CHAPITRE I - En quoi consiste la perfection chrétienne; qu'il faut combattre pour l'acquérir; et de quatre choses nécessaires en ce combat
CHAPITRE II - De la défiance de nous-même
CHAPITRE III - De la confiance en Dieu
CHAPITRE IV - Des signes, on peut reconnaître si l'on a la défiance de soi-même et la confiance en Dieu
CHAPITRE V - De l'erreur qui fait prendre à plusieurs la pusillanimité pour une vertu
CHAPITRE VI - De quelques avis utiles pour acquérir la défiance de soi-même et la confiance en Dieu
CHAPITRE VII - Un bon usage des puissances et premièrement qu'il faut tenir l'intelligence en garde contre l'ignorance et la curiosité
CHAPITRE VIII - Des obstacles à la juste appréciation des choses et du moyen de les bien connaître
CHAPITRE IX - D'un autre défaut à éviter pour bien juger de ce qui nous est utile
CHAPITRE X - De l'exercice de la volonté, et de la fin que nous devons nous proposer dans toutes nos actions, tant les extérieures que les intérieures
CHAPITRE XI - De quelques considérations qui peuvent porter notre volonté à se conformer en tout au bon plaisir de Dieu
CHAPITRE XII - Des différentes volontés de l'homme et de la guerre qu'elles se font entre elles
CHAPITRE XIII - De quelle manière il faut combattre la sensualité, et quels actes la volonté doit produire pour acquérir les habitudes des vertus.
CHAPITRE XIV - De la conduite à tenir quand la volonté semble vaincue et dominée par l'appétit sensitif
CHAPITRE XV - Quelques avis touchant la manière de combattre, et spécialement contre qui et avec quel courage il faut le faire
CHAPITRE XVI - Comment le soldat de Jésus-Christ doit se mettre en campagne dès le matin
CHAPITRE XVII - De l'ordre à suivre dans la lutte que nous avons à soutenir contre nos passions
CHAPITRE XVIII - De quelle manière il faut combattre les mouvements soudains des passions
CHAPITRE XIX - Comment il faut combattre le vice de l'impureté
CHAPITRE XX - Des moyens à prendre pour combattre la négligence
CHAPITRE XXI - De la manière de gouverner les sens extérieurs et comment on peut les faire servir à la contemplation des choses divines
CHAPITRE XXII - Comment les choses extérieures peuvent nous aider à régler nos sens et à passer à la méditation des mystères de la vie et de la Passion du Verbe incarné
CHAPITRE XXIII - De quelques autres moyens de régler nos sens selon les diverses circonstances qui se présentent.
CHAPITRE XXIV - De la manière de régler sa langue
CHAPITRE XXV - Que pour bien combattre les ennemis, le soldat du Christ doit éviter avec tout le soin possible ce qui est de nature à troubler la paix de son coeur
CHAPITRE XXVI - De ce que nous avons à faire quand nous nous sentons blessés
CHAPITRE XXVII - Comment le démon a coutume de tenter et de séduire ceux qui veulent s'adonner à la vertu, et ceux qui vivent dans l'esclavage du péché
CHAPITRE XXVIII - De la conduite du démon à l'égard de ceux qu'il tient dans l'esclavage du péché
CHAPITRE XXIX - Des artifices que le démon emploie pour retenir dans ses liens ceux qui connaissent leur mauvais état et cherchent à en sortir ; et pourquoi nos bons propos demeurent souvent sans exécution
CHAPITRE XXX - Comment le démon persuade à plusieurs qu'ils avancent dans la voie de la perfection
CHAPITRE XXXI - Des artifices qu'emploie le démon pour nous faire quitter le chemin de la vertu
CHAPITRE XXXII - Du dernier assaut du démon et de l'artifice auquel il a recours pour faire de la vertu même une occasion de ruine
CHAPITRE XXXIII - Quelques avis pour surmonter les passions mauvaises et pour avancer dans la vertu
CHAPITRE XXXIV - Qu'il faut acquérir les vertus peu à peu, en s'y exerçant graduellement et sans vouloir les pratiquer toutes à la fois
CHAPITRE XXXV - Des moyens d'acquérir les vertus, et comment nous devons nous appliquer à la même vertu durant un certain espace de temps
CHAPITRE XXXVI - Que l'exercice de la vertu exige une application constante
CHAPITRE XXXVII - Que la nécessité où nous sommes de nous exercer sans cesse à la pratique des vertus nous oblige à profiter, pour les acquérir, de toutes les occasions qui se présentent
CHAPITRE XXXVIII - Que l'on doit rechercher les occasions de pratiquer la vertu, et les accueillir avec d'autant plus de joie qu'elles offrent plus de difficultés
CHAPITRE XXXIX - Comment nous pouvons faire servir des occasions diverses à l'exercice d'une même vertu.
CHAPITRE XL - Du temps que nous devons consacrer à l'exercice de chaque vertu, et des marques de notre avancement spirituel
CHAPITRE XLI - Que nous ne devons pas souhaiter d'être délivrés des afflictions que nous endurons patiemment; et de la manière de régler tous nos désirs
CHAPITRE XLII - Comment on doit se défendre des artifices du démon quand il nous inspire des dévotions indiscrètes.
CHAPITRE XLIII - Combien nos penchant mauvais et les suggestions du démon ont de force pour nous pousser à juger témérairement du prochain, et de quelle manière nous devons résister à cette tentation
CHAPITRE XLIV - De l'oraison
CHAPITRE XLV - Ce que c'est l'oraison mentale
CHAPITRE XLVI - De l'oraison qui se fait voie de méditation
CHAPITRE XLVII - D'une autre manière de prier par voie de méditation
CHAPITRE XLVIII - Comment nous pouvons méditer en prenant pour sujet de méditation la bienheureuse Vierge Marie
CHAPITRE XLIX - De quelques considérations qui doivent nous engager à recourir avec foi et confiance à la Vierge Marie
CHAPITRE L - Comment nous pouvons dans l'oraison nous aider du secours et de l'intermédiaire des anges et des saints
CHAPITRE LI - Des diverses affections que nous pouvons tirer de la Passion de Jésus-Christ
CHAPITRE LII - Des fruits que nous pouvons retirer de la méditation de Jésus crucifié, et de l'imitation de ses vertus.
CHAPITRE LIII - De l'adorable Sacrement de l'Eucharistie
CHAPITRE LIV - De la manière de recevoir le très saint Sacrement de l'Eucharistie
CHAPITRE LV - Comment nous devons nous préparer à la communion, si nous voulons qu'elle nous excite à l'amour de Dieu
CHAPITRE LVI - De la communion spirituelle
CHAPITRE LVII - De l'action de grâces
CHAPITRE LVIII - De l'offrande de soi-même à Dieu
CHAPITRE LIX - La dévotion sensible et la sécheresse spirituelle
CHAPITRE LX - De l'examen de conscience
CHAPITRE LXI - Comment nous devons persévérer dans la lutte et combattre jusqu'à la mort
CHAPITRE LXII - De la résistance à opposer aux ennemis qui nous attaquent, au moment de la mort
CHAPITRE LXIII - Des quatre assauts que nos ennemis nous livrent à l'heure de la mort, et premièrement de la tentation contre la foi et de la manière d'y résister
CHAPITRE LXIV - De l'assaut du désespoir et de la manière de s'en défendre
CHAPITRE LXV - De l'assaut de la vaine gloire
CHAPITRE LXVI - De l'assaut des illusions et des fausses apparences, à l'article de la mort
À notre chef suprême et glorieux triomphateur Jésus-Christ, fils de Marie Les sacrifices et les présents des mortels ont toujours plu et plaisent encore à votre Majesté souveraine, surtout lorsqu'ils vous sont offerts avec un cœur sincèrement dévoué à votre gloire. C'est ce qui m'engage à
vous offrir ce petit traité du Combat spirituel, et à le dédier à votre divine Majesté. Si modeste que soit
mon offrande, je ne crains pas de vous la présenter, car je sais que vous êtes ce Dieu très haut qui se plaît aux choses les plus humbles et dédaigne les vaines et prétentieuses grandeurs du monde. Pouvais-je, sans me rendre digne de blâme et sans me nuire à moi-même, l'offrir à un autre qu'à vous ô Roi du Ciel et de la terre ? La doctrine consignée en ce traité est votre doctrine, puisque c'est vous qui nous avez
appris à nous défier de nous-même, à nous confier en vous, à combattre et à prier. En outre, s'il faut dans
tous les combats un chef expérimenté qui dirige la lutte et anime les soldats, et si les troupes combattent d'autant plus vaillamment quelles ont à leur tête un plus habile capitaine, comment oserions-nous entreprendre ce combat spirituel sans un chef qui nous conduise à la victoire ? Nous tous donc qui sommes décidés à combattre et vaincre nos ennemis, nous vous choisissons pour capitaine, ô Christ Jésus : vous avez vaincu le monde et le prince des ténèbres, et en assujettissant votre chaire sacrée aux souffrances et à la mort, vous avez dompté la chair de tous ceux qui ont combattu, et qui combattront généreusement
sous vos enseignes. Lorsque je composais ce traité, j'avais toujours cette parole présente à l'esprit : Non que nous soyons capables par nous-mêmes de penser quelque chose, comme de nous-mêmes
(II Cor. 3, 5). Si nous ne pouvons, sans vous et sans votre secours, avoir une seule bonne pensée, comment pourrions-nous, abandonnés à nos forces, lutter contre tant d'ennemis et échapper à tant d'embûches ? C'est à vous, Seigneur, qu'appartient tout entier ce Combat spirituel, puisque c'est votre doctrine qu'il enseigne. C'est à vous aussi qu'appartiennent tous les combattants parmi lesquels se rangent les clers réguliers théatins. Prosternés donc aux pieds de votre Majesté suprême, nous vous prions d'accepter ce Combat spirituel et de nous animer par votre grâce à lutter généreusement. Nous sommes persuadés que, si vous combattez en nous, nous remporterons la victoire pour votre gloire et elle de votre très sainte Mère. Votre très humble serviteur, racheté par votre sang précieux, LAURENT SCUPOLI Clerc régulier théatin.
CHAPITRE I En quoi consiste la perfection chrétienne ; qu'il faut combattre pour l'acquérir ; et de quatre choses nécessairesen ce combat
Si vous voulez, ô âme chrétienne, parvenir
au faîte de la perfection, et vous unir si étroitement à
Dieu que vous deveniez un même esprit avec lui, il faut, pour mener
à bonne fin cette entreprise, la plus grande et la plus noble qui
se puisse imaginer, que nous sachiez avant tout en quoi consiste la vraie
et parfaite spiritualité. Quelques-uns, ne regardant la vie spirituelle
que par le dehors, la font consister dans l'austérité de
la vie, dans les pénitences corporelles, les cilices, les disciplines,
les veilles prolongées, les jeûnes et autres mortifications
du même genre. D'autres, les femmes particulièrement, s'imaginent
être parvenus à un haut degré de perfection, lorsqu'ils
se sont fait une habitude de réciter beaucoup de prières
vocales, d'entendre plusieurs messes, d'assister aux offices divins, de
visiter fréquemment les églises et de s'approcher souvent
de la sainte Table. D'autres enfin, et parmi eux des personnes engagées
dans l'état religieux, croient que pour être parfait, il suffit
d'être assidu au chœur, d'aimer la retraite et le silence, et d'observer
les prescriptions de la règle. Ainsi, les uns font consister la
perfection dans tel exercice, les autres dans un autre ; mais il est certain
que tous se trompent. En effet, les œuvres extérieures sont des
moyens d'acquérir ; mais on ne peut pas dire qu'elles constituent
la perfection chrétienne et la vraie spiritualité. Ce sont
des moyens puissants d'acquérir la sainteté ; employés
avec sagesse et discrétion, ils servent merveilleusement à
nous fortifier contre la malice et la fragilité de notre nature,
à repousser les assauts et à éviter les pièges
de l'ennemi commun à obtenir de Dieu les secours nécessaires
aux justes, principalement à ceux qui commencent. Ce sont, en outre
des fruits de la sainteté acquise. Les personnes avancées
en perfection châtient leur corps pour le punir de ses révoltes
passées et pour le tenir dans une complète soumission aux
ordres de son Créateur ; elles vivent dans la retraite et le silence
pour éviter les moindres fautes et n'avoir plus de conversation
que dans les cieux ; elles s'appliquent au service divin et aux œuvres
de piété, elles s'adonnent à la prière, elles
méditent la vie et la Passion de Notre-Seigneur, non par esprit
de curiosité et par amour pour les consolations sensibles, mais
dans le désir de mieux connaître leur propre malice et l'infinie
miséricorde de Dieu, de s'exciter de plus en plus à aimer
le Seigneur, à se haïr elles-mêmes et à marcher
sur les traces du Fils de Dieu avec une entière abnégation,
et la croix sur les épaules ; elles fréquentent les sacrements
dans la seule vue d'honorer la majesté de Dieu, de s'unir plus étroitement
à lui et de se fortifier contre les tentations de l’ennemi. Combien
est différente la conduite des personnes qui font reposer sur les
œuvres extérieures tout édifice de leur perfection ! Si saintes
qu'elles soient en elles-mêmes, ces œuvres, par le mauvais usage
qu'elles en font, peuvent devenir l'occasion de leur ruine et leur causer
plus de dommage même que des fautes manifestes. Préoccupées
uniquement de ces pratiques de dévotion, elles abandonnent leur
cœur aux inclinations de la nature et aux pièges du démon.
L'esprit malin, voyant qu'elles s'écartent du droit chemin, les
pousse à continuer leurs exercices accoutumés, et à
s'égarer, au gré de leurs vaines pensées, parmi les
délices du paradis où elles croient jouir, en la compagnie
des anges, de la présence de Dieu même. Elles se trouvent
parfois absorbées dans des méditations pleines de pensées
sublimes, curieuses et agréables, et, oubliant le monde et les créatures,
elles s'imaginent être transportées au troisième ciel.
Mais pour peu qu'on examine leur conduite, on voit immédiatement
combien profonde est leur erreur, et combien elles sont éloignées
de la perfection que nous recherchons. Partout, dans les grandes comme
dans les petites choses, elles veulent être préférées
aux autres ; entichées de leur mérite, elles s'obstinent
dans leur manière de voir ; aveugles sur leurs propres défauts,
elles ont toujours les yeux ouverts sur les actions des autres pour les
scruter et les censurer. Qu'on porte la moindre atteinte à la bonne
opinion qu'elles ont d'elles-mêmes et qu'elles aiment à faire
partager par les autres, qu'on leur commande de quitter certaines dévotions
dont elles se sont fait une habitude, à l'instant elles se troublent
et s'inquiètent outre mesure. Que le Seigneur, pour leur apprendre
à se connaître elles-mêmes et leur enseigner le vrai
chemin de la perfection, leur envoie des adversités et des maladies
; qu'il permette (car rien n'arrive ici-bas sans son ordre ou sa permission),
qu'il permette, dis-je, que la persécution, cette pierre de touche
de la véritable piété, s'attaque à leur personne,
vous voyez aussitôt se découvrir le fond de leur cœur, et
l'orgueil qui le corrompt paraître au grand jour. Dans les épreuves,
comme dans les événements heureux de la vie, elles ne savent
ce que c'est que de se résigner à la volonté de Dieu,
que de s'humilier sous sa main puissante, que de se soumettre à
ses justes et impénétrables jugements, que de s'abaisser
au-dessous des créatures à l'exemple de son Fils souffrant
et humilité ; que d'aimer leurs persécuteurs comme les instruments
dont se sert la bonté divine pour les former à la mortification
et coopérer à leur perfection et à leur salut. De
là vient qu'elles sont toujours en danger de se perdre. Se considérant
avec des yeux obscurcis par l'amour-propre et ne voyant rien que de louable
en elles-mêmes et dans leurs actions, elles s'imaginent qu'elles
sont fort avancées en perfection et jugent les autres du haut de
leur orgueil, si bien qu'il ne faut rien moins qu'un miracle de la grâce
pour les convertir. L’expérience est là pour prouver qu'il
est plus facile de ramener au droit chemin un pécheur déclaré
qu'un pécheur qui se déguise et se couvre du manteau des
vertus apparentes. Vous comprenez maintenant, âme chrétienne,
que la vie spirituelle ne consiste pas dans les pratiques extérieures
dont nous venons de parler. En quoi donc consiste-t-elle ? Elle consiste
dans la connaissance de la grandeur de Dieu et de notre propre néant,
dans l'amour du Seigneur et la haine de nous-mêmes, dans la soumission
de l'esprit à Dieu et aux créatures pour l'amour de Dieu,
dans l'abnégation complète de notre volonté et notre
entière résignation à ses décrets souverains.
Encore faut-il que nous pratiquions toutes ces vertus uniquement pour la
gloire de Dieu et en vue de lui plaire, par la seule raison qu'il exige
et mérite d'être aimé et servi de la sorte. Telle est
la loi d'amour gravée par la main de Dieu même dans le cœur
de ses fidèles serviteurs ; telle est l'abnégation qu'il
requiert de nous ; tel est joug aimable et le fardeau léger qu'il
nous invite à prendre sur nos épaules ; telle est l'obéissance
qu'il nous enseigne par sa parole et son exemple. Si donc vous désirez
atteindre au faîte de la perfection, vous devez vous faire une continuelle
violence pour dompter généreusement et réduire à
néant toutes les affections mauvaises de votre cœur, si légères
qu'elles vous paraissent. Il faut vous préparer avec ardeur au combat,
parce que la couronne ne s'accorde qu'aux soldats valeureux. Songez que,
s'il n'y a point de guerre plus rude, attendu qu'en se combattant soi-même
on trouve en soi-même un adversaire, il n'y a point non plus de victoire
plus agréable à Dieu et plus glorieuse au vainqueur. Si vous
avez le courage de fouler aux pieds et de faire mourir en vous tous les
appétits désordonnés, les désirs et les moindres
mouvements de la volonté, vous serez plus agréable à
Dieu et lui rendrez un hommage plus grand que si, laissant vivre volontairement
en votre l'une ou l'autre de vos passions, vous vous donniez la discipline
jusqu'au sang, que si vous pratiquiez un jeûne plus austère
que celui des anciens ermites et anachorètes, ou même que
si vous convertissiez des milliers de pécheurs. En effet, bien qu'à
prendre les choses en elles-mêmes, Dieu fasse beaucoup plus d'état
de la conversion d'une âme que de la mortification d'un désir
de notre cœur, il reste toujours vrai que votre principal soin doit être
de vouloir et de faire ce que Dieu demande particulièrement de vous.
Or ce que Dieu demande de vous avant toute chose, c'est que vous travailliez
courageusement à mortifier vos passions. Ce travail lui procure
plus de gloire que l'œuvre en apparence la plus importante que vous accompliriez
avec un cœur dominé par la passion. Maintenant que vous savez en
quoi consiste la perfection chrétienne et à quelle guerre
acharnée il faut vous résoudre pour y parvenir, il vous reste
à vous munir de quatre choses, qui sont comme autant d'armes assurées,
nécessaires à qui veut remporter la palme et sortir victorieux
de ce combat spirituel. Ces quatre armes infaillibles sont : - la défiance
de nous-même, - la confiance en Dieu, - le bon usage de nos facultés,
- l'exercice de la prière. Nous essayerons, avec la grâce
de Dieu, d'en parler d'une manière claire et succincte, dans les
chapitres suivants.
Table des matières
CHAPITRE II De la défiance de nous-même
La défiance de nous-mêmes nous est tellement
nécessaire en ce combat, que, sans elle, non seulement nous serions
impuissants à remporter la victoire, mais nous ne saurions même
pas surmonter la moindre de nos passions. Cette vérité doit
être d'autant plus profondément gravée dans notre esprit
que notre nature corrompue nous pousse à concevoir une haute estime
de nous-mêmes, à croire, malgré notre néant,
que nous sommes quelque chose, et à présumer follement de
nos forces. Point de vice que nous reconnaissions plus à contrecœur,
point de vice non plus qui déplaise davantage aux yeux de Dieu.
Le Seigneur veut nous voir pénétrés de cette vérité
que toute grâce, toute vertu vient de lui comme de la source de tout
bien, et que de nous-même nous sommes absolument incapables d'accomplir
une action, d'avoir même une pensée qui lui soit agréable.
Mais, quoique cette défiance soit un don de sa main divine, un don
qu'il accorde à ceux qu'il aime, tantôt par de saintes inspirations,
tantôt par d'amères épreuves, par des tentations violentes
et presque insurmontables, par d'autres voies encore impénétrables
à notre côté, nous l'obtiendrons infailliblement si,
avec l'aide de la grâce, nous employons les quatre moyens que je
vous propose. Le premier, c'est de considérer notre bassesse et
notre néant, et de nous bien persuader que de nous-mêmes nous
ne pouvons rien faire de méritoire pour le ciel. Le second, c'est
de demander avec humilité et ferveur cette importante vertu à
celui qui seul peut nous la donner. Nous confesserons d'abord que, non
seulement nous ne l'avons pas, mais que de nous-mêmes nous sommes
dans une entière impuissance de l'obtenir. Nous nous jetterons ensuite
aux pieds du Seigneur avec une confiance inébranlable en sa bonté,
et nous persévèrerons dans la prière, jusqu'à
ce qu'il plaise à sa divine Providence d'exaucer notre demande.
Le troisième moyen, c'est de nous accoutumer peu à peu à
nous défier de nous-mêmes et de notre propre jugement, à
craindre la violente inclination de notre nature au péché,
la multitude de nos ennemis, l'incomparable supériorité de
leurs forces, leur longue expérience du combat, leur astuce et les
illusions qui les transforment à nos yeux en anges de lumière,
les pièges enfin qu'ils nous tendent de toutes parts sur le chemin
de la vertu. Le quatrième moyen, c'est de rentrer en nous-mêmes
à chaque faute que nous commettons et de considérer attentivement
jusqu'où va notre faiblesse. Si Dieu permet que nous fassions quelque
chute, c'est afin qu'à la clarté de cette lumière,
nous apprenions à mieux nous connaître, à nous mépriser
nous-mêmes comme de viles créatures et à désirer
d'être méprisés par les autres. Sans cette volonté,
nous devons désespérer d'avoir jamais la défiance
de nous-mêmes qui a pour fondement l'humilité et l'expérience
de notre misère. La connaissance de soi-même est donc absolument
nécessaire à quiconque veut s'approcher de la lumière
éternelle, de la vérité incréée. Cette
connaissance, la bonté divine la donne ordinairement aux superbes
et aux superbes et aux présomptueux par la voie de l'expérience
: il les laisse tomber dans l'une ou l'autre faute grave propres forces,
afin que leur chute, en leur dévoilant leur faiblesse, leur apprenne
à se défier d'eux-mêmes. Mais Dieu ne se sert ordinairement
de ce remède extrême que lorsque les moyens plus doux n'ont
pas obtenu l'effet qu'en attendait sa miséricorde. Il permet que
l'homme tombe plus ou moins souvent, selon qu'il a plus ou moins d'orgueil,
et si quelqu'un se rencontrait qui fût, comme la Sainte Vierge, entièrement
exempt de ce vice, j'ose affirmer qu'il ne tomberait jamais. Lors donc
qu'il arrive quelque chute, faites immédiatement un retour sur vous-même,
demandez instamment à Notre Seigneur la lumière nécessaire
pour vous connaître et vous défier entièrement de vous-même,
si vous ne voulez pas retomber dans les mêmes fautes ou dans des
fautes plus préjudiciables encore au salut de votre âme.
Table des matières
CHAPITRE III De la confiance en Dieu
Quoique la défiance de nous-mêmes soit indispensable
dans le combat spirituel, ainsi que nous venons de le montrer, cependant
si nous n'avons qu'elle pour défense, nous serons bientôt
forcés de prendre la fuite ou de nous laisser vaincre et désarmer
par l'ennemi. Il faut donc y joindre une confiance absolue en Dieu, espérer
et attendre de lui seul les grâces et les secours qui assurent la
victoire. S'il est vrai que de nous-mêmes, misérable néant
que nous sommes, nous n'avons que des chutes à attendre, et que
de ce chef nous ne saurions assez nous défier de nos forces, il
n'est pas moins certain que le Seigneur nous fera triompher de nos ennemis
si, pour obtenir son assistance, nous armons notre cœur d'une inébranlable
confiance en lui. Nous avons quatre moyens d'acquérir cette vertu.
Le premier moyen, c'est de la demander à Dieu. Le second moyen c'est
de considérer des yeux de la foi la toute-puissance et la sagesse
infinie de ce Dieu à qui rien n'est impossible ni difficile, sa
bonté sans bornes, son amour ineffable disposé nous accorder
d'heure en heure, de moment en moment, tous les secours dont nous avons
besoin pour vivre de la vie spirituelle et triompher de nous-mêmes.
La seule chose qu'il demande de nous, c'est que nous nous jetions avec
une entière confiance dans les bras de sa miséricorde. Eh
quoi ! ce divin pasteur aurait couru durant trente-trois ans après
la brebis égarée, il aurait perdu la vois à la rappeler
à lui ; il l'aurait suivie opiniâtrement à travers
les épines et les ronces du chemin, au point d'y répandre
tout son sang et d'y laisser la vie ; et maintenant que cette brebis revient
à lui avec la volonté de se soumettre à sa loi, ou
du moins avec le désir, faible peut-être, mais sincère,
d'observer ses commandements ; maintenant qu'elle appelle et supplie son
pasteur, celui-ci refuserait d'abaisser sur elle un regard de miséricorde,
de prêter l'oreille à ses cris, de la prendre sur ses épaules
divines pour aller se réjouir avec ses voisins, les élus
et les anges du Ciel ! Ce maître si bon qui cherche avec tant de
soin et d'amour la drachme de l'Évangile, image du pécheur
aveugle et muet, abandonnerait celui qui, semblable à la brebis
égarée, appelle à grands cris son bien-aimé
pasteur ? Est-ce possible ? Et qui croira jamais que ce Dieu qui frappe
sans cesse à la porte de notre cœur avec un désir immense
d'en obtenir l'entrée, d'y trouver un repos qu'il aime, et d'y répandre
ses faveurs, fasse le sourd et refuse d'entrer, quand ce cœur s'ouvre à
lui et implore sa visite ? Le troisième moyen d'acquérir
cette salutaire confiance, c'est de rappeler souvent à notre mémoire
les oracles de la sainte Écriture qui déclarent en mille
endroits que celui qui espère en Dieu ne sera point confondu. Voici
enfin le quatrième moyen d'avoir tout ensemble et la défiance
de nous-mêmes et la confiance en Dieu. Ne formons aucun projet, ne
prenons aucune résolution que nous n'ayons auparavant considéré
notre faiblesse ; munis alors d'une sage défiance de nous-mêmes,
tournons nos regards vers la puissance, la sagesse et la bonté de
Dieu et, pleins de confiance en lui, prenons la résolution d'agir
et de combattre généreusement ; avec ces armes jointes à
la prière (comme nous le dirons plus tard), marchons à la
peine et au combat. Si nous n'observons pas cet ordre, nous risquons fort
de nous tromper, quand bien même tout semblerait nous indiquer que
la confiance en Dieu est le principe de nos actions. La présomption
nous est si naturelle ; elle est, pour ainsi parler, formée d'une
matière si subtile qu'elle s'infiltre à notre insu dans notre
cœur et se mêle imperceptiblement à la défiance de
nous-mêmes et à la confiance que nous croyons avec en Dieu.
Tenez-vous donc le plus possible en garde contre la présomption
et, pour établir nos œuvres sur les deux vertus opposées
à ce vice, ayez soin que la considération de votre faiblesse
marche avant la considération de la toute-puissance de Dieu, et
que l'une et l'autre précèdent toutes vos œuvres.
Table des matières
CHAPITRE IV Des signes, on peut reconnaître si l'on a la défiance de soi-même et la confiance en Dieu
Il arrive à certaines personnes de s'imaginer qu'elles ont acquis la défiance d'elles-mêmes et la confiance en Dieu,
quoique ces vertus leur fassent entièrement défaut. Vous
jugerez si vous partagez leur erreur à l'effet que vos chutes produiront
sur vous. Si ces chutes vous troublent et vous chagrinent, si elles vous
ôtent l'espoir d'avancer jamais dans la vertu, c'est un signe que
vous n'avez pas mis votre confiance en Dieu, mais en vous-même ;
et si votre tristesse est grande et votre désespoir profond, c'est
une marque que vous avez beaucoup de confiance en vous-même et très
peu dans le Seigneur. En effet, celui qui se défie beaucoup de lui-même,
pour placer son espoir en Dieu seul, ne s'étonne nullement de ses
fautes ; il ne se laisse point aller au trouble et au chagrin, persuadé
que ces fautes sont l'effet de sa faiblesse et de son peu de confiance
en Dieu. Il trouve dans sa chute même une occasion de se défier
de plus en plus de ses forces pour ne compter que sur le secours du Seigneur.
Plein d'horreur pour sa faute et ses passions déréglées,
il conçoit de son offense une douleur vive, tranquille et paisible.
Il se remet aussitôt à l'œuvre et reprend avec un redoublement
de courage et d'ardeur la lutte qu'il faudra soutenir jusqu'à la
mort contre l'ennemi du salut. Puissent ces choses être mûrement
pesées par certaines personnes qui, après une chute, ne peuvent
ni ne veulent se donner de repos, qui aspirent d'aller au plus tôt
trouver leur père spirituel et cela en vue de se décharger
de l'anxiété où les jette leur amour-propre, bien
plus que pour tout autre motif ! Elles feraient beaucoup mieux de s'approcher
du tribunal de la pénitence pour se purifier de leurs souillures,
et aller ensuite puiser dans la sainte communion les forces nécessaires
pour ne plus retomber dans le péché.
Table des matières
CHAPITRE V De l'erreur qui fait prendre à plusieurs la pusillanimité pour une vertu
C'est une illusion commune à bien des gens que
celle qui fait prendre pour vertu la crainte et le trouble qui s'empare
de l'âme après le péché. Trompées par
le sentiment de douleur qui se mêle à leur inquiétude,
ces personnes ne s'aperçoivent pas que leur trouble naît d'un
orgueil secret et d'une folle présomption. Elles se confiaient dans
leur propre force ; convaincues par l'expérience que cette force
; convaincues par l'expérience que cette force leur manque, elles
se troublent, elles s'étonnent de leur chute comme d'une chose surprenante
; et, voyant renversé le frêle appui qui faisait leur assurance,
elles se laissent aller au découragement et à la crainte.
Ce malheur n'arrive pas à l'homme humble qui se défie de
lui-même et met son appui dans le Seigneur. S'il vient à commettre
une faute, il la regrette amèrement, mais il ne s'en trouble ni
ne s'en étonne, parce que le flambeau de la vérité
qui l'éclaire la lui montre comme un effet naturel de sa faiblesse
et de son inconstance.
Table des matières
CHAPITRE VI De quelques avis utiles pour acquérir la défiance de soi-même et la confiance en Dieu
Puisque la force qui nous fait triompher de nos ennemis
naît principalement de la défiance de nous-mêmes et
de la confiance en Dieu, voici quelques avis qui vous aideront, avec le
secours de la grâce, à acquérir ces vertus. Apprenez
donc et gravez profondément dans votre esprit cette vérité
incontestable qu'il n'y a ni dons naturels ou acquis, ni grâces gratuites,
ni connaissance si parfaite de la sainte Écriture, ni constance
dans le service de Dieu, qui puisse nous faire accomplir sa sainte volonté
si, dans les œuvres que nous entreprenons pour sa gloire, dans les tentations
que nous avons à surmonter, dans les croix que la Providence nous
envoie, notre cœur n'est aidé et élevé en quelque
sorte au-dessus de lui-même par sa main tout-puissante. Il faut donc
que, durant toute notre vie, à chaque jour, à chaque heure,
à chaque instant nous ayons cette vérité devant les
yeux. De cette façon, jamais nous ne pourrons nous confier en nous-mêmes
; la pensée ne nous en viendra même pas. Pour ce qui regarde
la confiance en Dieu, persuadez-vous bien qu'il renverse nos ennemis avec
une égale facilité, qu'ils soient nombreux ou en petit nombre,
qu'ils soient forts ou faibles, aguerris ou inexpérimentés.
Qu'une âme donc soit chargée de péchés, qu'elle
ait tous les défauts imaginables, qu'elle ait épuisé
tous les moyens de se corriger de ses vices et de pratiquer la vertu et
n'ait pu avancer d'un seul pas dans le sentier du bien, qu'elle se soit
au contraire enfoncée plus profondément dans la fange du
péché, ce n'est pas une raison pour désespérer
de la bonté de Dieu, jeter les armes et abandonner les exercices
spirituels. Elle doit, au contraire, redoubler de courage et combattre
généreusement : elle doit savoir que la victoire est promise
à ceux qui persévèrent dans la lutte et mettent leur
confiance dans le Seigneur. Si Dieu permet parfois que ses soldats soient
blessés, jamais i ne les abandonne. Combattre, c'est là tout
le secret de la victoire. Un remède est prêt pour chaque blessure,
et ce remède guérit infailliblement ceux qui cherchent le
Seigneur et espèrent en son secours. Le jour qu'ils y penseront
le moins, ils trouveront leurs ennemis étendus à leurs pieds.
Table des matières
CHAPITRE VII Un bon usage des puissances et premièrement qu'il faut tenir l'intelligence en garde contre l'ignorance et la curiosité
Si la défiance de nous-mêmes et la confiance en Dieu sont nos seules armes dans ce combat, non seulement nous ne remporterons pas la victoire, mais nous nous précipiterons dans une infinité de maux. C'est pourquoi nous devons à ces deux armes en ajouter une troisième que nous avons mentionnée plus haut: l'exercice de nos facultés. Cet exercice consiste principalement dans le bon usage de l'intelligence et de la volonté. L'ignorance cherche à obscurcir l'intelligence, à l'empêcher d'atteindre son objet propre: la vérité. C'est l'exercice qui doit lui rendre la clarté et la lucidité requises pour qu'elle soit à même de bien discerner ce qu'elle doit faire afin de purger l'âme de ses passions déréglées et de l'orner des vertus chrétiennes. Cette lumière peut s'obtenir par deux moyens. Le premier et le plus important est l'oraison: il faut demander à l'Esprit Saint de répandre la lumière dans nos cœurs. Il ne vous refusera pas, si nous cherchons sincèrement Dieu et l'accomplissement de sa volonté, et si nous sommes disposés à soumettre en toute occasion notre jugement à celui de nos supérieurs. Le second est une continuelle application de l'esprit à examiner les choses soigneusement et de bonne foi, pour les juger conformément aux enseignements de l'Esprit Saint, et non d'après le témoignage des sens et les maximes du monde. Cet examen convenablement fait nous convaincra que ce que le monde corrompu aime, désire et recherche avec tant d'empressement n'est qu'illusion et mensonge; que les honneurs et les
plaisirs de la terre ne sont que vanité et affliction d'esprit; que les injures et les opprobres sont des sujets de gloire, et la souffrance une source de joie; que le pardon des offenses et l'amour des ennemis
constituent la vraie grandeur d'âme et notre plus grand trait de ressemblance avec Dieu; que le mépris des choses d'ici-bas est préférable à l'empire du monde; que la soumission volontaire aux créatures, même les plus viles, pour l'amour de Dieu, est plus honorable que la domination exercée sur les plus grand monarques; que l'humble connaissance de soi-même est plus digne d'estime que la sublimité de la science; qu'il y a plus de gloire véritable à vaincre et à mortifier ses moindres passions qu'à prendre d'assaut des cités nombreuses, mettre en fuite des armées puissantes, opérer des miracles et ressusciter des morts.
Table des matières
CHAPITRE VIII Des obstacles à la juste appréciation
des choses et du moyen de les bien connaître
Ce qui nous empêche de juger sainement des choses,
c'est notre tendance à nous laisser aller à l'amour ou à
la haine qu'elles nous inspirent de prime abord. L'entendement, obscurci
par les passions, ne voit plus les choses telles qu'elles sont. Pour éviter
cette illusion, veillez avec soin à conserver une volonté
entièrement libre de toute affection désordonnée.
Quand un objet se présente à vous, regardez-le des yeux de
l'intelligence, considérez-le mûrement avant que la haine
vous porte à le rejeter, si l'objet est contraire aux inclinations
de votre nature, ou que l'amour vous le fasse embrasser, s'il flatte vos
désirs. Votre entendement, libre encore des nuages de la passion,
jouit d'une lucidité pleine et entière pour connaître
la vérité ; il est apte à découvrir le mal
sous l'appât d'un plaisir trompeur et à discerner le bien
sous le voile d'un mal apparent. Mais si l'amour ou la haine s'est déjà
emparé de la volonté, l'entendement est incapable de bien
juger. La passion qui s'est placée entre l'objet et l'entendement
offusque ce dernier au point de lui faire voir l'objet tout autrement qu'il
n'est en réalité ; l'entendement le propose alors sous ce
faux jour à la volonté, et celle-ci dans son exaltation se
laisse entraîner à l'amour ou à la haine contre toutes
les lois de la raison. La passion obscurcit de plus en plus l'intelligence,
et l'intelligence ainsi obscurcie fait paraître à la volonté
cet objet plus aimable ou plus odieux que jamais. C'est ainsi que, faute
d'observer la règle que j'ai posée et qui est ici d'une importance
extrême, l'intelligence et la volonté, ces facultés
si nobles de notre âme, ne font pour ainsi dire que tourner misérablement
dans un cercle et tomber de ténèbres en ténèbres,
d'erreurs en erreurs, jusqu'au plus profond de l'abîme. Tenez-vous
donc bien en garde, âme chrétienne, contre toute affection
désordonnée ; ne vous attachez à quelque objet que
ce soit, que vous ne l'ayez auparavant examiné avec soin, et reconnu
pour ce qu'il est à la lumière de l'intelligence, et plus
encore à la lumière de la grâce de l'oraison et des
conseils de votre directeur. Ces précautions, vous devez les prendre
en certaines actions extérieures qui, de soi, sont bonnes et saintes,
plus encore qu'en d'autres moins louables, parce qu'on y est plus sujet
à l'inconsidération et à l'erreur. Le mauvais choix
du temps ou du lieu, un défaut de mesure, un manque d'obéissance
pourraient vous les rendre très pernicieuses, ainsi qu'on peut s'en
convaincre par l'exemple de bon nombre de personnes qui se sont perdues
dans les ministères les plus saints et les plus augustes.
Table des matières
CHAPITRE IX D'un autre défaut à éviter pour bien juger de ce qui nous est utile
Un autre défaut contre lequel nous devons tenir
notre intelligence en garde, c'est la curiosité. Ce vice, en remplissant
notre esprit d'une multitude de pensées vaines ou coupables le rend
complètement impropre aux connaissances que réclament la
mortification de nos passions et notre avancement spirituel. Soyez donc
tout à fait mort aux choses de la terre ; ne recherchez point celles
qui ne sont pas nécessaires, fussent-elles permises. Restreignez
le plus possible les limites dans lesquelles se meut votre entendement
; prenez plaisir à le rendre insensé aux yeux des hommes.
Que les affaires du siècle, que les révolutions, grandes
ou petites, dont le monde est le théâtre, soient pour vous
comme si elles n'étaient pas ; et si ces vanités veulent
s'introduire dans votre esprit, fermez-leur le passage et chassez-les loin
de vous. Soyez sobre et humble, même en ce qui regarde la connaissance
des choses célestes, ne voulant savoir que Jésus crucifié,
sa vie, sa mort, et ce qu'il demande de vous. Tout le reste, éloignez-le
de votre pensée et vous serez singulièrement agréable
à Dieu, qui regarde comme ses enfants bien-aimés ceux qui
se contentent de lui demander les grâces nécessaires pour
aimer sa bonté infinie et accomplir sa sainte volonté. Toute
autre demande, toute autre recherche n'est qu'amour-propre, orgueil et
piège du démon. En suivant ces conseils, vous échapperez
aux embûches que l'antique serpent tend sous les pas des personnes
qui s'adonnent aux exercices de la vie spirituelle. Voyant leur volonté
affermie dans le bien, il s'attaque à leur entendement, afin que
devenu maître de l'un, il parvienne à s'emparer de l'autre.
Pour arriver à son but, il leur inspire des pensées sublimes,
vivez et curieuses, surtout si ce sont des esprits subtils, élevés
et enclins à l'orgueil. Trompés par les charmes qu'ils trouvent
à ces vains raisonnements et par la persuasion qu'ils ont de jouir
de la présente de Dieu, ils oublient de purifier leur cœur et de
s'appliquer à se connaître eux-mêmes et à mortifier
leurs passions. Pris de la sorte aux pièges de l'orgueil, ils se
font une idole de leur intelligence. Ils en viennent peu à peu,
et sans s'en apercevoir, à se persuader qu'ils n'ont besoin des
conseils et de la conduite de personne, habitués qu'ils sont d'avoir,
en toute rencontre, recours à l'idole de leur propre jugement. C'est
là une maladie grave et fort difficile à guérir. L'orgueil
de l'entendement présente bien plus de dangers que l'orgueil de
la volonté. Ce dernier orgueil, en effet, étant connu de
l'intelligence, se guérira sans trop de difficulté, le jour
où nous nous déciderons à obéir à nos
supérieur. Mais celui qui a la conviction que son sentiment est
préférable à celui des autres, par qui et comment
pourra-t-il être guéri ? Comment se soumettre au jugement
d'autrui, quand on le trouve moins bon que le sien propre ? Si l'entendement
qui est l'œil de l'âme et à qui seul il est donné de
découvrir et de panser la plaie de la volonté orgueilleuse,
si l'entendement, dis-je, est mal disposé, s'il est aveugle et rempli
du même orgueil, qui est-ce qui pourra le guérir ? Si la lumière
devient ténèbres, si la règle se trompe, comment le
reste ira-t-il ? Opposez-vous donc de bonne heure à cet orgueil
si funeste, et n'attendez pas qu'il ait pénétré jusqu'à
la moelle de vos os. Émoussez la pointe de votre esprit ; aimez
à soumettre votre opinion à celle d'autrui ; devenez fou
pour l'amour de Dieu, et vous serez plus sage que Salomon.
Table des matières
CHAPITRE X De l'exercice de la volonté, et de la fin que nous devons nous proposer dans toutes nos actions, tant les extérieures que les intérieures
Après avoir appris à bien user de votre
entendement, il vous reste à régler votre volonté,
à la détacher de ses propres désirs pour la rendre
entièrement conforme à la volonté de Dieu. Remarquez
bien qu'il ne suffit pas de vouloir et de faire les choses que vous croyez
les plus agréables à Dieu ; vous devez en outre les vouloir
et les faire sous l'impulsion de la grâce et dans la seule vue de
plaire au Seigneur. C'est ici surtout, plus encore que dans le précédent
combat, que nous aurons à lutter contre notre nature. Toujours occupée
d'elle-même, elle ne songe en toutes choses, plus parfois dans les
choses spirituelles que dans les autres, qu'à ses commodités
et à sa satisfaction propre. Elle en fait en quelque sorte sa nourriture
et elle s'en repaît avidement, comme d'un mets qui ne doit lui inspirer
aucune défiance. De là vient qu'aussitôt qu'une œuvre
nous est proposée, nous l'envisageons et nous la désirons,
non sous l'impulsion de la volonté de Dieu et dans le but de lui
plaire, mais pour le plaisir et le contentement que nous trouvons à
vouloir ce que Dieu veut. L'illusion en ce point est d'autant plus facile
que l'objet de nos désirs est meilleur en soi. L'amour-propre trouve
à se glisser jusque dans le désir que nous avons de nous
unir à Dieu. En formant ce désir, nous prenons souvent plus
garde à notre intérêt et à notre satisfaction
qu'à la volonté même de Dieu, et nous oublions que
ce Dieu demande et exige d'être aimé, désiré
et servi uniquement en vue de sa gloire. Pour éviter ce piège
qui vous empêcherait d'avancer dans la voie de la perfection, et
pour vous habituer à ne rien vouloir et à ne rien faire que
sous l'impulsion de la grâce et dans le seul but d'honorer et de
satisfaire celui qui veut être le principe et le but unique de toutes
nos actions et de toutes nos pensées, voici le moyen que vous avez
à prendre. Quand une occasion se présente de faire quelque
bonne œuvre, attendez pour vous y porter que vous ayez premièrement
élevé votre esprit à Dieu, afin de vous assurer qu'il
veut que vous la fassiez, et que vous-même vous ne la voulez que
pour vous conformer à sa volonté et lui être agréable.
Votre volonté ainsi excitée et attirée par celle de
Dieu, se pliera facilement à vouloir ce que Dieu veut, parc qu'il
le veut, uniquement en vue de son bon plaisir et de sa gloire. Agissez
de même à l'égard des choses que Dieu ne veut pas ;
ne les rejetez qu'après avoir arrêté l'œil de votre
intelligence sur cette volonté de Dieu qui veut que vous les rejetiez
en vue de lui plaire. Il faut toutefois observer que la nature a mille
artifices pour nous induire en erreur. En se cherchant elle-même,
elle nous persuade que nous agissons dans le but de plaire au Seigneur,
tandis que nous avons toute autre chose en vue. De là vient que
ce que nous embrassons ou rejetons par pur intérêt, nous croyons
souvent l'embrasser ou le rejeter dans le but de plaire à Dieu ou
dans la crainte de lui déplaire. À cette illusion si dangereuse,
il y a un remède essentiel, radical : la pureté du cœur.
Elle consiste à nous dépouiller du vieil homme et à
nous revêtir du nouveau. C'est, on le voit, le but auquel doivent
tendre tous nos efforts dans ce combat spirituel. Mais pour ne pas trop
entreprendre à la fois, voici le moyen que je vous propose, maintenant
que vous êtes encore plein de vous-même. Au commencement de
vos actions, appliquez-vous à vous dépouiller autant que
possible de tout mélange où vous soupçonnez qu'il
entre un élément humain, et à ne rien vouloir, rien
embrasser, rien rejeter que vous ne vous y sentiez auparavant poussé
ou attiré par le seul motif de la volonté de Dieu. Si dans
toutes vos actions, et particulièrement dans les mouvements intérieurs
de l'âme et les actes extérieurs qui ne durent qu'un instant,
vous ne pouvez pas sentir toujours l'influence actuelle de ce motif, faites
en sorte du moins qu'il se trouve virtuellement dans chacune de vos actions
en conservant l'intention générale de les faire toutes pour
plaire au Seigneur. Mais dans les actions qui ont quelque durée,
ce n'est pas assez d'exciter en vous ce motif au moment de vous mettre
à l'œuvre ; il faut le renouveler souvent et le tenir éveillé
jusqu'à la fin. Sinon, vous courez le risque d'être pris au
piège de l'amour-propre. Toujours plus enclin à retomber
sur lui-même qu'à s'élever vers Dieu, l'amour-propre
profite de l'instant de répit que nous lui donnons pour nous faire
changer insensiblement d'intention et d'objet. Le chrétien qui manque
de vigilance à cet égard peut, il est vrai, commencer ses
actions dans le seul but de plaire à Dieu ; mais peu à peu
et comme à son insu, il se laisse aller au sentiment de la vaine
gloire, si bien qu'oubliant la volonté divine, il s'en détourne
pour s'attacher au plaisir qu'il trouve en son œuvre, et à l'utilité
ou à l'honneur qu'il peut en retirer. Si Dieu lui-même lui
envoie une infirmité, un contretemps, un obstacle quelconque qui
l'empêche de continuer son œuvre, il tombe dans le trouble et l'inquiétude
; il se plaint tantôt de celui-ci, tantôt de celui-là,
quand il ne va pas jusqu'à se plaindre de Dieu même. C'est
là une preuve évidente que son intention n'était pas
dirigée uniquement vers Dieu, mais qu'elle venait d'une racine gâtée
et d'un fond corrompu. Quiconque, en effet, suit l'impulsion de la grâce
et agit en vue de plaire à Dieu n'a de préférence
pour rien. Il ne veut que ce que Dieu veut, de la manière et au
temps qu'il lui plaît. Quelle que soit l'issue de ses entreprises,
il est heureux et tranquille. De toute façon, il arrive à
la fin qu'il s'était proposée : l'accomplissement de la volonté
divine. Tenez-vous donc bien recueilli en vous-même et soyez attentif
à rapporter toutes vos actions à une fin si noble et si parfaite.
Et si, parfois, la disposition de votre âme vous porte à faire
le bien dans le but d'éviter les peines de l'enfer, vous pouvez,
en cela encore, vous proposer pour fin dernière de plaire au Seigneur
et de satisfaire le désir qu'il a de vous voir échapper à
l'enfer et entrer dans son royaume. Jamais on ne comprendra tout ce que
ce motif renferme de force et de vertu. L'action l plus humble, faite en
vue de plaire à Dieu seul et de procurer sa gloire, l'emporte infiniment
sur les œuvres les plus importantes faites dans un autre but. C'est ainsi
que l'aumône d'un denier, faite uniquement pour plaire à sa
divine majesté, est plus agréable au Seigneur que l'abandon
d'une fortune immense faite dans le bue, si bon pourtant et si désirable,
de se procurer ainsi la jouissance des biens éternels. Cette pratique
de faire toutes nos actions en vue de plaire à Dieu pourra dès
le principe vous paraître pénible ; mais l'usage vous la rendra
aisée et facile. Pour cela, tournez vers Dieu les désirs
et les affections de votre cœur ; aspirez à lui comme à votre
unique et suprême trésor, comme au bien infiniment parfait,
digne, à cause de sa perfection même, d'être recherché,
servi et souverainement aimé par toutes les créatures. Plus
notre intelligence s'attachera à considérer les titres infinis
que Dieu présente à nos hommages et à notre amour,
plus les affections de notre volonté deviendront tendres et fréquentes,
et partant, plus vite et plus facilement se formera en nous l'habitude
de rapporter toutes nos actions à Dieu. J'ajoute un dernier avis.
Pour obtenir cette grâce incomparable, demandez-la instamment au
Seigneur, et considérez souvent les bienfaits sans nombre qu'il
vous a accordés et qu'il vous accorde encore tous les jours, sans
aucun avantage pour lui-même et par un pur effet de son amour.
Table des matières
CHAPITRE XI De quelques considérations qui peuvent porter notre volonté à se conformer en tout au bon plaisir de Dieu
Pour amener plus facilement votre volonté à
ne vouloir en toute chose que le bon plaisir et la gloire de Dieu, rappelez-vous
qu'il vous a, le premier, entouré de témoignages d'honneur
et de marques d'amitié. C'est lui qui vous a tiré du néant,
vous a formé à son image et a fait toutes les autres créatures
pour votre service. C'est lui qui vous a donné pour rédempteur
non pas un ange, mais son Fils unique lui-même, avec mission de vous
racheter non pas à prix d'argent et d'or, qui sont des choses corruptibles,
mais au prix de son sang précieux et de sa mort cruelle et ignominieuse.
C'est lui qui, à toute heure, à tout instant vous garde contre
vos ennemis, combat avec vous par sa grâce et tient à votre
disposition, comme défense et comme nourriture, le corps de son
Fils bien-aimé. Ne sont-ce pas là autant de preuves irrécusables
de l'estime et de l'amour que ce grand Dieu pour des créatures aussi
viles, aussi misérables que nous, jamais personne ne la pourra concevoir,
comme aussi personne ne comprendra jamais la reconnaissance que nous devons
à cette majesté souveraine pour les bienfaits signalés
qu'elle nous a si libéralement accordés. Si les grands de
la terre se croient obligés de rendre aux pauvres et aux personnes
de basse condition les marques de respect qu'ils en reçoivent, que
fera notre bassesse pour répondre à l'estime et à
l'amour dont la majesté divine se plaît a nous honorer ? Tenez
par-dessus tout cette vérité profondément gravée
dans votre mémoire que l'infinie majesté de Dieu mérite
d'être honorée et servie uniquement dans le but de lui plaire.
Table des matières
CHAPITRE XII Des différentes volontés de l'homme et de la guerre qu'elles se font entre elles
Bien qu'il y ait en nous deux volontés, l'une qui
fait partie de la raison et que l'on appelle à cause de cela volonté
raisonnable et supérieure, l'autre qui a son siège dans les
sens et qu'on désigne sous le nom de volonté inférieure
et sensuelle, ou plus communément sous les noms d'appétit,
de sens, de passion ; toute fois, comme on n'est homme que par la raison,
ce n'est pas, à proprement parler, vouloir une chose que d'y être
porté par le seul mouvement des sens ; il faut, pour qu'il y ait
vouloir véritable, l'assentiment de la volonté supérieure.
La guerre spirituelle que nous avons à soutenir vient principalement
de ce que la volonté raisonnable a, au-dessus d'elle, la volonté
divine, et, au-dessous, la volonté des sens ; placée au milieu,
elle se trouve engagée dans un combat sans trêve, chacune
de ces deux volontés cherchant à l'attirer à son parti
et à l'assujettir à sa puissance. Ce combat, au début
surtout, est extrêmement pénible à ceux qui, après
avoir contracté de mauvaises habitudes, prennent la résolution
de changer de vie et de s'arracher aux étreintes du monde et de
la chair pour se dévouer au service et à l'amour de Jésus-Christ.
En butte aux assauts de la volonté souffre cruellement des coups
multipliés qu'elle reçoit. Tout autre est la condition de
ceux qui se sont déjà fait de la vertu ou du vice une habitude
invétérée et se proposent de continuer le genre de
vie dans lequel ils se sont engagés. Les uns, formés à
la vertu, se soumettent sans difficulté à la volonté
de Dieu, les autres, corrompus par le vice, se plient sans résistance
aux exigences des passions. Mais que personne ne s'imagine pouvoir acquérir
une vertu solide et servir Dieu comme il faut, s'il n'est résolu
à se faire violence à lui-même. Il ne suffit pas en
effet de renoncer aux plaisirs coupables : il faut, en outre, se détacher
de toute affection terrestre. C'est ce qui fait que peu d'âmes arrivent
à la perfection chrétienne. Après avoir surmonté,
au prix de grands efforts, les vices plus considérables, elles reculent
devant la violence qu'elles ont à se faire pour résister
à une infinité de petites volontés et de passions
moins considérables qui se fortifient par les succès continuels
qu'elles remportent, et finissent par exercer un empire absolu sur leur
cœur. C'est ainsi qu'il se rencontre des personnes qui, sans vouloir s'approprier
le bien d'autrui, s'attachent outre mesure à ce qu'elles possèdent.
Elles ne veulent pas arriver aux honneurs par des moyens défendus,
mais elles ne les fuient pas comme elles devraient le faire ; elles les
désirent même et emploient pour y parvenir des moyens qu'elles
croient honorables. Elles observent les jeûnes d’obligation, mais
elles aiment la bonne chère et les mets délicats. Elles vivent
dans la continence, mais elles s'affectionnent à certains plaisirs
qui nuisent considérablement à la vie spirituelle et à
l'union de l'âme avec Dieu. Ce sont là toutes choses fort
dangereuses pour les personnes même les plus saintes, et plus particulièrement
pour celles qui les craignent le moins ; nous ne saurions donc les éviter
avec trop de soin. Cet attachement aux choses de la terre est cause encore
que l'on fait ses bonnes œuvres avec tiédeur et qu'on y mêle
beaucoup d'amour-propre et d'imperfections cachées, une estime exagérée
de soi-même et un désir secret d'être loué et
applaudi par les hommes. Ceux qui se laissent aller à ces défauts,
non seulement n'avancent pas dans la voie du salut, mais retournant en
arrière, ils courent grand risque de retomber dans leurs anciens
vices, parce qu’ils n'aiment point la vertu véritable, qu'ils sont
peu reconnaissants envers Jésus-Christ qui les a délivrés
de la tyrannie du démon et que, fermant les yeux sur le péril
qu'ils courent, ils s'endorment dans une trompeuse sécurité.
Faisons remarquer ici une illusion d'autant plus dangereuse qu'elle est
plus difficile à découvrir. Parmi les personnes qui s'adonnent
à la vie spirituelle, il s'en rencontre un bon nombre qui s'aimant
trop elles-mêmes, ou plutôt ignorant la bonne matière
de s'aimer, choisissent parmi les exercices spirituels ceux qui sont plus
conformes à leur goût, et laissent là ceux qui vont
à l'encontre de leurs penchants naturels, sur lesquels pourtant
ils devraient concentrer tout l'effort de la lutte. Je vous conseille donc,
âme chrétienne, et je vous conjure d'aimer la peine qu'on
éprouve à se vaincre soi-même. C'est de là que
tout dépend : la victoire sera d'autant plus prompte et plus assurée
que vous aimerez davantage les difficultés que la lutte présente
à ceux-là surtout qui marchent pour la première fois
à la conquête de la vertu. Et si vous avez plus d'ardeur pour
la fatigue du combat que pour les douceurs de la victoire, nul doute que
vous n'arriviez plus promptement encore au terme de vos désirs.
Table des matières
CHAPITRE XIII De quelle manière il faut combattre la sensualité, et quels actes la volonté doit produire pour acquérir les habitudes des vertus.
Lorsque vous sentez la volonté de Dieu et l'appétit
sensitif se disputer la possession de votre cœur, vous devrez, pour faire
triompher en vous la volonté divine, prendre les moyens suivants.
Dès que les mouvements de l'appétit sensitif s'élèvent
en vous, opposez-leur une vigoureuse résistance, de peu qu'ils n'entraînent
à leur suite la volonté supérieure. Ces premiers mouvements
apaisés, réveillez-les en vous pour les réprimer avec
plus de force et de vigueur. Provoquez-les ensuite à un troisième
combat, afin de vous accoutumer à les repousser avec horreur et
dédain. Ces deux derniers moyens sont excellents pour dompter les
appétits désordonnés, hormis pourtant les passions
charnelles dont nous parlerons en un autre endroit. Enfin, produisez des
actes opposés aux passions que vous voulez vaincre. Un exemple éclaircira
ma pensée. Vous êtes, je suppose, porté aux mouvements
d'impatience. Si vous êtes bien recueilli en vous-même et attentif
à ce qui se passe dans votre intérieur, vous remarquerez
que ces mouvements s'attaquent sans relâche à la volonté
supérieure pour la faire fléchir et obtenir son consentement.
Usez alors du premier moyen que nous avons indiqué ; opposez à
chacun de ces mouvements une résistance opiniâtre, et faites
tous vos efforts pour empêcher la volonté d'y donner son consentement.
N'abandonnez pas la lutte avant que l'ennemi, abattu et terrassé,
vous ait rendu les armes. Mais voyez la malice du démon. Lorsqu'il
s'aperçoit que nous résistons courageusement aux mouvements
d'une passion quelconque, il cesse de les exciter en nous, et cherche même
à les apaiser. Il veut par là nous empêcher d'acquérir,
à l'aide de cet exercice, l'habitude de la vertu contraire, et nous
faire tomber dans les pièges de la vaine gloire et de l'orgueil,
en nous insinuant qu'il ne nous a fallu, comme aux vaillants soldats, qu'un
instant pour faire tomber l'ennemi à nos pieds. Vous passerez donc
au second combat : vous rappellerez à votre mémoire et réveillerez
en vous-même les pensées qui vous ont excité à
l'impatience, et quand vous sentirez l'émotion gagner la partie
sensitive, vous en réprimerez les mouvements avec un redoublement
de force et de vigueur. Bien que nous repoussions nos ennemis en vue de
bien faire et de nous rendre agréables à Dieu, il n'en est
pas moins vrai que bien souvent nous n'avons pas pour eux toute la haine
qu'ils méritent, et qu'ainsi nous courons le risque de succomber
à de nouvelles attaques. Pour échapper à ce danger,
livrez-leur un troisième assaut et chassez-les loin de vous, non
seulement avec des sentiments d'aversion, mais avec un suprême mépris,
jusqu'à ce qu'ils ne soient plus pour vous qu'un objet d'honneur
et d'abomination. Enfin, pour orner et enrichir votre âme des habitudes
des vertus, il faut produire des actes intérieurs directement contraires
à vos passions déréglées. Vous voulez, par
exemple, acquérir l'habitude de la patience, et voilà qu'une
marque de mépris qu'on vous donne fait naître en vous un mouvement
d'impatience. Ne croyez pas qu'il vous suffise des prendre les trois moyens
que j'ai indiqués plus haut ; non, il faut en outre aimer l'affront
qu'on vous fait, désirer d'être souvent méprisé
de la même manière et par la même personne, et vous
disposer à souffrir de plus grands outrages encore. La nécessité
où nous sommes pour arriver à la perfection de poser des
actes de vertus contraires aux vices qui nous assiègent vient de
ce que les autres actes, si vigoureux et si multipliés qu'ils soient,
sont impuissants à arracher la racine du mal. Ne sortons point de
notre exemple. Quoique nous refusions notre consentement aux mouvements
d'impatience que les affronts éveillent en nous, que nous employions
même pour les dompter les trois moyens mentionnés plus haut,
il n'en est pas moins vrai qu'à moins de nous habituer, à
l'aide d'actes souvent répétés, à aimer les
opprobres et à nous en réjouir, jamais nous ne pourrons nous
débarrasser entièrement du vice de l'impatience qui a pour
racine l'horreur de tout ce qui va à l'encontre du besoin d'estime
que nous ressentons naturellement en nous-mêmes. Aussi longtemps
que cette racine vicieuse demeure vivante en notre cœur, elle pousse continuellement
des rejetons qui rendent la vertu languissante et finissent parfois par
l'étouffer entièrement, sans compter qu'elle nous tient dans
un péril continuel de retomber à la première occasion
qui se présentera. Il suit de là que, si nous ne posons des
actes contraires aux vices que nous voulons combattre, jamais nous n'acquerrons
l'habitude solide des vertus. Encore faut-il que ces actes soient souvent
répétés. L'habitude du vice s'est formée en
nous par la multiplication des actes vicieux : il faut donc des actes multipliés
pour l'extirper de notre cœur et y introduire l'habitude de la vertu. Je
vais plus loin, et je dis qu'il faut plus d'actes bons pour former en nous
l'habitude de la vertu que d'actes mauvais pour y créer l'habitude
du vice, par la raison que la corruption de notre nature favorise cette
dernière habitude, et va à l'encontre de la première.
J'ajoute aux précédentes observations que, si la vertu à
laquelle vous vous exercez le comporte, vous devez joindre aux actes intérieurs
les actes extérieurs correspondants. Ainsi, pour nous tenir toujours
au même exemple, vous devez répondre avec douceur et charité
à ceux qui vous maltraitent et profiter des occasions que vous aurez
de leur rendre service. Si faibles que vous paraissent ces actes intérieurs
et extérieurs, votre volonté semblât-elle même
n'y point avoir de part, gardez-vous bien de les abandonner : nonobstant
leur faiblesse apparente, ils vous soutiennent dans le combat et vous aplanissent
le chemin de la victoire. Soyez attentifs à ce qui se passe au-dedans
de vous et attachez-vous à combattre jusqu'aux moindres mouvements
désordonnés que vous y découvrirez. Les petites passions
ouvrent la voie aux grandes, et les habitudes vicieuses finissent par s'emparer
de notre âme. Combien, pour avoir négligé de résister
aux attaques légères d'une passion dont ils avaient repoussé
les plus violents assauts, combien, dis-je, attaqués ensuite plus
vigoureusement au moment où ils y songeaient le moins, ont subi
une défaite plus désastreuse que jamais. Je vous conseille
encore de vous appliquer à mortifier vos désirs, même
dans les choses permises. Cette mortification vous procurera de grands
avantages et vous rendra plus facile et plus prompte la victoire à
remporter sur vous-même dans les choses défendues. Vous en
deviendrez plus fort et plus aguerri dans le combat que vous soutenez contre
vos tentations ; vous éviterez diverses embûches du démon
et vous vous rendrez en même temps très agréable au
Seigneur. Laissez-moi vous parler clairement. Si vous persévérez
dans ces exercices si salutaires, si propres à réformer votre
intérieur et à vous faire triompher de vous-même, je
vous promets que vous avancerez à grands pas dans la voie de la
perfection et que vous deviendrez véritablement spirituel, et non
pas de nom seulement. Mais si vous vous engagez dans une autre voie, si
vous choisissez d'autres pratiques, quelque excellentes que ces pratiques
vous paraissent, quelques délices que vous y goûtiez, eussiez-vous
même la persuasion d'être étroitement uni à Dieu
et de vous entretenir intimement avec lui, soyez convaincu que jamais vous
n'acquerrez la véritable spiritualité. La perfection, vous
ai-je dit au chapitre premier, ne consiste pas dans les pratiques qui charment
et flattent notre nature, mais dans les exercices qui l'attachent à
la croix avec toutes ses affections. C'est par là que les vertus
s'acquièrent et que l'homme intérieurement renouvelé
s'unit à son Sauveur crucifié et à son divin Créateur.
S'il est clair pour tous que les habitudes vicieuses se forment par les
actes réitérés de la volonté supérieure
cédant aux appétits des sens, il n'est pas moins évident
que les saintes habitudes s'acquièrent par la fréquente répétition
d'actes conformes à la volonté divine qui nous appelle à
pratiquer tantôt une vertu, tantôt une autre. De même
que la volonté, malgré les assauts violents qu'elle subit
du côté des sens et des passions, ne peut devenir l'esclave
du vice et des désirs terrestres, si elle ne cède elle-même
à l'effort de la tentation ; de même aussi elle ne peut, quelque
forte que soit l'action de la grâce, devenir véritablement
vertueuse et unie à Dieu, si elle ne se conforme par ses actes intérieurs,
et au besoin par ses actes extérieurs, aux inspirations de la grâce
divine.
Table des matières
CHAPITRE XIV De la conduite à tenir quand la volonté semble vaincue et dominée par l'appétit sensitif
S'il vous semble parfois impossible de repousser les assauts
des passions et des ennemis qui vous obsèdent, et cela parce que
vous ne sentez point en vous-même une volonté efficace de
leur résister, tenez bon cependant : vous avez le droit de vous
croire victorieux, aussi longtemps que vous n'aurez point la certitude
d'avoir succombé. Comme la volonté supérieure n'a
pas besoin de l'appétit sensitif pour produire les actes qui lui
sont propres, jamais la violence de l'attaque ne peut, malgré elle,
la forcer à s'avouer vaincue. Dieu a doué notre volonté
d'une liberté et d'une force telles qu'alors même que toutes
les passions, tous les démons et toutes les créatures se
ligueraient ensemble pour la combattre, elle conserverait, en dépit
de leurs efforts, une liberté complète de faire ce qu'elle
veut et de ne pas faire ce qu'elle ne veut pas, et cela autant de fois,
aussi longtemps, de la manière et pour la fin que bon lui semble.
Si vos ennemis vous attaquent et vous pressent avec tant de violence que
votre volonté, en quelque sorte étouffée, ne puisse
plus reprendre haleine pour se dégager de leur étreinte,
ne perdez point courage, et ne jetez point les armes : mais appelez la
parole à votre aide et criez au tentateur : jamais je ne cèderai
à les suggestions. Arrière, arrière : je ne veux point
de toi. Faites comme un homme qui, se trouvant aux prises avec un ennemi
acharné et ne pouvant le percer de son épée, le frappe
avec le pommeau. Et de même qu'il s'efforce de reculer de quelques
pas pour pouvoir donner de la pointe à son adversaire, ainsi retirez-vous
en vous-même, considérez votre impuissance et votre néant,
et, ranimant votre confiance en Dieu, élancez-vous sur la passion
ennemie, en vous écriant : Aidez-moi, ô Seigneur et mon Dieu
; Jésus et Marie, venez à mon secours, de peur que je ne
succombe. Et si l'ennemi vous en laisse le temps, appelez l'entendement
au secours de la volonté. Faites les considérations qui vous
sembleront les plus propres à relever votre courage et à
ranimer vos forces épuisées. Prenons un exemple. Vous êtes,
je suppose, sous le poids d'une persécution ou de toute autre peine
; et vous vous sentez porté à l'impatience au point de ne
pouvoir ou de ne vouloir plus rien souffrir. Fortifiez votre volonté
en arrêtant votre pensée sur les considérations suivantes
ou sur d'autres semblables. • Premièrement, voyez si vous ne méritez
pas le mal que vous endurez, et si vous n'y avez pas donné occasion
; si ce mal est arrivé par votre faute, dites-vous que ce n'est
que justice de souffrir patiemment les blessures que l'on s'est à
soi-même. • Deuxièmement, si vous n'avez rien à vous
reprocher à cet égard, rappelez à votre souvenir les
fautes dont Dieu ne vous a pas encore châtié ou que vous n'avez
pas encore expiées vous-même par la pénitence et, voyant
que Dieu daigne en sa miséricorde commuer la peine éternelle
ou temporelle qui vous était réservée dans l'autre
monde en cette peine incomparablement plus légère qu'il vous
envoie ici-bas, recevez-la non seulement avec joie, mais avec actions de
grâces. • Troisièmement, si vous voyez avoir fait beaucoup
de pénitences et peu offensé la majesté divine (pensée
contre laquelle il faut vous prémunir toujours), songez qu'on n'entre
dans le royaume des cieux que par la porte étroite des tribulations.
• Quatrièmement, considérez que si une autre voie vous était
ouverte, la loi d'amour devrait vous empêcher de la suivre, puisque
le Fils de Dieu et les saints, qui sont ses membres, sont entrés
au Ciel par un chemin semé d'épines et de croix. Enfin, ce
que vous devez surtout envisager ici et en toutes choses, c'est la volonté
de Dieu : il a tant d'amour pour vous qu'il prendra un plaisir extrême
à voir les actes de vertu et de mortification que vous accomplirez
pour correspondre à son affection et vous montrer fidèle
et généreux défenseur de sa cause. Tenez pour certain
que plus la persécution sera injuste et odieuse de la part de son
auteur, et partant plus pénible pour vous, plus aussi votre constance
sera agréable au Seigneur. Elle lui montrera que, jusque dans les
choses répréhensibles en elles-mêmes et pour vous remplies
d'amertume, vous savez approuver et aimer cette volonté adorable
qui fait plier sous sa loi les événements qui lui sont le
plus contraires et les ramener à l'ordre invariable de sa Providence.
Table des matières
CHAPITRE XV Quelques avis touchant la manière de combattre, et spécialement contre qui et avec quel courage il faut le faire
Vous connaissez les moyens à prendre pour vous
vaincre vous-même et embellir votre âme des ornements de la
vertu. Apprenez aujourd'hui que, pour triompher de vos ennemis avec plus
de promptitude et de facilité, il est éminemment utile, nécessaire
même, que vous déclariez une guerre continuelle à vos
vices et tout spécialement à l'amour-propre, et que vous
vous accoutumiez à aimer, comme vos plus chères délices,
les mépris et les outrages que le monde vous prodiguera. Si les
victoires sont difficiles, rares, incomplètes et peu durables, il
faut, ainsi que je l'ai insinué déjà, en attribuer
la cause au peu de soin que l'on apporte à se préparer à
ce combat et au peu d'estime qu'on en fait. Sachez, en outre, que ce combat
doit être soutenu avec un courage à toute épreuve.
Ce courage, vous l'obtiendrez infailliblement si vous le demandez à
Dieu et si, après avoir considéré la rage de vos ennemis,
la haine implacable qui les anime et les bataillons nombreux dont ils disposent,
vous songez que la bonté de Dieu et son amour pour vous l'emportent
infiniment sur la haine des démons, et que les anges et les élus
qui combattent avec vous sont plus nombreux que les satellites de Satan.
C'est cette considération qui a rendu tant de faibles femmes victorieuses
de la puissance et de la sagesse du monde, des assauts des passions et
de la rage de l'enfer. Que l'ennemi donc redouble d'efforts, que la lutte
se prolonge au point de vous faire croire qu'elle ne finira qu'avec votre
vie, qu'elle vous menace de plusieurs côtés à la fois
d'une ruine presque certaine, ce n'est pas une raison de vous épouvanter.
Sans revenir sur ce que nous avons déjà dit, vous devez savoir
que toutes les forces et tous les artifices de nos ennemis sont dans les
mains du divin capitaine pour l'honneur duquel nous combattons. Puisqu'il
a ce combat en si grande estime et qu'il nous y appelle avec tant d'instances,
il ne permettra pas que vos ennemis vous surprennent, mais il combattra
lui-même pour vous et les livrera vaincus entre vos mains, à
l'heure qui lui plaira, mais toujours à votre plus grand avantage,
dût-il différer la victoire jusqu'au dernier jour de votre
vie. Tout ce qu'il demande de vous, c'est que vous combattiez généreusement
et que, si nombreuses que soient vos blessures, vous ne déposiez
jamais les armes, ni ne preniez la fuite. Enfin, pour soutenir vigoureusement
la lutte, sachez qu'elle est inévitable, et que refuser le combat,
c'est assurer votre défaite et votre ruine. Vous avez affaire à
des ennemis si acharnés à votre perte, qu'il n'y a ni paix,
ni trêve à espérer de leur part.
Table des matières
CHAPITRE XVI Comment le soldat de Jésus-Christ doit se mettre en campagne dès le matin
La première chose que vous avez à faire
à votre réveil, c’est d’ouvrir les yeux de l’âme et
de vous considérer comme en un champ clos, avec cette loi expresse
que celui qui ne combat pas doit périr à jamais. Là,
vous vous figurerez être en présence de votre ennemi, je veux
dire de cette inclination mauvaise que vous avez déjà entrepris
de combattre et qui se tient tout armée pour vous blesser et vous
donner la mort. À votre droite, vous verrez Jésus-Christ
votre invincible capitaine, la Vierge Marie avec Saint Joseph son époux
bien-aimé, d’innombrables troupes d’anges et de saints, parmi lesquels
l’archange saint Michel ; à votre gauche, vous verrez le démon
et ses satellites prêts à exciter la passion ennemie et à
vous persuader de céder à ses suggestions. Vous vous imaginerez
alors entendre la voix de votre ange gardien, vous parlant de la sorte
: « Vous avez aujourd’hui à combattre contre cet ennemi, et
contre d’autres encore. Ne craignez point, ne perdez point courage ; ne
cédez ni à la frayeur ni à quelque considération
que ce soit ; car votre Seigneur et votre capitaine est ici près
de vous avec ses glorieuses phalanges, pour combattre avec elles contre
vos ennemis et il ne souffrira pas qu’ils vous soumettent par la force
ou la ruse. Demeurez ferme, faites-vous violence, quoiqu’il doive vous
en coûter parfois. Criez souvent au secours du plus profond de votre
cœur ; appelez à votre aide votre Seigneur, la Vierge Marie et tous
les saints, et vous remporterez infailliblement la victoire. « Si
vous êtes faible et peu aguerri, si vos ennemis sont forts et nombreux,
songez que les troupes de celui qui vous a créé et racheté
sont plus nombreuses encore, que votre Dieu est infiniment plus puissant
que votre ennemi et qu’il désire bien plus ardemment vous sauver
que le démon ne désire vous perdre. Combattez donc ; et ne
vous lassez jamais de souffrir : de cette fatigue, de la violence que l’on
déploie contre ses mauvaises inclinations, de la peine que l’on
éprouve à surmonter les habitudes mauvaises, naissent la
victoire et ce trésor inestimable qui procure le royaume du Ciel,
et l’éternelle union de l’âme avec son Dieu. « Vous
commencerez le combat au nom du Seigneur et vous prendrez pour armes la
défiance de vous-même, la confiance en Dieu, la prière
et l’exercice de vos puissances spirituelles. Vous appellerez au combat
cet ennemi et cette passion que vous vous êtes proposé de
vaincre, selon l’ordre indiqué ci-dessus ; vous lui apposerez tantôt
la résistance, tantôt la haine, tantôt les actes de
la vertu contraire, lui donnant ainsi coup sur coup des blessures mortelles,
pour plaire aux regards de votre divin Maître qui est là,
avec toute l’Église triomphante, à contempler votre combat.
« Je vous répète que vous ne devez point vous lasser
de combattre, mais considérer l’obligation qui nous incombe à
tous de servir Dieu et de lui plaire, et la nécessité où
nous sommes de combattre, attendu que nous ne pouvons abandonner le champ
de bataille sans être blessés et blessés à mort.
« J’ajoute qu’en fuyant loin de Dieu comme un rebelle, et en vous
donnant au monde et aux plaisirs de la chair, vous n’échapperez
point à la peine. Il vous faudra combattre malgré vous, et
vous serez en butte à tant de contrariétés que vous
sentirez souvent la sueur inonder votre front et des angoisses mortelles
pénétrer votre cœur. « Considérez ici quelle
folie il y aurait à s’imposer un travail si rude, avec la perspective
de tourments infiniment plus horribles et d’une mort éternelle,
et cela pour échapper à une peine passagère qui nous
conduit à la vie éternelle et infiniment heureuse où
l’âme jouit de la présence de son Dieu ».
Table des matières
CHAPITRE XVII De l’ordre à suivre dans la lutte que nous avons à soutenir contre nos passions
Il est extrêmement important de connaître
l’ordre à suivre dans ce combat, afin de ne pas agir au hasard et
par caprice, comme plusieurs le font au préjudice de leur salut.
Pour lutter avec fruit contre vos ennemis et vos inclinations vicieuses,
vous devez d’abord rentrer en vous-même et examiner avec soin qu’elles
sont les pensées et les sentiments qui vous occupent habituellement,
quelle est la passion qui domine en vous et tyrannise votre cœur. C’est
contre cette passion spécialement que vous devez prendre les armes
et lutter. S’il arrive que d’autres ennemis vous attaquent, marchez d’abord
à celui qui vous fait la guerre actuellement et de plus près,
et puis vous retournerez à votre principale entreprise.
Table des matières
CHAPITRE XVIII De quelle manière il faut combattre les mouvements soudains des passions
Si vous n’êtes pas encore accoutumé à
parer les coups inopinés des injures ou de toute autre contrariété,
attachez-vous, pour acquérir cette habitude, à les prévoir,
à les souhaiter ensuite plusieurs et plusieurs fois, et attendez-les
avec un esprit préparé à la lutte. Le moyen de les
prévoir, c’est, après vous être rendu compte de la
nature de vos passions, de considérer les personnes à qui
vous avez affaire et les lieux où vous savez devoir les rencontrer.
De la sorte, il vous sera facile de conjecturer les assauts que vous aurez
à soutenir. Le soin que vous mettrez à tenir votre âme
préparée aux événements prévus vous
sera d’un grand secours, même dans le cas d’un accident prévu
; mais voici, en outre, un moyen que je vous conseille. Dès que
vous commencerez à sentir l’émotion que vous cause une injuste
ou une affliction quelconque, efforcez-vous d’élever votre esprit
vers Dieu ; considérez son ineffable bonté et son amour pour
vous ; pensez que, s’il vous envoie cette adversité, c’est afin
qu’en la supportant pour son amour, votre âme devienne plus pure,
s’approche de lui et contracte une union plus étroite avec lui.
Après avoir considéré combien Dieu se plaît
à vous voir supporter patiemment cette adversité, adressez-vous
à votre âme et faites-lui ces reprochez : Pourquoi ne veux-tu
pas porter cette croix qui te vient, non de telle ou telle personne, mais
de ton Père céleste lui-même ? Puis, vous tournant
vers la croix, embrassez-la avec le plus de patience et de joie qu’il vous
sera possible, et dites-lui : Ô croix préparée par
la Providence divine bien longtemps avant ma naissance ; ô croix
rendue douce par l’amour ineffable de mon Jésus crucifié,
attachez-moi désormais à vous, afin que je sois tout entier
à celui qui m’a racheté en mourant sur vos bras. Si la passion,
victorieuse d’abord, vous empêche d’élever votre âme
à Dieu et vous laisse une blessure au cœur, revenez à la
charge au plus tôt, comme si vous n’aviez pas été blessé.
Mais le remède le plus efficace contre ces mouvements soudains de
la passion, c’est de supprimer de bonne heure la cause qui les produit.
Si vous remarquez, par exemple, que l’affection que vous avez pour une
chose est cause que la moindre traverse vous jette dans une soudaine altération
d’esprit, le moyen d’y remédier, c’est de rompre cette attache.
Mais si ce trouble provient non de la chose, mais de la personne même
; si vous éprouvez pour elle une telle aversion que ses moindres
actions vous chagrinent et vous impatientent efforcez-vous, pour remédier
à ce mal, d’incliner votre volonté à l’aimer et à
la chérir, non seulement parce qu’elle est une créature formée
comme vous de la main souveraine de Dieu et comme vous rachetée
par son sang divin, mais parce qu’elle vous offre l’occasion d’acquérir,
en la supportant, un trait de ressemblance avec votre Seigneur qui est
plein d’amour et de bonté pour tous les hommes.
Table des matières
CHAPITRE XIX Comment il faut combattre le vice de l’impureté
Vous devez combattre l’impureté d’une façon
toute spéciale et entièrement différente de celle
qui s’emploie pour les autres vices. Pour procéder avec ordre en
ce combat, il faut distinguer : Le temps qui précède la tentation,
le temps même de la tentation, et le temps qui suit la tentation.
Avant la tentation, il faut diriger le combat contre les occasions qui
donnent ordinairement lieu à ce genre de tentations. Premièrement,
sachez que la manière de combattre ce vice, ce n’est pas de l’attaquer
de front, mais ce vice avec tout le soin possible toute occasion et toute
personne qui présente le moindre danger pour vous. Et si, parfois,
vous êtes obligé de traiter quelque affaire avec ces sortes
de personnes, faites-le promptement, avec un visage grave et modeste, et
des paroles qui sentent plutôt la rudesse qu’une douceur et une affabilité
excessive. Que vous ne sentiez pas actuellement et que , durant tant et
tant d’années passées au milieu du monde, vous n’ayez pas
senti les aiguillons de la chair, ce n’est pas une raison pour vous dispenser
des règles de la prudence, car ce vice maudit fait en une heure
ce qu’il n’a pas fait en plusieurs années ; le plus souvent, il
tient ses préparatifs cachés et ses coups sont d’autant plus
funestes et plus incurables qu’il se couvre des dehors de l’amitié
et n’éveille point de soupçon. Souvent, les relations les
plus à craindre, l’expérience l’a montré et le montre
encore tous les jours, sont celles qui se continuent sous le prétexte
qu’elles sont justifiées par la parenté, le devoir ou même
la vertu de la personne qu’on aime. Il arrive en effet que le venin séduisant
du plaisir se mêle à ces conversations prolongées et
imprudentes, qu’il s’y infiltre insensiblement et que, s’insinuant à
la fin jusqu’à la moelle de l’âme, il obscurcit de plus en
plus la lumière de la raison. On commence par compter pour rien
les choses périlleuses, comme la tendresse des regards, l’échange
de paroles affectueuses, les douceurs de la conversation ; et ces familiarités
agréées de part et d’autre finissent par conduire à
la ruine ou du moins à une tentation bien rude et bien difficile
à surmonter. Je vous répète, fuyez ; car vous êtes
formé d’une matière aussi inflammable que l’étoupe.
Ne dites pas que vous êtes trempé et tout plein de l’eau d’une
bonne et forte volonté, que vous êtes résolu et prêt
à mourir plutôt que d’offenser Dieu ; parce que, dans ces
entretiens fréquents, la chaleur du feu fera peu à peu évaporer
l’eau de la bonne volonté et, au moment où vous y penserez
le moins, il se rendra si bien maître de votre cœur que vous n’aurez
plus égard ni à la parenté, ni à l’amitié.
Vous ne craindrez plus Dieu ; vous mépriserez l’honneur, la vie,
et les tourments de l’enfer même. Fuyez donc, fuyez, si vous ne voulez
pas être surpris, dompté et mis à mort. Deuxièmement,
évitez l’oisiveté, applique-vous avec vigilance et attention
aux pensées et aux œuvres conformes à votre état.
Troisièmement, ne résistez jamais à vos supérieurs
; obéissez-leur fidèlement ; exécutez leurs ordres
avec promptitude et avec d’autant plus d’ardeur qu’ils vous humilient et
contrarient davantage votre volonté et votre inclination naturelle.
Quatrièmement, gardez-vous de juger témérairement
votre prochain, surtout en matière d’impureté et, si sa chute
est manifeste, ayez compassion de lui. Ne lui témoignez ni indignation,
ni mépris ; mais saisissez cette occasion de vous humilier et de
mieux vous connaître ; confessez que vous n’êtes que poussière
et néant ; approchez-vous de Dieu par la prière et fuyez
plus que jamais tout commerce qui vous offrira ne fût-ce que l’ombre
d’un danger. Si vous êtes prompt à juger et mépriser
les autres, Dieu vous corrigera à vos dépens : il permettre
que vous tombiez dans les mêmes fautes, afin que vous reconnaissiez
votre orgueil et qu’humilié par votre chute, vous cherchiez un remède
à l’un et à l’autre vice. Que si, tout en évitant
de tomber, vous persistez dans les mêmes sentiments, sachez qu’il
y a lieu d’avoir des doutes sérieux sur votre état. Cinquièmement
enfin, si Dieu vous accorde des consolations spirituelles, gardez-vous
bien de vous complaire en vous-même et de vous imaginer que vous
êtes quelque chose. Ne vous appuyez pas non plus sur les sentiments
de dégoût, d’honneur et de haine profonde que vos ennemis
vous inspirent pour vous persuader qu’ils ont abandonné le combat.
Si vous manquez de circonspection, ils n’auront pas de peine à vous
entraîner dans le mal. Quand la tentation est présente, considérez
si la cause qui l’a fait naître est intérieure ou extérieure.
J’entends par cause extérieure la curiosité des yeux ou des
oreilles, le luxe des vêtements, les fréquentations et les
entretiens qui portent au vice impur. Le remède à employer
en ce cas, c’est la pudeur et cette modestie qui tient les yeux et les
oreilles fermés à tout ce qui est de nature à exciter
les passions ; c’est par-dessus tout la fuite, ainsi que nous l’avons dit
plus haut. La cause intérieure, c’est la vigueur excessive du corps
ou encore les pensées qui procèdent de nos mauvaises habitudes
ou des suggestions du démon. Il faut combattre la vigueur exagérée
du corps par les jeûnes, les disciplines, les cilices, les veilles
et les autres mortifications de ce genre, sans toutefois outrepasser les
bornes assignées par la discrétion et l’obéissance.
Quant aux pensées mauvaises, de quelque part qu’elles viennent,
voici les remèdes que vous devez leur opposer : L’application à
divers exercices en rapport avec votre état ; L’oraison et la méditation.
Dès que vous commencez à vous apercevoir, je ne dis pas de
la présence, mais de l’approche de ces sortes de pensées,
recueillez-vous en vous-même et vous tournant vers Jésus crucifié,
dites-lui : Mon Jésus, mon doux Jésus, hâtez-vous de
venir à mon aide, de peur que je ne tombe entre les mains de cet
ennemi. Parfois aussi, embrassant la croix où votre Sauveur est
attaché, baisez à plusieurs reprises les plaies sacrées
de ses pieds et dites avec amour : Ô plaies adorables, plaies chastes
et saintes, blessez maintenant ce cœur impur et misérable, et préservez-moi
du péché. Pour la méditation, je ne voulais pas qu’au
moment où les tentations charnelles vous pressent de toute part,
vous vous arrêtiez à certaines considérations que beaucoup
de livres considérations que beaucoup de livres conseillent d’opposer
à ces tentations comme, par exemple, la honte attachée à
cette passion, l’impossibilité de la satisfaire, les dégoûts
et l’amertume qu’elle traîne à sa suite, les périls
qu’elle occasionne, la ruine de la fortune, de la vie, de l’honneur et
autres choses semblables. Les considérations de ce genre ne sont
pas toujours un moyen efficace pour vaincre la tentation ; elles peuvent
même causer un grave préjudice ; car si, d’un côté,
l’entendement chasse ces pensées, de l’autre il les rappelle et
nous met en danger d’y prendre plaisir et d’y donner notre consentement.
C’est pourquoi le remède véritable, c’est de fuir non seulement
les pensées elles-mêmes, mais encore toutes les considérations
qui peuvent les représenter à notre esprit, fussent-elles
de nature à nous en inspirer l’horreur. La méditation que
vous devez choisir à cet effet, c’est la méditation de la
vie et de la passion de Jésus-Christ. Si, durant ce saint exercice,
les mêmes pensées reviennent malgré vous à votre
esprit et vous tourmentent plus que de coutume, comme vous devez vous y
attendre, que ce ne soit pas une raison de vous épouvanter, ni de
quitter la méditation pour vous tourner contre elles et les combattre.
Contentez-vous de continuer votre méditation avec toute l’attention
possible, ne vous souciant non plus de ces pensées que si elles
n’étaient pas les vôtres. C’est la meilleure résistance
à leur opposer, alors même qu’elles feraient une guerre continuelle.
Vous finirez votre méditation par cette prière ou par quelque
autre semblable : Ô mon Créateur et mon Rédempteur,
délivrez-moi de mes ennemis, en l’honneur de votre Passion et de
votre ineffable bonté ; et vous vous garderez bien de reporter la
pensée vers ce malheureux vice, car son souvenir seul est plein
de périls. Ne vous arrêtez jamais à disputer avec la
tentation, pour savoir si vous avez consenti ou non. Cet examen, quelque
louable qu’il paraisse, n’est qu’un artifice dont le démon se sert
pour vous inquiéter et vous porter à la défiance et
au découragement. Ou bien encore il espère, en occupant votre
esprit de ces pensées, vous faire consentir à une délectation
coupable. Si vous n’avez pas la certitude d’avoir consenti à la
tentation, contentez-vous de déclarer en peu de mots à votre
père spirituel ce que vous savez et, selon ce qu’il dira, tenez-vous
en repos, et ne pensez plus à ce qui s’est passé. Découvrez-lui
fidèlement toutes vos pensées, sans qu’aucun respect humain,
aucune mauvaise honte vous retienne jamais. Que si nous avons besoin de
la vertu d’humilité pour vaincre nos ennemis quels qu’ils soient,
c’est ici surtout que nous devons nous humilier, attendu que ce vice est
presque toujours un châtiment de l’orgueil. Lorsque le temps de la
tentation est passé, voici ce que vous avez à faire. Quoique
vous vous croyiez libre et en pleine sécurité, tenez votre
esprit entièrement éloigné des objets qui ont donné
naissance à la tentation et ne faites aucun compte des motifs de
vertu ou de tout autre bien qui vous portent à agir autrement ;
C’est là un artifice de la nature corrompue et un piège de
notre astucieux ennemi, qui se transforme en ange de lumière pour
nous précipiter dans les ténèbres.
Table des matières
CHAPITRE XX Des moyens à prendre pour combattre la négligence
Pour ne pas tomber dans la misérable servitude
de la négligence, servitude qui nous détournerait du chemin
de la perfection et nous livrerait aux mains de nos ennemis, vous avez
à fuir toute curiosité, toute attache terrestre, toute occupation
étrangère aux devoirs de votre état. Efforcez-vous
ensuite d’obéir promptement aux inspirations du Ciel et aux ordres
de vos supérieurs, faisant toute chose dans le temps et de la manière
qu’ils le souhaitent. Ne différez pas un seul moment, si court qu’il
soit, parce que ce premier délai en amène un second, et celui-ci
un troisième et beaucoup d’autres encore, auxquels notre sensualité
se plie et cède bien plus facilement qu’aux premiers, amorcée
et captivée qu’elle est par le plaisir qu’elle y a goûté.
Il en résulte que l’on commence l’action trop tard ou que, cédant
au dégoût qu’elle inspire on l’omet totalement. Et ainsi l’habitude
de la négligence se forme insensiblement en nous et elle finit par
prendre sur nous un tel empire qu’au moment même où elle tient
nos mains liées, la honte que nous éprouvons de notre paresse
extrême nous fait prendre la résolution d’être plus
soigneux et plus diligents à l’avenir. Cette négligence se
répand partout ; non seulement elle infecte notre volonté
de son poison en lui inspirant l’horreur du travail, mais elle aveugle
notre entendement en l’empêchant de voir combien sont vaines et mal
fondées les résolutions que nous prenons de remplir désormais
nos obligations avec promptitude et diligence tandis qu’à l’heure
même où elles s’imposent à nous, nous les omettons
volontairement ou les remettons à plus tard. Il ne suffit pas de
faire promptement ce que l’on a à faire ; mais il faut le faire
au temps que requièrent la qualité et la nature de l’action,
et y apporter le soin convenable pour qu’elle ait toute la perfection possible.
Ce n’est pas de la diligence, mais un raffinement de négligence,
que de remplir nos obligations avant le temps marqué et de les expédier
au plus vite, sans nous soucier de les bien remplir, afin de nous livrer
tout à l’aise à ce repos paresseux qui poursuivait notre
pensée, quand nous nous hâtions d’accomplir l’œuvre qui nous
était imposée. Ce grave désordre vient de ce que l’on
ne considère pas le prix d’une bonne action faite au temps voulu
et avec la ferme résolution d’affronter les difficultés que
le vice de la négligence oppose aux chrétiens nouvellement
engagés dans la lutte. Considérez donc souvent qu’une seule
aspiration vers Dieu, une simple génuflexion faite en son honneur,
a plus de prix que tous les trésors du monde et que chaque fois
que nous nous faisons violence à nous-mêmes et à nos
passions déréglées, les anges apportent du royaume
des cieux pour notre âme une couronne glorieuse. Songez au contraire
que Dieu enlève peu à peu aux négligents les grâces
qu’il leur avait données, tandis qu’il prodigue ses dons aux chrétiens
diligents, en attendant qu’il les fasse entrer dans sa propre gloire. Si,
dans les commencements, vous ne vous sentez pas assez fort pour aller généreusement
au-devant des peines et des difficultés, tâchez de vous les
cacher à vous-même afin de les trouver moindres qu’elles ne
paraissent aux yeux des paresseux. Peut-être aurez-vous, pour acquérir
la vertu à laquelle vous vous exercez, beaucoup d’actes à
poser, des fatigues de plusieurs jours à surmonter, des ennemis
nombreux et puissants à combattre. Commencez à former ces
actes, comme si vous en aviez peu à produire ; travaillez comme
si votre travail ne devait durer que peu de jours ; luttez contre un ennemi,
comme s’il n’y avait que celui-là à combattre, et faites-le
avec la ferme assurance qu’aidé de la grâce de Dieu, vous
êtes plus fort que tous vos ennemis ensemble. Par ce moyen, vous
affaiblirez votre tendance à la paresse et vous disposerez votre
âme à acquérir peu à peu la vertu contraire.
Faites de même pour l’oraison. Si votre oraison doit durer une heure
et si ce temps effraie votre paresse, mettez-vous en prière comme
si vous n’aviez qu’un demi-quart d’heure à prier ; vous arriverez
ainsi sans difficulté au demi-quart d’heure suivant, et ainsi de
suite jusqu’à ce que l’heure soit passée. Si, au second demi-quart
d’heure ou aux demi-quarts suivants, vous sentez trop de répugnance
et de difficulté, abandonnez cet exercice, de peur de vous en dégoûter
; mais ayez soin de le reprendre peu de temps après. Tenez la même
conduite à l’égard des œuvres manuelles, toutes les fois
qu’il vous arrivera d’avoir beaucoup de besogne et que votre paresse, en
exagérant le nombre et la difficulté de vos occupations,
jettera le trouble dans votre âme. Commencez courageusement et paisiblement
le premier ouvrage comme si c’était le seul que vous eussiez à
faire. Mettez-y tout votre soin et vous viendrez à bout de la besogne
avec bien moins de peine que votre paresse ne vous le faisait croire. Si
vous négligez ce moyen, si vous n’allez pas au-devant des peines
et des traverses, le vice de la paresse prendra sur vous un tel empire
que les difficultés attachées aux débuts de la vie
spirituelle seront pour vous une cause d’inquiétude et d’ennui,
non seulement quand elles seront présentes, mais alors même
qu’elles seront encore bien loin de vous. Vous craindrez toujours d’être
tourmenté et assailli par vos ennemis, et de voir arriver près
de vous des personnes prêtes à vous imposer des obligations
nouvelles, si bien qu’au sein même du repos, votre vie sera en proie
à une inquiétude continuelle. Sachez que ce vice infecte
de son poison caché non seulement les jeunes et tendres racines
qui devaient produire les habitudes des vertus, mais les racines mêmes
des habitudes déjà acquises. Comme le ver ronge le bois,
ainsi ce vice ronge insensiblement la moelle de la vie spirituelle. Le
démon s’en sert pour tendre des embûches et des pièges
à tous les hommes, mais particulièrement à ceux qui
aspirent à la perfection. Veillez donc, priez et faites de bonnes
œuvres, et n’attendez point pour tisser le lin de votre robe nuptiale que
le temps soit venu de vous en revêtir pour aller au-devant de l’époux.
Souvenez-vous chaque jour que celui qui vous donne le matin ne vous promet
pas le soir, et qu’en vous donnant le soir, il ne vous promet pas le matin
suivant. Employez donc tous les moments de l’heure selon le bon plaisir
de Dieu et comme si vous n’aviez pas d’autre temps à attendre ;
d’autant plus que vous aurez à rendre au Seigneur un compte détaillé
de tous les moments de votre vie. Je finis en vous avertissant de regarder
comme perdue toute journée, si occupée qu’elle ait été,
où vous n’aurez pas remporté de victoire sur vos inclinations
mauvaises et sur votre volonté propre, où vous n’aurez pas
remercié le Seigneur de ses bienfaits et en particulier de la douloureuse
Passion qu’il a endurée pour vous, ainsi que de ses doux et paternels
châtiments, lorsqu’il vous aura jugé digne de recevoir le
trésor inestimable de quelque tribulation.
Table des matières
CHAPITRE XXI De la manière de gouverner les sens extérieurs et comment on peut les faire servir à la contemplation des choses divines
La direction et le bon gouvernement des sens extérieurs
exige une grande vigilance et une application constante ; car l’appétit
sensitif qui est, pour ainsi parler, le capitaine de notre nature corrompue,
se précipite éperdument à la poursuite des plaisirs
et des satisfactions charnelles. Dans l’impuissance où il est de
se les procurer par lui-même, il emploie les sens, comme autant de
soldats et d’instruments naturels, pour saisir les objets de sa convoitise
; et après s’en être formé une image, il l’attire à
lui et l’imprime dans l’âme. C’est de là que vient le plaisir
; à la faveur de l’alliance étroite qui existe entre l’esprit
et la chair, il se répand dans tous les sens qui en sont capables
; et il en résulte une contagion qui infecte tout ensemble le corps
et l’âme, et finit par tout corrompre. Vous connaissez le mal, apprenez
le remède. Soyez attentif à ne point laisser errer vos sens
en liberté ; ne vous en servez point quand le seul plaisir ; ne
vous en servez point quand le seul plaisir vous y porte et qu’aucune raison
d’utilité ou de nécessité n’en légitime l’usage.
Et si, trompant votre vigilance, ils s’élancent trop en avant, faites
en sorte de les retirer en arrière et de si bien les régler
que les créatures, au lieu de les rendre comme auparavant misérablement
esclaves des vains plaisirs, leur offrent un riche butin qu’ils pourront
ensuite porter au-dedans de l’âme. Que l’âme alors recueillie
en elle-même étende les ailes de ses puissances et s’élève
à la contemplation de Dieu. C’est ce que vous pourrez faire de la
manière suivante. Lorsqu’un objet se présente à l’un
de vos sens, efforcez-vous par la pensée de dégager de cet
objet créé ce qu’il y a en lui de spirituel ; songez qu’il
ne possède par lui-même aucune des propriétés
qui tombent sous vos sens, mais qu’il doit à Dieu tout ce qu’il
est ; que Dieu, par son Esprit, lui donne d’une manière invisible
l’être, la bonté, la beauté et toutes les qualités
que vous admirez en lui. Réjouissez-vous alors de voir que votre
Dieu est l’auteur et le principe unique des perfections si nombreuses et
si variées des créatures, qu’il les renferme toutes éminemment
en lui-même, et qu’elles ne sont qu’une imitation grossièreté
de ses perfections infinies. Quand vous vous surprendrez à admirer
de belles choses, vous les réduirez, par la pensée, à
leur propre néant ; puis vous tournerez l’œil de votre âme
vers le souverain Créateur qui est présent en elles et qui
leur a donné l’être et, ne prenant plaisir qu’en lui seul,
vous vous écrierez : Ô essence divine, essence souverainement
désirable, combien je me réjouis de ce que vous êtes
le principe unique et infini de tout être créé ! Quand
vous verrez des arbres, des plantes ou d’autres choses semblables, vous
réfléchirez que la vie dont ces êtres sont doués,
ils ne la tiennent pas d’eux-mêmes mais de l’Esprit invisible qui
seul les vivifie, et vous direz : Voilà la véritable vie,
de laquelle, en laquelle et par laquelle vivent et croissent toutes choses.
Oh ! quelle joie j’en ressens en mon cœur ! De même, en voyant les
animaux privés de raison, vous élèverez votre âme
à celui qui leur donne la sensibilité et le mouvement, et
vous lui direz : Ô premier moteur qui, en imprimant le mouvement
à tous les êtres, demeurez immobile en vous-même, que
je me réjouis de votre stabilité et de votre immutabilité
! Quand vous vous sentez attiré par la beauté des créatures,
séparez ce que vous voyez de l’Esprit que vous ne voyez pas, et
considérez que c’est l’Esprit invisible qui leur a donné
ces charmes extérieurs ; dites-vous alors dans la joie de votre
âme : Voilà les ruisseaux de la fontaine infini de tout bien.
Oh ! quelle joie je ressens au fond de mon cœur, quand je pense à
la beauté infinie, éternelle, qui est la source et le principe
de toute beauté créée ! Faites la même distinction
lorsque vous verrez briller dans votre prochain la bonté, la justice,
ou quelque autre vertu, et dites à votre Dieu : Ô trésor
inépuisable de toutes les vertus, que j’aime à voir que tout
bien dérive de vous et se maintient par vous, et que tout n’est
que néant en comparaison de vos perfections divines. Je vous remercie,
Seigneur, de ce bien et de tout le bien que vous avez fait à mon
prochain ; souvenez-vous, mon Dieu, de ma pauvreté et de l’extrême
besoin que j’ai de la vertu de… (Nommez la vertu qui vous manque). Quand
vous vous mettez à faire quelque chose, pensez que Dieu est la première
cause de cette action, que vous n’êtes entre ses mains qu’un instrument
vivant, et élevez votre pensée vers lui, en disant : Quelle
joie j’éprouve au fond de moi-même, ô Maître suprême
de l’univers, en songeant que je ne puis rien faire sans vous, et que vous
êtes le premier et le principal artisan de toute chose ! Lorsque
vous mangez ou que vous buvez, considérez que c’est Dieu qui donne
la saveur à la nourriture, et ne prenant votre plaisir qu’en lui
seul, dites-vous à vous-même : Réjouis-toi, mon âme,
à la pensée qu’il n’y a point en-dehors de Dieu de contentement
véritable, mais que, d’un autre côté, tu peux en toutes
choses te réjouir uniquement en lui. Si vous respirez une odeur
agréable, gardez-vous de vous arrêter au plaisir qu’elle vous
procure, mais élevez-vous en esprit vers celui qui a fait pour vous
ce parfum délicieux et dites-lui dans la joie de votre cœur : Ah
! mon Dieu, faites, je vous en conjure, que tandis que je prends plaisir
à penser que toute suavité dérive de vous, mon âme,
dégagée des plaisirs terrestres, s’élève vers
vous comme un parfum d’agréable odeur. Quand des chants harmonieux
viennent frapper votre oreille, élevez votre âme vers Dieu
et dites-lui : Quelle joie j’éprouve, ô mon Seigneur et mon
Dieu, quand je songe à l’harmonie plus que céleste que vos
infinies perfections toutes ensemble rendent au-dedans de vous-même,
et au merveilleux concert qu’elles forment par leur union avec les anges,
les cieux et toutes les créatures.
Table des matières
CHAPITRE XXII Comment les choses extérieures peuvent nous aider à régler nos sens et à passer à la méditation des mystères de la vie et de la Passion du Verbe incarné
Je vous ai montré comment nous pouvons nous servir
des choses sensibles pour nous élever à la contemplation
de la divinité. Apprenez maintenant à vous exciter par leur
moyen à la méditation des mystères de la vie et de
la Passion du Verbe incarné. Toutes les créatures peuvent
servir à cette fin. Considérez en elles, ainsi que nous venons
de le dire, ce Dieu suprême, cause première et unique de leur
être, de leur beauté et de toutes leurs perfections ; et considérez
ensuite quelle grande, quelle immense bonté il nous a témoignée
en daignant, lui, l’unique principe et le maître souverain de toute
chose, se ravaler jusqu’à se faire homme, jusqu’à souffrir
et mourir pour sa créature, jusqu’à souffrir et mourir pour
sa créature, jusqu’à permettre aux œuvres mêmes de
ses mains de s’armer contre lui pour le crucifier. Vous trouverez une infinité
de choses qui mettront ces mystères adorables sous les yeux de votre
âme. Les armes, par exemple, les cordes, les fouets, les colonnes,
les épines, les clous, les marteaux, tous les objets enfin qui ont
servi d’instruments à la Passion vous rappelleront ses souffrances
cruelles. Les logements pauvres et incommodes rendront présents
à votre mémoire l’étable et la crèche du Sauveur.
La pluie vous fera souvenir de cette pluie de sang divin qui attisa le
jardin des oliviers ; les pierres que nous foulons aux pieds nous rappelleront
les pierres qui se brisèrent à sa mort ; la terre, le tremblement
qui l’agita à cette heure suprême ; le soleil, les ténèbres
qui l’enveloppèrent ; l’eau des fontaines, l’eau mêlée
de sang qui sortit de son côté entrouvert ; et ainsi de tant
d’autres choses qui se présenteront à vos yeux. Si vous buvez
du vin ou quelque autre liqueur, rappelez-vous le vinaigre et le fiel dont
on abreuva votre divin Maître. Si l’odeur des parfums vous attire,
reportez votre pensée à l’odeur infecte que les cadavres
lui envoyaient sur le mont Calvaire. Quand vous vous habillez, songez que
le Verbe éternel s’est revêtu de votre chair mortelle pour
vous revêtir de sa divinité ; et quand vous vous déshabillez,
pensez que votre Sauveur a été dépouillé de
ses vêtements pour être flagellé et crucifié
pour vous. Quand vous entendez les clameurs et le bruit confus de la foule,
souvenez-vous de ces cris abominables qui retentirent à ses oreilles
: Qu’il meure, qu’il meure ! Crucifiez-les, crucifiez-le ! Quand la cloche
gémit sous le marteau qui la frappe, songez à ce mortel battement
de cœur que fit éprouver à Jésus, dans le jardin des
oliviers, la crainte de sa Passion et de sa mort prochaine ; ou bien figurez-vous
entendre les coups de marteaux qui l’attachèrent à la croix.
Quand vous vous sentez vous-même, ou que vous voyez les autres en
proie à la tristesse et à la douleur, songez que ces afflictions
ne sont rien, comparées aux inconcevables angoisses qui transpercèrent
le corps et l’âme de votre Sauveur.
Table des matières
CHAPITRE XXIII De quelques autres moyens de régler nos sens selon les diverses circonstances qui se présentent
Après vous avoir enseigné la manière
d’élever votre esprit des choses sensibles à la considération
de la divinité et des mystères du Verbe incarné, j’ajouterai
ici quelques autres moyens d’en tirer divers sujets de méditation,
afin de procurer aux âmes une nourriture abondante et appropriée
à la diversité de leurs goûts, et de rendre service,
non seulement aux personnes simples, mais même aux personnes d’un
esprit plus élevé et plus versé dans les choses spirituelles
; car quelque avancé que l’on soit dans la voie de la perfection,
on ne se sent pas toujours également disposé aux plus hautes
spéculations. Vous n’avez point à craindre de vous embarrasser
dans cette variété de pratiques, du moment que vous usez
de discrétion et que vous prenez conseil d’un sage directeur. Abandonnez-vous
entre ses mains avec humilité et confiance, non seulement pour ce
qui regarde ce que je vais dire maintenant, mais pour tout ce que je vous
dirai dans la suite. Quand vous jetterez lez yeux sur des objets qui flattent
la vue ou jouissent de l’estime des hommes, persuadez-vous bien que toutes
ces choses sont souverainement méprisables, qu’elles ne sont pour
ainsi dire que de la boue en comparaison des richesses du Ciel, et foulez
aux pieds les biens de ce monde pour n’aspirer qu’à la possession
des biens éternels. Quand vous tournez les yeux vers le soleil,
pensez que votre âme, lorsqu’elle est ornée de la grâce,
est plus radieuse et plus belle que l’astre du jour ; et que, sans la grâce,
elle est plus noire et plus affreuse que les ténèbres de
l’enfer. Quand vous levez vos regards vers la voûte céleste,
pénétrez des yeux de l’âme jusqu’au divin empire, et
arrêtez-vous-y par la pensée, comme dans le lieu destiné
à devenir le séjour de votre éternelle félicité,
si vous suivez ici-bas le chemin de l’innocence. Quand vous entendez le
chant des oiseaux ou de suaves mélodies, élevez votre esprit
au séjour des délices où résonne l’éternel
alléluia, et priez le Seigneur de vous rendre digne de chanter éternellement
ses louanges avec les esprits célestes. Quand vous vous apercevez
que vous prenez plaisir à la beauté des créatures,
songez que le serpent infernal se cache sous ces charmes trompeurs ; qu’il
vous observe et s’apprête à vous donner la mort, ou du moins
à vous blesser grièvement. Dites-lui alors : Eh quoi ! serpent
maudit, tu me tends des embûches pour me dévorer ? Vous tournant
ensuite vers Dieu : Soyez béni, lui direz-vous, de m’avoir découvert
l’ennemi et de m’avoir délivré de sa rage meurtrière.
De ces attraits séducteurs, fuyez soudain aux plaies de Jésus
crucifié ; et, retiré dans cet asile, considérez combien
le Seigneur a souffert dans sa chair adorable pour vous délivrer
du péché et vous inspirer l’horreur des plaisirs charnels.
Un autre moyen de vous dérober aux dangereuses amorces du plaisir,
c’est de rentrer en vous-même et de penser à ce que deviendra
après sa mort cette créature dont les charmes vous attirent.
Quand vous êtes en chemin, souvenez-vous que chacun de vos pas vous
approche du tombeau ; et à la vue des oiseaux qui traversent l’air
et du ruisseau qui fuit, pensez que votre vie vole à son terme avec
plus de rapidité encore. Lorsque s’élèvent des vents
impétueux, que l’éclair brille et que l’orage gronde, souvenez-vous
du jour épouvantable du jugement et, fléchissant le genou,
adorez le Seigneur et priez-le de vous donner la grâce et le temps
de vous bien préparer à paraître devant sa majesté
souveraine. Dans les accidents nombreux auxquels votre vie est sujette,
voici la conduite que je vous engage à tenir. S’il arrive, par exemple,
que la douleur ou la mélancolie vous accable, que la chaleur, la
froidure ou toute autre incommodité vous fasse souffrir, élevez
votre esprit à cette volonté éternelle qui se plaît,
pour votre bien, à vous envoyer cette peine et qui sait la proportionner
à vos forces. Vous réjouissant alors de l’amour que Dieu
vous témoigne et de l’occasion qu’il vous présente de le
servir de la manière qui lui est le plus agréable, vous direz
du fond du cœur : C’est maintenant que s’accomplit en moi la volonté
de la divine Providence qui a décrété de toute éternité
de m’envoyer aujourd’hui cette affliction. Que sa bonté en soit
louée à jamais ! Et quand vous découvrirez un saint
désir dans votre cœur, tournez-vous à l’instant vers le Seigneur
; reconnaissez que cette bonne pensée vient de lui et rendez-lui
grâces. Quand vous faites une lecture pieuse, imaginez-vous que c’est
le Seigneur qui vous adresse les paroles que vous lisez, et acceptez-les
comme si elles sortaient de sa bouche divine. Quand vous regardez la croix,
pensez qu’elle est votre enseigne de guerre, qu’en vous éloignant
d’elle vous tomberez aux mains de vos ennemis, et qu’en la suivant vous
entrerez dans le Ciel, chargé de glorieuses dépouilles. Quand
vous voyez l’image bien-aimée de la Vierge Marie, tournez votre
cœur vers cette auguste Reine du Ciel ; remerciez-la de ce qu’elle est
soumise en toute occasion à la volonté de Dieu, de ce qu’elle
a enfanté, allaité et nourri le Rédempteur du monde,
et de ce qu’elle est toujours prête à nous accorder sa faveur
et son aide dans votre combat spirituel. Que les images des saints vous
rappellent le souvenir de ces soldats généreux qui, en fournissant
vaillamment leur carrière, vous ont frayé le chemin que vous
devez suivre pour obtenir comme eux la couronne d’éternelle gloire.
Lorsque vous verrez une église, vous pourrez, entre autres considérations
pieuses, penser que votre âme est le temple de Dieu, et que vous
devez la conserver pure et nette, comme sa demeure. En quelque temps que
vous entendiez la cloche avertir les fidèles de réciter trois
fois la salutation angélique, vous pouvez faire de courtes réflexions
en rapport avec les paroles que l’on a coutume de dire avant chaque Ave
Maria. Au premier coup, remerciez Dieu du céleste message qu’il
envoya sur la terre et qui fut le commencement de notre salut. Au second
coup, réjouissez-vous avec la Vierge Marie des grandeurs auxquelles
Dieu l’a élevée, à cause de sa profonde et incomparable
humilité. Au troisième coup, unissez-vous à la bienheureuse
Mère et à l’ange Gabriel pour adorer le divin Enfant nouvellement
conçu. N’oubliez pas de faire, en signe de respect, une légère
inclination de tête à chaque tintement de la cloche, et tout
spécialement au dernier. Ces courtes méditations ainsi divisées
peuvent servir pour tous les temps. En voici d’autres relatives à
la Passion de Notre Seigneur que l’on pourra faire le soir, le matin et
le midi. On ne saurait se rappeler trop souvent les douleurs que notre
divine Reine a ressenties à la vue des souffrances de son Fils ;
y manquer serait de notre part une noire ingratitude. Le soir, souvenez-vous
des angoisses que causèrent à cette Vierge très pure
la sueur de sang, la prise de Jésus au jardin des oliviers et tant
de douleurs secrètes que son bien-aimé Fils a endurées
durant cette nuit affreuses. Le matin, compatissez à l’affliction
que lui causa la présentation de Jésus à Pilate et
à Hérode, sa condamnation à mot et le portement de
croix. À midi, pensez au glaive de douleur qui transperça
le cœur de l’inconsolable Mère, quand elle fut témoin du
crucifiement et de la mort de Jésus, et qu’elle vit une lance cruelle
ouvrir son côté sacré. Vous pourrez faire ces méditations
sur les douleurs de la Sainte Vierge du jeudi soir au samedi, et faire
les premières aux autres jours. Suivez pourtant votre dévotion
particulière et les inspirations qui vous viendront des circonstances
extérieures. Et pour résumer en peu de mots la méthode
à suivre pour le règlement de vos sens, tenez-vous sur vos
gardes afin de ne vous laisser émouvoir et attirer ni par l’amour,
ni par l’aversion que les objets extérieurs vous inspirent, mais
uniquement par la volonté de Dieu, n’embrassant ou ne rejetant jamais
que ce que Dieu veut que vous embrassiez ou que vous rejetiez. Et remarquez
que je ne vous ai pas donné ces moyens de régler vos sens
pour que vous en fassiez votre occupation. Ce que vous devez faire, c’est
vous tenir presque continuellement faire, c’est vous tenir presque continuellement
recueilli en Dieu et vous attacher, pour accomplir sa volonté sainte,
à vaincre vos ennemis et vos passions mauvaises, en résistant
à leurs suggestions et en produisant les actes des vertus contraires.
Je ne vous ai signalé ces règles de conduite que pour que
vous sachiez vous en servir au besoin. Vous devez savoir que la multiplicité
des exercices, même les meilleurs, bien loin d’être favorable
à l’avancement spirituel, n’est souvent qu’un embarras pour l’esprit,
une illusion d’amour-propre, une marque de légèreté
et un piège du démon.
Table des matières
CHAPITRE XXIV De la manière de régler sa langue
La langue de l’homme a grand besoin d’être bien
réglée et tenue en bride, parce que nous sommes tous fort
enclins à parler à tout propos des choses qui flattent les
sens. L’intempérance de langage vient le plus souvent d’un certain
orgueil qui nous persuade que nous avons de grandes connaissances. Pleins
d’admiration pour nos propres pensées, nous nous efforçons,
à force de les redire, de les imprimer dans l’esprit des autres
et de nous constituer leurs maîtres, comme s’ils avaient besoin de
nos leçons. Il faudrait un long discours pour dire les maux qui
naissent de cette surabondance de paroles. La loquacité est une
source d’oisiveté, une marque d’ignorance, une folie, une porte
ouver te à la médisance, une source de mensonges et un obstacle
à la ferveur. L’affluence des paroles fortifie les passions mauvaises,
et cette force qu’elle donne aux passions porte la langue à se livrer
de plus en plus à l’indiscrétion du langage. Ne vous étendez
pas en longs discours avec les personnes qui ne vous écoutent pas
volontiers, de peur de les ennuyer, et faites de même avec ceux qui
vous prêtent une oreille attentive, de peur d’excéder les
bornes de la modestie. Évitez le ton magistral et les éclats
de voix. Cette manière de parler est fort désagréable
et dénote beaucoup de suffisance et de présomption. Ne parlez
jamais de vous, de vos actions, de vos parents, à moins que la nécessité
ne vous y oblige ; et en ce cas, faites-le brièvement et avec beaucoup
de retenue. S’il vous semble qu’un autre parle trop de lui-même,
croyez qu’il le fait pour un bon motif mais ne l’imitez point, parlât-il
pour s’humilier et s’accuser lui-même. Parlez le moins possible du
prochain et des choses qui le concernent, si ce n’est pour en dire du bien
quand l’occasion s’en présente. Parlez volontiers de Dieu et tout
spécialement de son amour et de sa bonté pour nous, mais
en cela même craignez de dépasser les bornes ; prenez plutôt
plaisir à écouter ce que les autres disent à cet égard,
et conservez leurs paroles dans le fond de votre cœur. Quant aux discours
profanes, qu’ils s’arrêtent à vos oreilles et laissent votre
pensée absorbée dans le Seigneur. Que s’il est nécessaire
d’écouter celui qui parle pour le comprendre et être à
même de lui répondre, ne laissez point pourtant d’élever
de temps en temps un regard vers le Ciel où votre Dieu habite ;
considérez sa majesté suprême, comme lui-même
regarde votre bassesse. Pesez bien les choses qui vous viennent à
l’esprit avant de les confier à la langue, et vous en trouverez
beaucoup qu’il serait mieux de taire. Parmi les choses même qui vous
sembleront bonnes à dire, plusieurs pourront avec avantage être
passées sous silence ; pour vous en convaincre, pensez-y quand l’occasion
de les dire sera passée. Le silence est une grande force dans le
combat spirituel ; c’est le gage assuré de la victoire. Le silence
est ami de celui qui se défie de lui-même et se confie en
Dieu ; il conserve l’esprit d’oraison et nous aide merveilleusement dans
l’exercice des vertus. Pour vous accoutumer à vous taire, considérez
souvent les maux et les dangers qu’entraîne l’intempérance
de langage, les avantages immenses que procure le silence. Excitez-vous
à l’amour de cette vertu et, pour en acquérir l’habitude,
taisez-vous durant quelque temps, alors même que vous auriez sujet
de parler, pourvu toutefois que votre silence ne soit préjudiciable
ni aux autres, ni à vous-même. Un excellent moyen encore,
ce sera de vous tenir éloigné des conversations ; au lieu
de la compagnie des hommes, vous aurez celle des anges, des saints et de
Dieu lui-même. Enfin, songez à la guerre que vous avez entreprise,
et la considération de ce qui vous reste à faire vous détournera
des entretiens inutiles.
Table des matières
CHAPITRE XXV Que pour bien combattre les ennemis, le soldat du Christ doit éviter avec tout le soin possible ce qui est de nature à troubler la paix de son cœur
S’il n’y a point d’efforts que nous ne devions faire pour
recouvrer la paix du cœur, quand nous l’avons perdue, il n’y a point non
plus d’accident au monde qui doive raisonnablement nous la ravir ou même
la troubler. Nous devons, sans doute, avoir le regret de nos fautes mais,
comme je l’ai dit plusieurs fois déjà, ce doit être
une douleur paisible et modérée ; nous devons également
avoir une tendre compassion pour les autres pécheurs et pleurer
leurs fautes au moins intérieurement, mais tout cela encore doit
se faire sans inquiétude d’esprit. Pour ce qui regarde les autres
maux auxquels nous sommes sujets, tels que la maladie, les blessures, la
perte de nos proches, la peste, la guerre, les incendies et tant d’autres
accidents pour lesquels les hommes éprouvent une horreur instinctive,
nous pouvons, moyennant le secours de la grâce, les accepter non
seulement avec résignation, mais même avec amour. Il suffit
pour cela que nous les regardions comme autant de châtiments équitables
infligés aux pécheurs et d’occasions de mérites offertes
aux justes. Ces deux considérations font que Dieu même prend
plaisir à nous éprouver ; et si nous savons nous conformer
à sa volonté sainte, nous traverserons, l’esprit paisible
et tranquille, toutes les contrariétés et les amertumes de
la vie. Tenez pour assuré que toutes nos inquiétudes déplaisent
aux yeux du Seigneur parce que, quelle que soit leur nature, elles sont
toujours accompagnées d’imperfections et procèdent d’une
mauvaise racine d’amour-propre. C’est pourquoi il vous faut avoir une sentinelle
toujours éveillée qui, à la première apparition
d’une cause quelconque de trouble et d’inquiétude, s’empresse de
vous donner l’éveil, afin que vous vous armiez pour la défense,
en considérant que tous ces maux, et beaucoup d’autres du même
genre, ne sont que des maux apparents ; qu’ils sont impuissants à
nous enlever les biens véritables et que Dieu les envoie ou les
permet pour les fins que nous avons indiquées plus haut, ou pour
d’autres raisons cachées à nos yeux, mais assurément
très équitables et très saintes. Si nous conservons,
au milieu des accidents même les plus fâcheux, cette tranquillité
d’âme et cette paix inaltérable, nous pourrons faire beaucoup
de bien ; sinon, nos efforts n’auront que peu ou point de succès.
Notre ennemi déteste souverainement cette paix du cœur, car il sait
que l’Esprit de Dieu choisit ce séjour pour y opérer de grandes
choses. Aussi, il n’est point d’efforts qu’il ne fasse pour nous ravir
ce précieux trésor. Le plus souvent, il vient à nous
inspire des désirs excellents en apparence, mais dont la nature
réelle se reconnaît à plusieurs marques, et à
celle-ci spécialement qu’ils nous enlèvent la paix du cœur.
Si vous voulez prévenir un mal si dangereux, gardez-vous bien, quand
la sentinelle vous avertira de la présence d’un nouveau désir,
de lui ouvrir immédiatement l’entrée de votre cœur. Dépouillez-vous
auparavant de toute volonté propre, présentez ce désir
à Dieu et, confessant votre aveuglement et votre ignorance, priez-le
instamment de vous faire connaître, aux rayons de sa lumière,
s’il vient de lui ou de votre ennemi ; recourez en outre, si vous le pouvez,
à l’avis de votre père spirituel. Alors même que vous
auriez la certitude que ce désir vient de Dieu, ne le mettez pas
à exécution, que vous n’ayez auparavant mortifié votre
ardeur excessive : votre bonne œuvre, précédée de
cet acte de mortification, plaira beaucoup plus au Seigneur que si vous
vous y portiez avec l’empressement qui vous est naturel ; bien plus, il
arrivera parfois que la mortification lui sera plus agréable que
l’œuvre même. En chassant ainsi loin de vous les désirs mauvais
et en n’exécutant les bons qu’après avoir réprimé
les mouvements de la nature vous parviendrez à maintenir en paix
et en sécurité la forteresse de votre cœur. Pour conserver
cette tranquillité parfaite, il faut en outre défendre et
garder votre cœur contre certains remords de conscience qui, par le fait
même qu’ils vous reprochent un défaut véritable, semblent
être inspirés par Dieu, tandis qu’en réalité
ils vous viennent du démon. Vous reconnaîtrez le principe
aux effets qu’il produit. Si ces reproches vous humilient et augmentent
votre ferveur pour le bien, s’ils ne vous ôtent point la confiance
que vous avez en Dieu, vous devez les recevoir avec action de grâces
comme des faveurs du Ciel. Mais s’ils vous troublent, s’ils vous rendent
timide, défiant, paresseux et sans vigueur pour le bien, tenez pour
certain qu’ils viennent de l’ennemi ; partant, méprisez-les et continuez
votre exercice. En outre, comme l’inquiétude naît le plus
souvent en notre cœur à la suite d’événements fâcheux,
vous avez, pour repousser ses attaques, deux choses à faire. La
première, c’est de considérer et de voir à quoi ces
accidents sont contraires, si c’est à l’esprit de perfection ou
bien à l’amour-propre et aux inclinations de la nature. S’ils sont
contraires à vos penchants et à l’amour-propre qui est votre
ennemi capital et votre plus redoutable adversaire, vous devez les regarder,
non comme des événements fâcheux, mais comme une faveur
et un secours que le Très-Haut vous envoie, et les recevoir avec
des sentiments de joie et de reconnaissance. Et s’ils sont opposés
à l’esprit de perfection, il ne faut pas pour cela perdre la paix
du cœur, comme on le dira dans le chapitre suivant. La seconde chose que
vous avez à faire, c’est d’élever votre esprit vers Dieu,
et d’accepter avec indifférence et les yeux fermés les présents
que vous fait sa main miséricordieuse, persuadé que ce sont
autant de faveurs infiniment précieuses, quoique vous en ignoriez
présentement la valeur.
Table des matières
CHAPITRE XXVI De ce que nous avons à faire quand nous nous sentons blessés
Quand une faute quelconque a fait une blessure à
votre âme, que cette faute provienne de votre fragilité naturelle
ou qu’elle ait été commise avec intention et avec malice,
gardez-vous bien de vous laisser aller au découragement et à
l’inquiétude. Tournez-vous plutôt vers Dieu et dites-lui :
Voilà, Seigneur, que j’ai agi en misérable pécheur
que je suis ; que pouviez-vous attendre de moi, hormis des chutes ? Et,
vous arrêtant quelques instants à cette pensée, humiliez-vous
à vos propres yeux, repentez-vous de l’offense faite au Seigneur
et, sans vous troubler, entrez dans les sentiments d’une juste colère
contre vos passions mauvaises, et spécialement contre celle qui
a causé votre chute. Poursuivez ensuite votre prière : Je
n’en serais pas demeuré là, Seigneur, si vous ne m’aviez
arrêté en chemin. Ici, remerciez et efforcez-vous d’aimer
plus que jamais ce Dieu qui, malgré vos offenses, persiste à
vous tendre une main secourable pour vous préserver de chutes nouvelles.
Enfin, dites-lui avec une confiance sans bornes en son infinie miséricorde.
Seigneur, agissez à mon égard, comme un Dieu que vous êtes
; pardonnez-moi ma faute, et ne permettez pas que je vous abandonne pour
vivre loin de vous. Faites que je ne vous offense jamais plus. Votre prière
achevée, ne vous demandez pas si Dieu vous a, oui ou non, pardonné.
C’est là un prétexte spécieux qui ne cache qu’orgueil,
inquiétude d’esprit, perte de temps et illusion du démon.
Abandonnez-vous plutôt entre les mains miséricordieuses de
Dieu et continuez votre exercice, comme si vous n’aviez pas fait de chute.
S’il vous arrive de tomber plusieurs fois le jour, que le nombre de vos
chutes et de vos blessures ne vous décourage pas. Faites ce que
je vous ai dit autant de fois que vous tomberez, et avec autant de confiance
la dernière fois que la première. Concevez toujours un plus
grand mépris de vous-même et une plus grande horreur du péché,
et efforcez-vous de vous tenir désormais mieux sur vos gardes. Le
démon a cet exercice en horreur, parce qu’il est infiniment agréable
à Dieu et que lui-même en retire toujours la confusion de
se voir compté par une âme qu’il avait d’abord vaincue. C’est
pourquoi il emploie tous ses artifices pour nous le faire abandonner, et
il en vient souvent à bout, grâce à notre négligence
et à notre peu de vigilance sur nous-mêmes. Ainsi, plus cet
exercice vous présente de difficulté, plus vous devez faire
effort sur vous-même pour y être fidèle. Revenez-y plusieurs
fois, quand même vous n’auriez fait qu’une seule chute. Et si, après
avoir commis une faute, vous vous sentez inquiet, troublé et découragé,
la première chose que vous avez à faire, c’est de recouvrer
la paix du cœur et la confiance en Dieu. Après vous être muni
de ces armes, tournez-vous vers le Seigneur, car l’inquiétude que
vous cause votre péché a bien moins pour objet l’offense
faite à Dieu que le dommage qui en résulte pour vous-même.
Le moyen de recouvrer cette paix si précieuse, c’est d’oublier pour
un instant la chute que vous avez faite et de considérer l’ineffable
bonté de Dieu, sa clémence toujours prête à
oublier l’injure, toujours désireuse de pardonner l’offense, si
énorme qu’elle soit, sa persévérance à appeler
le pécheur et à l’exhorter de mille façons pour qu’il
se jette entre ses bras qui sanctifie et dans l’autre par la gloire qui
rend éternellement heureux. Après avoir, à l’aide
de ces considérations ou d’autres semblables, rendu la paix à
votre âme, revenez à votre chute et faites comme je vous ai
dit plus haut. Enfin, quand le temps sera venu de vous approcher du sacrement
de pénitence, ce que je vous engage à faire souvent, remettez-vous
toutes vos chutes devant les yeux et déclarez-les à votre
père spirituel avec une entière sincérité,
une vive douleur d’avoir offensé Dieu et un ferme propos de ne plus
l’offenser à l’avenir.
Table des matières
CHAPITRE XXVII Comment le démon a coutume de tenter et de séduire ceux qui veulent s’adonner à la vertu, et ceux qui vivent dans l’esclavage du péché
Le démon veut entraîner tous les hommes à
leur ruine, mais il ne les attaque pas tous de la même manière.
Pour vous dévoiler les moyens d’attaque et les artifices qu’il emploie,
il faut que je vous mette sous les yeux les divers états où
les hommes peuvent se trouver : - Les uns sont esclaves du péché
et ne songent nullement à sortir de leur esclavage. - Les autres
voudraient bien en sortir, mais ils reculent devant les difficultés
de l’entreprise. - D’autres, croyant marcher dans le chemin de la vertu,
ne font que s’en éloigner. - D’autres enfin, après avoir
atteint un haut degré de perfection, font une chute plus dangereuse
que jamais. Nous parlerons séparément de ces différentes
sortes de personnes.
Table des matières
CHAPITRE XXVIII De la conduite du démon à l’égard de ceux qu’il tient dans l’esclavage du péché
Lorsque le démon voit une âme asservie au
péché, son unique occupation est de l’aveugler de plus en
plus et de la détourner de tout ce qui est de nature à lui
faire connaître son misérable état. Il ne se contente
pas de la détourner de toute pensée de conversion et d’opposer
ses suggestions perfides aux inspirations du Seigneur ; il lui tend des
pièges et l’engage dans des occasions dangereuses pour la faire
tomber dans le même péché et dans de plus grands encore.
L’âme ainsi aveuglée s’enfonce et s’habitue dans le péché
; et sa misérable vie roule de ténèbres en ténèbres
et de crimes en crimes jusqu’à la mort, à moins que Dieu
n’étende, pour la sauver, sa main miséricordieuse. Le remède
à ce mal, c’est, pour le pécheur qui se trouve en ce misérable
état, d’ouvrir son cœur aux pensées et aux inspirations qui
l’appellent des ténèbres à la lumière, et de
crier à Dieu du fond de son âme : Aidez-moi, Seigneur, je
vous en conjure, aidez-moi promptement et ne me laissez pas gémir
plus longtemps dans les ténèbres du péché.
Ce cri de supplication, qu’il le répète sans se lasser jamais
; qu’il aille au plus tôt se jeter aux pieds d’un confesseur et lui
demander l’aide et le secours dont il a besoin pour se délivrer
des mains de l’ennemi ! Et s’il ne peut y aller sur l’heure, qu’il se jette
aux pieds de son crucifix et l’invoque le visage prosterné contre
terre ! Puis se tournant vers la Vierge Marie, qu’il implore sa miséricorde
et son secours ! Soyez assuré que là se trouve le secret
de la victoire, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant.
Table des matières
CHAPITRE XXIX Des artifices que le démon emploie pour retenir dans ses liens ceux qui connaissent leur mauvais état et cherchent à en sortir
; et pourquoi nos bons propos demeurent souvent sans exécution
L’arme dont le démon se sert pour tromper et vaincre ceux qui connaissent
le mauvais état de leur conscience et veulent changer de vie, c’est
cette pensée : Je me convertirai plus tard. Et ils s’en sont répétant
le cri du corbeau : Cras, cras, demain, demain. Je veux, disent-ils, terminer
d’abord cette affaire, sortir de cet embarras ; après quoi, je m’adonnerai
plus tranquillement à la vie spirituelle. C’est là un piège
auquel beaucoup se sont laissé prendre et se laissent prendre encore
tous les jours. Ce qui les fait ainsi succomber au piège du démon,
c’est cette torpeur et cette paresse d’esprit qui les empêche, dans
une affaire où le salut de notre âme et l’honneur de Dieu
sont engagés, de prononcer enfin cette parole victorieuse : Maintenant,
maintenant, et pourquoi plus tard ? Aujourd’hui, et pourquoi demain ? Ne
devraient-ils pas se dire : Quand même ce plus tard, et ce demain
me serait assuré, est-ce un moyen de faire mon salut et de me préparer
à la victoire, que de me jeter au devant des traits de l’ennemi
et de me précipiter dans de nouveaux désordres ? Vous soyez
donc que le moyen d’éviter cette illusion et celle dont il a été
parlé au chapitre précédent, le moyen de triompher
de l’ennemi, c’est la prompte obéissance aux pensées et aux
inspirations divines. Je parle d’obéissance prompte et non de simple
propos ; car les propos sont trompeurs, et ils ont trompé bon nombre
de personnes pour plusieurs raisons. La première que j’ai touchée
plus haut, c’est que nos résolutions ne sont pas fondées
sur la défiance de nous-mêmes et la confiance en Dieu ; et
qu’ainsi nous ne parvenons pas à découvrir en nous ce fond
d’orgueil qui est le principe de notre illusion et de notre aveuglement.
La lumière pour connaître ce mal et le remède pour
le guérir nous viennent de la bonté divine. Le Seigneur permet
que nous tombions, afin que notre chute nous fasse passer de la présomption
à la confiance en Dieu, et de l’orgueil à la connaissance
de nous-mêmes. Si nous voulons que nos résolutions soient
efficaces, il faut les rendre fermes, et elles seront fermes quand elles
auront pour base la conviction de notre impuissance et une humble confiance
en Dieu. La deuxième raison, c’est que, dans les résolutions
que nous prenons, nous ne considérons que la beauté et l’excellence
de la vertu. Notre volonté, si lâche et si faible qu’elle
soit, se sent attirée vers elle ; mais à la vue des difficultés
qu’il faut vaincre pour l’acquérir, elle se rebute et retourne en
arrière. Accoutumez-vous donc à aimer davantage les difficultés
que présente l’acquisition des vertus, que les vertus elles-mêmes
; pensez à ces difficultés, tantôt plus, tantôt
moins ; mais ne les perdez jamais de vue, si vous voulez que vos efforts
soient couronnés de succès. Sachez du reste que vous remporterez
sur vous-même et sur vos ennemis une victoire d’autant plus prompte
et plus éclatante que vous embrasserez plus généreusement
les difficultés et que vous les aimerez davantage. La troisième
raison, c’est que nos résolutions ont moins la vertu et la volonté
de Dieu pour objet que notre intérêt propre. Ce défaut
se remarque surtout dans les résolutions que nous prenons d’ordinaire
quand nous sommes comblés de consolations spirituelles, ou bien
encore lorsque l’adversité nous presse de toute part, et que nous
ne trouvons d’allégement à notre douleur que dans le propos
de nous donner entièrement à Dieu et de nous consacrer sans
réserve aux exercices des vertus. Pour éviter ce défaut,
soyez, à vos moments de ferveur spirituelle, humble et circonspect
dans vos résolutions, et plus encore dans vos promesses et vos vœux
; à vos heures d’affliction, proposez-vous uniquement de porter
votre croix avec la patience que le Seigneur attend de vous, et de mettre
en elle toute votre gloire, au point de refuser les consolation humaines
et parfois même les consolations divines. La seule chose que vous
devez désirer et demander, c’est que Dieu vous aide à supporter
l’adversité, sans blesser la vertu de patience et sans déplaire
au Seigneur.
Table des matières
CHAPITRE XXX Comment le démon persuade à plusieurs qu’ils avancent dans la voie de la perfection
Vaincu dans le premier et le second assaut, l’esprit malin
recourt à un autre stratagème. Il cherche à nous faire
oublier les ennemis qui nous attaquent et nous font actuellement essuyer
de grands dommages, pour occuper notre esprit de désirs et de projets
de haute perfection. Il en résulte que nous négligeons les
blessures que nous recevons continuellement et que, prenant nos résolutions
pour des œuvres, nous nous laissons entraîner à toutes les
séductions de l’orgueil. La moindre contrariété, la
moindre injure nous irrite, et nous perdons un temps considérable
à méditer des projets héroïques, comme celui
de souffrir pour l’amour de Dieu les plus horribles tourments, voir les
peines du purgatoire. Et comme la partie inférieure de nous-mêmes
n’éprouve aucune répugnance pour ces maux éloignés,
nous avons, tout misérables que nous sommes, l’audace de nous comparer
à ceux qui souffrent avec une patience infatigable les plus affreux
supplices. Pour éviter ce piège, proposez-vous de combattre
et combattez effectivement les ennemis qui vous attaquent de près
; vous reconnaîtrez par là si vos résolutions sont
vraies ou fausses, fortes ou faibles ; et vous marcherez à la perfection
par le chemin que les saints nous ont frayé. Pour ce qui est des
ennemis qui ne vous inquiètent pas d’ordinaire, je ne vous conseille
pas de leur livrer combat, à moins que vous ne prévoyiez
une attaque prochaine. Vous pouvez alors, pour vous mettre en état
de soutenir la lutte, former d’avance quelques résolutions. Quand
même vous vous seriez exercé durant quelque temps à
la pratique des vertus, ne prenez jamais vos résolutions pour des
victoires ; mais tenez-vous dans l’humilité, défiez-vous
de vous-même et de votre faiblesse ; et vous confiant en Dieu seul,
demandez-lui instamment de vous fortifier, d’éloigner de vous tout
péril et d’étouffer en vous tout sentiment de présomption
et de confiance en vos forces. Dans ces conditions, la difficulté
que nous éprouvons à surmonter quelques légers défauts
que Dieu laisse parfois subsister en nous, pour nous convaincre de votre
faiblesse et nous conserver le mérite de nos bonnes œuvres, cette
difficulté, dis-je, ne doit pas nous empêcher de tendre à
une plus haute perfection.
Table des matières
CHAPITRE XXXI Des artifices qu’emploie le démon
pour nous faire quitter le chemin de la vertu
La quatrième ruse mentionnée plus haut,
celle dont le malin esprit se sert pour nous tromper lorsqu’il nous voit
marcher dans le chemin de la perfection, c’est d’exciter en nous des désirs
excellents, mais inopportuns, et de nous faire tomber ainsi de la pratique
des vertus dans l’abîme du vice. Voilà, je suppose, une personne
malade qui supporte patiemment son mal. Le démon, sachant que, par
ce moyen, elle acquerra l’habitude de la patience, lui met devant les yeux
beaucoup d’œuvres saintes qu’elle pourrait faire dans un autre état
; et il s’efforce de lui persuader que, si elle se portait bien, elle servirait
mieux le Seigneur et serait plus utile aux autres et à elle-même.
Lorsqu’il est parvenu à exciter ces désirs en son cœur, il
les fortifie peu à peu, jusqu’à la rendre inquiète
de ne pouvoir mettre ces désirs à exécution comme
elle le voudrait bien. Et plus ces désirs grandissent et se fortifient,
plus l’inquiétude augmente. Puis l’ennemi la pousse adroitement
et insensiblement à s’impatienter contre sa maladie, non pas en
tant que maladie, mais en tant qu’obstacle aux œuvres qu’elle désire
ardemment accomplir pour un plus grand bien. Quand il l’a poussée
jusque-là, il efface peu à peu de son esprit les idées
de service de Dieu et de bonnes œuvres, et n’y laisse que le seul désir
d’être délivrée de son mal. Mais voyant que la guérison
se fait attendre, elle se trouble au point de devenir tout à fait
impatiente. C’est ainsi que de la vertu qu’elle pratiquait, elle tombe,
sans s’en apercevoir, dans le vice contraire. Le moyen de vous garantir
de cette illusion, c’est d’avoir soin, quand vous vous trouvez dans un
état de souffrance, de tenir votre cœur fermé à tout
désir qui, par le fait même qu’il est présentement
irréalisable, ne fera vraisemblablement que vous causer de l’inquiétude.
Vous devez croire alors en toute humilité, patience et résignation,
que vos désirs n’auraient pas d’effet que vous souhaitez, parce
que vous êtes plus faible et plus inconstant que vous ne vous l’imaginez.
Ou bien encore pensez que Dieu, dans ses secrets jugements, ou en punition
de vos fautes, ne veut point que vous fassiez cette bonne œuvre, mais qu’il
désire plutôt que vous vous humiliiez avec patience sous la
douce et puissante main de sa Providence. De même, si l’ordre de
votre père spirituel, ou quelque autre raison, vous empêche
de remplir à votre gré vos exercices ordinaires de dévotion,
et spécialement de vous approcher de la sainte Table, ne laissez
pas pour cela le trouble et l’inquiétude entrer en votre cœur ;
mais dépouillez-vous de votre propre volonté et revêtez-vous
du bon plaisir de Dieu, en disant en vous-même : Si le regard de
la divine Providence ne découvrait pas en moi tant d’ingratitude
et de défauts, je ne serais pas maintenant privé de la sainte
communion ; mais puisque le Seigneur se sert de ce moyen pour me faire
connaître mon indignité, qu’il en soit béni et loué
! Confiant en votre bonté souveraine, je crois, ô mon Dieu,
que la seule chose que vous demandez de moi, c’est qu’en supportant mes
épreuves avec patience et en vue de vous plaire, je vous ouvre un
cœur pleinement soumis à votre volonté, afin que vous y entriez
spirituellement, pour le consoler et le défendre contre les ennemis
qui veulent vous le ravir. Que tout ce qui est bon à vos yeux s’accomplisse
; et que votre volonté, ô mon Créateur et mon Rédempteur,
soit maintenant à jamais ma nourriture et mon soutien. La seule
grâce que je vous demande, ô doux objet de mon amour, c’est
que mon âme, purifiée de tout ce qui vous déplaît
en elle et ornée des vertus saintes, se tienne vouloirs prête
à recevoir votre visite et à faire tout ce qu’il vous plaira
de lui ordonner. Si vous mettez ces observations en pratique, tous les
saints désirs que vous ne pourrez exécuter, qu’ils vous viennent
de la nature, qu’ils vous soient inquiéter par le démon dans
le but de vous inquiéter et de vous éloigner du sentier de
la vertu, ou bien par Dieu lui-même dans le dessein d’éprouver
votre résignation à sa volonté : tous ces désirs,
dis-je, vous fourniront l’occasion de servir votre divin Maître de
la manière qui lui plaît davantage. C’est là la véritable
dévotion et l’hommage que Dieu attend de nous. Une pratique excellente
pour ne pas perdre patience dans nos épreuves, de quelque part qu’elles
nous arrivent, c’est, en employant les moyens licites dont les saints eux-mêmes
se sont servis, de les employer, non dans le désir d’être
délivrés de nos maux, mais uniquement en vue d’obéir
à Dieu, attendu que nous ne savons pas si les moyens que nous prenons
sont ceux que Dieu choisis pour nous délivrer. Si vous agissez autrement,
vous tomberez dans des maux plus grands encore, parce que vous vous abandonnerez
facilement à l’impatience si l’événement ne répond
pas à votre désir et à votre attente ; votre patience,
du moins, sera moins parfaite et moins agréable à Dieu, et
partant, peu méritoire. Je veux enfin vous prémunir contre
un artifice secret dont notre amour-propre se sert en certaines rencontres
pour voiler et excuser nos défauts. C’est ainsi, par exemple, qu’un
malade qui ne supporte son infirmité qu’à contre-cœur, cache
son impatience sous le voile d’un zèle ardent pour le bien. À
l’entendre, le mécontentement qu’il témoigne ; ce n’est que
le juste déplaisir qu’il éprouve en songeant qu’il a été
lui-même la cause de sa maladie, et en voyant les ennuis et le dommage
qu’elle occasionne aux autres par les soins qu’elle exige ou pour tout
autre motif. De même l’ambitieux qui se plaint de n’avoir pu obtenir
la dignité qu’il convoitait, n’a garde d’attribuer son chagrin à
son orgueil et à sa vanité ; mais il tâche de l’expliquer
par d’autres motifs dont on sait parfaitement qu’il ne tient aucun compte
quand ses intérêts ne sont à l’heure se plaignait des
peines que son état occasionnait aux autres, et qui s’inquiète
fort peu maintenant de voir les mêmes personnes endurer les mêmes
désagréments à propos de la maladie d’un autre. C’est
là un signe évident que les plaintes qu’exhalent ces personnes
ne proviennent nullement de leur charité pour le prochain, mais
bien de leur secrète horreur pour tout ce qui contrarie leurs désirs.
Pour vous, si vous voulez éviter cet écueil et d’autres encore,
supportez avec une patience inaltérable les peines et les afflictions,
quelle que soit, je vous le répète, la cause qui les fait
naître.
Table des matières
CHAPITRE XXXII Du dernier assaut du démon et de l’artifice auquel il a recours pour faire de la vertu même une occasion de ruine.
Le malin et astucieux serpent pousse la ruse jusqu’à faire servir
à notre ruine les vertus mêmes que nous avons acquises. Il
nous les fait regarder avec une secrète complaisance et nous élève
bien haut dans notre propre estime, afin de nous faire tomber ensuite dans
le vice de l’orgueil et de la vaine gloire. Pour triompher de ce péril,
prenez position dans la plaine égale et assurée d’une vraie
et profonde conviction de votre néant. Persuadez-vous bien que vous
n’êtes rien, que vous ne pouvez rien, que vous êtes rempli
de misères et de défauts, et que vous ne méritez que
la damnation éternelle. Retranchez-vous dans cette vérité
et gardez-vous bien, quoi qu’il arrive, de faire un seul pas hors ce cette
enceinte, persuadé que les pensées ou les événements
qui vous poussent à la quitter sont autant d’ennemis décidés
à ne vous laisser sortir de leurs mains que mort ou grièvement
blessé. Pour vous exercer à courir dans cette plaine assurée
de la connaissance de votre néant, voici la méthode que vous
avez à suivre. Lorsque vous jetterez les yeux sur vous-même
et sur vos actions, envisagez seulement ce qui est de vous, sans y mêler
ce que vous tenez de Dieu et de sa grâce, et estimez-vous tel que
vous vous trouverez être par vous-même. Si vous considérez
le temps qui a précédé votre naissance, vous verrez
que dans cet abîme sans bornes de l’éternité vous n’avez
été qu’un pur néant, incapable de rien faire pour
arriver à l’existence. Si vous regardez le temps présent
où vous ne tenez l’existence que de la seule bonté de Dieu,
qu’êtes-vous indépendamment de cette Providence qui vous conserve
à chaque instant, qu’êtes-vous de vous-même, sinon un
pur néant ? Cela est si vrai que, si Dieu cessait un seul instant
de vous soutenir, vous retomberiez immédiatement dans ce néant
d’où vous a tiré sa main souveraine. Il est donc évident
qu’à ne considérer que ce qui vous appartient dans l’ordre
naturel, vous n’avez aucun raison de vous estimer, ni de prétendre
à l’estime des autres. Et si de l’ordre naturel vous passez à
l’ordre de la grâce et des bonnes œuvres, de quel bien et de quel
mérite êtes-vous capable par vous-même et indépendamment
du secours de Dieu ? Si, d’autre part, vous considérez le nombre
de vos péchés passés, si vous y ajoutez le nombre
plus considérable encore de ceux que vous auriez commis si Dieu
ne vous avait soutenu de sa main miséricorde, vous trouverez, en
multipliant non seulement les jours et les années, mais aussi les
actions et les habitudes mauvaises (car un vice en entraîne un autre),
vous trouverez, dis-je, que, sans la grâce, vos iniquités
se seraient élevées presque à l’infini et que vous
seriez devenu un autre Lucifer. À moins donc que vous ne vouliez
ravir à la bonté divine la gloire et la reconnaissance qui
lui sont dues, vous devez de jour en jour vous estimer plus mauvais. Ce
jugement que vous portez sur vous-même, ayez bien soin qu’il soit
accompagné de justice ; sinon il pourrait vous être fort préjudiciable.
Si la connaissance que vous avez de votre misère vous donne un avantage
sur tel autre que l’orgueil aveugle, le désir d’être estimé
des autres et de passer à leurs yeux pour ce que vous savez n’être
pas en réalité vous fait perdre considérablement de
terrain et vous rend, du côté de la volonté, beaucoup
plus coupable que lui. Si donc vous voulez que la connaissance de votre
malice et de votre bassesse tienne vos ennemis à distance et vous
concile l’amitié de Dieu, ne vous contentez pas de vous juger vous-même
indigne de tout bien et digne de tout mal, mais prenez plaisir à
être méprisé des autres ; fuyez les honneurs, aimez
les opprobres et montrez-vous prêt en toute occasion à remplir
les offices que les autres dédaignent. Leur manière de voir
ne doit en aucune façon vous détourner de cette sainte pratique,
du moment qu’elle vous est inspirée par le désir de vous
humilier et de vous exercer à la vertu, et non par une certaine
présomption d’esprit et par cet orgueil secret qui nous pousse parfois,
sous les meilleurs prétextes, à faire peu de cas ou même
à ne tenir aucun compte du jugement d’autrui. Si les bonnes qualités
que Dieu vous a départies vous attirent l’affection et les louanges
des hommes, tenez-vous bien recueilli en vous-même ; ne vous écartez
jamais, ne fût-ce que d’un pas, de la vérité et de
la justice dont je vous ai parlé, mais tournez-vous vers Dieu et
dites-lui du fond du cœur : Ne permettez pas, Seigneur, que je vous dérobe
l’honneur qui vous est dû et que je m’attribue le mérite des
dons qui me viennent de vous. À la louange, l’honneur et la gloire,
à moi la confusion. Tournant ensuite votre pensée vers la
personne qui vous loue, dites-vous à vous-même : D’où
vient que cette personne me trouve bon, puiqu’il n’y a rien de bon que
Dieu et ses œuvres ? En agissant de la sorte et en rendant au Seigneur
ce qui lui appartient, vous tiendrez vos ennemis à distance et vous
vous disposerez à recevoir de Dieu un accroissement de grâces
et de bienfaits. Si le souvenir de vos bonnes œuvres vous pousse à
la vanité, considérez ces bonnes œuvres, non comme venant
de vous, mais comme venant de Dieu seul ; et dites-leur intérieurement
comme si vous leur parliez : Je ne sais comment à exister dans mon
esprit : ce n’est pas à moi, mais à Dieu que vous devez la
naissance ; c’est sa grâce qui vous a créées, nourries
et conservées. C’est donc lui seul que je veux reconnaître
comme votre véritable et principal auteur, lui seul que je veux
voir honoré à cause de vous. Considérez ensuite que
toutes les bonnes œuvres que vous avez faites en votre vie, non seulement
n’ont point répondu à l’abondance des lumières et
des grâces que Dieu vous avait accordées pour les connaître
et les accomplir, mais qu’elles ont été très imparfaites
et fort éloignées de cette pureté d’intention, de
cette ferveur et de cette diligence qui devaient les accompagner et présider
à leur exécution. C’est pourquoi, à bien considérer
les choses, vous avez plutôt sujet de rougir de vos œuvres que d’en
tirer vanité ; car il n’est que trop vrai que les grâces qui
sortent pures et parfaites de la main de Dieu se souillent en nous, au
contact de nos imperfections. En outre, comparez vos œuvres avec celles
des saints et des pieux serviteurs de Dieu, et ce parallèle vous
convaincra que les meilleures et les plus grandes de vos œuvres sont encore
de très bas aloi et de minime valeur. Comparez-les ensuite avec
ce que Jésus-Christ a fait en votre faveur aux diverses époques
de la vie crucifiée qu’il a menée ici-bas ; considérez
ses œuvres en elles-mêmes et abstraction faite de sa divinité,
songez à l’amour si tendre et si pur qui les animait, et vous serez
contraint d’avouer que les vôtres ne sont que néant. Enfin,
si vous élevez votre esprit jusqu’à la divinité et
si vous envisagez la majesté souveraine de Dieu et les hommages
qu’elle mérite de notre part, vous verrez clairement que vos bonnes
œuvres doivent être pour vous un motif de crainte, bien plus qu’un
sujet de vanité. C’est pourquoi, quelque bien que vous fassiez,
vous devez dire à Dieu de tout votre cœur : Mon Dieu, ayez pitié
de moi qui suis un pécheur. Je vous conseille en outre de vous tenir
en garde contre la tentation de publier les faveurs que Dieu vous accorde.
Le trait suivant vous montrera combien lui déplaît le manque
de réserve à cet égard. Le Sauveur apparut un jour
sous la forme d’un petit enfant à une de ses fidèles servantes.
Celle-ci, le prenant pour un enfant ordinaire, l’invita à réciter
la salutation angélique. Jésus commença immédiatement
: Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous,
vous êtes bénie entre toutes les femmes. Là, il s’arrêta,
ne voulant pas se louer lui-même en récitant les paroles qui
suivent. Et tandis qu’elle le priait de continuer, Jésus disparut,
laissant sa servante remplie de consolation et toute pénétrée
de la céleste doctrine qu’il venait de lui enseigner par son exemple.
Et vous aussi, âme chrétienne, apprenez à vous humilier,
reconnaissant que vous n’êtes, avec toutes vos œuvres, qu’un pur
néant. C’est là le fondement de toutes les vertus. Dieu,
quand nous n’étions pas encore, nous a tirés du néant
et, maintenant que nous existons par lui, nous devons faire reposer tout
l’édifice de notre sanctification sur la reconnaissance de cette
vérité, que de nous-mêmes nous ne sommes rien. Plus
nous nous abaisserons, plus l’édifice s’élèvera. À
mesure que nous creuserons le sol de notre misère, le divin architecte
y déposera les pierres solides qui doivent servir de fondement au
majestueux édifice. Ne croyez pas pouvoir jamais descendre assez
bas, et persuadez-vous bien que s’il pouvait y avoir quelque chose d’infini
dans la créature, votre bassesse le serait. Avec cette connaissance
bien mise en pratique, l’homme possède toute sorte de bien ; sans
elle, il est un peu plus que rien, fît-il autant de bonnes œuvres
qu’en ont accompli tous les saints ensemble, et demeurât-il continuellement
absorbé en Dieu. Ô admirable connaissance, qui nous rend heureux
sur la terre et glorieux dans le ciel ! Ô lumière qui sort
des ténèbres et rend les âmes radieuses ! Ô perle
inconnue qui brille parmi nos souillures ! Ô néant qui met
en possession de toutes choses ceux qui savent le connaître ! Sur
ce sujet, je parlerais sans jamais me lasser. Si vous voulez louer Dieu,
accusez-vous vous-même et désirez d’être accusé
par les autres. Si vous voulez le glorifier en vous et vous glorifier en
lui, humiliez-vous vis-à-vis de tous et au-dessous de tous. Si vous
désirez le trouver, ne vous élevez pas, car il fuira loin
de vous. Abaissez-vous et abaissez-vous autant que vous le pourrez, vous
le verrez venir à vous et vous tendre les bras. Il vous accueillera,
et il vous pressera sur son cœur avec d’autant plus d’amour que vous vous
rendrez plus vil à vos propres yeux et que vous mettrez votre bonheur
à être méprisé de tous et à être
rebuté partout comme un objet d’horreur. Ce don inestimable que
votre Sauveur, abreuvé d’outrages pour vous, vous fait afin de vous
unir à lui, persuadez-vous bien que vous en êtes indigne ;
Remerciez-le souvent de cette faveur et soyez plein de reconnaissance pour
les personnes qui y ont donné occasion, et tout spécialement
pour celles qui vous ont foulé aux pieds ou qui croient que vous
ne supportez les affronts qu’à regret et à contre-cœur. Et
si réellement il en est ainsi, gardez-vous bien d’en rien laisser
paraître à l’extérieur. Si la malice du démon,
notre ignorance et nos inclinations perverses l’emportent en nous sur ces
considérations, si puissantes pourtant et si vraies ; si le désir
de nous élever au-dessus des autres ne cesse de nous troubler et
de faire impression sur notre cœur, humilions-nous d’autant plus à
nos propres yeux que nous voyons par expérience combien nous avançons
peu dans la spiritualité et dans la véritable connaissance
de nous-mêmes, attendu que nous ne parvenons pas à nous délivrer
de ces pensées importunes qui ont leur racine dans notre orgueil
et notre vanité. Par ce moyen, nous tirerons le miel du poison et
le remède de la blessure même.
Table des matières
CHAPITRE XXXIII Quelques avis pour surmonter les passions mauvaises et pour avancer dans la vertu
Quoique je vous aie beaucoup parlé déjà
des moyens à prendre pour vous vaincre vous-même et orner
votre âme des vertus chrétiennes, il me reste encore quelques
avis à vous donner. Premièrement, gardez-vous bien, si vous
voulez faire des progrès dans la vertu, d’avoir pour vos exercices
spirituels une règle pour ainsi dire stéréotypée
qui fixe un exercice à un jour, et l’autre à un autre jour.
L’ordre à suivre dans ce combat et dans cet exercice, c’est de faire
la guerre aux passions dont les attaques vous ont causé et vous
causent encore chaque jour le plus de dommage, et d’acquérir, dans
le plus haut degré possible, les vertus qui leur sont opposées.
Une fois en possession de ces vertus, vous aurez mille occasions d’acquérir
les autres ; vous le ferez facilement et sans qu’il soit besoin pour cela
d’actes multipliés ; car les vertus sont tellement liées
les unes aux autres qu’il suffit d’une vertu fortement ancrée dans
notre cœur pour y attirer bientôt toutes les autres. Deuxièmement,
ne limitez jamais le temps que vous emploierez à acquérir
une vertu ; ne déterminez ni les jours, ni les semaines, ni les
années ; mais faites comme si vous en étiez encore à
vos premiers pas, et, semblable à un soldat nouvellement enrôlé,
combattez sans trêve et gravissez les hauteurs de la perfection.
Ne vous arrêtez pas un seul instant, parce que s’arrêter dans
le chemin de la vertu et de la perfection ce n’est pas se repose et reprendre
des forces, c’est reculer et s’affaiblir de plus en plus. Quand je parle
de s’arrêter, j’entends se persuader que l’on est arrivé à
la perfection, négliger les occasions qui se présentent de
poser de nouveaux actes de vertu et mépriser les fautes légères.
Soyez donc soigneux, fervent et toujours prêt à saisir les
moindres occasions de pratiquer la vertu. Aimez toutes les occasions d’avancer
dans la sainteté ; aimez surtout celles qui présentent de
grandes difficultés, car les efforts que l’on fait pour surmonter
les obstacles forment plus promptement les habitudes vertueuses et les
enracinent plus profondément dans notre âme. Chérissez
donc les personnes qui vous fournissent ces occasions. Seulement, évitez
avec soin et fuyez à pas précipités tout ce qui pourrait
donner lieu aux tentations de la chair. Troisièmement, soyez prudent
et discret à l’égard des pratiques qui peuvent mettre votre
santé en danger, comme la discipline, les cilices, le jeûne,
les médiations et autres mortifications du même genre ; on
doit se former à ces exercices peu à peu et par degrés,
ainsi que nous le dirons par après. Pour ce qui concerne les vertus
purement intérieures, comme l’amour de Dieu, le mépris du
monde, l’humilité, la haine des passions mauvaises et du péché,
la douceur et la patience, l’amour du prochain et des ennemis, il ne fait
pas chercher à les acquérir peu à peu et à
s’y élever par degrés ; mais en produire les actes avec toutes
la perfection possible. Quatrièmement, que toutes les pensées
de votre âme, tous les désirs de votre cœur et tous les actes
de votre volonté n’aient qu’un seul but : vaincre la passion que
vous combattez et acquérir la vertu contraire. Que ce soit là
pour vous le monde entier, le ciel et la terre ; n’ambitionnez point d’autre
trésor, et faites toutes vos actions en vue de plaire à Dieu.
Que vous mangiez ou que vous jeûniez, que vous travailliez ou que
vous vous reposiez, que vous veilliez ou que vous dormiez, que vous restiez
chez vous ou que vous sortiez, que vous vous appliquiez aux exercices de
piété ou aux œuvres manuelles, votre unique but doit être
de vaincre et de surmonter cette passion et d’acquérir la vertu
contraire. Cinquièmement, haïssez généralement
les commodités et les agréments de la vie, et vous ne serez
que faiblement combattu par les vices qui tous ont le plaisir pour racine.
Retranchez, par la haine de vous-même, cette racine maudite, et tous
les vices perdront en vous leur force et leur vigueur. Mais si, pendant
que vous faites la guerre à un vice et que vous résistez
aux séductions d’un plaisir en particulier, vous vous attachez à
d’autres plaisirs défendus, ne le fussent-ils que sous peine de
faute légère, la lutte sera rude et sanglante et la victoire
incertaine et rare. C’est pourquoi ayez toujours présentes à
l’esprit ces sentences de l’Écriture : « Celui qui aime son
âme la perdra, et celui qui hait son âme en ce monde, la gardera
pour la vie éternelle » (Jean, XII, 25). « Mes frères,
nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair
: car si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si par l’esprit
vous faites mourir les œuvres de la chair, vous vivrez » (Rom., VIII,
13). Sixièmement enfin, je vous avertis qu’il est utile, et parfois
nécessaire, de faire avant tout une confession générale
accompagnée de toutes les dispositions requises, et cela pour mieux
vous assurer de l’amitié de celui qui est la source de toutes les
grâces et l’auteur de toutes les victoires.
Table des matières
CHAPITRE XXXIV Qu’il faut acquérir les vertus peu à peu, en s’y exerçant graduellement et sans vouloir les pratiquer toutes à la fois
Quoique le chrétien désireux d’arriver au
faîte de la perfection ne doive point mettre de borne à son
avancement spirituel, il faut néanmoins que la prudence modère
en lui cette ferveur inconsidérée qui, après l’avoir,
dès le principe, poussé en avant avec trop de vigueur, se
ralentit bientôt et l’abandonne à mi-chemin. C’est pourquoi,
sans revenir sur les règles que je vous ai tracées pour vos
exercices extérieurs, je crois utile de vous faire remarquer que
les vertus intérieures doivent s’acquérir peu à peu
et par degrés. C’est le moyen de faire des progrès rapides
et durables. Ainsi nous ne devons pas, ordinairement du moins, nous exercer
à désirer les adversités et à nous en réjouir,
que nous n’ayons auparavant passé par les degrés les plus
bas de la vertu de patience. Ne vous attachez pas non plus à toutes,
ni même à plusieurs vertus ensemble ; mais à une seule
d’abord, puis à une autre. De cette manière, l’habitude s’enracine
plus facilement et plus profondément dans l’âme. Si vous bornez
vos efforts à l’acquisition d’une seule vertu, la mémoire
y court en toute occasion avec plus de promptitude, l’entendement s’ingénie
à trouver pour l’acquérir des moyens et des motifs nouveaux,
et la volonté s’y porte avec plus d’ardeur et de facilité.
Il en serait tout autrement si l’activité de ces puissances était
dispersée sur divers objets. Ajoutez à cela que la similitude
des actes à produire pour acquérir une seule et même
vertu nous rend ces actes moins pénibles. L’un attire et assiste
l’autre ; et la ressemblance qu’ils ont entre eux est cause qu’ils font
plus d’impression sur nous ; les derniers en effet trouvent dans le cœur
une demeure bien préparée et toute prête à les
recevoir, comme elle a reçu ceux qui ont précédé.
Ces raisons vous paraîtront plus convaincantes encore si vous réfléchissez
que la pratique d’une vertu apprend la pratique des autres, et que les
progrès de l’une entraînent les progrès de toutes,
puisqu’elles sont toutes inséparablement unies entre elles, comme
autant de rayons projetés par la même lumière divine.
Table des matières
CHAPITRE XXXV Des moyens d’acquérir les vertus, et comment nous devons nous appliquer à la même vertu durant un certain espace de temps
Outre les dispositions que je vous ai signalées
plus haut, il faut, pour acquérir les vertus chrétiennes,
une âme grande et généreuse, une volonté ferme
et résolue que n’effraie point la prévision des contradictions
et des peines sans nombre qui se rencontrent dans le chemin de la perfection.
Il faut, de plus, que l’âme soit inclinée à l’amour
des vertus qu’elle veut acquérir. Cette inclination s’obtient en
considérant combien les vertus plaisent à Dieu, combien elles
sont nobles et excellentes en elles-mêmes, et combien elles nous
sont utiles et nécessaires, puisqu’elles sont principe et le terme
de la perfection. Il importe extrêmement de faire le matin le ferme
propos de profiter de toutes les occasions que nous aurons vraisemblablement
de les pratiquer, et d’examiner souvent durant le jour si nous avons, oui
ou non, exécuté nos bonnes résolutions, afin de les
renouveler avec plus de ferveur. Cet examen doit rouler tout spécialement
sur la vertu que nous nous sommes proposé d’acquérir. C’est
à cette même vertu que nous devons rapporter les exemples
des saints, nos oraisons et la méditation, si nécessaire
en tous les exercices spirituels, de la vie et de la Passion de Jésus-Christ.
Nous devons, ainsi que nous l’expliquerons ci-après, tenir la même
conduite dans toutes les occasions qui se présenteront, si différentes
qu’elles soient les unes des autres. Tâchons d’arriver, à
force d’actes intérieurs et extérieurs de vertu, à
produire ces actes avec autant de promptitude et de facilité que
nous en avions auparavant à suivre nos penchants naturels ; et rappelons-nous
ce qui a été dit plus haut, que plus ces actes seront contraires
à nos inclinations, plus vite ils introduiront dans notre âme
l’habitude de la vertu. Les sentences de la sainte Écriture prononcées
de bouche ou tout au moins de cœur, avec le respect qui leur est dû,
nous aideront merveilleusement en cet exercice. Tenons donc à notre
disposition un bon nombre de textes en rapport avec la vertu que nous cherchons
à acquérir ; répétons-les souvent dans le courant
de la journée et tout spécialement quand nous nous sentirons
assaillis par la passion contraire. Si, par exemple, nous nous exerçons
à la patience, nous pourrons nous servir des paroles suivantes ou
d’autres semblables : « Mes enfants, supportez patiemment la colère
qui est tombée sur vous » (Baruch, IV, 25). « La patience
des pauvres ne sera pas frustrée pour toujours » (PS., IX,
19). « L’homme patient vaut mieux que l’homme courageux ; et celui
qui est maître de son esprit vaut mieux que celui qui prend les villes
d’assaut » (Prov., XVI, 32). « Courons par la patience au combat
qui nous est proposé » (Héb., XII, 2). Nous pourrons
dans le même but faire les aspirations suivantes ou d’autres du même
genre : Quand Dieu armera-t-il mon cœur du bouclier de la patience ? Quand
saurai-je, pour plaire à mon divin Maître, supporter d’un
cœur tranquille les épreuves de la vie ? Ô souffrances bien-aimées
qui me rendez semblable à mon Sauveur Jésus souffrant pour
moi ! Ô l’unique vie de mon âme, ne me verrai-je jamais, pour
votre gloire, pleinement heureux au sein des souffrances ? Quel serait
mon bonheur si, au milieu des flammes de la tribulation, j’aspirais à
des tourments plus grands encore ! Nous nous servirons à toute heure
de ces sortes de prières, suivant les progrès que nous aurons
faits dans la vertu, et les pensées que nous inspirera l’esprit
de dévotion. Ces oraisons s’appellent oraisons jaculatoires, du
latin jaculum qui signifie trait, parce que ce sont comme autant de traits
que nous lançons vers le ciel ; elles ont une force merveilleuse
pour nous exciter à la perfection et toucher le cœur de Dieu, à
condition toutefois qu’elles soient accompagnées de deux choses
qui leur servent en quelque sorte d’ailes. La première, c’est une
conviction profonde que Dieu prend plaisir à voir notre âme
s’exercer à la vertu. La seconde, un vrai et ardent désir
de l’acquérir dans la seule vue de plaire à sa divine Majesté.
Table des matières
CHAPITRE XXXVI Que l’exercice de la vertu exige une application
constante
Une condition importante, indispensable même, pour
parvenir au but que nous poursuivons, je veux dire l’acquisition des vertus,
c’est la persévérance à marcher en avant : S’arrêter,
c’est reculer. En effet, dès que nous cessons de nous appliquer
à la pratique des vertus, la violence de notre inclination aux plaisirs
des sens, jointe aux sollicitations qui nous viennent du dehors, donne
nécessairement naissance à beaucoup de passions désordonnées
qui détruisent ou affaiblissent les habitudes des vertus. En outre,
ce manque d’application nous prive des grâces nombreuses que Dieu
accorde à ceux qui marchent courageusement dans le chemin de la
perfection. C’est la différence qui existe entre ce chemin et les
chemins ordinaires. Dans ces derniers, en effet, le voyageur, en s’arrêtant,
ne perd rien de la distance parcourue, tandis que, dans le premier, il
perd énormément de terrain. Une différence encore,
c’est que, dans les routes ordinaires, la lassitude s’accroît en
proportion du chemin que l’on fait, tandis que, dans le chemin de la vertu,
les forces augmentent à mesure que l’on avance. La raison en est
que l’exercice des vertus affaiblit la partie inférieure dont la
résistance augmente la difficulté et les fatigues du chemin,
et qu’il affermit et fortifie de plus en plus la partie supérieure
où la vertu réside. Ainsi, à mesure qu’on avance dans
la voie de la perfection, la peine qu’on y éprouve diminue de plus
en plus, et la joie secrète que Dieu mêle à cette peine
s’accroît sans cesse. Le chrétien, marchant ainsi de vertu
en vertu avec une facilité et une joie toujours croissantes, finit
par arriver au sommet de la montagne et à cet état de perfection
qui permet à l’âme de se livrer aux aspirations spirituelles,
non seulement sans dégoût, mais avec un plaisir ineffable,
parce qu’ayant vaincu et dompté les passions déréglées
et s’étant mise au-dessus de toutes les choses créées,
elle vit au sein de Dieu et goûte, parmi des labeurs sans trêve,
les délices d’un repos inaltérable.
Table des matières
CHAPITRE XXXVII Que la nécessité où nous sommes de nous exercer sans cesse à la pratique des vertus nous oblige à profiter, pour les acquérir, de toutes les occasions qui se présentent
Nous avons vu assez clairement que, dans le chemin qui
conduit à la perfection, il faut marcher en avant, sans s’arrêter
jamais. Pour cela, tenons-nous bien sur nos gardes et veillons attentivement
à ne laisser échapper aucune occasion d’acquérir les
vertus. C’est donc mal entendre ses intérêts que de fuir les
contrariétés qui pourraient nous servir à cet égard.
Pour nous en tenir à notre premier exemple, voulez-vous acquérir
l’habitude de la patience ? N’évitez point les personnes, les actions
et les pensées qui vous portent à l’impatience. Ne cessez
point vos relations parce qu’elles vous sont à charge ; et, dans
les conversations et les rapports que vous entretiendrez avec les personnes
qui vous ennuient, tenez votre volonté toujours prête à
souffrir les contrariétés et les dégoûts qui
vous arriveront ; sinon vous n’acquerrez jamais l’habitude de la patience.
De même, si un travail vous déplaît, soit par lui-même,
soit à cause de la personne qui vous l’a imposé, soit parce
qu’il vous détourne d’une occupation plus conforme à vos
goûts, ne laissez pas de l’entreprendre et de le continuer, malgré
le trouble qu’il vous cause et le repos que vous trouveriez en l’abandonnant.
Sans cela vous trouveriez en l’abandonnant. Sans cela vous n’apprendriez
jamais à souffrir, et le repos que vous goûteriez ne serait
pas un repos véritable, attendu qu’il ne procéderait pas
d’un esprit libre de passions et orné de vertus. J’en dis autant
des pensées ennuyeuses qui tourmentent et troublent parfois votre
âme. Ce n’est pas un avantage pour vous d’en être entièrement
délivré, puisque la souffrance qu’elles vous causent vous
accoutume à supporter patiemment toute sorte de contrariétés.
Vous enseigner le contraire, ce serait plutôt vous apprendre à
fuir la peine que vous éprouvez, qu’à acquérir la
vertu que vous désirez. Il est bien vrai qu’en de semblables occasions,
il faut, surtout si on n’est pas suffisamment aguerri, savoir temporiser
et user de beaucoup de prudence et d’adresse, affronter l’ennemi ou l’éviter
selon qu’on se sent plus ou moins de vertu et de vigueur d’esprit ; mais,
d’un autre côté, on doit bien se garder de lâcher pied
tout à fait et de reculer au point d’abandonner toutes les occasions
de souffrir, parce que si pour le moment on échappe au danger de
tomber, on court grand risque de succomber plus tard aux assauts de l’impatience
faute de s’être suffisamment aguerri et fortifié d’avance
par la pratique de la vertu contraire. Inutile de faire remarquer que ces
avis ne concernent pas le vice impur. La manière de combattre ce
vice vous a été indiquée dans un des chapitres précédents.
Table des matières
CHAPITRE XXXVIII Que l’on doit rechercher les occasions de pratiquer la vertu, et les accueillir avec d’autant plus de joie qu’elles offrent plus de difficultés
Ce n’est point assez de ne pas fuir les occasions de nous
exercer à la vertu ; il faut parfois les rechercher comme des avantages
inestimables, les accueillir avec joie dès qu’elles s’offrent à
nous et regarder comme plus précieuses et plus dignes d’amour celles
qui déplaisent davantage à nos sens. Vous y parviendrez,
avec la grâce de Dieu, si vous imprimez profondément dans
votre esprit les considérations suivantes. La première, c’est
que les occasions sont des moyens éminemment utiles, nécessaires
même à l’acquisition des vertus. C’est pourquoi en demandant
les unes au Seigneur, vous lui demandez nécessairement les autres
; sinon votre prière serait vaine, vous seriez en contradiction
avec vous-même et vous tenteriez le Seigneur puisque, selon le cours
ordinaire des choses, Dieu ne donne pas la patience sans les tribulations
ni l’humilité sans les opprobres. On peut en dire autant de toutes
les autres vertus. Il est incontestable qu’elles s’acquièrent au
moyen des adversités qui nous arrivent. Ces adversités nous
sont d’autant plus utiles et doivent par conséquent nous être
d’autant plus chères et plus agréables qu’elles sont plus
pénibles à la nature ; car les actes que nous produisons
en ces occasions sont plus généreux et plus forts et, partant,
plus propres à nous faire avancer avec promptitude et facilité
dans la voie de la perfection. Il faut estimer et mettre à profit
les moindres occasions, ne fût-ce qu’un regard ou une parole contraire
à notre volonté, parce que si ces actes ont moins d’intensité,
ils sont plus fréquents que ceux que l’on produit dans les circonstances
plus importantes. La seconde considération, déjà touchée
plus haut, c’est que tous les accidents qui nous arrivent nous sont envoyés
de Dieu pour notre bien et afin que nous en tirions profit. Et quoique,
parmi ces accidents, il s’en trouve quelques-uns, nos fautes par exemple
et celles du prochain, que l’on ne peut attribuer à Dieu sans faire
injuste à sa sainteté, il n’en est pas moins vrai qu’elles
nous viennent de Dieu en ce sens que Dieu les permet et que, pouvant les
empêcher, il ne le fait cependant pas. Mais les afflictions et les
peines qui nous arrivent par notre faute ou par la malice d’autrui, on
ne peut nier qu’elles ne viennent par Dieu et de Dieu ; puisque Dieu y
concourt et que, tout en voulant que ce qui se fait ne se fasse pas, puisqu’il
y voit une difformité souverainement odieuse à ses yeux,
il veut que nous les supportions à cause du profit spirituel que
nous pouvons en retirer ou pour d’autres raisons très justes qui
nous sont cachées. Et si nous avons une certitude entière
que le Seigneur veut que le Seigneur veut que nous supportions avec joie
les maux que nous causent les injustices du prochain ou nos fautes personnelles,
il faut du prochain ou nos fautes personnelles, il faut bien reconnaître
que dire, comme plusieurs le font pour excuser leur impatience, que Dieu
ne veut pas, qu’il a en horreur les mauvaises actions, c’est chercher un
vain prétexte pour couvrir notre propre faute et refuser la croix
que nous savons devoir porter pour plaire au Seigneur. Je vais plus loin
et j’affirme que, toutes choses égales d’ailleurs, le Seigneur préfère
nous voir supporter les peines qui ont leur source dans la méchanceté
des hommes, de ceux surtout que nous avons obligés, que celles qui
nous viennent d’autres accidents fâcheux. La raison en est que les
premières ont d’ordinaire plus de force pour réprimer notre
orgueil naturel ; et qu’en outre, en les supportant avec joie, nous contentons
et glorifions singulièrement le Seigneur, puisque nous coopérons
avec lui à l’œuvre qui fait le plus éclater sa bonté
ineffable et sa toute-puissance, celle de tirer du venin pestilentiel de
la malice et du péché, le fruit précieux et suave
de la vertu et de la sainteté. Sachez donc, âme chrétienne,
qu’aussitôt que Dieu découvre en nous un vif désir
de nous mettre courageusement à l’œuvre et de tendre de tous nos
efforts à cette glorieuse conquête, il nous prépare
le calice des plus violentes tentations et des plus rudes épreuves,
afin de nous le présenter en son temps. Nous-mêmes, si nous
sommes désireux de son amour et de notre propre bien, nous saurons
amour et de notre propre bien, nous saurons accepter de bon cœur et les
yeux fermés le calice qu’il nous offre, et le boire jusqu’au fond
avec assurance et promptitude ; puisque c’est une médecine, et composée
qu’elles sont plus amères à notre palais.
Table des matières
CHAPITRE XXXIX Comment nous pouvons faire servir des occasions diverses à l’exercice d’une même vertu
Vous avez vu dans les chapitres précédents
qu’il vaut incomparablement mieux s’exercer pendant quelque temps à
une seule vertu que de vouloir en acquérir plusieurs à la
fois ; vous avez vu également qu’il faut faire converger sur cette
vertu unique toutes les occasions qui se présentent, si différentes
qu’elles soient les unes des autres. Apprenez maintenant la méthode
à suivre pour vous rendre cet exercice plus facile. Il arrivera
en un même jour, peut-être en une même heure, qu’on nous
reprendra d’une action même excellente, que, pour une cause ou l’autre,
on parlera mal de nous, qu’on nous refusera durement une faveur ou un léger
service, qu’on nous soupçonnera sans raison, que 187 nous ressentirons
une douleur corporelle, qu’on nous imposera une besogne ennuyeuse, qu’on
nous servira un mets mal apprêté, que nous nous trouverons
accablés sous le poids de maux plus considérables, tels qu’il
s’en rencontre si souvent dans la pauvre vie humaine. Quoique parmi tant
d’accidents fâcheux nous puissions pratiquer plusieurs vertus différentes,
néanmoins, pour nous en tenir à la règle donnée
plus haut, nous nous bornerons à produire des actes conformes à
la vertu que nous nous sommes proposé d’acquérir. Si c’est
la patience que nous cherchons à acquérir au moment où
ces accidents nous arrivent, nous nous efforcerons de les supporter de
bon cœur et avec joie. Si c’est l’humilité, nous nous persuaderons,
au milieu de ces contrariétés, que nous sommes dignes de
tous les châtiments. Si c’est l’obéissance, nous nous abaisserons
promptement sous la main toute-puissante de Dieu et, pour lui plaire, puisque
telle est sa volonté, nous nous assujettirons aux créatures
raisonnables ou même privées de raison qui nous causent ces
ennuis. Si c’est la pauvreté, nous consentirons à être
dépouillés et privés de toutes les consolations de
la vie, des grandes comme des petites. Si c’est la charité, nous
ferons des actes d’amour envers le prochain qui est l’instrument de notre
sanctification et envers Dieu qui en est la cause première et pleine
d’amour puisque ces épreuves destinées à nous faire
avancer dans la vertu nous arrivent par son ordre, ou du moins par sa permission.
Ce que je dis ici des accidents divers qui nous arrivent journellement
nous indique en même temps comment, dans une maladie ou une affliction
de longue durée, nous pouvons nous exercer à la vertu que
nous nous sommes proposés d’acquérir.
Table des matières
CHAPITRE XL Du temps que nous devons consacrer à l’exercice de chaque vertu, et des marques de notre avancement spirituel
Pour ce qui regarde le temps que nous devons employer
à l’exercice de chaque vertu, ce n’est pas à moi de le déterminer,
puisqu’il faut le régler d’après l’état et les besoins
particuliers de notre âme, les progrès que nous faisons dans
le chemin de la perfection et l’avis de celui qui nous guide dans cette
voie. Toutefois, si on s’y appliquait de la manière et avec la sollicitude
que nous avons dites, il est certain qu’on ferait en peu de semaines des
progrès considérables. C’est une preuve de progrès
que de persévérer dans les exercices spirituels malgré
les aridités, les ténèbres, les angoisses de l’âme
et la privation des consolations sensibles. Un autre signe non moins évident,
c’est la résistance que la concupiscence oppose à nos actes
de vertus : plus celle-ci perdra de forces, plus nous aurons sujet de croire
que nous avançons dans la perfection. Si donc nous ne sentons aucune
contradiction, aucune révolte dans la partie sensitive et inférieure,
surtout quand il s’agit d’assauts subits et imprévus, c’est un signe
que nous avons acquis la vertu. Et plus nous en produirons les actes avec
promptitude et avec joie, plus nous serons autorisés à croire
que nous avons retiré de grands fruits de cet exercice. Remarquons
cependant que nous ne devons pas nous croire en possession d’une vertu
et regarder comme certain notre triomphe sur une passion parce que, depuis
longtemps et après beaucoup de combats, nous n’aurions plus ressenti
ses attaques. En ceci encore il peut y avoir ruse et artifice du démon,
et illusion de la nature ; il n’est pas rare qu’un orgueil secret nous
fasse prendre pour vertu ce qui réellement n’est que vice. D’ailleurs,
si nous considérons la perfection à laquelle Dieu nous appelle,
quels que soient nos progrès dans la vertu, nous n’aurons pas de
peine à nous persuader que nous en avons à peine franchi
les premiers degrés. Vous devez donc vous regarder comme un guerrier
nouvellement enrôlé ou comme un enfant qui essaie ses premiers
pas, et reprendre vos exercices avec votre première ardeur, comme
si vous n’aviez rien fait encore. Souvenez-vous, âme chrétienne,
que mieux vaut avancer dans le chemin de la vertu que d’examiner les progrès
qu’on y a fait ; parce que Dieu, qui seul scrute le fond des cœurs, dévoile
ce secret à quelques-uns et le cache à d’autres, selon qu’il
voit pour eux, en cette connaissance, un sujet d’humiliation ou une excitation
à l’orgueil. Comme un père plein d’amour pour ses enfants,
il ôte aux uns le danger et fournit aux autres l’occasion de croître
en vertus. Il faut donc que l’âme continue ses exercices, quoiqu’elle
ne s’aperçoive pas de ses progrès ; elle les connaîtra
lorsqu’il plaira à Dieu de les lui découvrir pour son plus
grand bien.
Table des matières
CHAPITRE XLI Que nous ne devons pas souhaiter d’être délivrés des afflictions que nous endurons patiemment ; et de la manière de régler tous nos désirs
Lorsque vous vous trouvez dans une peine quelconque et
que vous la supportez patiemment, gardez-vous bien de vous laisser entraîner
par le démon ou l’amour-propre au désir d’en être délivré
; car ce désir vous causerait deux grands maux. Le premier, c’est
qu’alors même qu’il ne vous ravirait pas immédiatement la
vertu de patience, il vous disposerait peu à peu au vice contraire.
Le second, c’est que votre patience deviendrait imparfaite et que vous
ne recevriez qu’une récompense proportionnée à la
durée de l’épreuve, tandis qu’en ne souhaitant pas d’en être
délivré et en vous confiant sans réserve à
la bonté divine, votre souffrance n’eût-elle duré qu’une
heure ou moins encore, vous en auriez été récompensé
par Dieu comme d’un service de longue durée. C’est pourquoi, en
ceci comme dans tout le reste, prenez pour règle constante de tenir
vos désirs tellement éloignés de tout ce qui n’est
pas Dieu, qu’ils tendent purement et simplement à leur véritable
et unique but, à savoir la volonté du Seigneur. De cette
façon, ils seront toujours justes et équitables, et vous
serez, au milieu de toutes vos contrariétés, tranquille et
même heureux, parce que, sachant que rien ne peut se faire sans la
volonté divine et voulant vous-même ce qu’elle veut, vous
ne pouvez manquer de vouloir tout ce qui vous arrive et d’avoir tout ce
que vous désirez. Cette remarque ne peut, il est vrai, s’appliquer
à vos péchés et aux péchés d’autrui,
puisque Dieu ne peut les vouloir ; mais elle s’applique parfaitement à
toutes les peines qui en découlent ou qui vous viennent d’ailleurs.
Si violente et si profonde que soit la blessure, arrivât-elle, en
touchant le fond de votre cœur, à briser les racines mêmes
de la vie naturelle, vous ne devez pas moins y reconnaître la croix
dont Dieu se plaît à favoriser ses amis les plus intimes et
les plus chers. Ce que je dis ici des afflictions en général
doit s’entendre en particulier de la part de souffrances qui nous restera
et que Dieu veut que nous endurions, après que nous aurons employé
tous les moyens licites de nous en défaire. Encore faut-il régler
l’emploi de ces moyens sur la volonté de Dieu qui les a établis,
afin que nous nous en servions uniquement parce qu’il le veut, et non par
attachement à nos aises, ou parce que nous aimons et désirons
la cessation de nos épreuves plus que ne le requièrent son
service et son bon plaisir.
Table des matières
CHAPITRE XLII Comment on doit se défendre des artifices du démon quand il nous inspire des dévotions indiscrètes
Lorsque l’esprit malin s’aperçoit que nous marchons
dans le chemin de la vertu avec des désirs si vifs et si bien réglés
qu’il ne peut nous engager dans le mal par des artifices manifestes, il
se transforme en ange de lumière et nous suggère à
tout instant des pensées agréables, des sentences de l’Écriture
et des exemples tirés de la vie des saints pour nous faire marcher
avec une ardeur indiscrète dans la voie de la perfection et nous
faire ensuite tomber dans le précipice. C’est ainsi, par exemple,
qu’il nous invite à châtier rudement notre corps par des disciplines,
des jeûnes, des cilices et par d’autres mortifications semblables,
afin que nous nous laissions aller à l’orgueil en nous imaginant,
comme il arrive particulièrement aux femmes, que nous faisons des
choses merveilleuses ; ou bien afin que nous contractions une maladie qui
nous rende impropres aux bonnes œuvres ; ou bien encore afin que l’excès
de travail et de peine nous fasse prendre les exercices spirituels en dégoût
et en aversion, et que, devenant peu à peu tièdes pour le
bien, nous nous adonnions avec plus d’avidité que jamais aux plaisirs
et aux divertissements du monde. C’est ce qui est arrivé à
un bon nombre de personnes pieuses. Aveuglées par la présomption
de leur cœur, et emportées par un zèle indiscret, elles ont,
dans leurs mortifications extérieures, outrepassé la mesure
de leurs forces, et sont devenues le jouet des malins esprits. Elles se
seraient épargné ce malheur si elles avaient tenu compte
des observations que nous avons faites et si elles avaient réfléchi
que ces sortes de mortifications, si louables en elles-mêmes et si
profitables à ceux qui ont les forces corporelles et l’humilité
requises pour les pratiquer, doivent être réglées d’après
le tempérament et la nature de chacun. Ceux qui ne peuvent supporter
les austérités auxquelles les saints ont soumis leur corps
trouveront toujours assez d’occasions d’imiter leur vie, par la vivacité
et l’efficacité de leurs désirs et la ferveur de leurs prières.
Qu’à leur exemple, ils aspirent à ces couronnes plus glorieuses
que procurent aux vrais soldats du Christ le mépris du monde et
de soi-même, l’amour du silence et de la retraite, la patience dans
l’épreuve, l’empressement à rendre le bien pour le mal, le
soin d’éviter les fautes les plus légères, mortifications
bien autrement agréables à Dieu que les austérités
corporelles. Quant à ces austérités, je vous conseille
d’en user avec une grande modération pour pouvoir les augmenter
au besoin, plutôt que de vous exposer par trop de zèle à
devoir les abandonner entièrement. Si je vous donne cet avis, c’est
que je vous crois à l’abri de l’erreur de certaines personnes qui
d’ailleurs passent pour spirituelles et qui, séduites et trompées
par l’amour-propre, prennent un soin exagéré de la conservation
de leur santé corporelle. Elles en sont si jalouses et si inquiètes
qu’un rien suffit à leur inspirer des doutes et des craintes à
cet égard. Leur principale occupation, le sujet favori de leurs
conversations, c’est le régime de vie qu’elles ont à suivre.
Ainsi elles recherchent sans cesse les mets qui flattent leur goût,
sans souci de leur estomac que cette délicatesse extrême ne
fait qu’affaiblir de plus en plus. Sous le prétexte d’acquérir
des forces pour mieux servir Dieu, elles ne cherchent qu’à accorder
ensemble, sans aucun profit pour aucun, et même au détriment
de l’un et de l’autre, deux ennemis irréconciliables, l’esprit et
le corps ; leur sollicitude mal entendue enlève à l’un la
santé et à l’autre la dévotion. C’est pourquoi il
est plus sûr et plus aisé à tous égards de suivre
un régime plus libre, pourvu qu’il soit accompagné de la
discrétion requise et qu’on tienne compte des conditions et des
complexions qui sont trop différentes les unes des autres pour être
soumises à la même règle. J’ajoute en terminant qu’une
certaine modération est souverainement désirable, non seulement
dans les choses extérieures, mais dans l’acquisition des vertus
intérieures, ainsi que nous l’avons fait voir en parlant de la gradation
à suivre pour arriver à la perfection.
Table des matières
CHAPITRE XLIII Combien nos penchants mauvais et les suggestions du démon ont de force pour nous pousser à juger témérairement du prochain, et de quelle manière nous devons résister à
cette tentation
L’estime et la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes
produit un autre désordre gravement préjudiciable : le jugement
téméraire qui nous porte à mépriser le prochain,
à le dénigrer et à l’humilier. Ce vice auquel elle
a donné naissance, la vaine gloire le fomente et l’entretient d’autant
plus volontiers qu’elle grandit avec lui et arrive peu à peu à
se complaire en elle-même et à se faire complètement
illusion. C’est ainsi que nous croyons, à votre insu, nous élever
à mesure que nous abaissons les autres dans notre estime, persuadés
que nous sommes d’être exempt des imperfections que nous nous plaisons
à remarquer dans le prochain. De son côté, le malin
esprit qui nous voit dans cette mauvaise disposition d’esprit ne cesse
pas un instant de tenir nos yeux ouverts et notre attention éveillée
sur les défauts d’autrui pour les observer, les contrôler
et les exagérer. On ne saurait, si on n’y prend garde, se figurer
les efforts qu’il fait, les artifices qu’il invente, pour imprimer dans
notre esprit les moindres défauts du prochain quand il ne peut nous
en dévoiler de considérables. Puis donc qu’il est attentif
à vous nuire, veillez vous-même à ne point vous laisser
prendre à ses pièges. Aussitôt qu’il vous représente
un vice du prochain, vite portez votre pensée ailleurs ; et si vous
vous sentez encore enclin à juger sa conduite, considérez
que ce pouvoir ne vous a pas été donné ; et que, vous
eût-il été donné, vous ne seriez pas à
même de porter un jugement équitable, environné de
mille passions et incliné que vous êtes à penser mal
des autres, sans raisons plausibles. Mais le remède le plus efficace
à ce mal, c’est d’occuper votre pensée des besoins de votre
âme. Vous vous apercevrez de plus en plus que vous avez tant à
faire et à travailler en vous-même et pour vous-même
que vous n’aurez plus le temps ni l’envie de songer aux affaires d’autrui.
De plus, en vous appliquant à cet exercice de la manière
convenable, vous arriverez à purifier de plus en plus votre œil
intérieur des humeurs mauvaises qui sont cause de ce vice pestilentiel.
Songez que le jugement téméraire que vous portez sur votre
frère est une preuve que vous avez dans votre cœur quelque racine
du mal que vous lui reprochez ; car le cœur vicieux se plaît à
voir dans tous ceux qu’il rencontre les vices auxquels il est sujet lui-même.
Lors donc qu’il vous vient à l’esprit d’accuser le prochain de quelque
défaut, croyez que vous en êtes vous-même coupable et
tournez votre indignation contre vous-même. Dites-vous intérieurement
: Misérable que je suis ! Plongé moi-même dans ce défaut
et dans de plus grands encore, j’irai lever la tête pour voir et
juger les défauts d’autrui ? De cette façon, les armes dont
vous deviez vous blesser en les dirigeant contre le prochain, ces armes,
tournées maintenant contre vous-même, apporteront la guérison
à vos plaies. Si la faute est claire et manifeste, il faut excuser
charitablement celui qui l’a commise et croire qu’il y a dans votre frère
des vertus cachées pour la conservation desquelles Dieu a permis
cette chute, ou bien que le Seigneur lui laisse ce défaut pour le
rendre plus méprisable à ses propres yeux, lui faire retirer
des mépris dont il est l’objet des fruits abondants d’humilité
et lui procurer ainsi un gain supérieur à la perte qu’il
a subie. Et si le péché n’est pas seulement manifeste, mais
grave et obstiné, tournez votre pensée vers les redoutables
jugements de Dieu, et vous verrez que des hommes plongés auparavant
dans toute sorte de crimes sont arrivés à un haut degré
de sainteté, tandis que d’autres qui semblaient avoir atteint le
faîte de la perfection sont tombés dans un abîme d’iniquités.
Partant, tenez-vous toujours dans la crainte et le tremblement plus pour
votre propre salut que pour le salut de qui que ce soit. Imprimez profondément
cette vérité dans votre esprit que tout le bien et toute
la satisfaction que vous cause la perfection du prochain est un fruit du
Saint-Esprit, et que tout mépris, tout jugement téméraire,
toute amertume à son égard vient de votre malice et des suggestions
du démon. S’il arrivait qu’un défaut du prochain eût
fait sur vous une impression fâcheuse, ne prenez point de repos,
ne donnez point de sommeil à vos yeux, que vous ne l’ayez entièrement
effacée de votre cœur.
Table des matières
CHAPITRE XLIV De l’oraison
Si la défiance vis-à-vis de nous-mêmes,
la confiance en Dieu et le bon usage de nos facultés sont, comme
nous l’avons montré jusqu’ici, des armes si nécessaires dans
le combat spirituel, l’oraison, que nous avons indiquée comme la
quatrième arme, est d’une nécessité plus grande encore,
puisque c’est elle qui nous obtient non seulement ces trois grandes vertus,
mais tous les biens que nous pouvons espérer du Seigneur notre Dieu.
L’oraison, en effet, est le canal qui nous transmet toutes les grâces
qui découlent sur nous de cette source de bonté et d’amour.
Par l’oraison, si vous vous en servez bien, vous mettrez dans la main de
Dieu une épée avec laquelle il combattra et triomphera pour
vous. Or, pour bien user de l’oraison, il faut que vous soyez habitué,
ou que vous mettiez tous vos soins à vous habituer aux choses qui
suivent : Premièrement, il faut qu’il y ait toujours dans votre
cœur un désir ardent de servir sa majesté souveraine, en
toutes choses et de la manière qui lui plaît davantage. Pour
vous enflammer de ce désir, considérez attentivement : Que
Dieu mérite, plus qu’on ne saurait le dire, d’être servi et
honoré à cause de l’excellence ineffable de son être,
de sa bonté, de sa grandeur, de sa sagesse, de sa beauté
et de toutes ses infinies perfections. Qu’il a travaillé et souffert
durant trente-trois ans pour votre salut, qu’il a pansé et guéri
vos plaies infectes, non pas avec de l’huile, du vin et des lambeaux de
toile, mais avec la précieuse liqueur sortie de ses veines sacrées
et avec ses chairs très pures déchirées par les fouets,
les épines et les clous. Considérez enfin qu’il est pour
vous d’une importance extrême de le servir, puisque c’est le moyen
de vous rendre maître de vous-même, victorieux du démon
et enfant de Dieu. Deuxièmement, vous devez croire avec une foi
vive et confiante que le Seigneur est disposé à vous donner
tout ce qui vous est nécessaire pour son service et votre bien.
Cette sainte confiance est le vase que la miséricorde divine remplit
des trésors de sa grâce, et plus ce vase est large et profond,
plus abondantes seront les richesses que l’oraison attirera dans votre
sein. Et comment Dieu, qui est tout-puissant et immuable, pourrait-il ne
pas nous communiquer ses dons, après nous avoir fait un commandement
exprès de les lui demander, et après avoir promis son Esprit
à ceux qui l’imploreraient avec foi et persévérance
? Troisièmement, il faut vous mettre en prière avec l’intention
de faire la volonté de Dieu et non la vôtre, tant par rapport
à l’acte même de la prière que par rapport à
l’effet qu’elle doit obtenir ; c’est-à-dire que vous ne devez prier
que parce que Dieu le veut ainsi, et que vous ne devez désirer d’être
exaucé que pour autant qu’il plaira au Seigneur. En un mot, votre
intention doit être d’élever votre volonté jusqu’à
la volonté de Dieu, et non pas de plier sa volonté à
la vôtre. Votre volonté, corrompue et gâtée par
l’amour-propre, tombe souvent dans l’erreur, tandis que la volonté
de Dieu est toujours unie à une bonté ineffable et ne peut
jamais errer. C’est à ce titre qu’elle est la règle et la
maîtresse de toutes les volontés, et qu’elle mérite
et exige que toutes, sans exception, la suivent et lui obéissent.
Aussi ne devez-vous demander que les choses que vous savez être conformes
au bon plaisir de Dieu et, si vous avez un doute à cet égard,
ne les demandez que sous la condition que le Seigneur veuille bien vous
les accorder. Quant aux choses que vous savez positivement lui être
agréables comme les vertus, vous les demanderez plus pour lui plaire
et le servir que pour tout autre motif et tout autre considération,
si pieuse qu’elle puisse être. Quatrièmement, il faut que
vous alliez à l’oraison orné d’œuvres en rapport avec vos
demandes, et qu’après l’oraison, vous vous appliquiez de toutes
vos forces à vous rendre digne de la grâce et de la vertu
que vous désirer obtenir. Il faut, en effet, que la pratique de
l’oraison soit accompagnée de la pratique de la mortification et
que ces deux choses se succèdent sans interruption, car ce serait
tenter Dieu que de demander une vertu et de ne rien faire pour l’acquérir.
Cinquièmement, que vos demandes soient précédées
d’actions de grâces pour les bienfaits reçus. Dites au Seigneur
: Ô mon Dieu, qui m’avez créé et racheté par
votre miséricorde, qui m’avez tant de fois délivré
des mains de mes ennemis que j’en ignore moi-même le nombre, venez
maintenant à mon aide et accordez-moi la grâce que je vous
demande, sans tenir compte de mes infidélités et de mes ingratitudes
continuelles. Si, au moment de demander une vertu particulière,
il se présente une occasion de vous y exercer, n’oubliez pas d’en
remercier le Seigneur comme d’un bienfait signalé. Sixièmement,
comme l’oraison emprunte sa force et la vertu qu’elle a de fléchir
le Seigneur à la bonté et à la miséricorde
qui est le fond de sa nature, aux mérites de la vie et de la Passion
de son Fils unique, à la promesse qu’il a faite de nous exaucer,
vous terminerez vos demandes par une ou plusieurs des formules suivantes
: Seigneur, accordez-moi cette grâce par votre miséricorde
infinie. Que les mérites de votre divin Fils m’obtiennent la grâce
que je sollicite. Souvenez-vous, mon Dieu, de vos promesses et prêtez
l’oreille à ma prière. Parfois aussi, vous implorerez les
grâces de Dieu par les mérites de la Sainte Vierge et des
autres saints, car ils ont beaucoup de pouvoir dans le Ciel et le Seigneur
se plaît à les honorer en récompense des honneurs qu’ils
ont eux-mêmes rendus à sa divine majesté quand ils
étaient sur la terre. Septièmement, il faut persévérer
dans l’oraison : l’humble persévérance finit par vaincre
l’invincible lui-même. Si les instances et les importunités
de la veuve de l’Évangile ont pu fléchir un juge impie et
inhumain, comment notre prière n’aurait-elle pas la force d’incliner
vers nous celui qui est la plénitude de tous les biens ? Ainsi donc,
quand même, après votre oraison, le Seigneur tarderait à
venir et à vous exaucer ; que dis-je ? quand même il semblerait
vous rebuter, continuez à prier et à tenir ferme et vive
la confiance que vous avez en son secours, parce qu’en Dieu ne manquent
jamais les ressources nécessaires pour faire du bien aux hommes,
qu’elles surabondent au contraire sans borne ni mesure. C’est pourquoi,
s’il ne manque rien de votre côté, soyez convaincu que vous
obtiendrez toujours ce que vous demanderez ou quelque chose de plus utile
encore, ou même les deux choses à la fois. Et plus il vous
semblera que vous êtes rebuté, plus vous vous humilierez à
vos propres yeux et, le regard fixé d’un côté sur votre
indignité et de l’autre sur la divine miséricorde, vous vous
efforcerez d’accroître votre confiance en Dieu. Si vous savez la
maintenir vive et ferme, les assauts qu’elle aura à soutenir ne
feront que la rendre plus agréable au Seigneur. Enfin, remerciez-le
sans cesse, bénissez sa bonté, sa sagesse et son amour, aussi
bien lorsqu’il vous rebute que lorsqu’il vous exauce et, quoi qu’il arrive,
tenez votre âme tranquille et joyeuse dans une humble soumission
à sa divine Providence.
Table des matières
CHAPITRE XLV Ce que c’est l’oraison mentale
L’oraison mentale est une élévation de l’âme
à Dieu, dans laquelle on lui demande actuellement ou virtuellement
les choses que l’on désire. Demander une grâce actuellement,
c’est formuler mentalement sa demande de la manière suivante ou
d’une façon équivalente : Mon Seigneur et mon Dieu, accordez-moi
cette grâce pour l’honneur de votre saint nom ; ou encore : Seigneur,
je crois que vous désirez et qu’il est de votre gloire que je demande
et que j’obtienne cette grâce ; accomplissez donc maintenant en moi
votre divine volonté. Dans les assauts que vous livreront vos ennemis,
vous prierez de cette manière : Seigneur, hâtez-vous de me
secourir, de peur que je ne cède aux efforts de mes ennemis ; ou
encore : Mon Dieu, mon refuge, unique force de mon âme, venez vite
à mon aide, de peur que je ne succombe. Et si la lutte continue
continuez à prier de la sorte en résistant courageusement
à l’attaque. Quand le plus fort du combat sera passé, tournez-vous
vers Dieu et priez-le de considérer la force de l’ennemi qui vous
a combattu, et votre faiblesse à lui résister. Dites-lui
: Voici, Seigneur, la créature que vous avez formée de vos
mains miséricordieuses et que vous avez rachetée au prix
de votre sang. Voilà l’ennemi qui veut vous l’enlever et la dévorer.
Seigneur, j’ai recours à vous, j’ai confiance en vous qui êtes
tout-puissant et infiniment bon ; voyez mon impuissance et le danger où
je suis, si vous ne m’aidez, de devenir volontairement son esclave. Venez
donc à mon secours, ô vous qui êtes l’espérance
et la force de mon âme. Demander virtuellement, c’est élever
son esprit à Dieu pour obtenir ses grâces, en lui découvrant
nos besoins sans rien dire davantage. M’étant donc mis en la présence
de Dieu, je confesse mon impuissance à éviter le mal et à
faire le bien et, enflammé du désir de le servir, je tiens
les yeux fixés sur le Seigneur, attendant son secours avec humilité
et confiance. Cet aveu, ce désir enflammé, cette marque de
confiance est une prière qui demande virtuellement à Dieu
la grâce qui m’est nécessaire et, plus l’aveu est sincère,
plus le désir est enflammé, plus la confiance est vive, plus
aussi la prière est efficace. Il y a autre sorte encore d’oraison
virtuelle plus courte : c’est un simple regard de l’âme vers Dieu,
pour l’inviter à nous secourir ; ce regard est le rappel tacite
d’une grâce déjà demandée, et une nouvelle instance
pour l’obtenir. Tâchez d’apprendre cette sorte d’oraison et de vous
la rendre familière, car (l’expérience vous l’apprendra)
c’est là une arme que nous tenons partout et toujours à notre
disposition, une arme si utile et si puissante qu’aucune parole ne saurait
vous en faire comprendre le prix.
Table des matières
CHAPITRE XLVI De l’oraison qui se fait voie de méditation
Si vous voulez prier pendant un certain espace de temps,
une demi-heure, une heure, ou plus encore, vous devez joindre à
l’oraison la méditation de la vie et de la Passion de Jésus-Christ,
en appliquant chacune de ses actions à la vertu que vous voulez
acquérir. Si vous désirez, par exemple, obtenir la vertu
de patience, vous choisirez pour sujet de méditation quelques circonstances
de la flagellation. Vous considérerez premièrement, comment
les soldats, sur l’ordre de Pilate, traînèrent le Sauveur
au lieu désigné pour la flagellation, en l’accablant de cris
de haine et de railleries sanglantes. Deuxièmement, comment les
bourreaux le dépouillèrent de ses vêtements et laissèrent
son corps très pur exposé aux regards du public. Troisièmement,
comment ses mains innocentes fortement serrées l’une contre l’autre
par des liens cruels furent ensuite attachées à colonne.
Quatrièmement, comment son corps déchiré et mis en
lambeaux, à coups de fouets, inonda la terre de ruisseaux de sang.
Cinquièmement, comment les coups ajoutés aux coups renouvelaient
et aggravaient sans cesse ses blessures. Vous étant ainsi proposé
pour acquérir la patience de méditer sur ces différents
points, vous vous exciterez d’abord par l’imagination à ressentir
le plus vivement possible les douleurs amères et les tourments affreux
que votre bien-aimé Sauveur endurait dans chacun de ses membres
adorables et dans son corps tout entier. Passant ensuite à son âme
très sainte, vous essayerez de vous représenter la patience
et la mansuétude avec laquelle il a supporté ces incroyables
douleurs, et la soif insatiable qu’il avait de souffrir des tourments plus
grands et plus atroces encore pour la gloire de son Père et pour
notre salut. Cela fait, considérez comme votre divin Sauveur brûle
du désir de vous voir endurer patiemment votre affliction ; voyez
comme il se tourne vers son Père et le conjure de vous accorder
la grâce de porter avec résignation la croix qui vous afflige
en ce moment ou tout autre qu’il lui plaira de vous envoyer. Efforcez-vous
alors de fléchir votre volonté pour l’amener à supporter
patiemment ses épreuves, et tournez votre pensée vers le
Père céleste. Remerciement d’abord de l’amour immense qui
l’a poussé à envoyer son Fils unique sur la terre, afin qu’il
y souffrît d’affreuses tortures et qu’il y intercédât
pour nous ; demandez-lui ensuite la vertu de patience au nom des souffrances
et des prières de son divin Fils.
Table des matières
>CHAPITRE XLVII D’une autre manière de prier par voie de méditation
Vous pourrez, pour prier et méditer, suivre une
autre méthode encore. Après avoir considéré
attentivement les afflictions du Sauveur et avoir vu des yeux de l’esprit
son empressement à les embrasser, vous passerez de la grandeur de
ses tourments et de sa patience à deux autres considérations.
L’une aura pour objet ses mérites infinis. L’autre, le contentement
et la gloire que la parfaite obéissance de Jésus souffrant
a procurés à son Père céleste. Vous pourrez
appliquer ce mode d’oraison non seulement à tous les mystères
de la Passion de Notre Seigneur, mais à tous les actes, soit intérieurs,
soit extérieurs, qu’il faisait en chacun de ces douloureux mystères.
Table des matières
CHAPITRE XLVIII Comment nous pouvons méditer en
prenant pour sujet de méditation la bienheureuse Vierge Marie
Outre les diverses manières de méditer et
de prier que nous venons d’indiquer, en voici une autre qui se fait en
prenant la Sainte Vierge pour sujet d’oraison. Vous la pratiquerez en tournant
votre pensée d’abord vers le Père éternel, ensuite
vers le doux Jésus, et en dernier lieu vers sa très glorieuse
Mère. À l’égard du Père éternel, vous
considérerez deux choses. La première est la complaisance
qu’il a eue de toute éternité en contemplant la Vierge Marie
en lui-même, avant qu’il ne l’eût tirée du néant.
La seconde, les vertus et les actions de Marie depuis le premier instant
de son existence. Voici comment vous méditerez sur le premier point.
Élevez-vous par la pensée au-dessus de tous les temps et
de toutes les créatures et, pénétrant jusqu’au sein
de l’éternité et de l’entendement divin, considérez
avec quelle satisfaction le Père éternel contemplait dans
son essence celle qu’il destinait pour Mère à son Fils unique
; et trouvant Dieu lui-même en ces délices, conjurez-le, en
leur nom, de vous accorder la force dont vous avez besoin pour terrasser
vos ennemis en général, et en particulier celui qui vous
presse en ce moment de ses attaques. Passant ensuite à la considération
des vertus sans nombre et des actions héroïques de cette Mère
très sainte, présentez-les à Dieu toutes ensemble
ou chacune en particulier, et demandez en leur nom à son infinie
bonté les grâces qui vous sont nécessaires. Tournant
ensuite votre pensée du côté de votre divin Sauveur,
vous lui rappellerez ce sein virginal qui l’a porté durant neuf
mois ; le respect avec lequel, après sa naissance, la Vierge très
pure l’adora et le reconnut tout ensemble pour vrai homme et vrai Dieu,
pour son Fils et son Créateur ; les sentiments de compassion qu’elle
éprouvait en le voyant si pauvre, l’amour avec lequel elle le pressait
sur son cœur, les baisers si doux qu’elle déposait sur ses lèvres
divines, le lait dont elle le nourrit, les fatigues et les angoisses qu’elle
soutint durant sa vie et à sa mort. En évoquant ces souvenirs,
vous ferez au cœur de son Fils une douve violence pour l’amener à
exaucer votre prière. Vous tournant enfin vers la très Sainte
Vierge, dites-lui que la Providence et la bonté divine l’ont destinée
de toute éternité à devenir la Mère de la grâce
et de la miséricorde, et l’avocate des pécheurs ; et que,
par conséquent, elle est, après son divin Fils, notre plus
sûr et notre plus puissant refuge. Rappelez-lui encore cette parole
écrite à son sujet et confirmée par tant de miracles,
que jamais on ne l’a invoquée avec foi sans avoir ressenti les effets
de sa miséricorde. Enfin, vous lui mettrez sous les yeux les tourments
que Jésus-Christ a endurés pour notre salut, et vous la supplierez
de vous obtenir, pour la gloire et la consolation de ce Fils si cher, la
grâce de profiter de ses souffrances.
Table des matières
CHAPITRE XLIX De quelques considérations qui doivent nous engager à recourir avec foi et confiance à la Vierge Marie
Si vous voulez, dans vos nécessités, recourir
avec foi et confiance à la Vierge Marie, voici quelques considérations
qui vous seront d’un grand secours. Premièrement, l’expérience
nous montre que les vases où il y a eu du musc ou du baume en retiennent
le parfum, surtout si la substance odorante y a séjourné
longtemps et s’il en reste quelque peu. Et cependant le musc et les parfums
les plus précieux n’ont qu’une vertu limitée et finie. De
même, encore, celui qui est demeuré près d’un grand
feu en conserve la chaleur longtemps après s’en être éloigné.
Cela étant, de quel feu de charité, de quels sentiments de
clémence et de miséricorde ne doivent pas être embrasées
et remplies les entrailles de cette Vierge incomparable qui a porté
durant neuf mois dans son sein virginal, et qui porte encore dans son cœur
et dans son amour celui qui est par essence charité, clémence
et miséricorde, le Verbe incréé dont la vertu ne connaît
ni bornes ni limites. De même qu’on ne peut approcher d’un grand
feu sans participer à la chaleur qu’il dégage, ainsi et à
plus forte raison encore, on ne peut approcher avec humilité et
confiance du foyer de charité, de miséricorde et de clémence
qui brûle sans cesse au cœur de la Vierge Marie, sans en recevoir
une multitude de faveurs et de bienfaits précieux. Plus nous nous
en approcherons souvent, plus notre confiance sera vive, et plus aussi
seront abondantes les grâces que nous en retirons. Deuxièmement,
jamais aucune créature n’eut autant d’amour pour Jésus-Christ,
autant de soumission à sa volonté que sa très sainte
Mère. Si donc ce divin Sauveur qui a souffert durant toute sa vie,
qui s’est sacrifié tout entier pour le salut de pauvres pécheurs
comme nous, si ce Sauveur, dis-je, nous a donné pour mère
et avocate sa propre Mère, afin qu’elle nous vînt en aide
et fût après lui la médiatrice de notre salut, comment
comprendre jamais que cette Mère et cette avocate nous abandonne
et devienne à ce point rebelle à la volonté de son
Fils ? Recourez donc dans toutes vos nécessités à
la Vierge, Mère de Dieu, avec une confiance sans bornes. Cette confiance
sera pour vous un trésor inépuisable, un refuge assuré
et une source intarissable de grâce et de miséricorde.
Table des matières
CHAPITRE L Comment nous pouvons dans l’oraison nous aider du secours et de l’intermédiaire des anges et des saints
Pour vous servir dans l’oraison du secours et de la protection des anges et des saints
voici les deux moyens que vous pouvez prendre. Le premier, c’est de vous
adresser au Père éternel, de lui représenter l’amour
et les louanges dont l’honore toute la cour céleste ; les fatigues
et les peines que les saints ont endurées sur la terre pour son
amour ; et de conjurer en leur nom sa divine majesté de vous accorder
les secours qui vous sont nécessaires. Le second moyen, c’est de
recourir à ces esprits glorieux qui, non contents de désirer
notre perfection, nous souhaitent une gloire plus élevée
que celle dont ils jouissent dans le ciel ; vous les prierez donc instamment
de vous aider à vaincre vos passions et à triompher de vos
ennemis, et de vous défendre à l’article de la mort. Mettez-vous
parfois aussi à considérer les grâces nombreuses et
privilégiées qu’ils ont reçues du Créateur
souverain ; excitez en votre cœur de vifs sentiments d’amour pour eux,
et réjouissez-vous des dons que Dieu leur a prodigués, comme
s’ils vous avaient été accordés. Réjouissez-vous
même, si c’est possible, de ce que ces faveurs leur ont été
accordées de préférence à vous-même,
parce que telle a été la volonté de Dieu ; que ce
soit là pour vous un motif de le louer et de le remercier. Pour
pratiquer cet exercice avec méthode et facilité, vous pourrez
partager les jours de la semaine entre les divins ordres des bienheureux
et consacrer de la sorte : • Le dimanche aux neufs chœurs des anges. •
Le lundi à saint Jean-Baptiste. • Le mardi aux patriarches et aux
prophètes. • Le mercredi aux apôtres. • Le jeudi aux martyrs.
• Le vendredi aux pontifes et aux autres saints • Le samedi aux vierges
et aux autres saintes. Mais n’oubliez pas de recourir chaque jour à
la Vierge Marie, Reine de tous les saints, à votre saint ange gardien,
à saint Michel archange et à tous vos saints protecteurs.
Chaque jour aussi, demandez à la Sainte Vierge, à son divin
Fils et au Père éternel qu’ils daignent vous donner pour
principal avocat et protecteur Saint Joseph, époux de Marie ; et
vous adressant ensuite à ce grand saint, priez-le avec confiance
de vous recevoir sous sa protection. Innombrables sont les merveilles que
l’on rapporte avoir été opérées par cet illustre
patriarche, et les faveurs signalées qu’en ont reçues tous
ceux qui l’ont honoré et qui l’ont invoqué dans leurs nécessités
spirituelles et temporelles. Il se plaît surtout à se faire
le guide des personnes pieuses dans l’oraison et les exercices de la vie
intérieure. Si Dieu honore tant les autres saints parce qu’ils l’ont
servi et honoré en ce monde, de quelle considération et de
quelle puissance ne doit pas jouir auprès de lui ce très
humble et très glorieux patriarche qu’il a honoré lui-même
sur la terre jusqu’à vouloir se soumettre à lui et lui obéir
comme un fils obéit à son père.
Table des matières
CHAPITRE LI Des diverses affections que nous pouvons tirer de la Passion de Jésus-Christ
Ce que j’ai dit plus haut touchant la Passion du Sauveur
avait pour but de vous enseigner à prier et à méditer
par voie de demande ; nous allons voir maintenant de quelle manière
nous pouvons tirer du même sujet diverses affections pieuses. Vous
vous proposez, je suppose, de méditer sur le crucifiement. Vous
pouvez, entre autres circonstances de ce mystère, considérer
celles qui suivent. Premièrement, comment les bourreaux arrivés
au sommet du Calvaire dépouillèrent violemment le divin Sauveur
et mirent en lambeaux sa chair virginale que le sang des blessures avait
collée à ses vêtements. Secondement, comme on lui ôta
sa couronne d’épines et comment, en la replaçant sur sa tête,
on lui fit de nouvelles blessures. Troisièmement, comment on l’attacha
à la croix à coups de marteaux, avec d’énormes clous.
Quatrièmement, comment ces bourreaux cruels, voyant que les mains
et les pieds n’arrivaient pas aux ouvertures destinées à
recevoir les clous, les tirèrent si violemment que ses os disjoints
pouvaient se compter un à un. Cinquièmement, comment, élevé
sur cette croix où il n’était soutenu que par les clous,
le Sauveur sentit ses plaies sacrées s’élargir avec d’incroyables
tourments sous le poids de son corps. Si vous voulez par ces considérations,
ou d’autres semblables, exciter des sentiments d’amour en votre cœur, efforcez-vous
d’arriver par la méditation à une connaissance de plus en
plus parfaite de la bonté infinie de votre Sauveur, et de l’amour
qu’il vous a témoigné en voulant endurer pour vous de si
cruelles souffrances ; car plus cette connaissance se perfectionnera en
vous, plus aussi s’accroîtra votre amour. De la connaissance de la
bonté et de l’amour infini que Jésus vous a témoignés,
vous arriverez sans peine à concevoir une douleur profonde d’avoir
si souvent et si indignement offensé un Dieu abreuvé d’outrages
et de tortures en expiation de vos iniquités. Pour vous exciter
à l’espérance, considérez que le Maître souverain
de toutes choses a été réduit à cet excès
de misère pour détruire le péché, vous délivrer
des pièges du démon et expier vos fautes personnelles ; qu’il
a voulu par là vous rendre propice son Père éternel
et vous encourager à recourir à lui dans tous vos besoins.
Votre douleur se convertira en joie si des souffrances du divin Sauveur
vous passez à la considération des effets qu’elles ont produits,
si vous songez que par sa Passion il a effacé les péchés
du monde, apaisé le courroux de son Père, confondu le prince
des ténèbres, détruit la mort et rempli les places
laissées vides par les anges prévaricateurs. Votre bonheur
s’accroîtra encor au souvenir de la joie que la Rédemption
causa à la Sainte Trinité, à la Sainte Vierge, à
l’Église triomphante et à l’Église militante. Pour
vous exciter à la haine du péché, concentrez tous
les points de votre méditation sur cette pensée unique que
le Sauveur n’a tant souffert que pour vous faire haïr vos mauvaises
inclinations, et principalement celle qui domine en vous et qui déplaît
le plus à sa divine bonté. Pour éveiller en vous des
sentiments d’admiration, considérez s’il est un prodige plus étonnant
que de voir le Créateur de l’univers, l’auteur de la vie, persécuté
jusqu’à la mort par ses créatures, de voir la majesté
suprême avilie et foulée au pieds, la justice condamnée,
la beauté suprême souillée de crachats, l’amour du
Père céleste devenu un objet de haine, la lumière
incréée et inaccessible tombée au pouvoir des ténèbres,
la gloire et la félicité même regardée comme
l’opprobre du genre humain et plongée dans un abîme de misères.
Pour compatir aux douleurs de votre divin Maître, ne vous contentez
pas de méditer ses souffrances corporelles mais scrutez par la pensée
les peines incomparablement plus grandes qu’il a endurées dans son
âme. Que si les premières vous touchent, comment les autres
pourraient-elles ne pas vous fendre le cœur ? L’âme de Jésus-Christ
voyait la divine essence comme elle la voit maintenant dans le ciel ; il
la savait donc souverainement digne d’être honorée et servie
; et il désirait de toute l’ardeur de son amour pour elle voir toutes
les créatures se consacrer sans réserve à son service.
La voyant au contraire indignement outragée par les crimes sans
hommes, il sentait son cœur transpercé de douleurs aiguës ;
et ces tortures étaient d’autant plus atroces que son amour était
plus grand, et plus ardent son désir de voir une si haute majesté
honorée et servie par toutes les créatures. Et comme la grandeur
de cet amour et de ce désir surpasse toute conception, personne
ne parviendra jamais à comprendre combien furent cruelles et accablantes
les souffrances intérieures de Jésus crucifié. De
plus, comme il aimait tous les hommes plus qu’on ne saurait le dire, les
péchés qui devaient les séparer de lui, lui causaient
une douleur incroyable. Il voyait tous les péchés commis
ou à commettre par tous les hommes qui ont été ou
qui seront jamais, et à chaque péché qui passait sous
ses yeux, il se sentait arracher une âme unie à la sienne
par les liens de la charité. Cette séparation lui causait
une douleur bien supérieure à celle que le corps ressent
lorsqu’on disjoint ses membres, attendu que l’âme, étant un
pur esprit, est d’une nature plus noble et plus parfaite que le corps,
et partant plus susceptible de douleur. Parmi toutes les souffrances du
Sauveur, il en est une qui lui fut particulièrement cruelle, c’est
la souffrance qu’il éprouva en voyant les péchés des
damnés et les tortures qu’ils auraient à souffrir éternellement
pour s’être irrémédiablement séparés
de lui. Si la vue de votre bien-aimé Jésus attendrit votre
âme, pénétrez plus avant dans son cœur et considérez,
pour vous exciter davantage encore à la compassion, les douleurs
extrêmes qu’il a endurées non seulement pour les péchés
qui ont été réellement commis, mais même pour
ceux qui ne le furent jamais ; car il est hors de doute qu’il ne nous a
préservé des uns, comme il n’a obtenu le pardon des autres,
qu’au prix de ses précieuses souffrances. Vous trouverez, âme
chrétienne, pour vous exciter à compatir aux douleurs de
Jésus crucifié, bien d’autres considérations encore
; car, parmi toutes les souffrances qu’ait jamais endurées et qu’endurera
jamais créature raisonnable, il n’en est aucune que le Sauveur n’ait
éprouvée en lui-même. Injures, tentations, opprobres,
austérités volontaires, angoisses et tourments de tout genre,
Jésus-Christ a tout ressenti dans son âme, et plus vivement
même que les hommes qui sont subi ces épreuves. Toutes les
afflictions, grandes et petites spirituelles et corporelles, jusqu’au moindre
mal de tête et à la moindre piqûre d’épingle,
ce Maître charitable les a connues distinctement, et il a voulu,
dans sa tendresse infinie, y compatir et les graver dans son cœur. Mais
qui pourra jamais exprimer combien furent poignantes pour son Cœur les
douleurs de sa très Sainte Mère ? Toutes les peines, toutes
les tortures que le Sauveur endura, Marie les ressentit de la même
manière et dans les mêmes vues ; et quoique ses tourments
n’égalassent pas ceux de son Fils, ils étaient pour la Vierge
d’une cruauté inouïe. Or, les douleurs de la Mère renouvelèrent
les blessures intérieures du Fils et, comme autant de flèches
embrasées, elles demeurèrent fixées dans ce cœur affectueux.
Tant de tourments, et une infinité d’autres que nous ignorons, ne
vous autorisent-ils pas à appeler ce cœur un enfer volontaire allumé
par l’amour, selon l’énergique expression d’une âme dévote
? Si vous recherchez, âme chrétienne, la cause des souffrances
sans bornes de Jésus crucifié, votre Maître et votre
Rédempteur, vous n’en trouverez point d’autre que le péché.
Concluez de là que la véritable compassion et la principale
reconnaissance que le Sauveur demande de nous et que nous lui devons à
tant de titres, c’est un regret sincère de nos fautes inspiré
uniquement par notre amour pour lui, une horreur souveraine du péché
et une généreuse ardeur à combattre nos ennemis et
nos mauvaises inclinations afin que, dépouillés du vieil
homme et de ses œuvres, nous nous revêtions de l’homme nouveau et
ornions notre âme des vertus évangéliques.
Table des matières
CHAPITRE LII Des fruits que nous pouvons retirer de la méditation de Jésus crucifié, et de l’imitation de ses vertus
Cette sainte méditation procure de grands et nombreux
avantages. Le premier fruit que vous en retirerez sera de regretter vos
péchés passés et de vous affliger de voir vivre toujours
dans votre cœur les passions déréglées qui ont attaché
votre divin Maître à la croix. Le second, de lui demander
le pardon de vos fautes et la grâce de vous haïr vous-même
afin de mettre un terme à vos offenses et, en reconnaissance de
tant de tourments endurés pour nous, ce que vous ne sauriez faire
si vous n’êtes animé de cette haine salutaire. Le troisième,
de vous mettre à l’œuvre tout de bon et de poursuivre à outrance
jusqu’à vos moindres passions. Le quatrième, de vous efforcer
d’imiter le plus parfaitement possible les vertus de notre divin Sauveur.
S’il a tant souffert, ce n’est pas seulement pour nous racheter et expier
nos iniquités, mais encore pour nous engager à marcher sur
ses traces. Voici une matière de méditer qui vous sera à
cet égard d’une grande utilité. Si, par exemple, vous voulez,
pour imiter votre divin Maître, acquérir la vertu de patience,
considérez les points suivants : Premièrement, ce que l’âme
de Jésus souffrant fait pour Dieu ; deuxièmement, ce que
Dieu fait pour l’âme de Jésus-Christ ; troisièmement,
ce que l’âme de Jésus-Christ fait pour elle-même et
pour son corps ; quatrièmement, ce que Jésus-Christ fait
pour nous ; cinquièmement, ce que nous devons faire pour Jésus-Christ.
Considérez donc premièrement comment l’âme de Jésus-Christ
tout absorbée en Dieu contemple cette majesté infinie et
incompressibilité devant laquelle toutes les choses créées
ne sont que néant et demeure saisie d'étonnement en en la
voyant s’abaisser, sans rien perdre néanmoins de sa gloire essentielle,
jusqu’à souffrir les plus indignes traitements pour des hommes ingrats
et rebelles ; et comment, à cette vue, elle adore et remercie Dieu
et se dévoue sans réserve à son service. Deuxièmement,
voyez ce que Dieu a fait à l’égard de l’âme de Jésus-Christ,
avec quelles instances il la presse de souffrir pour nous les soufflets,
les crachats, les blasphèmes, les fouets, les épines et la
croix, en lui représentant combien il se plaît à la
voir ainsi surchargée d’opprobres et d’afflictions. Troisièmement,
revenez à l’âme de Jésus-Christ et considérez
comment cette âme douée d’une intelligence toute de lumière
qui lui découvre le plaisir extrême que Dieu prend à
son sacrifice, et d’un amour tout de feu qui la porte à aimer sans
mesure sa majesté souveraine, tant à cause de ses infinies
perfections que pour les bienfaits immenses dont elle lui est redevable
; considérez, dis-je, comment cette âme accepte avec joie
l’invitation que le Seigneur lui fait de souffrir pour notre amour et notre
exemple, et comment elle s’empresse d’obéir à sa volonté
sainte. Qui pourra jamais pénétrer la profondeur des désirs
de cette âme si pure et si aimante ? Perdue comme dans un labyrinthe
de souffrances, elle cherche des voies nouvelles, de nouveaux moyens de
souffrir ; et, ne trouvant pas ce qu’elle cherche, elle s’abandonne librement
elle-même avec sa chair innocente à la merci des hommes cruels
et des esprits infernaux. Quatrièmement, représentez-vous
votre divin Sauveur tournant vers vous un regard de miséricorde
et vous adressant ces paroles : Vois, mon enfant, l’état déplorable
auquel tu m’as réduit pour n’avoir pas su te faire un peu de violence
à toi-même et à tes passions déréglées.
Vois combien je souffre, et avec quelle joie je le fais par amour pour
toi et pour te donner l’exemple de la patience. Ô mon enfant, je
te conjure au nom de mes douleurs de porter de bon cœur cette croix, ou
tout autre qu’il me plaira de t’envoyer, et de t’abandonner entièrement
aux mains des persécuteurs, quel que soit leur acharnement à
flétrir ton honneur et à tourmenter ton corps. Oh ! si tu
savais la consolation que me donnera ta patience ! Juges-en par ces plaies
que j’ai reçues comme autant de pierres précieuses, afin
d’enrichir de vertus ta pauvre âme que j’aime infiniment plus que
tu ne saurais le concevoir. Et si j’ai voulu pour toi être réduit
à cette extrémité, pourquoi, ô mon épouse
bien-aimée, ne voudrais-tu pas souffrir un peu pour contenter mon
cœur et adoucir les plaies que m’a causées ton impatience, qui est
pour moi un tourment plus amer encore que mes plaies elles-même.
Cinquièmement, considérez quel est celui qui vous parle de
la sorte, et vous reconnaîtrez en lui le Roi de gloire, Jésus-Christ
vrai Dieu et vrai homme. Examinez la grandeur de ses tourments et de ses
opprobres : ils sont tels qu’on n’oserait les infliger au plus infâme
des voleurs. Voyez-le calme et immobile, que dis-je ? rayonnant de joie
au milieu des souffrances comme l’époux au festin nuptial. Et comme
quelques gouttes d’eau jetées sur un brasier rendent la flamme plus
ardente, ainsi l’excès de ses tourments, trop légers toujours
au gré de sa surabondante charité, ne faisait qu’accroître
son bonheur et la soif insatiable de souffrances qui le consumait. Considérez
que ce bon Maître a tout fait et tout souffert non par contrainte
ou par intérêt mais, ainsi qu’il l’a déclaré
lui-même, par amour pour nous et afin de vous apprendre, par son
exemple, à pratiquer la vertu de patience. Vous pénétrant
alors de sa volonté à votre égard et du plaisir qu’il
prendra à vous voir pratiquer cette vertu, excitez en vous un désir
ardent de supporter avec résignation et même avec joie la
croix plus lourdes encore, afin de mieux imiter votre Dieu et de procurer
plus consolations à son cœur. Jésus en croix, voilà
le livre que je vous conseille de lire : vous y trouverez l’image fidèle
de toutes les vertus. C’est le véritable livre de vie destiné
non seulement à éclairer l’intelligence par ses enseignements,
mais à enflammer la volonté par les exemples vivants qu’il
met sous nos yeux. Le monde est rempli de livres, mais tous ces livres
ensemble ne valent pas, pour enseigner la pratique de la vertu, un regard
jeté sur le crucifix. Sachez-le bien, âme chrétienne,
ceux qui emploient des heures entières à pleurer sur la Passion
de Notre Seigneur et à admirer sa patience, et qui, dans les afflictions
qui leur surviennent, sont aussi impatients que s’ils avaient, dans leur
oraison, pensé à tout autre chose, ressemblent à des
soldats qui, avant la bataille, sous la tente où ils sont assis,
se promettent d’accomplir les plus brillants exploits et qui, à
la vue de l’ennemi, jettent les armes et prennent la fuite. Qu’y a-t-il
de plus insensé et de plus pitoyable à voir que ces chrétiens
qui, après avoir contemplé comme dans un miroir éclatant
les vertus du Sauveur, après les avoir aimées et admirées,
les oublient ou n’en font plus aucune estime quand l’occasion se présente
de les mettre en pratique ?
Table des matières
CHAPITRE LIII De l’adorable Sacrement de l’Eucharistie
Si vous vous en souvenez, j’ai travaillé jusqu’ici
à vous munir des quatre armes nécessaires pour triompher
de vos ennemis et à vous apprendre la manière de vous en
servir. Il me reste maintenant à vous en proposer une autre, et
c’est le très Saint Sacrement de l’Eucharistie. De même que
cet adorable Sacrement surpasse en dignité tous les autres sacrements,
de même aussi l’arme qu’il vous présente l’emporte en efficacité
sur toutes les autres armes. Les quatre premières empruntent leur
force aux mérites de Jésus-Christ et à la grâce
qu’il nous a acquise au prix de son sang ; mais cette dernière,
c’est le sang même du Sauveur, c’est son âme, c’est sa divinité.
Avec celles-là nous luttons contre nos ennemis par la vertu de Jésus-Christ
; avec celle-ci nous les combattons en compagnie de Jésus-Christ,
et Jésus-Christ les combat avec nous, puisque « celui qui
mange la chair de Jésus-Christ et boit son sang, demeure en Jésus-Christ
et Jésus-Christ en lui » (Jean, VI, 57). Et puisque l’on peut
recevoir cet adorable Sacrement et se servir de cette arme de deux façons,
sacramentellement une fois le jour, et spirituellement à toute heure,
vous devrez faire la communion spirituelle le plus souvent possible, et
recevoir la communion sacramentelle toutes fois que vous en aurez la permission.
Table des matières
CHAPITRE LIV De la manière de recevoir le très Saint Sacrement de l’Eucharistie
Nous pouvons nous approcher de ce divin Sacrement pour
plusieurs fins ; et pour arriver à ces fins, nous avons plusieurs
choses à observer : avant la communion, au moment de la communion,
après la communion. Avant de communier, quel que soit le motif qui
nous engage à le faire, nous devons, si nous ne sommes pas en état
de grâce, recourir au sacrement de pénitence, afin de laver
et de purifier notre âme de la souillure du péché mortel.
Nous devons ensuite nous offrir de tout cœur et sans réserve à
Jésus-Christ, et lui consacrer notre âme avec toutes ses forces
et ses puissances, puisqu’il nous donne lui-même en cet adorable
Sacrement son sang, sa chair, son âme, sa divinité et ses
mérites ; et comme ce que nous lui offrons est peu de chose et pour
ainsi dire rien en comparaison de ce qu’il nous donne, nous devons souhaiter
d’avoir tout ce que les créatures du ciel et de la terre lui ont
jamais offert de plus agréable, afin d’en faire présent à
sa divine majesté. Si vous voulez communier en vue de vaincre et
de réduire à néant nos ennemis et les siens, commencez
dès la veille au soir, ou le plus tôt que vous pourrez, à
considérer le désir qu’a le Fils de Dieu d’entrer, par ce
Sacrement, dans le sanctuaire de votre cœur, afin de s’unir à vous
et de vous aider à dompter vos passions mauvaises. Ce désir
est si grand, si ardent en Notre Seigneur, qu’aucune intelligence créée
ne le saurait comprendre. Pour vous en former une idée, gravez profondément
ces deux choses dans votre âme. L’une est le plaisir ineffable que
ce Dieu si bon prend à demeurer avec nous ; ce sont là ses
délices, nous dit-il lui-même au livre des Proverbes. L’autre
est la haine infinie que Dieu porte au péché, tant à
cause de l’obstacle qu’il met à l’union qu’il désire si ardemment
contracter avec nous, qu’à cause de son opposition directe avec
ses divines perfections. Étant lui-même un bien infini, une
lumière toute pure, une beauté sans tache, il ne peut pas
s’empêcher de haïr et de détester souverainement le péché
qui n’est que ténèbres, malice et affreuse corruption. Cette
haine est si ardente que toutes les œuvres opérées par Dieu
dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, et particulièrement
la Passion de son Fils bien-aimé, n’ont eu en vue que la destruction
du péché. C’est au point que les serviteurs de Dieu les plus
éclairés assurent que le Sauveur serait prêt encore
à souffrir mille morts, si c’était nécessaire, pour
effacer la moindre trace du péché dans notre âme. Quand
ces deux considérations vous auront fait comprendre, quoique imparfaitement
encore, combien Notre Seigneur désire entrer dans votre cœur pour
en chasser ses ennemis et les vôtres, et les exterminer à
jamais, vous exciterez en vous, dans le même but, un désir
ardent de le recevoir. Sentant alors votre âme animée d’un
saint zèle et fortifiée par l’espérance de la venue
de votre céles te capitaine, provoquez coup sur coup au combat la
passion que vous avez entreprise de vaincre, et réprimez-la par
des mouvements réitérés de haine et des actes fréquents
de la vertu contraire. Que ce soit là votre principale occupation
la veille au soir, et le matin du jour où vous devez communier.
Quand vous verrez approcher le moment de la communion, jetez un regard
rapide sur les fautes dont vous vous êtes rendu coupable depuis la
communion précédente, sur ces fautes que vous avez commises
avec autant de liberté que si Dieu n’existait pas et n’avait pas
enduré pour vous les tourments effroyables de sa Passion. Songez
que vous avez préféré votre plaisir et vos caprices
à la volonté et à l’honneur de Dieu, et pénétrez-vous
des sentiments d’une confusion profonde et d’un saint effroi à la
vue de votre ingratitude et de votre indignité. Venant ensuite à
considérer que l’abîme immense de la bonté de votre
Dieu appelle l’abîme de votre ingratitude et de votre infidélité,
approchez-vous de lui avec confiance et ouvrez-lui bien large votre cœur,
afin qu’il s’en rende le maître absolu. Pour lui faire une large
place dans votre cœur, vous en bannirez toute affection terrestre, et puis
vous le fermerez avec soin pour que rien n’y puisse entrer que votre divin
Maître. Après la sainte communion, retirez-vous promptement
dans le secret de votre cœur et, après avoir humblement adoré
Notre Seigneur, dites-lui intérieurement : Vous soyez, ô mon
unique bien, l’inclination violente que j’ai au péché, l’empire
que cette passion exerce sur moi, et l’impuissance où je suis de
lui résister. C’est donc à vous qu’il appartient de la combattre
; je dois sans doute combattre avec vous, mais c’est de vous que j’attends
la victoire. Puis, vous adressant au Père éternel, offrez-lui
en actions de grâces et pour obtenir la victoire sur vous-même,
son Fils bien-aimé, qu’il vous a donné et que vous possédez
au-dedans de vous ; prenez alors la résolution de lutter généreusement
contre l’ennemi qui vous poursuit, et attendez la victoire avec la conviction
que Dieu vous l’accordera infailliblement tôt ou tard si, de votre
côté, vous faites ce qui est en votre pouvoir pour l’obtenir.
Table des matières
CHAPITRE LV Comment nous devons nous préparer à la communion, si nous voulons qu’elle nous excite à l’amour de Dieu
Si vous voulez que la sainte Eucharistie embrase votre
cœur du feu de l’amour divin, pensez à l’amour que Dieu vous a témoigné.
Dès la veille au soir, considérez que ce Seigneur si grand
et si puissant ne s’est pas contenté de vous créer à
son image et à sa ressemble et d’envoyer son Fils unique sur la
terre afin qu’il y souffrît durant trente-trois ans en expiation
de vos iniquités et qu’il endurât, pour votre salut, des tourments
inouïes et la mort cruelle de la croix, mais que de plus il a voulu
vous le laisser pour être votre nourriture et votre soutien dans
le très saint Sacrement de l’autel. Examinez attentivement, en cet
amour, les qualités éminentes qui le rendent à tous
égards parfait et sans égal. Premièrement, si vous
considérez sa durée, vous y reconnaîtrez un amour perpétuel,
un amour sans commencement. Comme Dieu est éternel en sa divinité,
ainsi l’est-il en son amour. C’est cet amour qui lui a fait prendre en
lui-même, avant tous les siècles, la résolution de
nous donner son Fils unique d’une manière si admirable. À
cette pensée, vous vous écrierez dans les transports d’une
sainte allégresse : Il est donc vrai qu’en cet abîme de l’éternité,
ma bassesse était si chérie et si estimée de ce grand
Dieu qu’il pensait à moi et désirait dans son ineffable charité
me donner son Fils unique en nourriture ! Deuxièmement, tous les
autres amours, si ardents qu’ils soient, ont des bornes qu’ils ne peuvent
dépasser ; l’amour de Dieu seul est sans mesure. C’est pour satisfaire
pleinement cet amour qu’il nous a donné son propre Fils, ce Fils
unique qui l’égale en majesté et en perfection, qui a la
même substance et nature que lui. Ainsi l’amour est aussi grand que
le don, et le don aussi grand que l’amour, et l’un et l’autre sont tels
qu’ils surpassent tout ce que l’intelligence peut imaginer de plus sublime.
Troisièmement, Dieu dans son amour pour nous n’a cédé
à aucune nécessité, à aucune contrainte ; c’est
à sa bonté naturelle uniquement que nous devons ce gage ineffable
de son affection pour nous. Quatrièmement, aucune œuvre, aucun mérite
de notre part n’a pu engager ce Maître souverain à honorer
notre bassesse d’un tel excès d’amour ; c’est par pure libéralité
qu’il s’est donné à de pauvres créatures telles que
nous. Cinquièmement, si vous examinez la pureté de cet amour,
vous n’y verrez pas ce mélange d’intérêt qui se rencontre
dans les amitiés mondaines. Le Seigneur n’a que faire de nos biens,
puisqu’il jouit en lui-même et indépendamment de nous d’un
bonheur et d’une gloire sans bornes ; et si, dans sa bonté et sa
charité ineffables, il s’est abaissé vers nous, c’est notre
avantage et non le sien qu’il a recherché. À cette pensée,
vous vous direz en vous-même : Comment se peut-il qu’un Dieu infiniment
grand mette son affection dans une si abjecte créature ? Que voulez-vous,
ô Roi de gloire, qu’attendez-vous de moi qui ne suis qu’un peu de
poussière ? Je vois parfaitement, ô mon Dieu, dans les splendeurs
de votre ardente charité, que vous n’avez qu’un seul dessein, et
cette vue me découvre plus clairement que jamais la pureté
de votre amour : vous voulez, en vous donnant à moi en nourriture,
me transformer en vous, non que vous ayiez besoin de moi, mais parce que
vous désirez que, vivant en vous, et vous en moi, je devienne par
cette union amoureuse un autre vous-même, et que mon cœur si vil
et si attaché aux choses de la terre ne fasse plus avec le vôtre
qu’un cœur céleste et divin. Pénétré d’étonnement
et de joie à la vue de l’estime et de l’amour dont Dieu vous honore,
et persuadé que son amour tout-puissant n’a d’autre dessein, d’autre
volonté que d’attirer à lui votre amour, en le détachant
d’abord de toutes les créatures, et ensuite de vous-même qui
êtes aussi une créature, offrez-vous tout entier en holocauste
au Seigneur, afin que son amour seul et le désir de lui plaire dirigent
votre entendement, votre volonté et votre mémoire, et règlent
désormais l’usage de vos sens. Considérant ensuite que rien
n’est capable de produire en vous ces fruits divins, comme la digne réception
du très Saint Sacrement de l'autel, ouvrez au Seigneur le chemin
de votre âme par les oraisons jaculatoires et les amoureuses aspirations
qui suivent : Ô nourriture plus que céleste, quand viendra
l'heure où, embrasé des seules flammes de votre amour, je
me sacrifierai tout entier à vous ? Quand donc viendra cette heure,
quand viendra-t-elle, ô amour incréé ? Ô manne
céleste, quand sera-ce que, dégoûté de tout
aliment terrestre, je ne soupirerai plus qu'après vous, je ne me
nourrirai plus que de vous ? Quand sera-ce, ô douceur de mon âme,
ô mon unique bien ? Je vous en conjure, ô mon très aimant
et très-puissant Seigneur, dégagez dès maintenant
ce misérable cœur de toute attache, de toute passion coupable, et
ornez-le de vos admirables vertus et de cette intention pure qui ne cherche
en toute chose que votre bon plaisir ; alors je vous ouvrirai mon cœur,
je vous inviterai, j'userai d'une douce violence pour vous contraindre
d'y entrer ; et vous, Seigneur, vous opérerez en moi, sans rencontrer
de résistance, les effets que vous avez toujours désiré
y produire. Ce sont là les sentiments d'amour que vous entretiendrez
dans votre âme le soir et le matin, afin de vous préparer
à la communion. Quand approche le temps de communier, considérez
quel est celui que vous allez recevoir. C'est le Fils de Dieu, celui dont
la majesté souveraine fait trembler les cieux et toutes les vertus
des cieux. C'est le Saint des saints, le miroir sans tache, la pureté
incompréhensible, en comparaison de laquelle toute créature
est souillée. C'est celui qui, devenu semblable à un ver
de terre et confondu avec la lie du peuple, a voulu par amour pour vous
être rebuté, foulé aux pieds, tourné en dérision,
couvert de crachats et attaché à la croix par la malignité
et l'injustice du monde. Vous allez, dis-je, recevoir ce Dieu qui tient
dans sa main la vie et la mort de l'univers entier. Considérez d'un
autre côté que de vous-même vous n'êtes rien,
et que par le péché, vous vous êtes volontairement
ravalé au-dessous des êtres les plus vils et les plus immon
des, et rendu digne d'être à jamais l'opprobre et le jouet
des esprits infernaux. Qu'au lieu de témoigner à Dieu votre
reconnaissance pour les immenses et innombrables bienfaits qu'ils vous
a accordés, vous avez, en suivant vos caprices et vos passions,
méprisé ce Maître si grand et si plein d'amour, et
foulé aux pieds son sang précieux. Que dans sa charité
persévérante et son immuable bonté, il vous invite
néanmoins à vous approcher de sa Table sainte, qu'il vous
y oblige même sous peine de mort. Il ne vous refuse point l'accès
de sa miséricorde, il ne se détourne point de vous, bien
que par nature vous soyez couvert de lèpre, boiteux, hydropique,
aveugle, possédé du démon, et que vous vous soyez
livré à toutes les débauches. Tout ce qu'il demande
de vous, c'est : Premièrement, que vous vous repentiez de l'avoir
offensé. Deuxièmement, que vous haïssiez par-dessus
toute chose le péché, mortel et véniel.` Troisièmement,
que vous vous teniez étroitement uni à sa volonté
sainte, par l'affection toujours, et par les effets quand il vous intimera
ses ordres. Quatrièmement enfin, que vous espériez avec une
ferme confiance qu'il vous pardonnera vos offenses, effacera vos souillures
et vous défendra contre tous vos ennemis. Ainsi fortifié
par la pensée de l'amour ineffable que vous porte votre divin Sauveur,
vous vous approcherez de la Table sainte avec un respect mêlé
de crainte et d'amour. Seigneur, lui direz-vous, je ne suis pas digne de
vous recevoir, parce que je vous ai si souvent et si grièvement
offensé, et que je n'ai pas encore pleuré mes fautes comme
je dois le faire. Seigneur, je ne suis pas digne de vous recevoir, parce
que je ne suis pas pur de toute attache au péché véniel.
Seigneur, je ne suis pas digne de vous recevoir, parce que je ne me suis
pas encore donné sincèrement à votre amour, à
votre volonté, et à l'entier accomplissement de vos ordres.
Ô Dieu tout-puissant et infiniment bon, je vous en conjure au nom
de votre bonté et de vos promesses, rendez-moi digne de vous recevoir
avec foi et amour. Aussitôt après la communion, recueillez-vous
dans le secret de votre cœur et, oubliant toute chose créée,
entrenez-vous avec votre divin Sauveur en ces termes, ou autres semblables.
Ô Roi du ciel, qui donc vous a fait descendre en moi qui ne suis
qu'une créature misérable, pauvre, aveugle et dénuée
de tout ? Et il vous répondra : C'est l'amour. Et vous lui répliquerez
: Ô amour incréé, ô amour plein de charmes, que
voulez-vous de moi ? Rien, dira-t-il, sinon l'amour. Je ne veux voir d'autre
feu brûler sur l'autel de ton cœur, dans tes sacrifices et dans toutes
tes œuvres, que le feu de mon amour ; qu'il consume en toi tout amour terrestre
et toute volonté propre, et fasse monter jusqu'à moi le plus
suave des parfums. C'est là ce que j'ai toujours demandé
et que je demande encore, car mon désir est que je sois tout à
toi, et que tu sois toi-même tout à moi ; et ce désir
restera sans accomplissement aussi longtemps que, faute d'avoir fait cet
acte de renoncement à toi-même qui m'est si agréable,
tu demeureras attaché à ton amour-propre, à ton jugement,
à tes volontés et au désir que tu as d'être
estimé des hommes. Je demande de toi la haine de toi-même
pour te donner mon amour, ton cœur pour l'unir à mon cœur qui a
été ouvert sur la croix pour recevoir le tien ; je te requiers
tout entier pour me donner tout entier à toi. Tu sais que je vaux
incomparablement plus que toi, et néanmoins je consens dans ma bonté
à ne pas m'estimer plus haut que toi. Achète-moi donc maintenant,
ô âme bien-aimée, en te donnant à moi. Je veux
que tu arrives à ne rien vouloir, ne rien penser, ne rien entendre,
ne rien voir en dehors de moi et de ma volonté, afin qu'en toi ce
soit moi qui veuille, pense, entende et voie ; et que ton néant
ainsi absorbé dans l'abîme de ma grandeur infinie se convertisse
en elle. De cette façon, tu seras pleinement heureuse en moi, et
moi-même pleinement heureux en toi. Enfin, vous présenterez
au Père éternel son Fils bien-aimé, pour le remercier
du don qu'Il vous a fait et pour solliciter de sa bonté les grâces
que vous désirez obtenir pour vous-même, pour la sainte Église,
pour vos parents, pour vos bienfaiteurs et pour les âmes du purgatoire.
Cette offrande, vous l'unirez à celle que Jésus-Christ fit
de lui-même sur la croix, lorsqu'il s'offrit tout sanglant à
son Père céleste. Vous pourrez lui offrir de même toutes
les messes qui se célèbreront ce jours-là dans la
sainte Église romaine.
Table des matières
CHAPITRE LVI De la communion spirituelle
Bien qu'on ne puisse recevoir sacramentellement notre
divin Sauveur plus d'une fois le jour, on peut, comme je l'ai dit, le recevoir
spirituellement à chaque heure, à chaque instant ; cet avantage,
rien ne peut nous le ravir, sinon votre négligence ou une faute
quelconque dépendant de notre volonté. Il arrivera parfois
que cette communion sera plus fructueuse et plus agréable à
Dieu que ne le sont, faute de dispositions convenables, bon nombre de communions
sacramentelles. Lors donc que vous serez disposé à faire
la communion spirituelle, vous trouverez toujours le Fils de Dieu prêt
à se donner à vous de ses propres mains, pour être
la nourriture de votre âme. Pour vous y préparer, tournez
votre pensée vers le Seigneur et, après avoir jeté
un regard rapide sur vos fautes, exprimez-lui la douleur que vous en ressentez,
et priez-le avec foi et humilité de daigner descendre dans votre
pauvre âme pour la guérir et la fortifier contre ses ennemis.
Quand vous vous ferez violence à vous-même pour mortifier
une passion ou pratiquer un acte de vertu, faites-le dans le but de préparer
votre cœur à Notre Seigneur qui vous le demande sans cesse. Vous
tournant ensuite vers lui, conjurez-le instamment de venir avec sa grâce
vous guérir de vos blessures et vous délivrer de vos ennemis,
afin que désormais il soit seul à posséder votre cœur.
Ou bien, rappelant à votre souvenir votre dernière communion
sacramentelle, dites-lui avec un cœur embrasé : Quand donc, Seigneur,
quand pourrai-je vous recevoir encore ? Cet heureux jour, quand viendra-t-il
? Si vous voulez faire la communion spirituelle avec plus de dévotion,
disposez-vous-y dès le soir précédent en offrant à
Dieu dans ce but toutes vos mortifications, tous vos actes de vertu, toutes
vos bonnes œuvres. Et le matin de bonne heure, considérez quel avantage
et quel bonheur c'est pour une âme de recevoir dignement le Saint
Sacrement de l'autel, puisque par là elle recouvre les vertus perdues,
reprend sa beauté première et participe aux fruits et aux
mérites de la Passion du Fils de Dieu ; songez combien Dieu lui-même
désire que nous le recevions et que nous possédions tous
ces biens ; et efforcez-vous d'allumer en votre cœur un grand désir
de le recevoir, pour vous rendre agréable à ses yeux. Enflammé
de ce désir, tournez-vous vers lui et dites-lui : Puisqu'il ne m'est
pas donné de vous recevoir aujourd'hui sacramentellement, faites,
ô bonté, ô puissance infinie, que purifie de mes fautes
et guéri de mes blessures, je vous reçoive spirituellement
maintenant, chaque jour et à chaque heure du jour, et que j'obtienne
ainsi des grâces et des forces nouvelles pour triompher de tous mes
ennemis, de celui surtout que je combats actuellement en vue de vous plaire.
Table des matières
CHAPITRE LVII De l'action de grâces
Puisque tout ce que nous avons et faisons de bien est
à Dieu et vient de Dieu, nous sommes tenus de le remercier de toutes
les vertus que nous pratiquons, de toutes les victoires que nous remportons
sur nous-mêmes et de tous les bienfaits, soit généraux
soit particuliers, que nous recevons de sa main miséricordieuse.
Pour nous acquitter convenablement de ce devoir nous devons considérer
la fin que Dieu se propose en nous communiquant ses dons. Cette considération
nous apprendra la manière dont le Seigneur veut être remercié.
Comme, dans tous les bienfaits qu'il accorde, Dieu a principalement en
vue d'accroître sa gloire et de nous attirer à son amour et
à son service, faites d'abord cette réflexion en vous-même
: Quelle preuve de la puissance, de la sagesse et de la bonté de
Dieu, que ce bienfait qu'il m'a accordé, cette grâce qu'il
m'a faite ! Puis, voyant que de vous-même vous n'avez rien qui mérite
les faveurs de Dieu, et qu'en vous au contraire tout est démérite
et ingratitude, vous direz à Dieu avec une humilité profonde
: Comment daignez-vous regarder et combler de vos bienfaits une créature
aussi vile que moi ? Que votre nom soit béni dans les siècles
des siècles ! Considérant enfin que Dieu vous accorde ces
bienfaits pour vous exciter à l'aimer et à le servir, allumez
en votre âme un ardent amour pour ce Dieu si aimant, et un désir
sincère de le servir en tout conformément à sa sainte
volonté. Vous ferez alors une entière offrande de vous-même
au Seigneur, de la manière que nous allons dire.
Table des matières
CHAPITRE LVIII De l'offrande de soi-même à Dieu
Pour que cette offrande soit entièrement agréable
à Dieu, nous avons deux choses à faire : la première,
unir cette offrande à celle que Jésus-Christ a faite à
son Père ; la seconde dégager notre volonté de toute
attache aux créature. Pour la première, vous devez savoir
que le Fils de Dieu, lorsqu'il vivait en cette vallée de larmes,
ne se contentait pas de s'offrir lui-même avec ses œuvres à
son Père céleste, mais qu'il lui offrait en même temps
notre personne et nos œuvres. Notre offrande doit donc se faire en union
avec la sienne et s'appuyer entièrement sur elle. Pour la seconde,
voyez, avant de vous offrir au Seigneur, si votre volonté est entièrement
détachée des créatures : et, si elle ne l'est pas,
débarrassez-la d'abord de ses liens ; pour cela, recourez à
Dieu et demandez-lui de briser lui-même vos entraves, afin que vous
puissiez vous offrir à se divine majesté, dégagé
et libre de toute affection terrestre. Ce point mérite toute votre
attention ; car lorsque vous offrez à Dieu un cœur attaché
aux créatures, ce n'est pas votre bien que vous offrez à
Dieu, mais le bien des autres, puisque ce n'est plus à vous-même
que vous appartenez, mais bien aux créatures à qui vous avez
attaché votre volonté. Un semblable présent est plutôt
une moquerie et elle ne peut que déplaire au Seigneur. De là
vient que l'offrande que nous faisons de nous-mêmes au Seigneur ne
produit en nous aucun fruit de vertu, et même qu'elle nous fait tomber
en beaucoup d'imperfections et de fautes. Nous pouvons, il est vrai, nous
offrir à Dieu alors même que nous sommes attachés aux
créatures, mais c'est à la condition de demander à
Dieu qu'il daigne briser nos liens, pour que nous puissions ensuite nous
dévouer tout entiers au service de sa divine majesté ; ce
qu'il faut faire souvent et avec beaucoup de ferveur. Que votre offrande
soit donc pure de toute affection étrangère et de tout attachement
à votre volonté propre. Ne considérez ni les biens
de la terre, ni ceux du Ciel ; n'envisagez que la volonté et la
Providence de Dieu, à laquelle vous devez vous soumettre sans réserve
et vous sacrifier en perpétuel holocauste ; et oubliant toutes les
choses créées, dites-lui : Voici, ô mon Dieu et mon
Créateur, que je remets ma personne et ma volonté tout entière
entre les mains de votre éternelle Providence ; faites de moi tout
ce qui vous plaira durant ma vie, la mort et après ma mort, dans
le temps et dans l'éternité. Si en parlant ainsi, vous parlez
sincèrement (et vous vous en apercevrez au temps de l'adversité),
de terrestre que vous êtes vous deviendrez tout spirituel, et vous
ferez avec Dieu un échange à jamais heureux : vous serez
à Dieu et Dieu sera à vous, car il est toujours à
ceux qui se détachent des créatures et d'eux-mêmes
pour se donner à lui et se sacrifier à sa divine majesté.
Vous voyez donc, âme chrétienne, un moyen très puissant
de vaincre tous vos ennemis ; car si par l'offrande de vous-même
à Dieu vous vous unissez à lui de manière à
être tout à lui de manière à être tout
à lui et lui tout à vous, quel ennemi sera capable de vous
nuire ? Et lorsque vous voudrez lui offrir des jeûnes, des oraisons,
des actes de patience et autres bonnes œuvres, rappelez-vous les jeûnes,
les oraisons et toutes les actions que Jésus-Christ offrait à
son Père, mettez votre confiance en leur mérite et leur vertu,
et offrez-lui ensuite les vôtres. Si vous voulez offrir au Père
céleste les actions de Jésus-Christ en satisfaction de vos
offenses, voici la méthode que je conseille de suivre. Faites une
revue générale, et parfois même détaillée,
des égarements de votre vie et, convaincu que de vous-même
vous ne pouvez apaiser la colère de Dieu, ni satisfaire à
sa justice, recourez à la vie et à la Passion de son Fils.
Considérez-le dans une circonstance quelconque de sa vie. Voyez-le,
par exemple, prier et jeûner, souffrir et répandre son sang,
afin de vous réconcilier avec lui et de payer la dette contractée
par vos péchés. Ô Père éternel, dit-il,
voilà que, pour être fidèle à vos ordres, je
satisfais surabondamment à votre justice pour les péchés
et les dettes de N... Que votre divine majesté daigne lui pardonner
et l'admettre au nombre des élus. Présentez alors pour vous-même
au Père céleste l'offrande et les prières de son divin
Fils, et conjurez-le, par leur mérite, de vous remettre vos offenses.
Vous pourrez suivre cette méthode, que vous passiez d'un mystère
à l'autre ou que vous parcouriez les différentes circonstances
d'un même mystère ; que vous priiez pour vous-même ou
que vous priiez pour d'autres.
Table des matières
CHAPITRE LIX La dévotion sensible et la sécheresse spirituelle
La dévotion sensible procède tantôt
de la nature, tantôt du démon, tantôt de la grâce.
Vous en reconnaîtrez l'origine aux fruits qu'elle produira. Si elle
ne rend pas votre vie meilleure, vous avez sujet de craindre qu'elle ne
vienne du démon ou de la nature ; et cette crainte sera d'autant
plus fondée que vous prendrez plus de goût et de plaisir à
cette dévotion, que vous vous y attachez davantage et qu'elle vous
donnera une plus grande estime de vous-même. Lorsque vous sentirez
les consolations spirituelles abonder en votre âme, ne vous amusez
point à examiner quel en peut être le principe ; gardez-vous
de mettre en elles votre confiance et de perdre de vue la connaissance
de votre néant ; mais, redoublant de vigilance et de haine à
l'égard de vous-même, efforcez-vous vous de tenir votre cœur
libre de tout attachement, même spirituel, et de ne désirer
que Dieu seul et son bon plaisir. De cette manière, la douceur que
vous ressentez, dût-elle son origine à l'action de la nature
ou du démon, deviendra un effet de la grâce. La sécheresse
spirituelle peut procéder pareillement des trois principes que nous
venons de mentionner : - Du démon qui espère par là
nous porter au relâchement et nous faire abandonner les exercices
spirituels pour les amusements et les plaisirs du monde ; - De nous-mêmes,
qui y donnons lieu par nos fautes, notre attachement aux choses de la terre
et notre négligence ; - De l’Esprit Saint, qui nous envoie cette
épreuve, soit pour nous avertir d'être plus diligents à
nous détacher de tout ce qui n'est pas Dieu ou qui ne tend pas à
lui ; soit pour nous convaincre, par notre propre expérience, que
tout ce qu'il y a de bien en nous vient de Dieu ; soit pour nous faire
estimer davantage les dons du Ciel et nous les faire garder avec plus d'humilité
et de vigilance ; soit pour nous unir plus étroitement à
sa divine majesté, en nous faisant renoncer à tout, même
aux délices spirituelles, de peur que les aimant trop nous ne leur
donnions une part de ce cœur que le Seigneur veut tout entier pour lui
; soit enfin parce qu'il se plaît, pour notre bien, à nous
voir combattre de toutes nos forces et mettre sa grâce à profit.
Lors donc que vous sentirez cette sécheresse spirituelle, rentrez
en vous-même, examinez quel est le défaut qui vous a fait
perdre, non pour recouvrer les consolations de la grâce, mais pour
bannir de votre âme tout ce qui déplaît aux yeux de
Dieu. Si vous ne découvrez pas en vous ce défaut, efforcez-vous
d'acquérir, au lieu de la dévotion sensible, la dévotion
véritable qui consiste dans une prompte résignation à
la volonté de Dieu. Gardez-vous bien surtout d'abandonner vos exercices
spirituels ; employez au contraire toute votre énergie à
les continuer, quelque infructueux et insipides qu'ils vous paraissent,
et acceptez de bon cœur le calice d'amertume que vous présente l'amoureuse
volonté de Dieu. Et si la sécheresse est accompagnée
de tant et de si épaisses ténèbres spirituelles que
vous ne sachiez où vous tourner, ni quel parti prendre, ne vous
découragez moins pour cela, mais demeurez fermement attaché
à la croix, ne recherchez point les consolations terrestres, repoussez-les
même, si le monde et les créatures venaient vous les offrir.
Que tous ignorent vos peines, hormis votre père spirituel à
qui vous les découvrirez, non pour les alléger, mais pour
apprendre de lui le moyen de les supporter conformément au bon plaisir
de Dieu. Ne faites point vos communions, vos prières et vos exercices
spirituels pour obtenir de Dieu qu'il vous détache de la croix,
mais bien pour acquérir la force dont vous avez besoin pour la porter
à la plus grande gloire de Jésus crucifié. Que si
le trouble de votre âme vous empêche de méditer et de
prier comme vous le souhaiteriez, méditez le moins mal que vous
pourrez. Ce que vous ne pouvez faire par l'intelligence, efforcez-vous
de le faire par la volonté ; servez-vous de la prière, vous
adressant tantôt à vous-même, tantôt à
votre divin Maître. Vous en retirerez des fruits merveilleux ; et
votre cœur pourra respirer et reprendre des forces. Dites à votre
âme : Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi troubles-tu
? Mets en Dieu, ton espérance, car je le louerai encore : il est
le salut de mon visage, il est mon Dieu (Ps., XLI, 8). Pourquoi, Seigneur,
vous êtes-vous retiré de moi, et dédaignez-vous de
me regarder au temps de ma détresse et de ma tribulation ? (Ps.,X,
Heb., I). Ne m’abandonnez pas pour toujours (Ps., CXVIII, 8). Rappelez-vous
la doctrine consolante que Dieu révéla à Sara, femme
de Tobie, au temps de sa tribulation ; mettrez-la à profit et dites
de vive voix avec cette servante bien-aimée du Seigneur : Quiconque
vous honore à la certitude que si sa vie est éprouvée,
elle sera couronnée ; que si elle est dans la tribulations, elle
en sera délivrée ; que si elle est châtiée,
elle obtiendra miséricorde. Car vous ne prenez point plaisir à
nos tribulations ; mais après la tempête, vous rendez le calme,
et après les larmes et les soupirs, vous répandez l’allégresse.
Ô Dieu d’Israël, que votre nom soit béni dans tous les
siècles (Tobie, III, 21, 22, 23). Rappelez-vous à quel excès
de douleur Jésus se vit abandonné, dans le jardin et sur
la croix, par son Père céleste lui-même ; et portant
votre croix a son exemple, vous direz de tout cœur : Que votre volonté
soit faite. Si vous agissez de la sorte, la patience et l’oraison élèveront
la flamme de votre sacrifice jusqu’au trône de Dieu, et vous acquerrez
la vraie dévotion. Cette dévotion, comme je l’ai dit plus
haut, consiste à avoir la ferme volonté de suivre, sans hésiter
et la croix sur les épaules, notre divin Sauveur, en quelque lieu
qu’il nous appelle et nous conduise ; elle consiste à aimer Dieu
pour lui-même, et parfois aussi à quitter Dieu pour Dieu.
Si les personnes qui font profession de piété, et les femmes
principalement, mesuraient leurs progrès à leur résignation
plutôt qu’à leur dévotion sensible, elles ne seraient
pas victimes de leurs illusions et des artifices du démon ; elles
ne se ingratitude, du bienfait signalé que le Seigneur leur accorde
et elles s’appliqueraient avec plus de ferveur à servir sa divine
majesté qui dispose ou permet tout ce qui nous arrive pour sa gloire
et notre avantage. Voici encore une illusion commune chez les personnes
du sexe, chez celles mêmes qui s’éloignent avec crainte et
prudence des occasions dangereuses. Parce qu’elles sont tourmentées
de pensées impures et horribles, parfois, perdent courage et se
croient abandonnées et repoussées de Dieu ; il leur semble
impossible que l’Esprit Saint demeure dans une âme remplie de semblables
pensées. Leur abattement devient tel parfois qu’elles sont sur le
point de se laisser aller au désespoir et d’abandonner leurs exercices
spirituels pour retourner en la terre d’Egypte. Elles ne savent pas apprécier
le don Seigneur et comprendre que, si Dieu permet qu’elles soient assaillies
de ces horribles fantômes, c’est afin de les ramener à la
connaissance d’elles-mêmes et de les forcer, par le sentiment de
leur impuissance, à s’approcher de lui. Faute de comprendre les
vues de Dieu à leur égard, elles se plaignent amèrement
de ce qui devrait être pour elles l’objet d’une reconnaissance sans
bornes envers la bonté infinie du Seigneur. Ce que vous avez à
faire en ces occasions, c’est de considérer attentivement les inclinations
perverses de votre nature. Dieu veut, dans votre intérêt,
que vous sachiez combien ces inclinations sont promptes à vous entraîner
au mal, et dans quel abîme elles vous précipiteraient, s’il
ne venait à votre secours. Excitez-vous ensuite à la confiance
en Dieu ; persuadez-vous bien que, s’il vous découvre le péril,
c’est qu’il est prêt à vous venir en aide ; que son désir
est de vous attirer et de vous unir plus étroitement à lui
par la prière et l’invocation de son nom ; que, partant, vous lui
devez d’humbles actions de grâces. Tenez pour assuré que ces
tentations et ces pensées mauvaises se dissipent mieux par la souffrance
paisible de la peine qu’elles vous causent et par une adroite fuite, que
par une résistance pleine d’inquiétudes.
Table des matières
CHAPITRE LX De l’examen de conscience
Dans l’examen de conscience, il y a trois choses à considérer : les fautes
commises pendant la journée, leur cause, le courage et l’ardeur
que vous apportez à les combattre et à acquérir les
vertus contraires. Quant aux fautes commises, vous ferez ce que j’ai dit
au chapitre XXVI, où j’ai parlé de ce qu’il y a faire, lorsqu’on
se sent blessé. Pour ce qui est de la cause de vos chutes, vous
tâcherez de l’abattre et de la réduire à néant.
Pour arriver à ce but, et tout ensemble pour acquérir les
vertus chrétiennes, vous fortifierez votre volonté par la
défiance de vous-même, par la confiance en Dieu, par l’oraison,
par une application soutenue à vous exciter à la haine du
vice et au désir de la vertu contraire. Tenez pour suspectes les
victoires que vous avez gagnées et les bonnes œuvres que vous avez
accomplies. Je vous conseille même de ne pas trop y arrêter
votre pensée, pour ne pas vous exposer au danger presque inévitable
de vous laisser entraîner à un secret mouvement de vaine gloire
et d’orgueil. Abandonnez-les plutôt entre les mains de la divine
miséricorde, et oubliant ce qui est derrière vous, tournez
votre regard vers le chemin beaucoup plus long qui vous reste à
parcourir. Quant aux actions de grâces à rendre au Seigneur
pour les dons et les faveurs qu’il vous a accordés durant le jour,
reconnaissez qu’il est accordés durant le jour, reconnaissez qu’il
est l’auteur de tout bien ; remerciez-le de vous avoir délivré
de tant d’ennemis visibles et invisibles ; et de vous avoir donné
des pensées salutaires, des occasions de pratiquer la vertu et tant
d’autres bienfaits que vous ne connaissez point.
Table des matières
CHAPITRE LXI Comment nous devons persévérer dans la lutte et combattre jusqu’à la mort
Entre les conditions requises pour réussir en ce
combat, il faut ranger la persévérance. Nous devons nous
attacher à mortifier sans relâche nos passions déréglées,
parce qu’elles ne meurent jamais, tant que nous sommes sur la terre, et
qu’elles germent incessamment comme de mauvaises herbes. C’est en vain
qu’on voudrait fuir le combat : il ne finit qu’avec la vie, et quiconque
refuse la lutte est nécessairement fait prisonnier ou mis à
mort. De plus, nous avons affaire à des ennemis qui nous portent
une haine implacable ; nous ne pouvons en espérer ni paix ni trêve,
car ils sont d’autant plus acharnés à notre perte que nous
recherchons davantage leur amitié. Vous ne devez pourtant vous épouvanter
ni de leur puissance, ni de leur nombre : car, en ce combat, n’est vaincu
que celui qui veut l’être. Toute la force de nos ennemis est entre
les mains du divin capitaine pour l’honneur duquel nous combattons. Non
seulement il ne permettra pas que vous tombiez entre leurs mains, mais
il prendra lui-même les armes ; et comme il est plus puissant que
tous vos adversaires, il vous mettra la victoire entre les mains, pourvu
toutefois que vous combattiez courageusement à ses côtés,
et que vous mettiez votre confiance, non en vous-même, mais en sa
puissance et en sa bonté. Et si le Seigneur tarde à vous
donner la victoire, ne perdez pas courage. Songez, pour vous animer au
combat, que les obstacles que vous rencontrerez, que toutes les circonstances
les plus défavorables et les plus désastreuses en apparence,
il les fera tourner à votre profit et à votre avantage, du
moment que vous vous comportez en soldat fidèle et généreux.
Marchez donc à la suite de votre céleste capitaine qui a
vaincu le monde et a été mis à mort pour vous ; soutenez
la lutte avec un cœur magnanime, et poursuivez-la jusqu’à l’entière
destruction de vos ennemis ; car si vous en laissiez vivre un seul, ce
serait là pour vous comme une paille dans l’œil ou comme une lance
au côté qui vous empêcherait de courir à une
si glorieuse victoire.
Table des matières
CHAPITRE LXII De la résistance à opposer aux ennemis qui nous attaquent, au moment de la mort
Quoique toute notre vie soit ici-bas une guerre continuelle,
la journée la plus importante et la plus périlleuse est celle
où il nous faudra faire le grand passage du monde à l’éternité.
Celui qui tombe en ce moment ne se relève plus. Le moyen à
prendre pour vous trouver à cette heure dans de bonnes dispositions,
c’est d’employer le temps que Dieu vous accorde à combattre vaillamment.
Celui, en effet, qui combat bien durant la vie se prépare, par l’habitude
acquise de la victoire, un triomphe facile à l’heure de la mort.
De plus, pensez souvent à la mort, considérez-la d’un œil
attentif ; c’est le moyen de la craindre moins, lorsqu’elle se présentera,
et d’avoir alors l’esprit libre et prêt au combat. Les gens du monde
évitent cette pensée pour ne pas interrompre le plaisir qu’ils
prennent aux choses de la terre : attachés de devoir les quitter
un jour serait un tourment pour eux. C’est ainsi que leur affection désordonnée,
bien loin de diminuer, va toujours croissant ; et lorsque arrive pour eux
le moment de dire adieu à cette vie et à tant d’objets chers
à leur cœur, ils sont en proie à un tourment incroyable et
d’autant plus horrible qu’ils ont joui plus longtemps des biens qu’ils
vont quitter. Parfois aussi pour mieux vous préparer à ce
moment terrible, représentez-vous seul et sans secours parmi les
douleurs de la mort, et considérez les choses que je vais dire et
qui pourraient alors vous tourmenter. Puis vous entretiendrez votre pensée
des remèdes que je vais vous proposer, afin de vous mettre à
même de mieux vous en servir à cette heure de suprême
angoisse ; car il faut nécessairement apprendre à bien faire
une chose qu’on ne peut faire qu’une fois, de peur de commettre une faute
à jamais irréparable.
Table des matières
CHAPITRE LXIII Des quatre assauts que nos ennemis nous livrent à l’heure de la mort, et premièrement de la tentation contre la foi et de la manière d’y résister
Parmi les assauts que nos ennemis nous livrent à
l’article de la mort, il y en a quatre qui sont particulièrement
dangereux. Ce sont : la tentation contre la foi le désespoir, la
vaine gloire, et enfin les diverses illusions dont ces esprits de ténèbres,
transfigurés en anges de lumière, se servent pour nous tromper.
Pour ce qui regarde le premier assaut, si l’ennemi emploie pour vous tenter
des raisonnements faux et captieux, laissez là votre intelligence,
et recourez à la volonté, en disant : Retire-toi, Satan,
père du mensonge ; je ne veux pas même t’écouter :
il me suffit de croire ce que croit la sainte Église romaine. Fermez,
autant que possible, l’entrée de votre âme à toute
considération sur la foi, vous semblât-elle de nature à
fortifier en vous cette vertu ; regardez-la comme un moyen dont le démon
se sert pour engager la discussion. Si vous n’êtes plus en état
de vous défaire de ces pensées, demeurez ferme et ne croyez
rien aux raisons que l’ennemi vous allèguera, non plus qu’aux textes
de la sainte Écriture qu’il apportera à l’appui de ses insinuations
: quelque clairs et décisifs que ces textes vous paraissent, soyez
certain qu’ils sont tous tronqués, mal cités et mal interprétés.
Et si le serpent rusé vous demande ce que croit la sainte Église,
ne répondez pas ; mais, sachant qu’il veut vous surprendre et abuser
de vos paroles, contentez-vous de faire intérieurement un acte de
foi vive ; ou, si vous voulez le faire dépiter davantage, répondez-lui
que la sainte Église romaine croit la vérité. Et s’il
vous demande quelle est cette vérité, répliquez-lui
: C’est précisément ce que croit l’Église. Par-dessus
tout, tenez votre cœur attaché à Jésus crucifié
et dites-lui : Ô mon Dieu, mon Créateur et mon Sauveur, venez
promptement à mon secours et ne vous éloignez pas de moi,
afin que je ne m’écarte pas de la vérité de la foi
catholique ; et puisque vous m’avez accordé la grâce de naître
dans cette foi sainte, faites que j’y finisse mes jours pour votre plus
grande gloire.
Table des matières
CHAPITRE LXIV De l’assaut du désespoir et de la manière de s’en défendre
Le second assaut au moyen duquel le malin esprit cherche
à nous abattre sans retour, c’est l’épouvante qu’il suscite
en nous au souvenir de nos péchés, afin de nous précipiter
dans l’abîme du désespoir. Dans ce danger, prenez pour règle
infaillible que la pensée de vos péchés vient de la
grâce et qu’elle vous est accordée pour votre salut, lorsqu’elle
produit en vous des sentiments d’humilité, de repentir de vos péchés
et de confiance en la bonté divine. Mais lorsque cette pensée
vous jette dans l’inquiétude, la défiance et la pusillanimité,
portât-elle sur des choses vraies et capables de faire croire que
vous êtes damné et qu’il n’y a plus pour vous de salut à
espérer, regardez-la comme un artifice du démon, humiliez-vous
et redoublez de confiance en Dieu. C’est le moyen de vaincre votre ennemi
avec ses propres armes et de rendre gloire à Dieu. Excitez-vous,
je le veux bien, au repentir de vos péchés toutes les fois
qu’ils vous reviendront à la mémoire, mais que ce soit pour
en demander pardon au Seigneur avec une confiance sans bornes dans les
mérites de sa Passion. Je suppose même que vous croyiez entendre
Dieu vous dire au fond du cœur que vous n’êtes point du nombre de
ses élus, ce n’est pas une raison pour rien perdre de votre confiance
en lui. Dites-lui plutôt avec un sentiment profond d’humilité
: Vous avez bien sujet de me réprouver à cause de mes péchés,
mais j’ai plus de sujet encore d’espérer que votre miséricorde
me les pardonnera. J’espère donc le salut d’une misérable
créature vouée à la damnation par sa propre malice,
mais aussi rachetée au prix de votre sang adorable. Je veux me sauver
pour votre gloire, ô mon Rédempteur, et confiant en votre
miséricorde infinie, je m’abandonne entre vos mains. Faites de moi
ce qu’il vous plaira, pourvu que vous soyez mon unique maître : quand
vous me tueriez, je ne laisserais pas d’avoir en vous une inébranlable
confiance.
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CHAPITRE LXV De l’assaut de la vaine gloire
Le troisième assaut, c’est celui de la vaine gloire
et de la présomption. Sous ce rapport, veillez à ne pas vous
laisser entraîner, sous quelque prétexte que ce soit, au moindre
mouvement de complaisance en vous-même ou en vos actions ; glorifiez-vous
uniquement dans le Seigneur, dans sa miséricorde, dans les mérites
de sa vie et de sa Passion. Humiliez-vous de plus en plus à vos
propres yeux jusqu’à votre dernier soupir ; et si vos bonnes œuvres
vous reviennent à la mémoire, reconnaissez que c’est Dieu
qui en est l’auteur. Implorez son secours, mais ne l’attendez point de
vos mérites, si nombreuses et si éclatantes qu’aient été
vos victoires. Tenez-vous toujours dans une crainte salutaire, et confessant
ingénument que toutes vos œuvres seraient inutiles si Dieu ne vous
recueillait à l’ombre de ses ailes, vous vous confierez uniquement
en sa protection. Si vous suivez fidèlement ces avis, vos ennemis
ne pourront prévaloir contre vous ; et vous vous ouvrirez ainsi
le chemin pour passer joyeusement à la Jérusalem céleste.
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CHAPITRE LXVI De l’assaut des illusions et des fausses apparences, à l’article de la mort
Si l’ennemi qui s’acharne à notre perte avec une
activité que rien ne lasse se transforme en ange de lumière
pour vous assaillir de vaines illusions, demeurez ferme et immobile dans
la connaissance de votre néant, et dites-lui hardiment : Retourne,
malheureux, dans les ténèbres d’où tu es sorti ; je
ne mérite pas d’être favorisé de visions célestes
; je n’ai besoin que de la miséricorde de mon Jésus et des
prières de la Vierge Marie, de Saint Joseph et des autres saints.
Eussiez-vous les meilleurs motifs de croire que ces visions vous viennent
du Ciel, gardez-vous d’y ajouter foi ; rejetez-les bien loin de vous. Cette
résistance fondée sur le sentiment de votre indignité
ne saurait déplaire au Seigneur. Si c’est lui qui agit en vous,
il saura bien rendre son action évidente à vos yeux ; et
vous n’y perdrez rien, car celui qui donne sa grâce aux humbles ne
la retire point, quelques actes d’humilité qu’ils posent. Voilà
les armes dont notre ennemi se sert généralement contre nous,
à ce moment suprême. En outre, il nous tente chacun en particulier
d’après les inclinations auxquelles il sait que nous sommes plus
sujets. C’est pourquoi nous devons, avant l’approche du grand combat, nous
armer et lutter vaillamment contre les passions qui nous attaquent avec
plus de violence et qui exercent sur nous un plus grand empire, afin de
remporter plus facilement la victoire à ce moment suprême
qui ne laisse plus d’autre moment après lui, pour le pouvoir faire
encore. « Vous combattrez contre eux jusqu’à leur complète
destruction » (I Rois, XIV, 18).
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