceux qui se trouveront
sur notre chemin ; et si ce sont des personnes étourdies, tant
mieux ! Du moment que nous détestons le péché, elles ne pourront pas nous
nuire ; au contraire, elles nous aideront à poursuivre nos bonnes résolutions,
car nous verrons la différence qui existe entre l’une et l’autre attitude.
5 Si l’âme commence à se
recroqueviller, c’est une entrave à tout bien. Elle tombe parfois dans le
scrupule, et elle devient inutile à elle-même et aux autres ; et si elle
ne tombe pas dans le scrupule, elle pourra parvenir à se sanctifier, mais elle
n’amènera pas beaucoup d’âmes à Dieu, car la vue de tant de gêne et de
contrainte les arrêteront. En effet, notre naturel est tel qu’il se sent
immédiatement étouffé et, pour ne pas nous voir serrés dans cet étau, nous
perdons le désir de nous approcher si particulièrement du chemin de la vertu.
6 Il va s’ensuivre un autre
dommage : celui de juger défavorablement ceux qui ne suivent pas ce
chemin, et qui sont pourtant plus saints que nous ; mais comme ils
abordent les autres sans pusillanimité - afin de leur être utiles -, nous les
traitons immédiatement d’imparfaits S’ils laissent paraître une sainte joie,
nous n’y voyons que laisser-aller, surtout nous, pauvres femmes qui, faute de
science, ignorons ce qui peut se faire sans péché. C’est une chose très
dangereuse, car on est dans une tentation continuelle, on n’y voit pas clair,
et on fait tort au prochain. Enfin, il est très néfaste de croire que tous ceux
qui ne suivent pas nos pas timorés ne sont pas en bon chemin. Il y a encore un
autre inconvénient, c’est que, dans certains cas où vous auriez à parler et
devriez parler, vous n’oserez le faire de crainte d’offenser Dieu, et vous
direz du bien de ce que vous devriez avoir en horreur.
Au sujet des
scrupules. Commentaire de ces mots : “ sed libera nos a malo ”.
1 Ainsi donc, mes soeurs,
essayez de bien comprendre que Dieu ne s’arrête pas, comme vous le croyez, à
tant de bagatelles ; ne laissez pas votre âme et votre esprit se recroqueviller,
vous pourriez perdre de nombreux biens. Je le répète, ayez une intention droite
et une ferme volonté de ne pas offenser Dieu. Ne laissez pas votre âme se
refermer sur elle-même car, au lieu d’acquérir la sainteté, vous allez
contracter une foule d’imperfections que le démon implantera en vous par
d’autres voies et, comme je l’ai dit, vous ne ferez de bien ni à vous- mêmes ni
à personne.
2 Vous voyez maintenant
comment, à l’aide de ces deux vertus, amour et crainte de Dieu, vous pouvez
suivre ce chemin en paix, sans vous imaginer qu’à chaque pas il y a un trou où
vous pouvez tomber ; sinon, ce serait ne jamais arriver. Mais comme nous
ne pouvons pas savoir avec certitude si nous possédons vraiment ces deux choses
qui nous sont nécessaires, le Seigneur a pitié de nous ; voyant que notre
existence est si incertaine et se déroule au milieu de tant de tentations et de
périls, Sa Majesté nous apprend précisément à demander pour nous-mêmes ce
qu’Elle demande pour Elle-même : “ Mais délivrez-nous du mal,
amen. ”
3 Je dis que le Seigneur le
demande pour lui-même, car on voit à quel point il était fatigué de cette vie
quand, à la Cène, il dit à ses Apôtres : “ J’ai désiré ardemment
manger cette Pâque avec vous ” ; comme c’était la dernière de sa vie,
on comprend par là combien il devait être las de l’existence. Et aujourd’hui,
ceux qui ont cent ans ne sont pas fatigués de vivre mais, au contraire, ont le
désir de rester plus longtemps encore dans cette vie. Il est vrai que notre
existence n’est pas aussi pleine d’épreuves et aussi pauvre que celle du bon
Jésus. Que fut sa vie entière sinon une croix ? Qu’a-t-il eu devant les
yeux sinon notre ingratitude, toutes les offenses que l’on faisait à son Père,
et la multitude d’âmes qui se perdaient ? Eh bien ! si tout cela
tourmente grandement ici-bas quiconque a quelque charité, que ne dut pas
endurer le Seigneur qui était la charité même ? Comme il avait raison de
supplier le Père de le délivrer de tant de maux et de souffrances, et de lui
accorder le repos éternel !
4 Par le mot
“ amen ” qui vient à la fin de tout ce que nous faisons et disons, je
comprends que le Seigneur demande que nous soyons délivrés de tout mal à
jamais. Il est vain, tant que nous vivons, mes soeurs, de penser que nous
pouvons être exemptes de nombreuses tentations, imperfections ou même
péchés ; ne dit-on pas que celui qui croit être sans péché se
trompe ? et c’est bien vrai. Si nous en venons aux maux et aux épreuves
corporels, qui n’en souffre en grand nombre et sous toutes sortes de formes ?
et il ne serait pas juste que nous demandions d’en être libérés. Comprenons
donc ce que nous demandons ici, puisque le fait de dire : “ de tout
mal ” semble impossible, que nous nous référions aux maux physiques -
comme je viens de le dire - ou aux imperfections et fautes dans le service de
Dieu. Je ne parle pas des saints qui, comme dit saint Paul, peuvent tout dans
le Christ, mais aux pécheurs comme moi. Quand je vois en moi tant de faiblesse,
de tiédeur, de manque de mortification, je réalise que je dois demander au
Seigneur de m’aider. Vous, mes filles, demandez le secours qui vous semblera le
meilleur ; en ce qui me concerne, je ne trouve pas de remède en cette vie,
aussi je demande au Seigneur de me libérer de tout mal pour toujours. Quel bien,
mes soeurs, pouvons-nous trouver dans cette vie, puisque nous y manquons d’un
si grand Bien et ne pouvons jouir de sa Présence ? Délivrez moi, Seigneur,
de cette ombre de mort ; délivrez-moi de tant d’épreuves, délivrez-moi de
tant de souffrances, délivrez-moi de tant de vicissitudes, de tant de civilités
à respecter ici-bas, de tant, tant de choses qui me lassent et me fatiguent, et
qui lasseraient quiconque lirait ceci, si je les énumérais toutes. Non, cette
vie n’est plus supportable. Cet accablement doit venir chez moi de ce que j’ai
mal vécu et, je le vois bien, de ce que je ne vis pas comme je le devrais, bien
que je sois si redevable ! O mon Seigneur ! délivrez-moi enfin de
tout le mal, et daignez me conduire là où sont tous les biens ! Que
pouvons-nous attendre ici-bas, nous qui connaissons un peu par expérience le
néant de ce monde et avons, par notre foi, quelque idée des récompenses que le
Père Éternel nous réserve ? Puisque son Fils le demande et nous apprend à
le demander, croyez qu’il ne nous convient pas de vivre, mais désirons plutôt
être libérés de tout mal.
5 Cette prière, formulée
avec un vif désir et avec une ferme volonté, est un très grand signe de
l’authenticité de la contemplation, et la preuve que c’est Dieu lui-même qui
attire l’âme à lui ; comme l’âme perçoit déjà les merveilles de Dieu, elle
voudrait les voir totalement. Elle voudrait quitter cette vie où il y a tant
d’obstacles, pour jouir d’un si grand bien ; elle désire vivre là où le
Soleil de justice ne se couche jamais ; tout ce qu’elle voit sur terre lui
semble désormais obscur, et je m’étonne qu’elle puisse continuer à y vivre une
seule heure ; elle ne doit pas la vivre avec bonheur. Plaisant est le
monde pour celui qui a commencé à jouir de Dieu ! Celui à qui Dieu a donné
son royaume dès ici-bas, ne vit plus sur cette terre par sa volonté, mais par
celle de son Roi !
6 Oh ! comme cette
vie-là doit être différente de la nôtre puisqu’on n’y désire plus la
mort ! Comme la volonté de Dieu a des inclinations différentes de la
nôtre ! Elle désire la vérité ; la nôtre, le mensonge ; elle
désire ce qui est éternel, ici-bas nous penchons vers ce qui est
passager ; elle désire ce qui est grand et élevé, et nous ce qui est bas
et terrestre ; elle désire toutes les choses qui sont assurées, et nous
celles qui sont incertaines. Tout est mensonge, mes filles, excepté supplier
Dieu de nous délivrer à jamais de tout mal. Et même si nos désirs n’ont pas
encore toute la perfection voulue, efforçons-nous de faire cette demande. Que
nous en coûte-t-il de demander beaucoup, puisque nous demandons à celui qui
peut tout ? Ce serait une honte de demander un maravédis à un grand
empereur. Mais pour que nous réussissions, laissons le don à sa volonté, car
nous lui avons déjà remis la nôtre. Que son nom soit il jamais sanctifié au
ciel et sur la terre, et que sa volonté s’accomplisse toujours en moi, amen.
1 Vous voyez ici, mes
amies, en quoi consiste la perfection de l’oraison vocale : on considère
et on comprend à qui l’on adresse la prière, qui l’adresse, et ce qu’on y
demande. Si l’on vous dit que votre prière ne doit être que vocale, ne vous
désolez pas ; lisez cela avec grand soin, et ce que vous ne comprendrez
pas touchant la prière, suppliez Dieu de vous le donner à entendre ; car
personne ne peut vous empêcher de prier vocalement, ni vous obliger à réciter
le Paternoster à la hâte et sans comprendre ce que vous dites. Si quelqu’un
voulait vous en empêcher, ou vous conseillait d’y renoncer, ne le croyez
pas ; soyez sûres que c’est un faux prophète, et souvenez-vous qu’à
l’époque où nous sommes, vous ne pouvez croire tout le monde car, même si pour
le moment vous n’avez pas à craindre ceux qui peuvent vous conseiller, nous ne
savons pas ce que l’avenir réserve.
2 J’avais aussi songé à
vous expliquer un peu comment vous devez réciter l’Avemaria, mais je me suis
déjà tellement étendue qu’il me faut y renoncer. Il vous suffit d’avoir compris
comment vous devez procéder avec le Paternoster, pour être capables de réciter
toutes les autres prières vocales que vous aurez à dire.
3 Retournons maintenant en
arrière, et achevons de parcourir le chemin dont j’ai parlé puisque le Seigneur
semble m’avoir épargné de la peine en nous montrant, à vous et à moi, ce que
nous devons demander dans cette prière. Qu’il soit béni à jamais car, en
vérité, il ne m’était jamais venu à l’esprit que cette prière évangélique
contenait un secret si profond, et renfermait tout le chemin spirituel, depuis
son point de départ jusqu’à ce que Dieu absorbe l’âme, et l’abreuve abondamment
à la source d’eau vive dont nous avons parlé. Et c’est ainsi qu’ayant terminé
cette prière, voilà que je ne sais pas aller plus loin.
4 Le Seigneur, mes soeurs,
semble avoir voulu nous faire comprendre la grande consolation qui est enfermée
dans cette prière ; on pourra nous enlever nos livres, mais on ne pourra
pas nous prendre “ le ” livre sorti des lèvres de la Vérité
elle-même, lesquelles ne peuvent se tromper. Et puisque tant de fois par jour
nous récitons le Paternoster, trouvons-y notre régal, et efforçons-nous
d’apprendre d’un si excellent Maître l’humilité avec laquelle il prie, ainsi
que toutes les autres choses qui ont été décrites. Que Sa Majesté me pardonne
d’avoir osé aborder un sujet aussi haut ; Elle sait bien que je ne m’y
serais pas aventurée, et que mon esprit en aurait été incapable, si Sa Majesté
elle-même ne m’avait dicté ce qu’il fallait dire.
5 Eh bien, mes soeurs, il
semble que Sa Majesté ne veuille pas que j’en dise davantage car, bien qu’ayant
eu l’intention de continuer, je ne sais plus quoi dire. Mais le Seigneur vient
de vous enseigner le chemin ; quant à moi, dans cet autre livre que j’ai
écrit, il m’a appris et m’a fait rapporter ce qu’il faut faire quand on a
atteint cette source d’eau vive, ce que l’âme éprouve alors, comment Dieu la
désaltère pleinement, lui enlève la soif des choses d’ici-bas, et fait croître
en elle le désir de le servir. Ce livre sera très utile à celles qui, parmi
vous, sont parvenues à cette source, et il leur donnera beaucoup de lumière.
6 Cherchez à vous le
procurer, car c’est au Père Dominique Bánez, Présenté de l’Ordre de saint
Dominique qui, comme je l’ai dit, est mon confesseur, que je vais remettre
celui-ci. S’il juge utile que vous le voyiez, il vous le donnera, et il vous
donnera aussi le premier. Sinon, agréez ma bonne volonté, puisque j’ai obéi à
ce que vous m’avez commandé. Je me considère comme très bien payée de la peine
que j’ai eue pour l’écrire car, pour ce qui est de celle que j’aurais pu avoir
à réfléchir à ce que j’allais dire, elle a été inexistante, puisque c’est le
Seigneur qui m’a révélé les secrets de cette prière évangélique ; cela a
été pour moi une source de consolations. Qu’il soit béni et loué pour
Trad. Jeannine Poitrey.