Janvier 1895
Jésus+
HISTOIRE PRINTANIÈRE
D’UNE PETITE FLEUR BLANCHE
ÉCRITE PAR ELLE-MÊME ET DÉDIÉE
À LA RÉVÉRENDE MÈRE AGNÈS DE JÉSUS
C’est à vous, ma Mère chérie,
à vous qui êtes deux fois ma Mère, que je viens confier l’histoire de mon
âme... Le jour où vous m’avez demandé de le faire, il me semblait que cela
dissiperait mon coeur en l’occupant de lui-même, mais depuis Jésus m’a fait
sentir qu’en obéissant simplement je lui serais agréable ; d’ailleurs je
ne vais faire qu’une seule chose : Commencer à chanter ce que je dois
redire éternellement : “ Les Miséricordes du Seigneur... ” (NHA
101) (Ps 89,2) Avant de prendre la plume, je me suis agenouillée devant la statue
de Marie (NHA 102) (celle qui nous a donné tant de preuves des maternelles
préférences de la Reine du Ciel pour notre famille,) je l’ai suppliée de guider
ma main afin que je ne trace pas une seule ligne qui ne lui soit agréable.
Ensuite ouvrant le Saint Évangile, mes yeux sont tombés sur ces mots :
“ Jésus étant monté sur une montagne, il appela à Lui ceux qu’il lui
plut ; et ils vinrent à Lui. ” (Saint Marc, chap. III, v. 13). (Mc
3,13) Voilà bien le mystère de ma vocation, de ma vie tout entière et surtout
le mystère des privilèges de Jésus sur mon âme... Il n’appelle pas ceux qui en
sont dignes, mais ceux qu’il lui plaît ou comme le dit Saint Paul :
“ Dieu a pitié de qui Il veut et Il fait miséricorde à qui Il veut faire
miséricorde. ” Ce n’est donc pas l’ouvrage de celui qui veut ni de celui
qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. ” (Épître aux Romains, chap.
IX. v. 15 et 16). (Rm 9,15-16) Longtemps je me suis demandé pourquoi le bon
Dieu avait des préférences, pourquoi toutes les âmes ne recevaient pas un égal
degré de grâces, je m’étonnais en Le voyant prodiguer des faveurs
extraordinaires aux Saints qui l’avaient offensé,
comme Saint Paul, Saint Augustin et qu’Il forçait pour ainsi dire à recevoir
ses grâces ; ou bien, en lisant la vie de Saints que Notre-Seigneur s’est
plu à caresser du berceau à la tombe, sans laisser sur leur passage aucun
obstacle qui les empêchât de s’élever vers Lui et prévenant ces âmes de telles
faveurs qu’elles ne pouvaient ternir l’éclat immaculé de leur robe baptismale,
je me demandais pourquoi les pauvres sauvages, par exemple, mouraient en grand
nombre avant d’avoir même entendu prononcer le nom de Dieu... Jésus a daigné
m’instruire de ce mystère. Il a mis devant mes yeux le livre de la nature et
j’ai compris que toutes les fleurs qu’Il a créées sont belles, que l’éclat de
la rose et la blancheur du Lys n’enlèvent pas le parfum de la petite violette
ou la simplicité ravissante de la pâquerette... J’ai compris que si toutes les
petites fleurs voulaient être des roses, la nature perdrait sa parure
printanière, les champs ne seraient plus émaillés de fleurettes... Ainsi en
est-il dans le monde des âmes qui est le jardin de Jésus. Il a voulu créer les
grands saints qui peuvent être comparés aux Lys et aux roses ; mais il en
a créé aussi de plus petits et ceux-ci doivent se contenter d’être des
pâquerettes ou des violettes destinées à réjouir les regards du bon Dieu
lorsqu’Il les abaisse à ses pieds. La perfection consiste à faire sa volonté, à
être ce qu’Il veut que nous soyons... J’ai compris encore que l’amour de
Notre-Seigneur se révèle aussi bien dans l’âme la plus simple qui ne résiste en
rien à sa grâce que dans l’âme la plus sublime ; en effet le propre de
l’amour étant de s’abaisser, si toutes les âmes ressemblaient à celles des
Saints docteurs qui ont illuminé l’Église par la clarté de leur doctrine, il
semble
Manuscript A Folio 3 Recto.
que le bon Dieu ne
descendrait pas assez bas en venant jusqu’à leur cœur ; mais Il a créé
l’enfant qui ne sait rien et ne fait entendre que de faibles cris, Il a créé le
pauvre sauvage n’ayant pour se conduire que la loi naturelle et c’est jusqu’à
leurs coeurs qu’Il daigne s’abaisser, ce sont là ses fleurs des champs dont la
simplicité Le ravit... En descendant ainsi le Bon Dieu montre sa grandeur
inouïe. De même que le soleil éclaire en même temps les cèdres et chaque petite
fleur comme si elle était seule sur la terre, de même Notre-Seigneur s’occupe
aussi particulièrement de chaque âme que si elle n’avait pas de
semblables ; et comme dans la nature toutes les saisons sont arrangées de
manière à faire éclore au jour marqué la plus humble pâquerette, de même tout
correspond au bien de chaque âme. Sans doute, ma Mère chérie, vous vous
demandez avec étonnement où je veux en venir, car jusqu’ici je n’ai rien dit
encore qui ressemble à l’histoire de ma vie, mais vous m’avez demandé d’écrire
sans contrainte ce qui me viendrait à la pensée ; ce n’est donc pas ma vie
proprement dite que je vais écrire, ce sont mes pensées sur les grâces que le
Bon Dieu a daigné m’accorder. Je me trouve à une époque de mon existence où je
puis jeter un regard sur le passé ; mon âme s’est mûrie dans le creuset
des épreuves extérieures et intérieures ; maintenant comme la fleur fortifiée
par l’orage je relève la tête et je vois qu’en moi se réalisent les paroles du
psaume XXII. (Le Seigneur est mon Pasteur, je ne manquerai de rien. Il me fait
reposer dans des pâturages agréables et fertiles. Il me conduit doucement le
long des eaux. Il conduit mon âme sans la fatiguer... Mais lors (Ps 23,1-4)
Manuscrit A Folio 3 Verso.
même que je descendrai dans
la vallée de l’ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal, parce que vous
serez avec moi, Seigneur !...) (NHA 103) (Ps 22,1-4) Toujours le Seigneur
a été pour moi compatissant et rempli de douceur... Lent à punir et abondant en
miséricordes !... (Ps.CII,v.8.) (Ps 103,8) Aussi, ma Mère, c’est avec
bonheur que je viens chanter près de vous les miséricordes du Seigneur... (Ps
89,2) C’est pour vous seule que je vais écrire l’histoire de la petite fleur
cueillie par Jésus, aussi je vais parler avec abandon, sans m’inquiéter ni du
style ni des nombreuses digressions que je vais faire. Un coeur de mère
comprend toujours son enfant, alors même qu’il ne sait que bégayer, aussi je
suis sûre d’être comprise et devinée par vous qui avez formé mon coeur et
l’avez offert à Jésus... Il me semble que si une petite fleur pouvait parler,
elle dirait simplement ce que le Bon Dieu a fait pour elle, sans essayer de
cacher ses bienfaits. Sous le prétexte d’une fausse humilité elle ne dirait pas
qu’elle est disgracieuse et sans parfum, que le soleil lui a ravi son éclat et
que les orages ont brisé sa tige, alors qu’elle reconnaîtrait en elle-même tout
le contraire. La fleur qui va raconter son histoire se réjouit d’avoir à
publier les prévenances tout à fait gratuites de Jésus, elle reconnaît que rien
n’était capable en elle d’attirer ses regards divins et que sa miséricorde
seule a fait tout ce qu’il y a de bien en elle... C’est Lui qui l’a fait naître
en une terre sainte et comme tout imprégnée d’un parfum virginal. C’est Lui qui
l’a fait précéder de huit Lys éclatants de blancheur. Dans Son amour, Il a
voulu préserver sa petite fleur du souffle empoisonné du monde ; à peine
sa corolle commençait-elle à s’entr’ouvrir que ce divin Sauveur l’a
transplantée sur la montagne du Carmel où déjà les deux Lys qui l’avaient
entourée et doucement bercée au printemps de sa vie répandaient leur suave
parfum... Sept années
Manuscrit A Folio 4 Recto.
se sont écoulées depuis que
la petite fleur a pris racine dans le jardin de l’Époux des vierges et
maintenant trois Lys balancent auprès d’elle leurs corolles embaumées ; un
peu plus loin un autre lys s’épanouit sous les regards de Jésus et les deux
tiges bénies qui ont produit ces fleurs sont maintenant réunies pour l’éternité
dans la Céleste Patrie... Là elles ont retrouvé les quatre Lys que la terre
n’avait pas vus s’épanouir... Oh ! que Jésus daigne ne pas laisser
longtemps sur la rive étrangère les fleurs restées dans l’exil ; que
bientôt la branche de Lys soit complète au Ciel ! (NHA 104) Je viens, ma
Mère, de résumer en peu de mots ce que le bon Dieu a fait pour moi, maintenant
je vais entrer dans le détail de ma vie d’enfant ; je sais que là où tout
autre ne verrait qu’un récit ennuyeux votre coeur maternel trouvera des
charmes... et puis, les souvenirs que je vais évoquer sont aussi les vôtres
puisque c’est près de vous que s’est écoulée mon enfance et que j’ai Ie bonheur
d’appartenir aux Parents sans égaux qui nous ont entourées des mêmes soins et
des mêmes tendresses. Oh ! qu’ils daignent bénir la plus petite de leurs
enfants et lui aider à chanter les miséricordes divines !... (Ps 89,2)
Dans l’histoire de mon âme jusqu’à mon entrée au Carmel je distingue trois
périodes bien distinctes ; la première malgré sa courte durée n’est pas la
moins féconde en souvenirs ; elle s’étend depuis l’éveil de ma raison
jusqu’au départ de notre Mère chérie pour la patrie des Cieux.
Manuscrit A Folio 4 Verso.
Le Bon Dieu m’a fait la
grâce d’ouvrir mon intelligence de très bonne heure et de graver si
profondément en ma mémoire les souvenirs de mon enfance qu’il me semble que les
choses que je vais raconter se passaient hier. Sans doute, Jésus voulait, dans
son amour, me faire connaître la Mère incomparable qu’il m’avait donnée, mais
que sa main Divine avait hâte de couronner au Ciel !... Toute ma vie le
bon Dieu s’est plu à m’entourer d’Amour, mes premiers souvenirs sont empreints
des sourires et des caresses les plus tendres !... mais s’Il avait placé
près de moi beaucoup d’Amour, Il en avait mis aussi dans mon petit coeur, le
créant aimant et sensible, aussi j’aimais beaucoup Papa et Maman et leur
témoignais ma tendresse de mille manières, or j’étais très expansive. Seulement
les moyens que j’employais étaient parfois étranges, comme le prouve ce passage
d’une lettre de Maman. “ Le bébé est un lutin sans pareil, elle vient me
caresser en me souhaitant la mort : “ Oh ! Que je voudrais bien
que tu mourrais, ma pauvre petite Mère !... on la gronde, elle dit :
“ C’est pourtant pour que tu ailles au Ciel, puisque tu dis qu’il faut
mourir pour y aller. ” Elle souhaite de même la mort à son père quand elle
est dans ses excès d’amour ! ”. (NHA 105) Le 25 Juin 1874 alors que
j’avais à peine dix-huit mois, voici ce
Manuscrit A Folio 5 Recto.
que maman disait de
moi : “ Votre père vient d’installer une balançoire, Céline est d’une
joie sans pareille, mais il faut voir la petite se balancer ; c’est
risible, elle se tient comme une grande fille, il n’y a pas de danger qu’elle
lâche la corde, puis quand ça ne va pas assez fort, elle crie. On l’attache par
devant avec une autre corde et malgré cela je ne suis pas tranquille quand je
la vois perchée là dessus. “ Il m’est arrivé une drôle d’aventure
dernièrement avec la petite. J’ai l’habitude d’aller à la messe de cinq heures
et demie, dans les premiers jours je n’osais pas la laisser, mais voyant
qu’elle ne se réveillait jamais, j’ai fini par me décider à la quitter. Je la
couche dans mon lit et j’approche le berceau si près qu’il est impossible
qu’elle tombe. Un jour j’ai oublié de mettre le berceau. J’arrive et la petite
n’était plus dans mon lit ; au même moment j’entends un cri, je regarde et
je la vois assise sur une chaise qui se trouvait en face de la tête de mon lit,
sa petite tête était couchée sur le traversin et là elle dormait d’un mauvais
sommeil car elle était gênée. Je n’ai pas pu me rendre compte comment elle
était tombée assise sur cette chaise, puisqu’elle était couchée. J’ai remercié
le Bon Dieu de ce qu’il ne lui est rien arrivé, c’est vraiment providentiel,
elle devait rouler par terre, son bon Ange y a veillé et les âmes du purgatoire
auxquelles je fais tous les jours une prière pour la petite l’ont protégée ;
voilà comment j’arrange cela... arrangez-le comme vous voudrez... ” A la
fin de la lettre maman ajoutait : “ Voilà le petit bébé qui vient me
passer sa petite main sur la figure et m’embrasser. Cette pauvre petite ne veut
point me quitter, elle est continuellement
Manuscrit A Folio 5 Verso.
avec moi ; elle aime
beaucoup à aller au jardin, mais si je n’y suis pas elle ne veut pas y rester
et pleure jusqu’à ce qu’on me la ramène ! “ (NHA 106) (Voici un
passage d’une autre lettre) : “ La petite Thérèse me demandait
l’autre jour si elle irait au Ciel. Je lui ai dit que oui, si elle était bien
sage ; elle me répond : “ Oui, mais si je n’étais pas mignonne,
j’irais dans l’enfer... mais moi je sais bien ce que je ferais, je m’envolerais
avec toi qui serais au Ciel, comment que le Bon Dieu ferait pour me
prendre ?... tu me tiendrais bien fort dans tes bras ? “ J’ai vu
dans ses yeux qu’elle croyait positivement que le Bon Dieu ne lui pouvait rien
si elle était dans les bras de sa mère... (NHA 107) “ Marie aime beaucoup
sa petite soeur, eIle la trouve bien mignonne, elle serait bien difficile car
cette pauvre petite a grand-peur de lui faire de la peine. Hier j’ai voulu lui
donner une rose sachant que cela la rend heureuse, mais elle s’est mise a me
supplier de ne pas la couper, Marie l’avait défendu, elle était rouge
d’émotion, malgré cela je lui en ai donné deux, elle n’osait plus paraître à la
maison. J’avais beau lui dire que les roses étaient à moi, “ mais non,
disait-elle, c’est à Marie... ” C’est une enfant qui s’émotionne bien
facilement. Dès qu’elle a fait un petit malheur, il faut que tout le monde le
sache. Hier ayant fait tomber sans le vouloir un petit coin de la tapisserie,
elle était dans un état à faire pitié, puis il falIait bien vite le dire à son
Père ; l est arrivé quatre heures après, on n’y pensait plus, mais elle
est bien vite venue dire à Marie : “ Dis vite à Papa que j’ai déchiré
le papier. “ Elle est là comme un criminel qui attend sa condamnation,
mais elle a dans sa petite idée qu’on va lui pardonner plus facilement si elle
s’accuse. ” (NHA 108) J’aimais beaucoup ma chère Marraine. (NHA 109) Sans
en avoir l’air, je faisais une grande attention à tout ce qui se faisait et se
disait autour de moi, il me semble que je jugeais des choses comme maintenant.
J’écoutais bien attentivement
Manuscrit A Folio 6 Recto.
ce que Marie apprenait à
Céline afin de faire comme elle ; après sa sortie de la Visitation, pour
obtenir la faveur d’être admise dans sa chambre pendant les leçons qu’elle
donnait à Céline, j’étais bien sage et je faisais tout ce qu’elle
voulait ; aussi me comblait-elle de cadeaux qui, malgré leur peu de
valeur, me faisaient beaucoup de plaisir. J’étais bien fière de mes deux
grandes soeurs, mais celle qui était mon idéal d’enfant, c’était Pauline...
Lorsque je commençais à parler et que Maman me demandait : “ A quoi
penses-tu ? ” la réponse était invariable ” A
Pauline !... ” Une autre fois, je faisais aller mon petit doigt sur
les carreaux et je disais “ J’écris : Pauiine ! ... ” Souvent
j’entendais dire que bien sûr Pauline serait religieuse ; alors sans trop
savoir ce que c’était, je pensais : ” Moi aussi je serai
religieuse. ” C’est là un de (mes) (NHA 110) premiers souvenirs et depuis,
jamais je n’ai changé de résolution !... Ce fut vous ma Mère chérie, que
Jésus choisit pour me fiancer à Lui, vous n’étiez pas alors auprès de moi, mais
déjà un lien s’était formé entre nos âmes... vous étiez mon idéal, je voulais
être semblable à vous et c’est votre exemple qui dès l’âge de deux ans m’entraîna
vers l’Epoux des vierges... Oh ! que de douces réflexions je voudrais vous
confier ! Mais je dois poursuivre l’histoire de la petite fleur, son
histoire complète et générale, car si je voulais parler en détail de mes
rapports avec “ Pauline, ” il me faudrait laisser tout le
reste !... Ma chère petite Léonie tenait aussi une grande place dans mon
coeur. Elle m’aimait beaucoup, le soir c’était elle qui me gardait quand toute
la famille allait se promener... Il me semble entendre encore les gentils refrains
qu’elle chantait afin de m’endormir... en toute chose elle cherchait le moyen
de me faire plaisir aussi j’aurais eu bien du chagrin de lui causer de la
peine.
Manuscrit A Folio 6 Verso.
Je me rappelle très bien sa
première communion. (NHA 111) surtout du moment où elle me prit sur son bras
pour me faire entrer avec elle au presbytère ; cela me paraissait si beau
d’être portée par une grande soeur tout en blanc comme moi !... Le soir on
me coucha de bonne heure car j’étais trop petite pour rester au grand dîner
mais je vois encore Papa qui vint au dessert, apportant à sa petite reine des
morceaux de la pièce montée... Le lendemain ou peu de jours après, nous sommes
allées avec maman chez la petite compagne de Léonie. (NHA 112) Je crois que
c’est ce jour-là que cette bonne petite Mère nous a emmenées derrière un mur
pour nous faire boire du vin après le dîner (que nous avait servi la pauvre
dame Dagorau) car elle ne voulait pas faire de peine à la bonne femme, mais
aussi voulait que nous ne manquions de rien... Ah ! comme le coeur d’une
Mère est délicat, comme il traduit sa tendresse en mille soins prévoyants
auxquels personne ne penserait ! Maintenant il me reste parler de ma chère
Céline, la petite compagne de mon enfance, mais les souvenirs sont en telle
abondance que je ne sais lesquels choisir. Je vais extraire quelques passages
des lettres que maman vous écrivait à la Visitation, mais je ne vais pas tout
copier, ce serait trop long... Le 10 Juillet 1873 (NHA 113) (l’année de ma
naissance), voici ce qu’elle vous disait : “ La nourrice (NHA 114) a
amené la petite Thérèse Jeudi, elle n’a fait que rire, c’était surtout la
Petite Céline qui lui plaisait, elle riait aux éclats avec elle ; on
dirait qu’elle a déjà envie de jouer, cela viendra bientôt, elle se tient sur
ses petites jambes, raide comme un petit piquet. Je crois qu’elle marchera de
bonne heure et qu’elle aura bon caractère, elle paraît très intelligente et a
une bonne figure de prédestinée... “
Manuscrit A Folio 7 Recto.
Mais ce fut surtout après
ma sortie de nourrice que je montrai mon affection pour ma chère petite Céline.
Nous nous entendions très bien, seulement j’étais bien plus vive et bien moins
naïve qu’elle ; quoique de trois ans et demi plus jeune, il me semblait
que nous étions du même âge. Voici un passage d’une lettre de Maman qui vous
montrera combien Céline était douce et moi méchante “ Ma petite Céline est
tout à fait portée à la vertu, c’est le sentiment intime de son être, elle a
une âme candide et a horreur du mal. Pour le petit furet, on ne sait pas trop
comment ça fera, c’est si petit, si étourdi ! Elle est d’une intelligence
supérieure à Céline, mais bien moins douce et surtout d’un entêtement presque
invincible, quand elle dit “ non ” rien ne peut la faire céder, on la
mettrait une journée dans la cave qu’elle y coucherait plutôt que de dire
“ oui... ” “ Elle a cependant un coeur d’or, elle est bien
caressante et bien franche ; c’est curieux de la voir courir après moi,
pour me faire sa confession : Maman, j’ai poussé Céline qu’une fois, je
l’ai battue une fois, mais je ne recommencerai plus. (C’est comme cela pour
tout ce qu’elle fait). Jeudi soir nous avons été nous promener du côté de la
gare, elle a absolument voulu entrer dans la salle d’attente pour aller
chercher Pauline, elle courait devant avec une joie qui faisait plaisir, mais
quand elle a vu qu’il fallait s’en retourner sans monter en chemin de fer pour
aller chercher Pauline, elle a pleuré tout le long du chemin. “ (NHA 115)
Cette dernière partie de la lettre me rappelle le bonheur que j’éprouvais en
vous voyant revenir de la Visitation ; vous, ma mère, me preniez sur vos
bras et Marie prenait Céline ; alors je vous faisais mille caresses
Manuscrit A Folio 7 Verso.
et je me penchais en arrière
afin d’admirer votre grande natte... puis vous me donniez une tablette de
chocolat que vous aviez gardée trois mois. Vous pensez quelle relique c’était
pour moi !... Je me rappelle aussi du voyage que j’ai fait au Mans, (NHA
116) c’était la première fois que j’allais en chemin de fer. Quelle joie de me
voir en voyage seule avec Maman... Cependant je ne sais plus pourquoi je me
suis mise à pleurer et cette pauvre petite Mère n’a pu présenter à ma tante du
Mans (NHA 117) qu’un vilain petit laideron tout rouge des larmes qu’il avait
répandues en chemin... Je n’ai gardé aucun souvenir du parloir mais seulement
du moment où ma tante m’a passé une petite souris blanche et un petit panier en
papier bristol rempli de bonbons sur lesquels trônaient deux jolies bagues en
sucre, juste de la grosseur de mon doigt ; aussitôt je m’écriai
“ Quel bonheur ! ” il y aura une bague pour Céline. “ Mais,
ô douleur ! je prends mon panier par l’anse, je donne l’autre main à Maman
et nous partons ; au bout de quelques pas, je regarde mon panier et je
vois que mes bonbons étaient presque tous semés dans la rue, comme les pierres
du petit Poucet... Je regarde encore de plus près et je vois qu’une des
précieuses bagues avait subi le sort fatal des bonbons... Je n’avais plus rien
à donner à Céline !... alors ma douleur éclate, je demande à retourner sur
mes pas, maman ne semble pas faire attention à moi. C’en était trop, à mes
larmes succèdent mes cris... Je ne pouvais comprendre qu’elle ne partageât pas
ma peine et cela augmentait de beaucoup ma douleur... Maintenant je reviens aux
lettres où maman vous parle de Céline et de moi, c’est le meilleur moyen que je
puisse employer pour vous faire bien connaître mon caractère ; voici un
passage où mes défauts brillent d’un vif éclat : “ Voilà
Manuscrit A Folio 8 Recto.
Céline qui s’amuse avec la
petite au jeu de cubes, elles se disputent de temps en temps, Céline cède pour
avoir une perle à sa couronne. Je suis obligée de corriger ce pauvre bébé qui
se met dans des furies épouvantables ; quand les choses ne vont pas à son
idée, elle se roule par terre comme une désespérée croyant que tout est perdu,
il y a des moments où c’est plus fort qu’elle, elle en est suffoquée. C’est une
enfant bien nerveuse, elle est cependant bien mignonne et très intelligente,
elle se rappelle tout. (NHA 118) Vous voyez, ma Mère, combien j’étais loin
d’être une petite fille sans défauts ! On ne pouvait même pas dire de moi
“ que j’étais sage quand je dormais, “ car la nuit j’étais encore
plus remuante que le jour, j’envoyais promener toutes les couvertures et puis
(tout en dormant) je me donnais des coups contre le bois de mon petit
lit ; la douleur me réveillait, alors je disais : “ Maman, je
suis toquée... ” Cette pauvre petite Mère était obligée de se lever et
constatait qu’en effet j’avais des bosses au front, que j’étais toquée ;
elle me couvrait bien, puis allait se recoucher ; mais au bout d’un moment
je recommençais à être toquée, si bien qu’on fut obligé de m’attacher dans mon
lit. Tous les soirs, la petite Céline venait nouer les nombreux cordons
destinés à empêcher le petit lutin de se toquer et de réveiller sa maman ;
ce moyen ayant bien réussi, je fus désormais sage en dormant... Il est un autre
défaut que j’avais (étant éveillée) et dont Maman ne parle pas dans ses
lettres, c’était un grand amour-propre. Je ne vais vous en donner que deux
exemples afin de ne pas rendre mon récit trop long. Un jour Maman me dit :
“ Ma petite Thérèse, si tu veux baiser la terre, je vais te donner un
sou. ” Un sou, c’était pour moi toute une richesse ; pour le gagner
je n’avais pas besoin d’abaisser ma grandeur car ma petite taille ne mettait
pas une grande distance entre moi et la terre, cependant ma fierté se révolta à
Manuscrit A Folio 8 Verso.
la pensée de “ baiser
la terre, ” me tenant bien droite, je dis à Maman “ Oh ! non, ma
petite Mère, j’aime mieux ne pas avoir de sou !... ” Une autre fois
nous devions aller à Grogny chez Madame Monnier. Maman dit à Marie de me mettre
ma jolie robe bleu Ciel, garnie de dentelles, mais de ne pas me laisser les
bras nus, afin que le Soleil ne les brunisse pas. Je me laissai habiller avec
l’indifférence que devaient avoir les enfants de mon âge, mais intérieurement
je pensais que j’aurais été bien plus gentille avec mes petits bras nus. Avec
une nature comme la mienne, si j’avais été élevée par des Parents sans vertu ou
même si comme Céline j’avais été gâtée par Louise (NHA 119) je serais devenue
bien méchante et peut-être me serais perdue... Mais Jésus veillait sur sa
petite fiancée, Il a voulu que tout tournât à son bien, même ses défauts qui,
réprimés de bonne heure, lui ont servi à grandir dans la perfection,.. Comme
j’avais de l’amour-propre et aussi l’amour du bien, aussitôt que j’ai commencé
penser sérieusement (ce que j’ai fait bien petite) il suffisait qu’on me dise
qu’une chose n’était pas bien, pour que je n’aie pas envie de me le faire
répéter deux fois... je vois avec plaisir dans les lettres de Maman qu’en
grandissant je lui donnais plus de consolation. N’ayant que de bons exemples
autour de moi je voulais naturellement les suivre. Voici ce qu’elle écrivait en
1876 “ Jusqu’à Thérèse qui veut parfois se mêler de faire des pratiques.
(NHA 120) C’est une charmante enfant, elle est fine comme l’ombre, très vive,
mais son coeur est sensible. Céline et elle s’aiment beaucoup, elles se
suffisent à elles deux pour se désennuyer ; tous les jours aussitôt
qu’elles ont dîné Céline va prendre son petit coq, elle attrape tout d’un coup
la poule à Thérèse, moi je ne puis en venir à bout, mais elle est si vive que
du premier bond elle la tient ; puis elles arrivent toutes les deux avec
leurs bêtes s’asseoir au coin du
Manuscrit A Folio 9 Recto.
feu et s’amusent ainsi fort
longtemps, (C’était la petite Rose qui m’avait fait cadeau de la poule et du coq,
j’avais donné le coq à Céline). L’autre jour Céline avait couché avec moi,
Thérèse avait couché au second dans le lit à Céline ; elle avait supplié
Louise de la descendre en bas pour qu’on l’habille. Louise monte pour la
chercher, elle trouve le lit vide. Thérèse avait entendu Céline et était
descendue avec elle. Louise lui dit : “ Tu ne veux donc pas venir en
bas t’habiller ? ” “ Oh non ! ma pauvre Louise, on est
comme les deux petites poules, on ne peut pas se séparer ! ” Et en
disant cela elles s’embrassaient et se serraient toutes les deux... Puis le
soir Louise, Céline et Léonie sont parties au cercle catholique et ont laissé
cette pauvre Thérèse qui comprenait bien qu’elle était trop petite pour y
aller, elle disait : “ Si seulement on veut me coucher dans le lit à
Céline !... “ Mais non, on n’a pas voulu... elle n’a rien dit et est
restée seule avec sa petite lampe, elle dormait un quart d’heure après d’un
profond sommeil... (NHA 121) “ Un autre jour Maman écrivait encore :
“ Céline et Thérèse sont inséparables, on ne peut voir deux enfants
s’aimer mieux ; quand Marie vient chercher Céline pour faire sa classe,
cette pauvre Thérèse est tout en larmes. Hélas que va-t-elle devenir, sa petite
amie s’en va !... Marie en a pitié, elle la prend aussi et cette pauvre
petite s’assied sur une chaise pendant deux ou trois heures ; on lui donne
des perles à enfiler ou une chiffe à coudre, elle n’ose bouger et pousse
souvent de gros soupirs. Quand son aiguille se désenfile, elle essaie de la
renfiler, c’est curieux de la voir, ne pouvant y parvenir et n’osant déranger
Marie ; bientôt on voit deux grosses larmes qui coulent sur ses joues...
Marie
Manuscrit A Folio 9 Verso.
la console bien vite,
renfile l’aiguille et le pauvre petit ange sourit au travers de ses larmes ”
(NHA 122) Je me rappelle qu’en effet je ne pouvais pas rester sans Céline,
j’aimais mieux sortir de table avant d’avoir fini mon dessert que de ne pas la
suivre, aussitôt qu’elle se levait. Je me tournais dans ma grande chaise,
demandant qu’on me descende et puis nous allions jouer ensemble ;
quelquefois nous allions avec la petite “ préfète, ” ce qui me
plaisait bien à cause du parc et de tous les beaux jouets qu’elle nous
montrait, mais c’était plutôt afin de faire plaisir à Céline que j’y allais,
aimant mieux rester dans notre petit jardin à gratter les murs, car nous
enlevions toutes les petites paillettes brillantes qui s’y trouvaient et puis
nous allions les vendre à Papa qui nous les achetait très sérieusement. Le
dimanche, comme j’étais trop petite pour aller aux offices, Maman restait à me
garder ; j’étais bien sage et ne marchais que sur le bout du pied pendant
la messe ; mais aussitôt que je voyais la porte s’ouvrir, c’était une
explosion de joie sans pareille ; je me précipitais au-devant de ma jolie
petite Soeur qui était alors parée comme une chapelle... (NHA 123) et je lui
disais : “ Oh ! ma petite Céline, donne-moi bien vite du pain
bénit ! ” Parfois elle n’en avait pas, étant arrivée trop tard...
Comment faire alors ? Il était impossible que je m’en passe, c’était là
“ ma messe... ” Le moyen fut bien vite trouvé. “ Tu n’as pas de
pain bénit, eh bien, fais-en ! ” Aussitôt dit, aussitôt fait, Céline
prend une chaise, ouvre le placard, attrape le pain, en coupe une bouchée et
très sérieusement récite un Ave Maria dessus, puis elle me le présente et moi,
après (avoir) fait le signe de la Croix avec, je le mange avec une grande
dévotion, lui trouvant tout à fait le goût du pain bénit...
Manuscrit A Folio 10 Recto.
Souvent nous faisions ensemble
des conférences spirituelles ; voici un exemple que j’emprunte aux lettres
de Maman “ Nos deux chères petites Céline et Thérèse sont des anges de
bénédiction, des petites natures angéliques. Thérèse fait la joie, le bonheur
de Marie et sa gloire, c’est incroyable comme elle en est fière. C’est vrai
qu’elle a des réparties bien rares à son âge, elle en remontre à Céline qui est
le double plus âgée. Céline disait l’autre jour : “ Comment que cela
se fait que le bon Dieu peut être dans une si petite hostie ?. ”
“ La petite a dit : “ Ce n’est pas si étonnant puisque le bon
Dieu est Tout-puissant. ” “ Qu’est-ce que veut dire
Tout-puissant ? ” “ Mais c’est de faire tout ce qu’Il
veut !... ” (NHA 124) Un jour Léonie pensant qu’elle était trop
grande pour jouer à la poupée vint nous trouver toutes les deux avec une
corbeille remplie de robes et de jolis morceaux destinés à en faire
d’autres ; sur le dessus était couchée sa poupée. “ Tenez mes petites
soeurs, nous dit-elle, choisissez, je vous donne tout cela. ” Céline
avança la main et prit un petit paquet de ganses qui lui plaisait. Après un
moment de réflexion j’avançai la main à mon tour en disant : “ Je
choisis tout ! ” et je pris la corbeille sans autre cérémonie ;
les témoins de la scène trouvèrent la chose très juste, Céline elle-même ne
songea pas à s’en plaindre (d’ailleurs elle ne manquait pas de jouets, son
parrain la comblait de cadeaux et Louise trouvait moyen de lui procurer tout ce
qu’elle désirait). Ce petit trait de mon enfance est le résumé de toute ma
vie ; plus tard lorsque la perfection m’est apparue, j’ai compris que pour
devenir une sainte il fallait beaucoup souffrir, rechercher toujours le plus
parfait et s’oublier soi-même ; j’ai compris qu’il y avait bien des
Manuscrit A Folio 10 Verso.
degrés dans la perfection
et que chaque âme était libre de répondre aux avances de Notre-Seigneur, de
faire peu ou beaucoup pour Lui, en un mot de choisir entre les sacrifices qu’Il
demande. Alors comme aux jours de ma petite enfance, je me suis écriée :
“ Mon Dieu, je choisis tout ”. Je ne veux pas être une sainte à
moitié, cela ne me fait pas peur de souffrir pour vous, je ne crains qu’une
chose c’est de garder ma volonté, prenez-la, car “ Je choisis tout ”
ce que vous voulez !... ” Il faut que je m’arrête, je ne dois pas
encore vous parler de ma jeunesse, mais du petit Lutin de quatre ans. Je me
souviens d’un rêve que j’ai dû faire vers cet âge et qui s’est profondément
gravé dans mon imagination. Une nuit, j’ai rêvé que je sortais pour aller me
promener seule au jardin. Arrivée au bas des marches qu’il fallait monter pour
y arriver, je m’arrêtai saisie d’effroi. Devant moi, auprès de la tonnelle, se
trouvait un baril de chaux et sur ce baril deux affreux petits diablotins
dansaient avec une agilité surprenante malgré des fers à repasser qu’ils
avaient aux pieds ; tout à coup ils jetèrent sur moi leurs yeux
flamboyants, puis au même moment, paraissant bien plus effrayés que moi, ils se
précipitèrent au bas du baril et allèrent se cacher dans la lingerie qui se
trouvait en face. Les voyant si peu braves je voulus savoir ce qu’ils allaient
faire et je m’approchai de la fenêtre. Les pauvres diablotins étaient là,
courant sur les tables et ne sachant comment faire pour fuir mon regard ;
quelquefois ils s’approchaient de la fenêtre, regardant d’un air inquiet si
j’étais encore là et me voyant toujours, ils recommençaient à courir comme des
désespérés. Sans doute ce rêve n’a rien d’extraordinaire, cependant je crois
que le Bon Dieu a permis que je m’en rappelle, afin de me prouver qu’une âme en
état de grâce n’a rien à craindre des démons qui sont des lâches, capables de
fuir devant le regard d’un enfant... Voici encore un passage que je trouve dans
les lettres
Manuscrit A Folio 11 Recto.
de maman. Déjà cette pauvre
petite Mère pressentait la fin de son exil : (NHA 125) “ Les deux
petites ne m’inquiètent pas, elles sont si bien toutes les deux, e sont des
natures choisies, certainement elles seront bonnes. Marie et toi vous pourrez
parfaitement les élever. Céline ne fait jamais la plus petite faute volontaire.
La petite sera bonne aussi, elle ne mentirait pas pour tout l’or du monde, elle
a de l’esprit comme je n’en ai jamais vu aucune de vous (NHA 126)
“ L’autre jour elle était chez l’épicier avec Céline et Louise, elle
parlait de ses pratiques et discutait fort avec Céline ; la dame a dit à
Louise : “ Qu’est-ce qu’elle veut donc dire, quand elle joue dans le
jardin on n’entend parler que de pratiques ? Madame Gaucherin avance la
tête par sa fenêtre pour tâcher de comprendre ce que veut dire ce débat de
pratiques... ” cette pauvre petite fait notre bonheur, elle sera bonne, on
voit déjà le germe ; elle ne parle que du bon Dieu, elle ne manquerait pas
pour tout à faire ses prières. Je voudrais que tu la voies réciter de petites
fables, jamais je n’ai rien vu de si gentil, elle trouve toute seule
l’expression qu’il faut donner et le ton, mais c’est surtout quand elle
dit : “ Petit enfant à tête blonde, où crois-tu donc qu’est le bon
Dieu ? “ Quand elle en est à : “ Il est là-haut dans le
Ciel bleu ” elle tourne son regard en haut avec une expression
angélique ; on ne se lasse pas de le lui faire dire tant c’est beau, il y
a quelque chose de si céleste dans son regard qu’on en est
ravi !... ” (NHA 127) O ma Mère ! Que j’étais heureuse à cet
âge ! Déjà je commençais à jouir de la vie, la vertu avait pour moi des
charmes et j’étais, il me semble, dans les mêmes dispositions où je me trouve
maintenant ayant déjà un grand
Manuscrit A Folio 11 Verso.
empire sur mes actions.
Ah ! comme elles ont passé rapidement les années ensoleillées de ma petite
enfance, mais quelle douce empreinte elles ont laissée en mon âme ! e me
rappelle avec bonheur les jours où papa nous emmenait au pavillon, (NHA 128)
les plus petits détails se sont gravés dans mon coeur... Je me rappelle surtout
les promenades du Dimanche où toujours maman nous accompagnait... Je sens
encore les impressions profondes et poétiques qui naissaient en mon âme à la
vue des champs de blé émaillés de bluets et de fleurs champêtres. Déjà j’aimais
les lointains... L’espace et les sapins gigantesques dont les branches
touchaient la terre laissaient en mon coeur une impression semblable à celle
que je ressens encore aujourd’hui à la vue de la nature... Souvent pendant ces
longues promenades nous rencontrions des pauvres et c’était toujours la petite
Thérèse qui était chargée de leur porter l’aumône, ce dont elle était bien
heureuse ; mais souvent aussi, Papa trouvant que la route était trop
longue pour sa petite reine, la ramenait plus tôt que les autres au logis (à
son grand déplaisir.) Alors pour la consoler Céline remplissait de pâquerettes
son joli petit panier et le lui donnait au retour, mais hélas la pauvre
bonne-maman (NHA 129) trouvait que sa petite-fille en avait trop, aussi en
prenait-elle une bonne partie pour sa sainte Vierge... Ceci ne plaisait pas à
la petite Thérèse mais elle se gardait bien d’en rien dire, ayant pris la bonne
habitude de ne se plaindre jamais, même quand on lui enlevait ce qui était à
elle, ou bien lorsqu’elle était accusée injustement, elle préférait se taire et
ne pas s’excuser, ceci n’était point mérite de sa part, mais vertu naturelle...
Quel dommage que cette bonne disposition se soit évanouie !...
Manuscrit A Folio 12 Recto.
Oh ! véritablement
tout me souriait sur la terre : je trouvais des fleurs sous chacun de mes
pas et mon heureux caractère contribuait aussi à rendre ma vie agréable, mais
une nouvelle période allait commencer pour mon âme, je devais passer par le
creuset de l’épreuve et souffrir dès mon enfance afin de pouvoir être plus tôt
offerte Jésus. De même que les fleurs du printemps commencent à germer sous la
neige et s’épanouissent aux premiers rayons du Soleil, ainsi la petite fleur
dont j’écris les souvenirs a-t-elle dû passer par l’hiver de l’épreuve... Tous
les détails de la maladie de notre mère chérie sont encore présents à mon
coeur, je me souviens surtout des dernières semaines qu’elle a passées sur la
terre ; nous étions, Céline et moi, comme de pauvres petites exilées, tous
les matins. Madame Leriche (NHA 201) venait nous chercher et nous passions la
journée chez elle. Un jour, nous n’avions pas eu le temps de faire notre prière
avant de partir et pendant le trajet Céline m’a dit tout bas :
“ Faut-il le dire que nous n’avons pas fait notre prière ? ... ”
“ Oh ! oui ” lui ai-je répondu ; alors bien timidement elle
l’a dit à Madame Leriche, celle-ci nous a répondu “ Eh bien, mes petites
filles, vous allez la faire ” et puis nous mettant toutes les deux dans
une grande chambre elle est partie... Alors Céline m’a regardée et nous avons
dit : “ Ah ! ce n’est pas comme Maman... toujours elle nous
faisait faire notre prière !... ” En jouant avec les enfants,
toujours la pensée de notre Mère chérie nous poursuivait ; une fois Céline
ayant reçu un bel abricot se pencha et me dit tout bas : “ Nous
n’allons pas le manger, je vais le donner à Maman. “ Hélas ! cette
pauvre petite Mère était déjà trop malade pour manger les fruits de la terre,
elle ne devait plus se rassasier qu’au Ciel de la gloire de Dieu et boire avec
Jésus le vin mystérieux dont Il parla dans sa dernière Cène, disant qu’Il le
partagerait avec nous dans le royaume de son Père. (NHA 202) (Mt 26,29) La
cérémonie touchante de l’extrême-onction s’est aussi imprimée en mon âme ;
je vois encore la place où j’étais à côté de Céline, toutes les cinq nous
étions par
Manuscrit A Folio 12 Verso.
rang d’âge et ce pauvre
petit Père était là aussi qui sanglotait... Le jour ou le lendemain du départ
de Maman, (NHA 203) il me prit dans ses bras en me disant : “ Viens
embrasser une dernière fois ta pauvre petite Mère. “ Et moi sans rien
dire, j’approchai mes lèvres du front de ma Mère chérie... Je ne me souviens
pas d’avoir beaucoup pleuré, je ne parlais à personne des sentiments profonds
que je ressentais... Je regardais et j’écoutais en silence... personne n’avait
le temps de s’occuper de moi aussi je voyais bien des choses qu’on aurait voulu
me cacher ; une fois, je me trouvai en face du couvercle du cercueil... je
m’arrêtai longtemps à le considérer, jamais je n’en avais vu, cependant je
comprenais... j’étais si petite que malgré la taille peu élevée de Maman,
j’étais obligée de lever la tête pour voir le haut et il me paraissait bien
grand... bien triste.. . Quinze ans plus tard, je me trouvai devant un autre
cercueil, celui de Mère Geneviève (NHA 204) il était de la même grandeur que
celui de maman et je me crus encore aux jours de mon enfance !... Tous mes
souvenirs revinrent en foule, c’était bien la même petite Thérèse qui
regardait, mais elle avait grandi et le cercueil lui paraissait petit, elle
n’avait plus besoin de lever Ia tête pour le voir ; elle ne la levait plus
que pour contempler le Ciel qui lui paraissait bien joyeux, car toutes ses
épreuves avaient pris fin et l’hiver de son âme était passé pour toujours...
(Ct 2,10-11) Le jour où l’Eglise bénit la dépouille mortelle de notre petite
Mère du Ciel, le bon Dieu voulut m’en donner une autre sur la terre et il
voulut que je la choisisse librement. Nous étions ensemble toutes les cinq,
nous regardant avec tristesse, Louise était là aussi et voyant Céline et moi,
elle dit : “ Pauvres petites, vous n’avez plus de Mère !...
Alors Céline se jeta dans les bras de Marie disant “ Eh bien ! c’est
toi qui seras Maman. ” Moi, j’étais habituée à faire
Manuscrit A Folio 13 Recto.
comme elle, cependant je me
tournai vers vous, ma Mère, et comme si déjà l’avenir avait déchiré son voile,
je me jetai dans vos bras en m’écriant : “ Eh bien ! moi, c’est
Pauline qui sera Maman ! ” Comme je l’ai dit plus haut, c’est à
partir de cette époque de ma vie qu’il me fallut entrer dans la seconde période
de mon existence, la plus douloureuse des trois, surtout depuis l’entrée au
Carmel de celle que j’avais choisie pour ma seconde “ Maman. ” Cette
période s’étend depuis l’age de quatre ans et demi jusqu’à celui de ma
quatorzième année, époque où je retrouvai mon caractère d’enfant tout en
entrant dans le sérieux de la vie. Il faut vous dire, ma Mère, qu’à partir de
la mort de Maman, mon heureux caractère changea complètement ; moi si
vive, si expansive, je devins timide et douce, sensible à l’excès. Un regard
suffisait pour me faire fondre en larmes, il fallait que personne ne s’occupât
de moi pour que je sois contente, je ne pouvais pas souffrir la compagnie de
personnes étrangères et ne retrouvais ma gaieté que dans l’intimité de la
famille... Cependant je continuais à être entourée de la tendresse la plus
délicate. Le coeur si tendre de Papa avait joint à l’amour qu’il possédait déjà
un amour vraiment maternel !... Vous, ma Mère, et Marie n’étiez-vous pas
pour moi les mères les plus tendres, les plus désintéressées ? Ah !
si le Bon Dieu n’avait pas prodigué ses bienfaisants rayons à sa petite fleur,
jamais elle n’aurait pu s’acclimater à la terre, elle était encore trop faible
pour supporter les pluies et les orages, il lui fallait de la chaleur, une
douce rosée et des brises printanières ; jamais elle ne manqua de
Manuscrit A Folio 13 Verso.
tous ces bienfaits, Jésus
les lui fit trouver, même sous la neige de l’épreuve ! Je ne ressentis
aucun chagrin en quittant Alençon. Les enfants aiment le changement et ce fut
avec plaisir que je vins à Lisieux. (NHA 205) (NHA 206) Je me souviens du
voyage, de l’arrivée le soir chez ma tante, je vois encore Jeanne et Marie nous
attendant à la porte... J’étais bien heureuse d’avoir des petites cousines si
gentilles, je les aimais beaucoup ainsi que ma tante et surtout mon oncle,
seulement il me faisait peur et je n’étais pas mon aise chez lui comme aux
Buissonnets, c’est là que ma vie était véritablement heureuse... Dès le matin
vous veniez auprès de moi, me demandant si j’avais donné mon coeur au bon Dieu,
ensuite vous m’habilliez en me parlant de Lui et puis, à vos côtés, je faisais
ma prière. Après venait la leçon de lecture, le premier mot que je pus lire
seule fut celui-ci : “ Cieux. ” Ma chère marraine se chargea des
leçons d’écriture et vous, ma Mère, de toutes les autres ; je n’avais pas
une très grande facilité pour apprendre mais j’avais beaucoup de mémoire. Le
catéchisme et surtout l’histoire sainte avaient mes préférences, je les
étudiais avec joie, mais la grammaire a fait souvent couler mes larmes...
Rappelez-vous le masculin et le féminin ! Aussitôt que ma classe était
finie, je montais au belvédère portant ma rosette et ma note à papa. Que
j’étais heureuse quand je pouvais lui dire : J’ai cinq sans exception,
c’est Pauline qui l’a dit la première... ” Car lorsque je vous demandais
si j’avais cinq sans exception et que vous me disiez oui, c’était à mes yeux un
degré de moins ; vous me donniez aussi des bons points, quand j’en avais
amassé un certain nombre, j’avais une récompense et un jour de congé. Je me
rappelle que ces jours-là
Manuscrit A Folio 14 Recto.
me semblaient bien plus
longs que les autres, ce qui vous faisait plaisir puisque cela montrait que je
n’aimais pas à rester sans rien faire. Toutes les après-midi, j’allais faire
une petite promenade avec papa ; nous faisions ensemble notre visite au
Saint-Sacrement, visitant chaque jour une nouvelle église, c’est ainsi que
j’entrai pour la première fois dans la chapelle du Carmel, papa me montra la
grille du choeur, me disant que derrière étaient des religieuses. J’étais bien
loin de me douter que neuf ans plus tard je serais parmi elles !... Après
la promenade (pendant laquelle papa m’achetait toujours un petit cadeau d’un ou
deux sous) je rentrais à la maison ; alors je faisais mes devoirs, puis
tout le reste du temps, je restais à sautiller dans le jardin autour de papa,
car je ne savais pas jouer à la poupée. C’était une grande joie pour moi de
préparer des tisanes avec des petites graines et des écorces d’arbres que je
trouvais par terre, je les portais ensuite à papa dans une jolie petite tasse,
ce pauvre petit père quittait son ouvrage et puis en souriant il faisait
semblant de boire. Avant de me rendre la tasse il me demandait (comme à la
dérobée) s’il fallait en jeter le contenu ; quelquefois je disais oui,
mais plus souvent je remportais ma précieuse tisane, voulant la faire servir
plusieurs fois... j’aimais à cultiver mes petites fleurs dans le jardin que
Papa m’avait donné ; je m’amusais à dresser de petits autels dans
l’enfoncement qui se trouvait au milieu dans le mur ; quand j’avais fini,
Je courais vers Papa et l’entraînant je lui disais de bien fermer les yeux et
de ne les ouvrir qu’au moment où je lui dirais de le faire, il faisait tout ce
que je voulais et se laissait conduire devant mon petit jardin, alors je
criais : “ Papa ouvre les yeux : ” Il les ouvrait
et s’extasiait pour me
faire plaisir, admirant ce que je croyais être un chef d’oeuvre !... Je ne
finirais pas si je voulais raconter mille petits traits de ce genre qui se
pressent en foule dans ma mémoire... Ah ! comment pourrai-je redire toutes
les tendresses que “ Papa ” prodiguait à sa petite reine ? Il
est des choses que le coeur sent, mais que la parole et même la pensée ne
peuvent arriver à rendre... Ils étaient pour moi de beaux jours, ceux où mon
“ roi chéri ” m’emmenait à la pêche avec lui, j’aimais tant la
campagne, les fleurs et les oiseaux ! Quelquefois j’essayais de pêcher
avec ma petite ligne, mais je préférais aller m’asseoir seule sur l’herbe
fleurie, alors mes pensées étaient bien profondes et sans savoir ce que c’était
(que) de méditer, mon âme se plongeait dans une réelle oraison... J’écoutais
les bruits lointains... Le murmure du vent et même la musique indécise des
soldats dont le son arrivait jusqu’à moi mélancolisaient doucement mon coeur...
La terre me semblait un lieu d’exil et je rêvais le Ciel... L’après-midi
passait vite, bientôt il fallait rentrer aux Buissonnets, mais avant de partir
je prenais la collation que j’avais apportée dans mon petit panier ; la
belle tartine de confitures que vous m’aviez préparée avait changé d’aspect et
au lieu de sa vive couleur je ne voyais plus qu’une légère teinte rose, toute
vieillie et rentrée... alors la terre me semblait encore plus triste et je
comprenais qu’au Ciel seulement la joie serait sans nuages... A propos de
nuages, je me souviens qu’un jour le beau Ciel bleu de la campagne s’en couvrit
et que bientôt l’orage se mit à gronder, les éclairs sillonnaient les nuages
sombres et je vis à quelque distance tomber le tonnerre ; loin d’en être
effrayée, j’étais ravie, il me semblait que le Bon Dieu
Manuscrit A Folio 15 Recto.
était si près de
moi !... Papa n’était pas tout à fait aussi content que sa petite reine,
non que l’orage lui fît peur, mais l’herbe et les grandes pâquerettes (qui
étaient plus hautes que moi) étincelaient de pierres précieuses, il nous
fallait traverser plusieurs prairies avant de trouver une route et mon petit
père chéri, craignant que les diamants mouillent sa petite fille, la prit
malgré son bagage de lignes et l’emporta sur son dos. Pendant les promenades
que je faisais avec papa, il aimait à me faire porter l’aumône aux pauvres que
nous rencontrions ; un jour nous en vîmes un qui se traînait péniblement
sur des béquilles, je m’approchai pour lui donner un sou, mais ne se trouvant
pas assez pauvre pour recevoir l’aumône, il me regarda en souriant tristement
et refusa de prendre ce que je lui offrais. Je ne puis dire ce qui se passa
dans mon coeur, j’aurais voulu le consoler, le soulager ; au lieu de cela
je pensais lui avoir fait de la peine, sans doute le pauvre malade devina ma
pensée, car je le vis se détourner et me sourire. Papa venait de m’acheter un
gâteau, j’avais bien envie de le lui donner mais je n’osai pas, cependant je
voulais lui donner quelque chose qu’il ne puisse me refuser, car je sentais
pour lui une sympathie très grande, alors je me rappelai avoir entendu dire que
le jour de la première communion on obtenait tout ce qu’on demandait cette
pensée me consola et bien que je n’eusse encore que six ans, je me dis :
“ Je prierai pour mon pauvre le jour de ma première communion. ” Je
tins ma promesse cinq ans plus tard et j’espère que le bon Dieu exauça la
prière qu’Il m’avait inspirée de Lui adresser pour un de ses membres
souffrants...
J’aimais beaucoup le Bon
Dieu et je lui donnais bien souvent mon coeur en me servant de la petite
formule que maman m’avait apprise, cependant un jour ou plutôt un soir du beau
mois de Mai je fis une faute qui vaut bien la peine d’être rapportée, elle me donna
un grand sujet de m’humilier et je crois en avoir eu la contrition parfaite.
Etant trop petite pour aller au mois de Marie je restais avec Victoire (NHA
207) et faisais avec elle mes dévotions devant mon petit mois de Marie que
j’arrangeais à ma façon ; tout était si petit : chandeliers et pots
de fleurs que deux allumettes-bougies l’éclairaient parfaitement ;
quelquefois Victoire me faisait la surprise de me donner deux petits bouts de
rat-de-cave mais c’était rare. Un soir tout était prêt pour nous mettre en
prière, je lui dis “ Victoire, voulez-vous commencer le souvenez-vous je
vais allumer. ”Elle fit semblant de commencer, mais elle ne dit rien et me
regarda en riant ; moi qui voyais mes précieuses allumettes se consumer
rapidement, je la suppliai de faire la prière, elle continua de se taire ;
alors me levant, je me mis à lui dire bien haut qu’elle était méchante, et
sortant de ma douceur habituelle, je frappai du pied de toutes mes forces...
Cette pauvre Victoire n’avait plus envie de rire, elle me regarda avec
étonnement et me montra du rat-de-cave qu’elle m’avait apporté... après avoir
répandu des larmes de colère, je versai des larmes d’un sincère repentir ayant
le ferme propos de ne plus jamais recommencer !... Une autre fois il
m’arriva une autre aventure avec Victoire mais de celle-ci je n’eus aucun
repentir, car je gardai parfaitement mon calme. Je voulais avoir un encrier qui
se trouvait sur la cheminée de la cuisine ; étant trop petite pour le
prendre, je demandai bien gentiment à Victoire de
Manuscrit A Folio 16 Recto.
me le donner, mais elle
refusa me disant de monter sur une chaise. Je pris une chaise sans rien dire,
mais en pensant qu’elle n’était pas aimable ; voulant le lui faire sentir,
je cherchai dans ma petite tête ce qui m’offensait le plus, elle m’appelait
souvent quand elle était ennuyée de moi : “ petite mioche ”, ce
qui m’amusait beaucoup. Alors avant de sauter au bas de ma chaise, je me
détournai avec dignité et je lui dis : “ Victoire, vous êtes une mioche ”
Puis je me sauvai, la laissant méditer la profonde parole que je venais de lui
adresser... Le résultat ne se fit pas attendre, bientôt je l’entendis qui
criait : “ M’amzelle Mari... Thérasse vient d’me dire que j’suis une
mioche ! ” Marie vint et me fit demander pardon, mais je le fis sans
contrition, trouvant que puisque Victoire n’avait pas voulu allonger son grand
bras me rendre un petit service elle, méritait le titre de mioche. Cependant
elle m’aimait beaucoup et je l’aimais bien aussi ; un jour elle me tira
d’un grand péril où j’étais tombée par ma faute. Victoire repassait ayant à
côté d’elle un seau avec de l’eau dedans, moi je la regardais en me balançant
(comme à mon habitude) sur une chaise, tout à coup la chaise me manque et je
tombe, non pas par terre, mais dans le fond du seau !... Mes pieds
touchaient ma tête et je remplissais le seau comme un petit poulet remplit son
oeuf !... Cette pauvre Victoire me regardait avec une surprise extrême,
n’ayant jamais vu pareille chose. J’avais bien envie de sortir au plus tôt de
mon seau, mais impossible, ma prison était si juste que je ne pouvais pas faire
un mouvement. Avec un peu de peine elle me sauva de mon grand péril, mais non
pas ma robe et tout le reste qu’elle fut obligée de me changer, car j’étais
trempée comme une soupe. Une autre fois je tombai dans la cheminée,
heureusement le feu n’était
Manuscrit A Folio 16 Verso.
pas allumé. Victoire n’eut
que le mal de me relever et de secouer la cendre dont j’étais remplie. C’était
le mercredi, alors que vous étiez au chant avec Marie, que toutes ces aventures
m’arrivaient. Ce fut aussi un mercredi que Monsieur Ducellier (NHA 208) vint
pour faire une visite. Victoire lui ayant dit qu’il n’y avait personne à la
maison que la petite Thérèse, il entra dans la cuisine pour me voir et regarda
mes devoirs ; j’étais bien fière de recevoir mon confesseur, car peu de
temps avant je m’étais confessée pour la première fois. Quel doux souvenir pour
moi !... O ma Mère chérie ! avec quel soin ne m’aviez-vous pas
préparée me disant que ce n’était pas à un homme, mais au Bon Dieu, que
j’allais dire mes péchés ; j’en étais vraiment bien convaincue aussi je
fis ma confession avec un grand esprit de foi et même je vous demandai s’il ne
fallait pas dire à Monsieur Ducellier que je l’aimais de tout mon coeur puisque
c’était au Bon Dieu que j’allais parler en sa personne... Bien instruite de
tout ce que je devais dire et faire, j’entrai dans le confessionnal et me mis à
genoux, mais en ouvrant le guichet Monsieur Ducellier ne vit personne, j’étais
si petite que ma tête se trouvait sous la banquette où l’on s’appuie les mains,
alors il me dit de rester debout ; obéissant aussitôt, je me levai et me
tournant juste en face de lui pour bien le voir, je fis ma confession comme une
grande fille et je reçus sa bénédiction avec une grande dévotion, car vous
m’aviez dit qu’à ce moment les larmes du Petit Jésus allaient purifier mon âme.
Je me souviens que la première exhortation qui me fut adressée m’invita surtout
à la dévotion envers la Sainte Vierge et je me promis de redoubler de tendresse
pour elle. (NHA 209) En sortant du confessionnal, j’étais si contente et si
légère que jamais je n’avais senti autant de joie dans mon
Manuscrit A Folio 17 Recto.
âme. Depuis je retournai me
confesser à toutes les grandes fêtes et c’était une vraie joie pour moi à
chaque fois que j’y allais. Les fêtes !... ah ! que ce mot rappelle
de souvenirs !... Les fêtes, je les aimais tant !... Vous saviez si
bien m’expliquer ma Mère chérie, tous les mystères cachés sous chacune d’elles
que c’étaient vraiment pour moi des jours du Ciel. J’aimais surtout les
processions du Saint-Sacrement, quelle joie de semer des fleurs sous les pas du
Bon Dieu... mais avant de les y laisser tomber je les lançais le plus haut que
je pouvais et je n’étais jamais aussi heureuse qu’en voyant mes roses
effeuillées toucher l’ostensoir sacré... Les fêtes ! ah ! si les
grandes étaient rares, chaque semaine en ramenait une bien chère à mon
coeur : “ Le Dimanche ! Quelle journée que celle du
Dimanche !... C’était la fête du Bon Dieu, la fête du repos. D’abord je
restais dans le dodo plus longtemps que les autres jours et puis maman Pauline
gâtait sa petite fille, lui apportant son chocolat dans son dodo, ensuite elle
l’habillait comme une petite reine... Marraine venait friser filleule qui
n’était pas toujours gentille quand on lui tirait les cheveux, mais ensuite
elle était bien contente d’aller prendre la main de son Roi qui, ce jour-là,
l’embrassait encore plus tendrement qu’à l’ordinaire, puis toute la famille partait
à la Messe. Tout le long du chemin et même dans l’église, la petite
“ Reine à Papa ” lui donnait la main, sa place était à côté de lui et
quand nous étions obligés de descendre pour le sermon il fallait trouver encore
deux chaises l’une auprès de l’autre. Ce n’était pas bien difficile, tout le
monde avait l’air de trouver cela si gentil de voir un si beau vieillard avec
une si petite fille que les personnes se dérangeaient pour donner leurs places.
Mon oncle qui se trouvait dans les bancs des marguilliers se réjouissait de
nous voir arriver, il disait que j’étais son petit
Manuscrit A Folio 17 Verso.
rayon de Soleil... Moi je
ne m’inquiétais guère d’être regardée, écoutant bien attentivement les sermons
auxquels cependant je ne comprenais pas grand’chose ; le premier que je
compris et qui me toucha profondément fut un sermon sur la Passion prêché par
Monsieur Ducellier et depuis je compris tous les autres sermons. Quand le
prédicateur parlait de Sainte Thérèse, papa se penchait et me disait tout
bas : “ Écoute bien, ma petite reine, on parle de ta Sainte
Patronne ” J’écoutais bien en effet, mais je regardais papa plus souvent
que le prédicateur, sa belle figure me disait tant de choses !. .. Parfois
ses yeux se remplissaient de larmes qu’il s’efforçait en vain de retenir, il
semblait déjà ne plus tenir à la terre, tant son âme aimait à se plonger dans
les vérités éternelles... Cependant sa course était bien loin d’être achevée,
de longues années devaient s’écouler avant que le beau Ciel s’ouvrît à ses yeux
ravis et que le Seigneur essuyât les larmes de son bon et fidèle
serviteur !... (Ap 21,4 Mt 25,21) Mais je reviens à ma journée du
Dimanche. Cette joyeuse journée qui passait si rapidement avait bien sa teinte
de mélancolie. Je me souviens que mon bonheur était sans mélange jusqu’a
complies, pendant cet office, je pensais que le jour du repos allait finir...
que le lendemain il faudrait recommencer la vie, travailler, apprendre des
leçons, et mon coeur sentait l’exil de la terre... je soupirais après le repos
éternel du Ciel, le Dimanche sans couchant de la Patrie !... Il n’est pas
jusqu’aux promenades que nous faisions avant de rentrer aux Buissonnets qui ne
laissaient un sentiment de tristesse dans mon âme ; alors la famille
n’était plus au complet puisque pour faire plaisir à mon Oncle, Papa lui
laissait le soir de chaque Dimanche Marie ou Pauline ;
Manuscrit A Folio 18 Recto.
seulement j’étais bien
contente quand je restais aussi. J’aimais mieux cela que d’être invitée toute
seule parce qu’on faisait moins attention à moi. Mon plus grand plaisir était
d’écouter tout ce que mon Oncle disait, mais je n’aimais pas qu’il m’interroge
et j’avais bien peur quand il me mettait sur un seul de ses genoux en chantant
Barbe-bleue d’une voix formidable... C’était avec plaisir que je voyais Papa
venir nous chercher. En revenant je regardais les étoiles qui scintillaient
doucement et cette vue me ravissait... Il y avait surtout un groupe de perles
d’or que je remarquais avec joie trouvant qu’il avait la forme d’un T (voici à
peu près sa forme : *I ) je le faisais voir à Papa en lui disant que mon
nom était écrit dans le Ciel (Lc 10,20) et puis ne voulant rien voir de la
vilaine terre, je lui demandais de me conduire ; alors sans regarder où je
posais les pieds, je mettais ma petite tête bien en l’air ne me lassant pas de
contempler l’azur étoilé !... Que pourrai-je dire des veillées d’hiver,
surtout de celles du Dimanche ? Ah ! qu’il m’était doux après la
partie de damier de m’asseoir avec Céline sur les genoux de Papa... (NHA 210)
De sa belle voix, il chantait des airs remplissant l’âme de pensées
profondes... ou bien, nous berçant doucement, il récitait des poésies
empreintes des vérités éternelles... Ensuite nous montions pour faire la prière
en commun et la petite reine était toute seule auprès de son Roi, n’ayant qu’à
le regarder pour savoir comment prient les Saints... A la fin, nous venions
toutes par rang d’âge dire bonsoir à papa et recevoir un baiser ; la reine
venait naturellement la dernière, le roi, pour l’embrasser, la
Manuscrit A Folio 18 Verso.
prenait par les coudes et
celle-ci s’écriait bien haut : “ Bonsoir Papa, bonne nuit, dors
bien ”, c’était tous les soirs la même répétition... Ensuite ma petite
maman me prenait entre ses bras et m’emportait dans le lit de Céline, alors je
disais : “ Pauline, est-ce que j’ai été bien mignonne
aujourd’hui ?... Est-ce que les petits anges vont voler autour de
moi ? ” Toujours la réponse était oui, autrement j’aurais passé la
nuit tout entière à pleurer... Après m’avoir embrassée ainsi que ma chère
marraine, Pauline redescendait et la pauvre petite Thérèse restait toute seule
dans l’obscurité ; elle avait beau se représenter les petits anges volant
autour d’elle, la frayeur la gagnait bientôt, les ténèbres lui faisaient peur,
car elle ne voyait pas de son lit les étoiles qui scintillaient doucement... Je
regarde comme une vraie grâce d’avoir été habituée par vous, ma Mère chérie, à
surmonter mes frayeurs ; parfois vous m’envoyiez seule, le soir, chercher
un objet dans une chambre éloignée ; si je n’avais pas été si bien dirigée
je serais devenue très peureuse, au lieu que maintenant je suis vraiment
difficile à effrayer... Je me demande parfois comment vous avez pu m’élever
avec tant d’amour et de délicatesse sans me gâter, car il est vrai que vous ne
me passiez pas une seule imperfection, jamais vous ne me faisiez de reproche
sans sujet, mais jamais vous ne reveniez sur une chose que vous aviez
décidée ; je le savais si bien que je n’aurais pas pu ni voulu faire un pas
si vous me l’aviez défendu. Papa lui-même était obligé de se conformer à votre
volonté, sans le consentement de Pauline je n’allais pas me promener et quand
Papa me disait de venir je répondais : “ Pauline ne veut
pas ; ”
Manuscrit A Folio 19 Recto.
alors il venait demander ma
grâce, quelquefois pour lui faire plaisir Pauline disait oui, mais la petite
Thérèse voyait bien à son air que ce n’était pas de bon coeur, elle se mettait
à pleurer sans accepter de consolations jusqu’à ce que Pauline dise oui et
l’embrasse de bon coeur ! Lorsque la petite Thérèse était malade, ce qui
lui arrivait tous les hivers, (NHA 211) il n’est pas possible de dire avec
quelle tendresse maternelle elle était soignée. Pauline la faisait coucher dans
son lit (faveur incomparable) et puis elle lui donnait tout ce dont elle avait
envie. Un jour Pauline tira de dessous le traversin un joli petit couteau à
elle et le donnant à sa petite fille la laissa plongée dans un ravissement qui
ne peut se décrire : “ Ah ! Pauline, s’écria-t-elle, tu m’aimes
donc bien que tu te prives pour moi de ton joli petit couteau qui a une étoile
en nacre ? Mais puisque tu m’aimes tant, ferais-tu bien le sacrifice de ta
montre pour m’empêcher de mourir ?... ” “ Non seulement pour
t’empêcher de mourir, je donnerais ma montre, mais seulement pour te voir
bientôt guérie j’en ferais tout de suite le sacrifice. ” En écoutant ces
paroles de Pauline, mon étonnement et ma reconnaissance étaient si grands que
je ne puis les exprimer... En été j’avais quelquefois mal au coeur. Pauline me
soignait encore avec tendresse ; pour m’amuser, ce qui était le meilleur
des remèdes, elle me promenait en brouette tout autour du jardin et puis, me
faisant descendre, elle mettait ma place un joli petit pied de pâquerettes
qu’elle promenait avec bien de la précaution jusqu’à mon jardin où il prenait
place en grande pompe... C’était Pauline qui recevait toutes mes confidences
intimes, qui éclaircissait tous mes doutes... Une fois je m’étonnais de ce que
le Bon Dieu ne
Manuscrit A Folio 19 Verso.
donne pas une gloire égale
dans le Ciel à tous les élus, et j’avais peur que tous ne soient pas
heureux ; alors Pauline me dit d’aller chercher le grand “ verre à
Papa ” et de le mettre à côté de mon tout petit dé, puis de les remplir
d’eau, ensuite elle me demanda lequel était le plus plein. Je lui dis qu’ils
étaient aussi pleins l’un que l’autre et qu’il était impossible de mettre plus
d’eau qu’ils n’en pouvaient contenir. Ma Mère chérie me fit alors comprendre
qu’au Ciel le Bon Dieu donnerait à ses élus autant de gloire qu’ils en
pourraient porter et qu’ainsi le dernier n’aurait rien à envier au premier.
C’était ainsi que mettant à ma portée les plus sublimes secrets, Vous saviez,
ma Mère, donner à mon âme la nourriture qui lui était nécessaire... Avec quelle
joie je voyais chaque année arriver la distribution des prix !... Là comme
toujours, la justice était gardée et je n’avais que les récompenses
méritées ; toute seule, debout au milieu de la noble assemblée, j’écoutais
ma sentence lue par “ le Roi de France et de Navarre ” le coeur me
battait bien fort en recevant les prix et la couronne... c’était pour moi comme
une image du jugement... Aussitôt après la distribution, la petite Reine
quittait sa robe blanche, puis on se dépêchait de la déguiser afin qu’elle
prenne part à la grande représentation !... Ah ! comme elles étaient
joyeuses ces fêtes de famille... Comme j’étais loin alors en voyant mon Roi
chéri si radieux, de prévoir les épreuves qui devaient le visiter !... Un
jour cependant, le Bon Dieu me montra dans une vision vraiment extraordinaire,
l’image vivante de l’épreuve qu’Il se plaisait à nous préparer d’avance, son
calice se remplissant déjà. (NHA 212) Papa était en voyage depuis plusieurs
jours, il devait encore s’en écouler deux
Manuscrit A Folio 20 Recto.
avant son retour. Il
pouvait être deux ou trois heures de l’après-midi, le soleil brillait d’un vif
éclat et toute la nature semblait en fête. Je me trouvais seule à la fenêtre
d’une mansarde donnant sur le grand jardin ; je regardais devant moi,
l’esprit occupé de pensées riantes, quand je vis, devant la buanderie qui se
trouvait juste en face, un homme vêtu absolument comme Papa, ayant la même
taille et la même démarche, seulement il était beaucoup plus courbé... Sa tête
était couverte d’une espèce de tablier de couleur indécise en sorte que je ne
pus voir son visage. Il portait un chapeau semblable à ceux de Papa. Je le vis
s’avancer d’un pas régulier, longeant mon petit jardin... Aussitôt un sentiment
de frayeur surnaturelle envahit mon âme, mais en un instant je réfléchis que
sans doute Papa était de retour et qu’il se cachait afin de me
surprendre ; alors j’appelai bien haut d’une voix tremblante
d’émotion : “ Papa, Papa !... ” Mais le mystérieux
personnage ne paraissant pas m’entendre, continua sa marche régulière sans même
se détourner ; le suivant des yeux, je le vis se diriger vers le bosquet
qui coupait la grande allée en deux, je m’attendais à le voir reparaître de
l’autre côté des grands arbres, mais la vision prophétique s’était
évanouie !.. . Tout ceci ne dura qu’un instant, mais se grava si
profondément en mon coeur qu’aujourd’hui, après onze ans... le souvenir m’en
est aussi présent que si la vision était encore devant mes yeux... Marie était
avec vous, ma Mère, dans une chambre communiquant avec celle où je me
trouvais ; m’entendant appeler Papa, elle ressentit une impression de
frayeur,... sentant, m’a-t-elle dit depuis, qu’il devait se passer quelque
chose d’extraordinaire ; sans me laisser voir son émotion elle accourut
auprès de moi, me demandant ce qui me prenait d’appeler Papa qui était à
Alençon ; je
Manuscrit A Folio 20 Verso.
racontai alors ce que je
venais de voir. Pour me rassurer, Marie me dit que c’était sans doute Victoire
qui pour me faire peur s’était caché la tête avec son tablier, mais interrogée,
Victoire assura n’avoir pas quitté sa cuisine ; d’ailleurs, j’étais bien
sûre d’avoir vu un homme et que cet homme avait la tournure de Papa, alors nous
allâmes toutes les trois derrière le massif d’arbres, mais n’ayant trouvé
aucune marque indiquant le passage de quelqu’un, vous m’avez dit de ne plus
penser à cela... Ne plus y penser n’était pas en mon pouvoir, bien souvent mon
imagination me représenta la scène mystérieuse que j’avais vue... bien souvent
j’ai cherché à lever le voile qui m’en dérobait le sens, car j’en gardai au
fond du coeur la conviction intime, cette vision avait un sens qui devait
m’être révélé un jour... Ce jour s’est fait longtemps attendre mais après
quatorze ans le Bon Dieu a lui-même déchiré le voile mystérieux. Etant en
licence avec Soeur Marie du Sacré-Coeur (NHA 213) nous parlions comme toujours
des choses de l’autre vie et de nos souvenirs d’enfance, quand je lui rappelai
la vision que j’avais eue à l’age de six à sept ans ; tout à coup, en
rapportant les détails de cette scène étrange, nous comprîmes en même temps ce
qu’elle signifiait... C’était bien Papa que j’avais vu, s’avançant courbé par
l’âge... C’était bien lui, portant sur son visage vénérable, sur sa tête
blanchie, le signe de sa glorieuse épreuve... (NHA 214) Comme la Face Adorable
de Jésus qui fut voilée pendant sa passion, (Lc 22,64 Mt 25,21) ainsi la face
de son fidèle serviteur devait être voilée aux jours de ses douleurs, afin de
pouvoir rayonner dans la Céleste Patrie auprès de son Seigneur, le Verbe Éternel...
(Jn 1,1) C’est du sein de cette gloire ineffable, alors qu’il régnait dans le
Ciel, que notre Père chéri nous a obtenu la grâce de comprendre la vision
Manuscrit A Folio 21 Recto.
que sa petite reine avait
eue à un âge où l’illusion n’est pas à craindre. C’est du sein de la gloire
qu’il nous a obtenu cette douce consolation de comprendre que dix avant notre
grande épreuve le Bon Dieu nous la montrait déjà, comme un Père fait entrevoir
à ses enfants l’avenir glorieux qu’il leur prépare et se complaît à considérer
d’avance les richesses sans prix qui doivent être leur partage... Ah !
pourquoi est-ce à moi que le Bon Dieu a donné cette lumière ? Pourquoi
a-t-il montré à une enfant si petite une chose qu’elle ne pouvait comprendre,
une chose qui, si elle l’avait comprise, l’aurait fait mourir de douleur,
pourquoi ?... C’est là un de ces mystères que sans doute nous comprendrons
dans le Ciel et qui fera notre éternelle admiration !... Que le Bon Dieu
est bon !... comme il proportionne les épreuves aux forces qu’Il nous
donne. Jamais, comme je viens de le dire, je n’aurais pu supporter même la
pensée des peines amères que l’avenir me réservait... Je ne pouvais pas même
penser sans frémir que Papa pouvait mourir... Une fois il était monté sur le
haut d’une échelle et comme je restais juste dessous il me cria : “ Éloigne-toi
paup’tit, si je tombe je vais t’écraser. ” En entendant cela, je ressentis
une révolte intérieure, au lieu de m’éloigner je me collai contre l’échelle en
pensant : “ Au moins si Papa tombe, je ne vais pas avoir la douleur
de le voir mourir, puisque je vais mourir avec lui ! ” Je ne puis
dire ce que j’aimais Papa, tout en lui me causait de l’admiration ; quand
il m’expliquait ses pensées (comme si j’avais été une grande fille) je lui
disais naïvement que, bien sûr, s’il disait
Manuscrit A Folio 21 Verso.
tout cela aux grands hommes
du gouvernement, ils le prendraient pour le faire Roi et qu’alors la France
serait heureuse comme elle ne l’avait jamais été... Mais dans le fond j’étais
contente (et me le reprochais comme pensée d’égoïsme) qu’il n’y ait que moi à
bien connaître Papa, car s’il était devenu Roi de France et de Navarre je
savais qu’il aurait été malheureux puisque c’est le sort de tous les monarques
et surtout il n’aurait plus été mon Roi à moi toute seule !.. . J’avais
six ou sept ans lorsque Papa nous conduisit à Trouville. (NHA 215) Jamais je
n’oublierai l’impression que me fit la mer, je ne pouvais m’empêcher de la
regarder sans cesse ; sa majesté, le mugissement de ses flots, tout
parlait à mon âme de la Grandeur et de la Puissance du Bon Dieu. Je me rappelle
que pendant la promenade que nous faisions sur la plage, un Monsieurr et une
Dame me regardèrent courant joyeusement autour de Papa et s’approchant, ils lui
demandèrent si j’étais à lui, et dirent que j’étais une bien gentille petite
fille. Papa Peur répondit que oui, mais je m’aperçus qu’il leur fit signe de ne
pas me faire de compliments... C’était la première fois que j’entendais dire que
j’étais gentille, cela me fit bien plaisir, car je ne le croyais pas ;
vous faisiez une si grande attention, ma Mère chérie, à ne laisser auprès de
moi aucune chose qui pût ternir mon innocence, à ne me laisser surtout entendre
aucune parole capable de faire glisser la vanité dans mon coeur. Comme je ne
faisais attention qu’à vos paroles et à celles de Marie (et jamais vous ne
m’aviez adressé un seul compliment), je n’attachai pas beaucoup d’importance
aux paroles et aux regards admiratifs de la dame.
Manuscrit A Folio 22 Recto.
Le soir, à l’heure où le
soleil semble se baigner dans l’immensité des flots laissant devant lui un
rayon lumineux, j’allai m’asseoir toute seule sur un rocher avec Pauline...
Alors je me rappelai la touchante histoire “ Du sillon
d’or !... ” (NHA 216) Je contemplai longtemps ce sillon lumineux,
image de la grâce illuminant le chemin que doit parcourir le petit vaisseau à
la gracieuse voile blanche... Près de Pauline, je pris la résolution de ne
jamais éloigner mon âme du regard de Jésus, afin qu’elle vogue en paix vers la
Patrie des Cieux !... Ma vie s’écoulait tranquille et heureuse,
l’affection dont j’étais entourée aux Buissonnets me faisait pour ainsi dire
grandir, mais j’étais sans doute assez grande pour commencer à lutter, pour
commencer à connaître le monde et les misères dont il est rempli... J’avais
huit ans et demi lorsque Léonie sortit de pension et je la remplaçai à
l’Abbaye. (NHA 301) J’ai souvent entendu dire que le temps passé au pensionnat
est le meilleur et le plus doux de la vie, il n’en fut pas ainsi pour moi, les
cinq années que j’y passai furent les plus tristes de ma vie ; si je
n’avais pas eu avec moi ma Céline chérie, je n’aurais pas pu y rester un seul
mois sans tomber malade... La pauvre petite fleur avait été habituée à plonger
ses fragiles racines dans une terre choisie, faite exprès pour elle, aussi lui
sembla-t-il bien dur de se voir au milieu de fleurs de toute espèce, aux
racines souvent bien peu délicates, et d’être obligée de trouver dans une terre
commune le suc nécessaire à sa subsistance !... Vous m’aviez si bien
instruite, ma Mère chérie, u’en arrivant en pension j’étais la plus avancée des
enfants de mon âge ; je fus placée dans
Manuscrit A Folio 22 Verso.
une classe d’élèves toutes
plus grandes que moi, l’une d’elles âgée de treize à quatorze ans était peu
intelligente, mais savait cependant en imposer aux élèves et même aux
maîtresses. Me voyant si jeune, presque toujours la première de ma classe et
chérie de toutes les religieuses, elle en éprouva sans doute une jalousie bien
pardonnable à une pensionnaire et me fit payer de mille manières mes petits
succès... Avec ma nature timide et délicate, je ne savais pas me défendre et me
contentais de pleurer sans rien dire, ne me plaignant pas même à vous de ce que
je souffrais, mais je n’avais pas assez de vertu pour m’élever au-dessus de ces
misères de la vie et mon pauvre petit coeur souffrit beaucoup... Heureusement
chaque soir je retrouvais le foyer paternel, alors mon coeur s’épanouissait, je
sautais sur les genoux de mon Roi, lui disant les notes qui m’avaient été
données et son baiser me faisait oublier toutes mes peines... Avec quelle joie
j’annonçai le résultat de ma première composition (une composition d’Histoire
Sainte), un seul point me manquait pour avoir le maximum, n’ayant pas su le nom
du père de Moïse. J’étais donc la première et j’apportais une belle décoration
d’argent. Pour me récompenser Papa me donna une jolie petite pièce de quatre
sous que je plaçai dans une boîte et qui fut destinée à recevoir presque chaque
Jeudi une nouvelle pièce, toujours de même grandeur... (c’était dans cette
boîte que j’allais puiser quand à certaines grandes fêtes je voulais faire une
aumône de ma bourse à la quête, soit pour la propagation de la Foi ou autres
oeuvres semblables). Pauline, ravie du succès de sa petite élève, Iui fit
cadeau d’un
Manuscrit A Folio 23 Recto.
joli cerceau pour
l’encourager à continuer d’être bien studieuse. La pauvre petite avait un réel
besoin de ces joies de la famille, sans elles, la vie de pension lui aurait été
trop dure. L’après-midi de chaque Jeudi c’était congé, mais ce n’était pas
comme les congés de Pauline, je n’étais pas dans le belvédère avec Papa... Il
fallait jouer non pas avec ma Céline, ce qui me plaisait quand j’étais toute
seule avec elle, mais avec mes petites cousines et les petites Maudelonde, (NHA
302) c’était pour moi une vraie peine, ne sachant pas jouer comme les autres
enfants, je n’étais pas une compagne agréable, cependant je faisais de mon
mieux pour imiter les autres sans y réussir et je m’ennuyais beaucoup, surtout
quand il fallait passer toute une après-midi à danser des quadrilles. La seule
chose qui me plaisait c’était d’aller au jardin de l’étoile, alors j’étais la
première partout, cueillant les fleurs à profusion et sachant trouver les plus
jolies j’excitais l’envie de mes petites compagnes... Ce qui me plaisait encore
c’était lorsque par hasard j’étais seule avec la petite Marie, n’ayant plus
Céline Maudelonde pour l’entraîner à des jeux ordinaires, elle me laissait
libre de choisir et je choisissais un jeu tout à fait nouveau. Marie et Thérèse
devenaient deux solitaires n’ayant qu’une pauvre cabane, un petit champ de blé
et quelques légumes à cultiver. Leur vie se passait dans une contemplation
continuelle, c’est-à-dire que l’un des solitaires remplaçait l’autre à
l’oraison lorsqu’il fallait s’occuper de la vie active. Tout se faisait avec
une entente, un silence et des manières si religieuses que c’était parfait.
Lorsque ma Tante venait nous chercher pour la promenade, notre jeu continuait
même dans la rue. Les deux solitaires récitaient
Manuscrit A Folio 23 Verso.
ensemble le chapelet, se
servant de leurs doigts afin de ne pas montrer leur dévotion à l’indiscret
public, cependant un jour le plus jeune solitaire s’oublia : ayant reçu un
gâteau pour sa collation, il fit avant de le manger, un grand signe de croix,
ce qui fit rire tous les profanes du siècle... Marie et moi étions toujours du
même avis, nous avions si bien les mêmes goûts qu’une fois notre union de
volonté passa les bornes. Revenant un soir de l’Abbaye, je dis à Marie :
“ Conduis-moi, je vais fermer les yeux. ” “ Je veux les fermer
aussi, me répondit-elle. ” Aussitôt dit, aussitôt fait, sans discuter chacune
fit sa volonté... Nous étions sur un trottoir, il n’y avait pas à craindre les
voitures ; après une agréable promenade de quelques minutes, ayant savouré
les délices de marcher sans y voir, les deux petites étourdies tombèrent
ensemble sur des caisses posées à la porte d’un magasin, ou plutôt elles les
firent tomber, le marchand sortit tout en colère pour relever sa marchandise,
les deux aveugles volontaires s’étaient bien relevées toutes seules et
marchaient à grands pas, les yeux grands ouverts, écoutant les justes reproches
de Jeanne qui était aussi fâchée que le marchand !... Aussi pour nous
punir, elle résolut de nous séparer et depuis ce jour Marie et Céline allèrent
ensemble pendant que je fis route avec Jeanne. Cela mit fin à notre trop grande
union de volonté et ce ne fut pas un mal pour les aînées qui au contraire
n’étaient jamais du même avis et se disputaient tout au long du chemin. La paix
fut ainsi complète. Je n’ai rien dit encore de mes rapports intimes avec
Céline, ah !
Manuscrit A Folio 24 Recto.
s’il me fallait tout
raconter, je ne pourrais finir... A Lisieux les rôles avaient changé, c’était
Céline qui était devenue un malin petit lutin et Thérèse n’était plus qu’une
petite fille bien douce mais peureuse à l’excès,.. Cela n’empêchait pas que
Céline et Thérèse s’aimaient de plus en plus ; parfois il y avait quelques
petites discussions mais ce n’était pas grave et dans le fond elles étaient
toujours du même avis. Je puis dire que jamais ma petite soeur chérie ne m’a
fait de peine, mais qu’elle a été pour moi comme un rayon de soleil, me
réjouissant et me consolant toujours... Elle prenait tant de soin de ma santé
que cela m’ennuyait quelquefois. Ce qui ne m’ennuyait pas c’était de la
regarder s’amuser ; elle rangeait toute la troupe de nos petites poupées
et leur faisait la classe comme une habile maîtresse, seulement elle avait le
soin que ses filles soient toujours sages au lieu que les miennes étaient
souvent mises à la porte à cause de leur mauvaise conduite... Elle me disait
toutes les choses nouvelles qu’elle venait d’apprendre dans sa classe, ce qui
m’amusait beaucoup, et je la regardais comme un puits de science, j’avais reçu
le titre de “ petite fille à Céline ”, aussi quand elle était fâchée
contre moi, sa plus grande marque de mécontentement était de me dire :
“ Tu n’es plus ma petite fille, c’est fini, je m’en rappellerai
toujours... ” Alors je n’avais plus qu’à pleurer comme une Madeleine, la
suppliant de me regarder encore comme sa petite fille, bientôt elle
m’embrassait et me promettait de ne plus se rappeler de rien !... Pour me
consoler elle prenait une de ses poupées et lui
Manuscrit A Folio 24 Verso.
disait : “ Ma
chérie, embrasse ta tante. ” Une fois la poupée fut si empressée de
m’embrasser tendrement qu’elle me passa ses deux petits bras dans le nez...
Céline qui ne l’avait pas fait exprès me regardait stupéfaite, la poupée pendue
au nez ; la tante ne fut pas longtemps à repousser les étreintes trop
tendres de sa nièce et se mit à rire de tout son coeur d’une aussi singulière
aventure. Le plus amusant était de nous voir acheter nos étrennes, ensemble au
bazar, nous nous cachions soigneusement l’une de l’autre. Ayant dix sous
dépenser il nous fallait au moins cinq ou six objets différents, c’était à
laquelle achèterait les plus belles choses. Ravies de nos emplettes, nous
attendions avec impatience le premier jour de l’an afin de pouvoir nous offrir
nos magnifiques cadeaux. Celle qui se réveillait avant l’autre s’empressait de
lui souhaiter la bonne année, ensuite on se donnait les trésors : et
chacune s’extasiait sur les trésors donnés pour dix sous !... Ces petits
cadeaux nous faisaient presque autant de plaisir que les belles étrennes de mon
oncle, d’ailleurs ce n’était que le commencement des joies. Ce jour-là nous
étions vite habillées et chacune se tenait au guet pour sauter au cou de
Papa ; dès qu’il sortait de sa chambre, c’étaient des cris de joie dans
toute la maison et ce pauvre petit père paraissait heureux de nous voir si
contentes... les étrennes que Marie et Pauline donnaient à leur petites filles
n’avaient pas une grande valeur mais elles leur donnaient aussi une grande
joie... Ah ! qu’à cet âge nous n’étions pas blasées, notre âme dans toute
sa fraîcheur s’épanouissait comme une fleur heureuse de recevoir la rosée du
matin... le même souffle faisait balancer nos corolles et ce qui faisait de la
joie à
Manuscrit A Folio 25 Recto.
l’une en faisait en même
temps à l’autre. Oui nos joies étaient communes, je l’ai bien senti au beau
jour de la première Communion de ma Céline chérie. Je n’allais pas encore à
l’Abbaye n’ayant que sept ans mais j’ai conservé en mon coeur le très doux
souvenir de la préparation que vous, ma Mère chérie avez fait faire à
Céline ; chaque soir vous la preniez sur vos genoux et lui parliez de la
grande action qu’elle allait faire ; moi j’écoutais avide de me préparer
aussi, mais bien souvent vous me disiez de m’en aller parce que j’étais trop
petite, alors mon coeur était bien gros et je pensais que ce n’était pas trop
de quatre années pour se préparer recevoir le Bon Dieu... Un soir, je vous
entendis qui disiez qu’à partir de la première Communion, il fallait commencer
une nouvelle vie, aussitôt je résolus de ne pas attendre ce jour-là mais d’en
commencer une en même temps que Céline... Jamais je n’avais autant senti que je
l’aimais comme je le sentis pendant sa retraite de trois jours ; pour la
première fois de ma vie, j’étais loin d’elle, e ne couchais pas dans son lit...
Le premier jour, ayant oublié qu’elle n’allait pas revenir, j’avais gardé un
petit bouquet de cerises que Papa m’avait acheté pour le manger avec elle, ne
la voyant pas arriver j’eus bien du chagrin. Papa me consola en me disant qu’il
me conduirait à l’Abbaye le lendemain pour voir ma Céline et que je lui
donnerais un autre bouquet de cerises !... Le jour de la première
communion de Céline me laissa une impression semblable à celle de la
mienne ; en me réveillant le matin toute seule dans le grand lit, je me
sentis inondée de joie. “ C’est aujourd’hui !... Le grand jour est
arrivé... ” je ne me lassais pas de
Manuscrit A Folio 25 Verso.
répéter ces paroles. Il me
semblait que c’était moi qui allais faire ma première Communion. Je crois que
j’ai reçu de grandes grâces ce jour-là et je le considère comme un des plus
beaux de ma vie... Je suis retournée un peu en arrière pour rappeler ce
délicieux et doux souvenir, maintenant je dois parler de la douloureuse épreuve
qui vint briser le coeur de la petite Thérèse, lorsque Jésus lui ravit sa chère
maman, sa Pauline si tendrement aimée !... Un jour, j’avais dit à Pauline
que je voudrais être solitaire, m’en aller avec elle dans un désert lointain,
elle m’avait répondu que mon désir était le sien et qu’elle attendrait que je
sois assez grande pour partir. Sans doute ceci n’était pas dit sérieusement,
mais la petite Thérèse l’avait pris au sérieux ; aussi quelle ne fut pas
sa douleur d’entendre un jour sa chère Pauline parler avec Marie de son entrée
prochaine au Carmel... je ne savais pas ce qu’était le Carmel, mais je
comprenais que Pauline allait me quitter pour entrer dans un couvent, je
comprenais qu’elle ne m’attendrait pas et que j’allais perdre ma seconde
Mère... Ah ! Comment pourrais-je dire l’angoisse de mon coeur ? En un
instant je compris ce qu’était la vie ; jusqu’alors je ne l’avais pas vue
si triste mais elle m’apparut dans toute sa réalité, je vis qu’elle n’était
qu’une souffrance et qu’une séparation continuelle. Je versais des larmes bien
amères, car je ne comprenais pas encore la joie du sacrifice, j’étais faible,
si faible que je regarde comme une grande grâce d’avoir pu supporter une
épreuve qui semblait être bien au dessus de mes forces !... Si j’avais
appris tout doucement le départ de ma Pauline chérie, je n’aurais peut-être pas
autant souffert mais
Manuscrit A Folio 26 Recto.
l’ayant appris par
surprise, ce fut comme si un glaive s’était enfoncé dans mon coeur... (Lc 2,35)
Je me souviendrai ma Mère chérie, avec quelle tendresse vous m’avez consolée...
Puis vous m’avez expliqué la vie du Carmel qui me sembla bien belle ! En
repassant dans mon esprit tout ce que vous m’avez dit, je sentis que le Carmel
était le désert où le Bon Dieu voulait que j’aille aussi me cacher... je le
sentis avec tant de force qu’il n’y eut pas le moindre doute dans mon
coeur ; ce n’était pas un rêve d’enfant qui se laisse entraîner, mais la
certitude d’un appel Divin ; je voulais aller au Carmel non pour Pauline
mais pour Jésus seul... Je pensais beaucoup de choses que les paroles ne
peuvent rendre, mais qui laissèrent une grande paix dans mon âme. Le lendemain
je confiai mon secret à Pauline qui regardant mes désirs comme la volonté du
Ciel, me dit que bientôt j’irais avec elle voir la Mère Prieure du Carmel et
qu’il faudrait lui dire ce que le Bon Dieu me faisait sentir... Un Dimanche fut
choisi pour cette solennelle visite, mon embarras fut grand quand j’appris que
Marie G. (NHA 203) devait rester avec moi, étant encore assez petite pour voir
les carmélites ; il fallait cependant que je trouve le moyen de rester
seule, voici ce qui me vint à la pensée : je dis à Marie qu’ayant le
privilège de voir la Mère Prieure, il fallait être bien gentilles et très
polies, pour cela nous devions lui confier nos secrets, donc chacune à notre
tour il fallait sortir un moment et laisser l’autre toute seule. Marie me crut
sur parole et malgré sa répugnance à confier des secrets qu’elle n’avait pas,
nous restâmes seules, l’une après l’autre, auprès de notre Mère.
Manuscrit A Folio 26 Verso.
Ayant entendu mes grandes
confidences Mère Marie de Gonzague crut à ma vocation, mais elle me dit qu’on
ne recevait pas de postulantes de neuf ans et qu’il faudrait attendre mes seize
ans... Je me résignai malgré mon vif désir d’entrer le plus tôt possible et de
faire ma première Communion le jour de la prise d’Habit de Pauline... Ce fut ce
jour-là que je reçus des compliments pour la seconde fois. Soeur Thérèse de
Saint Augustin étant venue me voir, ne se lassait pas de dire que j’étais
gentille... je ne comptais pas venir au Carmel pour recevoir des louanges,
aussi après le parloir, je ne cessai de répéter au Bon Dieu que c’était pour
Lui tout seul que je voulais être carmélite. Je tâchai de bien profiter de ma
Pauline chérie pendant les quelques semaines qu’elle resta encore dans le
monde ; chaque jour, Céline et moi lui achetions un gâteau et des bonbons,
pensant que bientôt elle n’en mangerait plus ; nous étions toujours à ses
côtés ne lui laissant pas une minute de repos. Enfin le 2 Octobre arriva, jour
de larmes et de bénédictions où Jésus cueillit la première de ses fleurs, qui
devait être la mère de celles qui viendraient la rejoindre peu d’années après.
Je vois encore la place où je reçus le dernier baiser de Pauline, ensuite ma
Tante nous emmena toutes à la messe pendant que Papa allait sur la montagne du
Carmel offrir son premier sacrifice... Toute la famille était en larmes en
sorte que nous voyant entrer dans l’église les personnes nous regardaient avec
étonnement, mais cela m’était bien égal et ne m’empêchait pas de pleurer, je
crois que si tout avait croulé autour de moi je n’y aurais fait aucune
attention, je regardais le beau Ciel bleu et je m’étonnais que le Soleil puisse
luire avec
Manuscrit A Folio 27 Recto.
autant d’éclat, alors que
mon âme était inondée de tristesse !... Peut-être, ma Mère chérie,
trouvez-vous que j’exagère la peine que j’ai ressentie ?... Je me rends
bien compte qu’elle n’aurait pas dû être aussi grande, puisque j’avais l’espoir
de vous retrouver au Carmel ; mais mon âme était loin d’être mûrie, je
devais passer par bien des creusets avant d’atteindre le terme tant désiré...
Le 2 Octobre était le jour fixé pour la rentrée de l’Abbaye, il me fallut donc
y aller malgré ma tristesse... L’après-midi ma Tante vint nous chercher pour
aller au Carmel et je vis ma Pauline chérie derrière les grilles... Ah !
que j’ai souffert à ce parloir du Carmel ! Puisque j’écris l’histoire de
mon âme, je dois tout dire à ma Mère chérie, et j’avoue que les souffrances qui
avaient précédé son entrée ne furent rien en comparaison de celles qui
suivirent... Tous les Jeudis nous allions en famille au Carmel et moi, habituée
à m’entretenir coeur à coeur avec Pauline, j’obtenais à grand’peine deux ou
trois minutes à la fin du parloir, bien entendu je les passais à pleurer et
m’en allais le coeur déchiré,.. Je ne comprenais pas que c’était par délicatesse
pour ma Tante que vous adressiez de préférence la parole à Jeanne et à Marie au
Iieu de parler à vos petites filles..., je ne comprenais pas et je disais au
fond de mon coeur : “ Pauline est perdue pour moi !... ” Il
est surprenant de voir combien mon esprit se développa au sein de la
souffrance ; il se développa à tel point que je ne tardai pas à tomber
malade. La maladie ont je fus atteinte venait certainement du démon, furieux de
votre entrée au Carmel, il voulut se venger sur moi du tort que notre famille
devait lui faire dans l’avenir, mais il ne savait pas que la
Manuscrit A Folio 27 Verso.
douce Reine du Ciel
veillait sur sa fragile petite fleur, qu’elle lui souriait du haut de son trône
et s’apprêtait à faire cesser la tempête au moment où sa fleur devait se briser
sans retour... Vers la fin de l’année je fus prise d’un mal de tête continuel
mais qui ne me faisait presque pas souffrir, je pouvais poursuivre mes études
et personne ne s’inquiétait de moi, ceci dura jusqu’à la fête de Pâques de
I883. Papa étant allé à Paris avec Marie et Léonie, ma Tante me prit chez elle
avec Céline. Un soir mon Oncle m’ayant emmenée avec lui, il me parla de Maman,
des souvenirs passés, avec une bonté qui me toucha profondément et me fit
pleurer ; alors il dit que j’avais trop de coeur, qu’il me fallait
beaucoup de distraction et résolut avec ma tante de nous procurer du plaisir
pendant les vacances de Pâques. Ce soir-là nous devions aller au cercle
catholique, mais trouvant que j’étais trop fatiguée, ma Tante me fit coucher ;
en me déshabillant, je fus prise d’un tremblement étrange, croyant que j’avais
froid ma Tante m’entoura de couvertures et de bouteilles chaudes, mais rien ne
put diminuer mon agitation qui dura presque toute la nuit. Mon Oncle, en
revenant du cercle catholique avec mes cousines et Céline, fut bien surpris de
me trouver en cet état qu’il jugea très grave, mais il ne voulut pas le dire
afin de ne pas effrayer ma Tante. Le lendemain il alla trouver le docteur Notta
qui jugea comme mon Oncle que j’avais une maladie très grave et dont jamais une
enfant si jeune n’avait été atteinte. Tout le monde était consterné, ma Tante
fut obligée de me garder chez elle et me soigna avec une sollicitude vraiment
maternelle. Lorsque Papa revint de Paris avec mes grandes soeurs, Aimée (NHA
304) les reçut avec une figure si triste que Marie
Manuscrit A Folio 28 Recto.
crut que j’étais morte...
Mais cette maladie n’était pas pour que je meure, elle était plutôt comme celle
de Lazare afin que Dieu soit glorifié... (NHA 305) (Jn 11,4) Il le fut en
effet, par la résignation admirable de mon pauvre petit Père qui crut que
“ sa petite fille allait devenir folle ou qu’elle allait mourir. ” Il
le fut aussi par celle de Marie... Ah ! qu’elle a souffert à cause de moi.
.. combien je lui suis reconnaissante des soins qu’elle m’a prodigués avec tant
de désintéressement... Son coeur lui dictait ce qui m’était nécessaire et
vraiment un coeur de Mère est bien plus savant que celui d’un médecin, il sait
deviner ce qui convient à la maladie de son enfant... Cette pauvre Marie fut
obligée de venir s’installer chez mon Oncle car il était impossible de me
transporter alors aux Buissonnets. Cependant la prise d’habit de Pauline
approchait ; (NHA 306) on évitait d’en parler devant moi sachant la peine
que je ressentais de n’y pouvoir aller, Mais moi j’en parlais souvent disant
que je serais assez bien pour aller voir ma Pauiine chérie. En effet le Bon
Dieu ne voulut pas me refuser cette consolation ou plutôt Il voulut consoler sa
Fiancée chérie qui avait tant souffert de la maladie de sa petite fille... J’ai
remarqué que Jésus ne veut pas éprouver ses enfants le jour de leurs
fiançailles, cette fête doit être sans nuages, un avant-goût des joies du
Paradis, ne l’a-t-Il pas montré déjà cinq fois... (NHA 307) Je pus donc
embrasser ma Mère chérie, m’asseoir sur ses genoux et la combler de caresses...
Je pus la contempler si ravissante, sous la blanche parure de Fiancée...
Ah ! ce fut un beau jour, au milieu de ma sombre épreuve, mais ce jour
passa vite... Bientôt il me fallut monter dans la voiture qui m’emporta bien
loin de Pauline... bien loin de mon Carmel chéri. (NHA 308) En arrivant aux
Buissonnets, on me fit coucher, malgré moi car j’assurais
Manuscrit A Folio 28 Verso.
être parfaitement guérie et
n’avoir plus besoin de soins. Hélas, je n’étais encore qu’au début de mon
épreuve... Le lendemain je fus reprise comme je l’avais été et la maladie
devint si grave que je ne devais pas en guérir suivant les calculs humains...
Je ne sais comment décrire une si étrange maladie, je suis persuadée maintenant
qu’elle était l’oeuvre du démon, mais longtemps après ma guérison j’ai cru que
j’avais fait exprès d’être malade et ce fut là un vrai martyre pour mon âme...
Je le dis à Marie qui me rassura de son mieux avec sa bonté ordinaire, je le
dis à confesse et là encore mon confesseur essaya de me tranquilliser, disant
que ce n’était pas possible d’avoir fait semblant d’être malade au point où je
l’avais été. Le Bon Dieu qui voulait sans doute me purifier et surtout
m’humilier me laissa ce martyre intime jusqu’à mon entrée au Carmel où le Père
de nos âmes (NHA 309) m’enleva tous mes doutes comme avec la main et depuis je
suis parfaitement tranquille. Il n’est pas surprenant que j’aie craint d’avoir
paru malade sans l’être en effet, car je disais et je faisais des choses que je
ne pensais pas, presque toujours je paraissais en délire, disant des paroles
qui n’avaient pas de sens et cependant je suis sûre de n’avoir pas été privée
un seul instant de l’usage de ma raison... je paraissais souvent évanouie, ne
faisant pas le plus léger mouvement, alors je me serais laissé faire tout ce
qu’on aurait voulu, même tuer, pourtant j’entendais tout ce qui se disait
autour de moi et je me rappelle encore de tout... Il m’est arrivé une fois
d’être longtemps sans pouvoir ouvrir les yeux et de les ouvrir un instant
pendant que je me trouvais seule... Je crois que le démon avait reçu un pouvoir
extérieur sur moi mais
Manuscrit A Folio 29 Recto.
qu’il ne pouvait approcher
de mon âme ni de mon esprit, si ce n’est pour m’inspirer des frayeurs très
grandes de certaines choses (NHA 310) par exemple pour des remèdes très simples
qu’on essayait en vain de me faire accepter. Mais si le Bon Dieu permettait au
démon de s’approcher de moi il m’envoyait aussi des anges visibles. .. Marie
était toujours auprès de mon lit me soignant et me consolant avec la tendresse
d’une Mère, jamais elle ne témoigna le plus petit ennui et cependant je lui
donnais beaucoup de mal, ne souffrant pas qu’elle s’éloigne de moi. Il fallait
bien cependant qu’elle aille au repas avec Papa, mais je ne cessais de
l’appeler tout le temps qu’elle était partie, Victoire qui me gardait était
parfois obligée d’aller chercher ma chère “ Mama ” comme je
l’appelais... Lorsque Marie voulait sortir il fallait que ce soit pour aller à
la messe ou bien pour voir Pauline, alors je ne disais rien... Mon Oncle et ma
Tante étaient aussi bien bons pour moi ; ma chère petite Tante venait tous
les jours me voir et m’apportait mille gâteries. D’autres personnes amies de la
famille vinrent aussi me visiter, mais je suppliai Marie de leur dire que je ne
voulais pas recevoir de visites cela me déplaisait de “ voir des personnes
assises autour de mon lit en RANG d’OIGNONS et me regardant comme une bête
curieuse. ” La seule visite que j’aimais était celle de mon Oncle et ma
Tante. Depuis cette maladie je ne saurais dire combien mon affection pour eux
augmenta, je compris mieux que jamais qu’ils n’étaient pas pour nous des
parents ordinaires. Ah ! ce pauvre petit Père avait bien raison quand il
nous répétait souvent les paroles que je viens d’écrire. Plus tard il
expérimenta qu’il ne s’était pas trompé et maintenant il doit protéger et bénir
ceux qui lui prodiguèrent des soins si dévoués. .. Moi je suis encore exilée et
ne sachant pas montrer ma reconnaissance, je n’ai qu’un seul moyen pour
soulager mon coeur : Prier pour les parents que j’aime, qui furent et qui
sont encore si bons pour moi ! Léonie était aussi bien bonne pour moi,
essayant de m’amuser de son mieux, moi je lui faisais quelquefois de la peine
car elle voyait bien que Marie ne pouvait être remplacée auprès de moi... Et ma
Céline chérie, que n’a-t-elle pas fait pour sa Thérèse ?... Le Dimanche au
lieu d’aller se promener elle venait s’enfermer des heures entières avec une
pauvre petite fille qui ressemblait à une idiote ; vraiment
Manuscrit A Folio 29 Verso.
il fallait de l’amour pour
ne pas me fuir... Ah ! mes chères petites Soeurs, que je vous ai fait
souffrir !... personne ne vous avait fait autant de peine que moi et
personne n’avait reçu autant d’amour que vous m’en avez prodigué...
Heureusement, j’aurai le Ciel pour me venger, mon Epoux est très riche et je
puiserai dans ses trésors d’amour afin de vous rendre au centuple tout ce que
vous avez souffert à cause de moi... Ma plus grande consolation pendant que
j’étais malade, c’était de recevoir une lettre de Pauline... Je la lisais, la
relisais jusqu’à la savoir par coeur... Une fois, ma Mère chérie, vous m’avez
envoyé un sablier et une de mes poupées habillée en carmélite, dire ma joie est
chose impossible... Mon Oncle n’était pas content, il disait qu’au lieu de me
faire penser au Carmel il faudrait l’éloigner de mon esprit, mais je sentais au
contraire que c’était l’espérance d’être un jour carmélite qui me faisait
vivre... Mon plaisir était de travailler pour Pauline, je lui faisais des
petits ouvrages en papier bristol et ma plus grande occupation était de faire
des couronnes de pâquerettes et de myosotis pour la Sainte Vierge, nous étions
au beau mois de mai, toute la nature se parait de fleurs et respirait la gaîté,
seule la “ petite fleur ” languissait et semblait à jamais flétrie...
Cependant elle avait un Soleil auprès d’elle, ce Soleil était la Statue
miraculeuse de la Sainte Vierge qui avait parlé deux fois à Maman (NHA 311) et
souvent, bien souvent, la petite fleur tournait sa corolle vers cet Astre
béni... Un jour je vis Papa entrer dans la chambre de Marie où j’étais
couchée ; il lui donna plusieurs pièces d’or avec une expression de grande
tristesse et lui dit d’écrire à Paris et de faire dire des messes à Notre-Dame
des Victoires pour qu’elle guérisse sa pauvre petite fille. Ah ! que je
fus touchée en voyant la Foi et l’Amour de mon Roi chéri
Manuscrit A Folio 30 Recto.
J’aurais voulu pouvoir lui
dire que j’étais guérie mais je lui avais déjà fait assez de fausses joies, ce
n’était pas mes désirs qui pouvaient faire un miracle, car il en fallait un
pour me guérir... il fallait un miracle et ce fut Notre-Dame des Victoires qui
le fit. Un Dimanche (NHA 312) (pendant la neuvaine de messes), Marie sortit
dans le jardin me laissant avec Léonie qui lisait auprès de ma fenêtre, au bout
de quelques minutes je me mis à appeler presque tout bas : “ Mama...
Mama. ” Léonie étant habituée à m’entendre toujours appeler ainsi, ne fit
pas attention à moi. Ceci dura longtemps, alors j’appelai plus fort et enfin
Marie revint, je la vis parfaitement entrer, mais je ne pouvais dire que je la
reconnaissais et je continuais d’appeler toujours plus fort :
“ Mama... ”. Je souffrais beaucoup de cette lutte forcée et
inexplicable et Marie en souffrait peut-être encore plus que moi ; après
de vains efforts pour me montrer qu’elle était auprès de moi, (NHA 313) elle se
mit à genoux auprès de mon lit avec Léonie et Céline puis se tournant vers la
Sainte Vierge et la priant avec la ferveur d’une Mère qui demande la vie de son
enfant, Marie obtint ce qu’elle désirait... Ne trouvant aucun secours sur la
terre, la pauvre petite Thérèse s’était aussi tournée vers sa Mère du Ciel,
elle la priait de tout son coeur d’avoir enfin pitié d’elle... Tout à coup la
Sainte Vierge me parut belle, si belle que jamais je n’avais vu rien de si
beau, son visage respirait une bonté et une tendresse ineffable, mais ce qui me
pénétra jusqu’au fond de l’âme ce fut le “ ravissant sourire de la Sainte
Vierge. ” Alors toutes mes peines s’évanouirent, deux grosses larmes
jaillirent de mes paupières et coulèrent silencieusement sur mes joues, mais
c’était des larmes d’une joie sans mélange... Ah ! pensai-je, la Sainte
Vierge m’a souri, que je suis heureuse...
Manuscrit A Folio 30 Verso.
Mais jamais je ne le dirai
à personne, car alors mon bonheur disparaîtrait. Sans aucun effort je baissai
les yeux, et je vis Marie qui me regardait avec amour ; elle semblait émue
et paraissait se douter de la faveur que la Sainte Vierge m’avait accordée...
Ah ! c’était bien à elle, à ses prières touchantes que je devais la grâce
du sourire de la Reine des Cieux. En voyant mon regard fixé sur la Sainte Vierge,
elle s’était dit : “ Thérèse est guérie ! ” Oui, la petite
fleur allait renaître à la vie, le Rayon lumineux qui l’avait réchauffée ne
devait pas arrêter ses bienfaits ; il n’agit pas tout d’un coup, mais
doucement, suavement, il releva sa fleur et la fortifia de telle sorte que cinq
ans après elle s’épanouissait sur la montagne fertile du Carmel. Comme je l’ai
dit, Marie avait deviné que la Sainte Vierge m’avait accordé quelque grâce
cachée, aussi lorsque je fus seule avec elle, me demandant ce que j’avais vu,
je ne pus résister à ses questions si tendres et si pressantes ; étonnée
de voir mon secret découvert sans que je l’aie révélé, je le confiai tout
entier à ma chère Marie... Hélas ! comme je l’avais senti, mon bonheur
allait disparaître et se changer en amertume ; pendant quatre ans le
souvenir de la grâce ineffable que j’avais reçue fut pour moi une vraie peine
d’âme, je ne devais retrouver mon bonheur qu’aux pieds de Notre-Dame des
Victoires, (NHA 314) mais alors il me fut rendu dans toute sa plénitude... je
reparlerai plus tard de cette seconde grâce de la Sainte Vierge. Maintenant il
me faut vous dire, ma Mère chérie, comment ma joie se changea en tristesse.
Marie après avoir entendu le récit naïf et sincère de “ ma grâce ” me
demanda la permission de la dire au Carmel, je ne pouvais dire non... A ma
première visite à ce Carmel chéri, je fus remplie de joie en voyant ma Pauline
avec l’habit de la Sainte Vierge
Manuscrit A Folio 31 Recto.
ce fut un moment bien doux
pour nous deux... Il y avait tant de choses à se dire que je ne pouvais rien
dire du tout, mon cour était trop plein... La bonne Mère Marie de Gonzague
était là aussi, me donnant mille marques d’affection ; je vis encore
d’autres soeurs et devant elles, on me questionna sur la grâce que j’avais
reçue, me demandant si la Sainte Vierge portait le petit Jésus, ou bien s’il y
avait beaucoup de lumière, etc. Toutes ces questions me troublèrent et me
firent de la peine, je ne pouvais dire qu’une chose : “ La Sainte
Vierge m’avait semblé très belle... et je l’avais vue me sourire. ”
C’était sa figure seule qui m’avait frappée, aussi voyant que les carmélites
s’imaginaient tout autre chose (mes peines d’âme commençant déjà au sujet de ma
maladie), je me figurai avoir menti... Sans doute, si j’avais gardé mon secret,
j’aurais aussi gardé mon bonheur, mais la Sainte Vierge a permis ce tourment
pour le bien de mon âme peut-être aurais-je eu sans lui quelque pensée de
vanité, au lieu que l’humiliation devenant mon partage, je ne pouvais me
regarder sans un sentiment de profonde horreur... Ah ! ce que j’ai
souffert, je ne pourrai le dire qu’au Ciel... En parlant de visite aux
carmélites je me souviens de la première, qui eut lieu peu de temps après
l’entrée de Pauline, j’ai oublié d’en parler plus haut mais il est un détail
que je ne dois pas omettre. Le matin du jour où je devais aller au parloir,
réfléchissant toute seule dans mon lit (car c’était là que je faisais mes plus
profondes oraisons et contrairement à l’épouse des cantiques j’y trouvais toujours
mon Bien-Aimé), (Ct 3,1-4) je me demandai quel nom j’aurais au Carmel ; je
savais qu’il y avait une Soeur Thérèse de Jésus, cependant mon beau nom de
Thérèse ne pouvait pas m’être enlevé. Tout à coup je pensai
Manuscrit A Folio 31 Verso.
au Petit Jésus que j’aimais
tant et je me dis : “ Oh ! que je serais heureuse de m’appeler
Thérèse de l’Enfant Jésus ! ” Je ne dis rien au parloir du rêve que
j’avais fait tout éveillée, mais la bonne Mère Marie de Gonzague demandant aux
Soeurs quel nom il faudrait me donner, il lui vint à la pensée de m’appeler du
nom que j’avais rêvé... Ma joie fut grande et cette heureuse rencontre de
pensées me sembla une délicatesse de mon Bien-Aimé Petit Jésus. J’ai oublié
encore quelques petits détails de mon enfance avant votre entrée au
Carmel ; je ne vous ai pas parlé de mon amour pour les images et la
lecture... Et cependant, ma Mère chérie, je dois aux belles images que vous me
montriez comme récompense, une des plus douces joies et des plus fortes
impressions qui m’aient excitée à la pratique de la vertu... j’oubliais les
heures en les regardant, par exemple : La petite fleur du Divin Prisonnier
me disait tant de choses que j’en étais plongée ! (NHA 401) Voyant que le
nom de Pauline était écrit au bas de la petite fleur, j’aurais voulu que celui
de Thérèse y fût aussi et je m’offrais à Jésus pour être sa petite fleur... Si
je ne savais pas jouer, j’aimais beaucoup la lecture et j’y aurais passé ma
vie ; heureusement, j’avais pour me guider des anges de la terre qui me
choisissaient des livres qui tout en m’amusant nourrissaient mon coeur et mon
esprit, et puis je ne devais passer qu’un certain temps à lire, ce qui m’était
le sujet de grands sacrifices interrompant souvent ma lecture au milieu du
passage le plus attachant... Cet attrait pour la lecture a duré jusqu’à mon
entrée au Carmel. Dire le nombre de livres qui m’ont passé dans les mains ne me
serait pas possible, mais jamais le Bon Dieu n’a permis que j’en lise un seul
capable de me faire du mal. Il est vrai qu’en lisant certains récits
chevaleresques, je ne sentais pas toujours au premier moment le vrai de la
vie ; mais bientôt le bon Dieu me faisait
Manuscrit A Folio 32 Recto.
sentir que la vraie gloire
est celle qui durera éternellement et que pour y parvenir, il n’était pas
nécessaire de faire des oeuvres éclatantes mais de se cacher et de pratiquer la
vertu en sorte que la main gauche ignore ce que fait la droite... (NHA 402) (Mt
6,3) C’est ainsi qu’en lisant les récits des actions patriotiques des héroïnes
Françaises, en particulier celles de la Vénérable JEANNE D’ARC, j’avais un
grand désir de les imiter, il me semblait sentir en moi la même ardeur dont
elles étaient animées, la même inspiration Céleste. Alors je reçus une grâce
que j’ai toujours regardée comme une des plus grandes de ma vie, car à cet âge
je ne recevais pas de lumières comme maintenant où j’en suis inondée. Je pensai
que j’étais née pour la gloire, et cherchant le moyen d’y parvenir, le Bon Dieu
m’inspira les sentiments que je viens d’écrire. Il me fit comprendre aussi que
ma gloire à moi ne paraîtrait pas aux yeux mortels, qu’elle consisterait à
devenir une grande Sainte !... Ce désir pourrait sembler téméraire si l’on
considère combien j’étais faible et imparfaite et combien je le suis encore après
sept années passées en religion, cependant je sens toujours la même confiance
audacieuse de devenir une grande Sainte, car je ne compte pas sur mes mérites
n’en ayant aucun, mais j’espère en Celui qui est la Vertu, la Sainteté Même.
C’est Lui seul qui se contentant de mes faibles efforts, m’élèvera jusqu’à Lui
et, me couvrant de ses mérites infinis, me fera Sainte. Je ne pensais pas alors
qu’il fallait beaucoup souffrir pour arriver à la sainteté, le Bon Dieu ne
tarda pas à me le montrer en m’envoyant les épreuves que j’ai racontées plus
haut... Maintenant je dois reprendre mon récit au point où je l’avais laissé.
Trois mois après ma guérison Papa nous fit faire le voyage d’Alençon, c’était
la première fois que j’y retournais et ma joie fut bien grande en revoyant les
lieux où s’était écoulée mon enfance,
Manuscrit A Folio 32 Verso.
surtout de pouvoir prier
sur la tombe de Maman et de lui demander de me protéger toujours... Le bon Dieu
m’a fait la grâce de ne connaître le monde que juste assez pour le mépriser et
m’en éloigner. Je pourrais dire que ce fut pendant mon séjour à Alençon que je
fis ma première entrée dans le monde. Tout était joie, bonheur autour de moi,
j’étais fêtée, choyée, admirée ; en un mot, ma vie pendant quinze jours ne
fut semée que de fleurs... J’avoue que cette vie avait des charmes pour moi. La
Sagesse a bien raison de dire : “ Que l’ensorcellement des bagatelles
du monde séduit l’ esprit même éloigné du mal. ” (NHA 403) (Sg 4,12) A dix
ans le coeur se laisse facilement éblouir, aussi je regarde comme une grande
grâce de n’être pas restée à Alençon ; les amis que nous y avions étaient
trop mondains, ils savaient trop allier les joies de la terre avec le service
du Bon Dieu. Ils ne pensaient pas assez à la mort et cependant la mort est
venue visiter un grand nombre de personnes que j’ai connues, jeunes, riches et
heureuses !... J’aime à retourner par la pensée aux lieux enchanteurs où
elles ont vécu, à me demander où elles sont, ce qui leur revient des châteaux
et des parcs où je les ai vues jouir des commodités de la vie ?... Et je
vois que tout est vanité et affliction d’esprit sous le Soleil... (NHA 404) (Qo
2,11) que l’unique bien, c’est d’aimer Dieu de tout son coeur et d’être ici-bas
pauvre d’esprit... (Mt 5,3) Peut-être Jésus a-t-il voulu me montrer le monde
avant la première visite qu’Il devait me faire afin que je choisisse plus
librement la voie que je devais lui promettre de suivre. L’époque de ma
première Communion est restée gravée dans mon coeur, comme un souvenir sans
nuages, il me semble que je ne pouvais pas être mieux disposée que je le fus et
puis mes peines d’âme me quittèrent pendant près d’un an. Jésus voulait me
faire goûter une joie aussi parfaite qu’il est possible en cette vallée de
larmes... (Ps 84,7)
Manuscrit A Folio 33 Recto.
Vous vous souvenez, ma Mère
chérie, du ravissant petit livre que vous m’aviez fait trois mois avant ma
première Communion ?... Ce fut lui qui m’aida à préparer mon coeur d’une
façon suivie et rapide, car si depuis longtemps je le préparais déjà, il
fallait bien lui donner un nouvel élan, le remplir de fleurs nouvelles afin que
Jésus puisse s’y reposer avec plaisir... Chaque jour je faisais un grand nombre
de reliques qui formaient autant de fleurs, je faisais encore un plus grand
nombre d’aspirations que vous aviez écrites sur mon petit livre pour chaque
jour et ces actes d’amour formaient les boutons de fleurs... Chaque semaine
vous m’écriviez une jolie petite lettre, qui me remplissait l’âme de pensées
profondes et m’aidait à pratiquer la vertu, c’était une consolation pour votre
pauvre petite fille qui faisait un si grand sacrifice en acceptant de n’être
pas chaque soir réparée sur vos genoux comme l’avait été sa chère Céline...
C’était Marie qui remplaçait Pauline pour moi ; je m’asseyais sur ses
genoux et là j’écoutais avidement ce qu’elle me disait, il me semble que tout
son coeur, si grand, si généreux, passait en moi. Comme les illustres guerriers
apprennent à leurs enfants le métier des armes, ainsi me parlait-elle des
combats de la vie, de la palme donnée aux victorieux. .. Marie me parlait
encore des richesses immortelles qu’il est facile d’amasser chaque jour, du
malheur de passer sans vouloir se donner la peine de tendre la main pour les
prendre, puis elle m’indiquait le moyen d’être sainte par la fidélité aux plus
petites choses ; elle me donna la petite feuille : “ Du
renoncement ” que je méditais avec délices... Ah ! qu’elle était
éloquente ma chère marraine ! J’aurais voulu n’être pas seule à entendre
ses profonds enseignements, je me sentais si touchée que dans ma naïveté je
croyais que les plus grands pécheurs auraient été touchés comme moi et que,
laissant là leurs richesses périssables, ils n’auraient plus voulu gagner
Manuscrit A Folio 33 Verso.
que celles du Ciel... A
cette époque personne ne m’avait encore enseigné le moyen de faire oraison,
j’en avais cependant bien envie, mais Marie me trouvant assez pieuse, ne me
laissait faire que mes prières. Un jour une de mes maîtresses de l’Abbaye me
demanda ce que je faisais les jours de congé lorsque j’étais seule. Je lui
répondis que j’allais derrière mon lit dans un espace vide qui s’y trouvait et
qu’il m’était facile de fermer avec le rideau et que là “ je
pensais. ” Mais à quoi pensez-vous ? me dit-elle. Je pense au bon
Dieu, à la vie.. . à l’ÉTERNITÉ, enfin je pense !... La bonne religieuse
rit beaucoup de moi, plus tard elle aimait à me rappeler le temps où je
pensais, me demandant si je pensais encore... Je comprends maintenant que je
faisais oraison sans le savoir et que déjà le Bon Dieu m’instruisait en secret.
Les trois mois de préparation passèrent vite, bientôt je dus entrer en retraite
et pour cela devenir grande pensionnaire, couchant à l’Abbaye. Je ne puis dire
le doux souvenir que m’a laissé cette retraite ; vraiment si j’ai beaucoup
souffert en pension, j’en ai été largement payée par le bonheur ineffable de
ces quelques jours passés dans l’attente de Jésus... Je ne crois pas que l’on
puisse goûter cette joie ailleurs que dans les communautés religieuses, le
nombre des enfants étant petit, il est facile de s’occuper de chacune en
particulier, et vraiment nos maîtresses nous prodiguaient à ce moment des soins
maternels. Elles s’occupaient encore plus de moi que des autres, chaque soir la
première maîtresse venait avec sa petite lanterne m’embrasser dans mon lit en
me montrant une grande affection. Un soir, touchée de sa bonté, je lui dis que
j’allais lui confier un secret et tirant mystérieusement mon précieux petit
livre qui était sous mon oreiller, je le lui montrai avec des yeux brillants de
joie... Le matin, je trouvais cela bien gentil de voir toutes les élèves se
lever dès le réveil
Manuscrit A Folio 34 Recto.
et de faire comme elles,
mais je n’étais pas habituée à faire ma toilette toute seule. Marie n’était pas
là pour me friser aussi j’étais obligée d’aller timidement présenter mon peigne
à la maîtresse de la chambre de toilette, elle riait en voyant une grande fille
de onze ans ne sachant pas se servir, cependant elle me peignait, mais pas si
doucement que Marie et pourtant je n’osais pas crier, ce qui m’arrivait tous
les jours sous la douce main de marraine... Je fis l’expérience pendant ma
retraite que j’étais une enfant choyée et entourée comme il y en a peu sur la
terre, surtout parmi les enfants qui sont privées de leur mère... Tous les
jours Marie et Léonie venaient me voir avec Papa qui me comblait de gâteries,
aussi je n’ai pas souffert de la privation d’être loin de la famille et rien ne
vint obscurcir le beau Ciel de ma retraite. J’écoutais avec beaucoup d’attention
les instructions que nous faisait Monsieur l’abbé Domin et j’en écrivais même
le résumé ; pour mes pensées, je ne voulus en écrire aucune, disant que je
m’en rappellerais bien, ce qui fut vrai... C’était pour moi un grand bonheur
d’aller avec les religieuses à tous les offices ; je me faisais remarquer
au milieu de mes compagnes par un grand Crucifix que Léonie m’avait donné et
que je passais dans ma ceinture à la façon des missionnaires, ce Crucifix
faisait envie aux religieuses qui pensaient que je voulais, en le portant,
imiter ma soeur carmélite... Ah ! c’était bien vers elle qu’allaient mes
pensées, je savais que ma Pauline était en retraite comme moi, non pour que
Jésus se donne à elle, mais pour se donner elle-même à Jésus. (NHA 405) cette
solitude passée dans l’attente m’était donc doublement chère... Je me rappelle
qu’un matin on m’avait fait aller dans l’infirmerie parce que je toussais
beaucoup (depuis ma maladie mes maîtresses faisaient une grande attention à
moi, pour un léger mal de tête ou bien si elles me voyaient plus pâle qu’à
Manuscrit A Folio 34 Verso.
l’ordinaire, elles
m’envoyaient prendre l’air ou me reposer à l’infirmerie.) Je vis entrer ma
Céline chérie, elle avait obtenu la permission de venir me voir malgré la
retraite pour m’offrir une image qui me fit bien plaisir, c’était :
“ La petite fleur du Divin Prisonnier ”. Oh ! qu’il m’a été doux
de recevoir ce souvenir de la main de Céline... Combien de pensées d’amour
n’ai-je pas eues à cause d’elles... La veille du grand jour je reçus
l’absolution pour la seconde fois, ma confession générale me laissa une grande
paix dans l’âme et le Bon Dieu ne permit pas que le plus léger nuage vînt la
troubler. L’après-midi je demandai pardon à toute la famille qui vint me voir,
mais je ne pus parler que par mes larmes, j’étais trop émue... Pauline n’était
pas là, cependant je sentais qu’elle était près de moi par le coeur ; elle
m’avait envoyé une belle image par Marie, je ne me lassais pas de l’admirer et
de la faire admirer par tout le monde !... J’avais écrit au bon Père
Pichon pour me recommander à ses prières, lui disant aussi que bientôt je
serais carmélite et qu’alors il serait mon directeur. (C’est en effet ce qui
arriva quatre ans plus tard, puisque ce fut au Carmel que je lui ouvris mon âme...)
Marie me donna une lettre de lui, vraiment j’étais trop heureuse !... Tous
les bonheurs m’arrivaient ensemble. Ce qui me fit le plus de plaisir dans sa
lettre fut cette phrase : “ Demain, je monterai au Saint Autel pour
vous et votre Pauline ! ” Pauline et Thérèse devinrent le 8 Mai de
plus en plus unies, puisque Jésus semblait les confondre en les inondant de ses
grâces... Le “ beau jour entre les jours ” arriva enfin, quels
ineffables souvenirs ont laissés dans mon âme les plus petits détails de cette
journée du Ciel !... Le joyeux réveil de l’aurore, les baisers respectueux
et tendres des maîtresses et des
Manuscrit A Folio 35 Recto.
grandes compagnes... La
grande chambre remplie de flocons neigeux dont chaque enfant se voyait revêtir
à son tour... Surtout l’entrée à la chapelle et le chant matinal du beau
cantique : “ O saint Autel qu’environnent les Anges ! ”
Mais je ne veux pas entrer dans les détails, il est de ces choses qui perdent
leur parfum dès qu’elles sont exposées à l’air, il est des pensées de l’âme qui
ne peuvent se traduire en langage de la terre sans perdre leur sens intime et
Céleste ; Elles sont comme cette “ pierre blanche qui sera donnée au
vainqueur et sur laquelle est écrit un nom que personne ne CONNAIT que CELUI qui
le reçoit ” (NHA 406) (Ap 2,17) Ah ! qu’il fut doux le premier baiser
de Jésus à mon âme ! Ce fut un baiser d’amour, je me sentais aimée, et je
disais aussi : “ Je vous aime, je me donne à vous pour
toujours. ” Il n’y eut pas de demandes, pas de luttes, de sacrifices ;
depuis longtemps, Jésus et la pauvre petite Thérèse s’étaient regardés et
s’étaient compris... Ce jour-là ce n’était plus un regard, mais une fusion, ils
n’étaient plus deux, Thérèse avait disparu, comme la goutte d’eau qui se perd
au sein de l’océan. Jésus restait seul, Il était le maître, le Roi. Thérèse ne
lui avait-elle pas demandé de lui ôter sa liberté, car sa liberté lui faisait
peur, elle se sentait si faible, si fragile que pour jamais elle voulait s’unir
à la Force Divine !... Sa joie était trop grande, trop profonde pour
qu’elle pût la contenir, des larmes délicieuses l’inondèrent bientôt au grand
étonnement de ses compagnes, qui plus tard se disaient l’une à l’autre :
“ Pourquoi donc a-t-elle pleuré ? N’avait-elle pas quelque chose qui
la gênait ?... Non c’était plutôt de ne pas voir sa Mère auprès d’elle, ou
sa Soeur qu’elle aime tant qui est carmélite. ” Elles ne comprenaient pas
que toute la joie du Ciel venant dans un coeur, ce coeur exilé ne puisse la
supporter sans répandre des larmes... Oh ! non, l’absence de Maman ne me
faisait pas de peine le jour de ma première communion : le Ciel n’était-il
pas
Manuscrit A Folio 35 Verso.
dans mon âme, et Maman n’y
avait-elle pas pris place depuis longtemps ? Ainsi en recevant la visite
de Jésus, je recevais aussi celle de ma Mère chérie qui me bénissait se
réjouissant de mon bonheur... Je ne pleurais pas l’absence de Pauline, sans
doute j’aurais été heureuse de la voir à mes côtés, mais depuis longtemps mon
sacrifice était accepté ; en ce jour, la joie seule remplissait mon coeur,
je m’unissais à elle qui se donnait irrévocablement à Celui qui se donnait si
amoureusement à moi !... L’après-midi ce fut moi qui prononçai l’acte de
consécration à la Sainte Vierge ; il était bien juste que je parle au nom
de mes compagnes à ma Mère du Ciel, moi qui avais été privée si jeune de ma
Mère de la terre... Je mis tout mon coeur à lui parler, à me consacrer à elle,
comme une enfant qui se jette entre les bras de sa Mère et lui demande de
veiller sur elle. Il me semble que la Sainte Vierge dut regarder sa petite
fleur et lui sourire, n’était-ce pas elle qui l’avait guérie par un visible
sourire ?... N’avait-elle pas déposé dans le calice de sa petite Fleur,
son Jésus, la Fleur des Champs, le Lys de la vallée ? (NHA 407) (Ct 2,1)
Au soir de ce beau jour, je retrouvai ma famille de la terre ; déjà le
matin après la messe, j’avais embrassé Papa et tous mes chers parents, mais
alors c’était la vraie réunion, Papa prenant la main de sa petite reine se dirigea
vers le Carmel... Alors je vis ma Pauline devenue l’épouse de Jésus, je la vis
avec son voile blanc comme le mien et sa couronne de roses... Ah ! ma joie
fut sans amertume, j’espérais la rejoindre bientôt et attendre avec elle le
Ciel ! Je ne fus pas insensible à la fête de famille qui eut lieu le soir
de ma première Communion ; la belle montre que me donna mon Roi me fit un
grand plaisir, mais ma joie était tranquille et rien ne vint troubler ma paix
intime. Marie me prit avec elle la nuit qui suivit ce beau jour, car les jours
les plus radieux sont suivis de ténèbres, seul le jour de la première, de
l’unique,
Manuscrit A Folio 36 Recto.
de l’éternelle Communion du
Ciel sera sans couchant !... Le lendemain de ma première Communion fut
encore un beau jour, mais il fut empreint de mélancolie. La belle toilette que
Marie m’avait achetée, tous les cadeaux que j’avais reçus ne me remplissaient
pas le coeur, il n’y avait que Jésus qui pût me contenter, j’aspirais après le
moment où je pourrais le recevoir une seconde fois. Environ un mois après ma
première communion j’allai me confesser pour l’Ascension et j’osai demander la
permission de faire la Sainte communion. Contre toute espérance, Monsieur
l’abbé me le permit et j’eus le bonheur d’aller m’agenouiller à la Sainte Table
entre Papa et Marie ; quel doux souvenir j’ai gardé de cette seconde
visite de Jésus ! mes larmes coulèrent encore avec une ineffable douceur,
je me répétais sans cesse à moi-même ces paroles de Saint Paul : “ Ce
n’est plus moi qui vis, c’est Jésus qui vit en moi !... ” (NHA 408)
(Ga 2,20) Depuis cette communion, mon désir de recevoir le Bon Dieu devint de
plus en plus grand, j’obtins la permission de la faire à toutes les principales
fêtes. La veille de ces heureux jours Marie me prenait le soir sur ses genoux
et me préparait comme elle l’avait fait pour ma première communion ; je me
souviens qu’une fois elle me parla de la souffrance, me disant que je ne
marcherais probablement pas par cette voie mais que le Bon Dieu me porterait
toujours comme une enfant... Le lendemain après ma communion, les paroles de
Marie me revinrent à la pensée ; je sentis naître en mon coeur un grand
désir de la souffrance et en même temps l’intime assurance que Jésus me
réservait un grand nombre de croix ; je me sentis inondée de consolations
si grandes que je les regarde comme une des grâces les plus grandes de ma vie.
La souffrance devint mon attrait, elle avait des charmes qui me ravissaient
sans les bien connaître. Jusqu’alors j’avais souffert sans aimer la souffrance,
depuis ce jour je sentis pour elle
Manuscrit A Folio 36 Verso.
un véritable amour. Je
sentais aussi le désir de n’aimer que le Bon Dieu, de ne trouver de joie qu’en
Lui. Souvent pendant mes communions, je répétais ces paroles de
l’Imitation : “ O Jésus ! douceur ineffable, changez pour moi en
amertume, toutes les consolations de la terre ” (NHA 409) cette prière
sortait de mes lèvres sans effort, sans contrainte ; il me semblait que je
la répétais, non par ma volonté, mais comme une enfant qui redit les paroles
qu’une personne amie lui inspire... Plus tard je vous dirai, ma Mère chérie,
comment Jésus s’est plu à réaliser mon désir, comment Il fut toujours Lui seul
ma douceur ineffable ; si je vous en parlais tout de suite je serais
obligée d’anticiper sur le temps de ma vie de jeune fille, il me reste encore
beaucoup de détails à vous donner sur ma vie d’enfant. Peu de temps après ma
première Communion, j’entrai de nouveau en retraite pour ma Confirmation. (NHA
410) Je m’étais préparée avec beaucoup de soin à recevoir la visite de
l’Esprit-Saint, (Ac 1,14) je ne comprenais pas qu’on ne fasse pas une grande
attention à la réception de ce sacrement d’Amour. Ordinairement on ne faisait
qu’un jour de retraite pour la Confirmation, mais Monseigneur n’ayant pu venir
au jour marqué, j’eus la consolation d’avoir deux jours de solitude. Pour nous
distraire notre maîtresse nous conduisit au Mont Cassin (NHA 411) et là je
cueillis à pleines mains des grandes pâquerettes pour la Fête-Dieu. Ah !
que mon âme était joyeuse ! Comme les apôtres j’attendais avec bonheur la
visite de l’Esprit-Saint... (Ac 2,1-4) Je me réjouissais à la pensée d’être
bientôt parfaite chrétienne et surtout à celle d’avoir éternellement sur le
front la croix mystérieuse que l’évêque marque en imposant le sacrement...
Enfin l’heureux moment arriva, je ne sentis pas un vent impétueux au moment de
la descente du Saint Esprit, mais plutôt cette brise légère dont le prophète
Elie entendit le murmure sur le mont Horeb (1R 19,11-13) (NHA 412) En ce jour
je reçus la force de souffrir, car bientôt après le martyre de mon âme devait
Manuscrit A Folio 37 Recto.
commencer... Ce fut ma
chère petite Léonie qui me servit de Marraine, elle était si émue qu’elle ne
put empêcher ses larmes de couler tout le temps de la cérémonie. Avec moi elle
reçut la Sainte Communion, car j’eus encore le bonheur de m’unir à Jésus en ce
beau jour. Après ces délicieuses et inoubliables fêtes, ma vie rentra dans
l’ordinaire, c’est-à-dire que je dus reprendre la vie de pensionnaire qui m’était
si pénible. Au moment de ma première Communion j’aimais cette existence avec
des enfants de mon âge, toutes remplies de bonne volonté, ayant pris comme moi
la résolution de pratiquer sérieusement la vertu ; mais il fallait me
remettre en contact avec des élèves bien différentes, dissipées, ne voulant pas
observer la règle, et cela me rendait bien malheureuse. J’étais d’un caractère
gai, mais je ne savais pas me livrer aux jeux de mon âge et souvent pendant les
récréations, je m’appuyais contre un arbre et là je contemplais le coup d’oeil,
me livrant à de sérieuses réflexions ! J’avais inventé un jeu qui me
plaisait, c’était d’enterrer les pauvres petits oiseaux que nous trouvions
morts sous les arbres ; beaucoup d’élèves voulurent m’aider en sorte que
notre cimetière devint très joli, planté d’arbres et de fleurs proportionnés à
la grandeur de nos petits emplumés. J’aimais encore à raconter des histoires
que j’inventais à mesure qu’elles me venaient à l’esprit, mes compagnes alors
m’entouraient avec empressement et parfois de grandes élèves se mêlaient à la
troupe des auditeurs. La même histoire durait plusieurs jours, car je me
plaisais à la rendre de plus en plus intéressante à mesure que je voyais les
impressions qu’elle produisait et qui se manifestaient sur les visages de mes
compagnes, mais bientôt la maîtresse me défendit de continuer mon métier
d’orateur, voulant nous voir jouer et courir et non pas discourir... Je
retenais facilement le sens des choses que j’apprenais, mais j’avais de la
peine à apprendre mot à mot ; aussi pour le catéchisme, je demandai
Manuscrit A Folio 37 Verso.
presque tous les jours,
l’année qui précéda ma première Communion, la permission de l’apprendre pendant
les récréations ; mes efforts furent couronnés de succès et je fus
toujours la première. Si par hasard pour un seul mot oublié, je perdais ma
place, ma douleur se manifestait par des larmes amères que Monsieur l’abbé
Domin ne savait comment apaiser... Il était bien content de moi (non pas
lorsque je pleurais) et m’appelait son petit docteur, à cause de mon nom de
Thérèse. Une fois, l’élève qui me suivait ne sut pas faire sa compagne la
question du catéchisme. Monsieur l’abbé ayant en vain fait le tour de toutes
les élèves revint à moi et dit qu’il allait voir si je méritais ma place de
première. Dans ma profonde humilité, je n’attendais que cela ; me levant
avec assurance je dis ce qui m’était demandé sans faire une seule faute, au
grand étonnement de tout le monde... Après ma première Communion, mon zèle pour
le catéchisme continua jusqu’à ma sortie de pension. Je réussissais très bien
dans mes études, presque toujours j’étais la première, mes plus grands succès
étaient l’histoire et le style. Toutes mes maîtresses me regardaient comme une
élève très intelligente, il n’en était pas de même chez mon Oncle où je passais
pour une petite ignorante, bonne et douce, ayant un jugement droit, mais
incapable et maladroite... Je ne suis pas surprise de cette opinion que mon
Oncle et ma Tante avaient et ont sans doute encore de moi, Je ne parlais
presque pas étant très timide ; lorsque j’écrivais, mon écriture de chat
et mon orthographe qui n’est rien moins que naturelle n’étaient pas faites pour
séduire... Dans les petits travaux de couture, broderies et autres, je
réussissais bien, il est vrai, au gré de mes maîtresses, mais la façon gauche
et maladroite dont je tenais mon ouvrage justifiait l’opinion peu avantageuse
qu’on avait de moi. Je regarde cela comme une grâce, le Bon Dieu voulant mon
coeur pour
Manuscrit A Folio 38 Recto.
Lui seul, exauçait déjà ma
prière “ Changeant en amertume les consolations de la terre. ” (NHA
413) J’en avais d’autant plus besoin que je n’aurais pas été insensible aux
louanges. Souvent on vantait devant moi l’intelligence des autres, mais la mienne
jamais, alors j’en conclus que je n’en avais pas et je me résignai à m’en voir
privée... Mon coeur sensible et aimant se serait facilement donné s’il avait
trouvé un coeur capable de le comprendre.. . J’essayai de me lier avec des
petites filles de mon âge, surtout avec deux d’entre elles, je les aimais et de
leur côté elles m’aimaient autant qu’elles en étaient capables ; mais
hélas ! qu’il est étroit et volage le coeur des créatures !...
Bientôt je vis que mon amour était incompris, une de mes amies ayant été obligée
de rentrer dans sa famille revint quelques mois après ; pendant son
absence j’avais pensé à elle, gardant précieusement une petite bague qu’elle
m’avait donnée. En revoyant ma compagne ma joie fut grande, mais hélas !
je n’obtins qu’un regard indifférent... Mon amour n’était pas compris, je le
sentis et je ne mendiai pas une affection qu’on me refusait, mais le Bon Dieu
m’a donné un coeur si fidèle que lorsqu’il a aimé purement, il aime toujours,
aussi je continuai de prier pour ma compagne et je l’aime encore... En voyant
Céline aimer une de nos maîtresses, je voulus l’imiter, mais ne sachant pas
gagner les bonnes grâces des créatures je ne pus y réussir. O heureuse
ignorance ! Qu’elle m’a évité de grands maux !... Combien je remercie
Jésus de ne m’avoir fait trouver “ Qu’amertume dans les amitiés de la
terre ” avec un coeur comme le mien, je me serais laissée prendre et
couper les ailes, alors comment aurais-je pu “ voler et me
reposer ? ” (NHA 414) (Ps 55,7) “ Comment un coeur livré à
l’affection des créatures peut-il s’unir intimement à Dieu ?... je sens
que cela n’est pas possible. Sans avoir bu à la coupe empoisonnée
Manuscrit A Folio 38 Verso.
de l’amour trop ardent des
créatures, je sens que je ne puis me tromper ; j’ai vu tant d’âmes
séduites par cette fausse lumière, voler comme de pauvres papillons et se
brûler les ailes, puis revenir vers la vraie, (Ex 3,2) la douce lumière de
l’amour qui leur donnait de nouvelles ailes plus brillantes et plus légères
afin qu’elles puissent voler vers Jésus, ce Feu Divin “ qui brûle sans
consumer ” FCB (NHA 415) (Ex 3,2) Ah ! je le sens, Jésus me savait
trop faible pour m’exposer à la tentation, peut-être me serais-je laissée
brûler tout entière par la trompeuse lumière si je l’avais vue briller à mes
yeux... Il n’en a pas été ainsi, je n’ai rencontré qu’amertume là où des âmes
plus fortes rencontrent la joie et s’en détachent par fidélité. Je n’ai donc
aucun mérite à ne m’être pas livrée à l’amour des créatures, puisque je n’en
fus préservée que par la grande miséricorde du Bon Dieu !... Je reconnais
que sans Lui, j’aurais pu tomber aussi bas que Sainte Madeleine et la profonde
parole de Notre-Seigneur à Simon retentit avec une grande douceur dans mon
âme... Je le sais : “ Celui à qui on remet moins, AIME moins. ”
(NHA 416) (Lc 7,40-47) mais je sais aussi que Jésus m’a plus remis qu’à Sainte
Madeleine, puisqu’il m’a remis d’avance, m’empêchant de tomber. Ah ! que
je voudrais pouvoir expliquer ce que je sens !... Voici un exemple qui
traduira un peu ma pensée. Je suppose que le fils d’un habile docteur rencontre
sur son chemin une pierre qui le fasse tomber et que dans cette chute il se
casse un membre ; aussitôt son père vient à lui, le relève avec amour,
soigne ses blessures, employant à cela toutes les ressources de son art et
bientôt son fils complètement guéri lui témoigne sa reconnaissance. Sans doute
cet enfant a bien raison d’aimer son père ! Mais je vais encore faire une
autre supposition. Le père ayant su que sur la route de son fils se trouvait une
pierre, s’empresse d’aller devant lui et la retire, sans être vu de personne.
Certainement, ce fils
Manuscrit A Folio 39 Recto.
objet de sa prévoyante
tendresse, ne SACHANT pas le malheur dont il est délivré par son père ne lui
témoignera pas sa reconnaissance et l’aimera moins que s’il eût été guéri par
lui... mais s’il vient à connaître le danger auquel il vient d’échapper, ne
l’aimera-t-il pas davantage ? Eh bien, c’est moi qui suis cette enfant,
objet de l’amour prévoyant d’un Père qui n’a pas envoyé son Verbe pour racheter
les justes mais les pécheurs. ” (NHA 417) (Mt 9,13) Il veut que je l’aime
parce qu’il m’a remis, non pas beaucoup, mais TOUT. (Lc 7,47) Il n’a pas
attendu que je l’aime beaucoup comme Sainte Madeleine, mais il a voulu que JE
SACHE comment il m’avait aimée d’un amour d’ineffable prévoyance, afin que
maintenant je l’aime à la folie... J’ai entendu dire qu’il ne s’était pas
rencontré une âme pure aimant davantage qu’une âme repentante, ah ! que je
voudrais faire mentir cette parole !... Je m’aperçois être bien loin de
mon sujet aussi je me hâte d’y rentrer. L’année qui suivit ma première
Communion se passa presque tout entière sans épreuves intérieures pour mon âme,
ce fut pendant ma retraite de seconde Communion (NHA 418) que je me vis assaillie
par la terrible maladie des scrupules... Il faut avoir passé par ce martyre
pour le bien comprendre : dire ce que j’ai souffert pendant un an et demi,
me serait impossible... Toutes mes pensées et mes actions les plus simples
devenaient pour moi un sujet de trouble ; je n’avais de repos qu’en les
disant à Marie, ce qui me coûtait beaucoup, car je me croyais obligée de lui
dire les pensées extravagantes que j’avais d’elle même. Aussitôt que mon
fardeau était déposé, je goûtais un instant de paix, mais cette paix passait
comme un éclair et bientôt mon martyre recommençait. Quelle patience n’a-t-il
pas fallu à ma chère Marie, pour m’écouter
Manuscrit A Folio 39 Verso.
sans jamais témoigner
d’ennui... A peine étais-je revenue de l’abbaye qu’elle se mettait à me friser
pour le lendemain (car tous les jours pour faire plaisir à Papa la petite reine
avait les cheveux frisés, au grand étonnement de ses compagnes et surtout des
maîtresses qui ne voyaient pas d’enfants si choyées de leurs parents), pendant
la séance je ne cessais de pleurer en racontant tous mes scrupules. A la fin de
l’année Céline ayant fini ses études revint à la maison et la pauvre Thérèse
obligée de rentrer seule, ne tarda pas à tomber malade, le seul charme qui la
retenait en pension, c’était de vivre avec son inséparable Céline, sans elle
jamais sa “ petite fille ” ne put y rester... Je sortis donc de
l’abbaye à l’âge de treize ans, (NHA 419) et continuai mon éducation en prenant
plusieurs leçons par semaine chez “ Madame Papinau ”. C’était une
bien bonne personne très instruite, mais ayant un peu des allures de vieille
fille ; elle vivait avec sa mère, et c’était charmant de voir le petit
ménage qu’elles faisaient ensemble à trois (car la chatte était de la famille
et je devais supporter qu’elle fasse son ronron sur mes cahiers et même admirer
sa jolie tournure.) J’avais l’avantage de vivre dans l’intime de la
famille ; les Buissonnets étant trop éloignés pour les jambes un peu
vieilles de ma maîtresse, elle avait demandé que je vienne prendre mes leçons
chez elle. Lorsque j’arrivais, je ne trouvais ordinairement que la vieille dame
Cochain qui me regardait “ avec ses grands yeux clairs ” et puis elle
appelait d’une voix calme et sentencieuse : “ Madame Pâpinau...
Mad...môizelle Thê...rèse est là !. .. ” Sa fille lui répondait
promptement d’une voix enfantine : “ Me voilà, maman. ” Et
bientôt la leçon commençait. Ces leçons avaient encore l’avantage (en plus de
l’instruction que j’y recevais) de me faire connaître le monde... Qui aurait pu
le croire !... Dans cette chambre meublée à l’antique, entourée de livres
et de cahiers, j’assistais souvent
Manuscrit A Folio 40 Recto.
à des visites de tous
genres ; Prêtres, dames, jeunes filles, etc... Madame Cochain faisait
autant que possible les frais de la conversation afin de laisser sa fille me
donner la leçon, mais ces jours-là, je n’apprenais pas grand’chose ; le
nez dans un livre, j’entendais tout ce qui se disait et même ce qu’il eût mieux
valu pour moi ne point entendre, la vanité se glisse si facilement dans le
coeur !... Une dame disait que j’avais de beaux cheveux... une autre en
sortant, croyant ne pas être entendue, demandait quelle était cette jeune fille
si jolie et ces paroles, d’autant plus flatteuses qu’elles n’étaient pas dites
devant moi, laissaient dans mon âme une impression de plaisir qui me montrait
clairement combien j’étais remplie d’amour-propre. Oh ! comme j’ai
compassion des âmes qui se perdent !... Il est si facile de s’égarer dans
les sentiers fleuris du monde... sans doute, pour une âme un peu élevée, la
douceur qu’il offre est mélangée d’amertume et le vide immense des désirs ne
saurait être rempli par des louanges d’un instant. .. mais si mon coeur n’avait
pas été élevé vers Dieu dès son éveil, si le monde m’avait souri dès mon entrée
dans la vie, que serais-je devenue ?... O ma Mère chérie, avec quelle
reconnaissance je chante les miséricordes du Seigneur !... Ne m’a-t-il
pas, suivant ces paroles de la Sagesse “ Retirée du monde avant que mon
esprit fût corrompu par sa malice et que ses apparences trompeuses n’aient
séduit mon âme ?... ” (Ps 89,2) (NHA 420) (Sg 4,11) La Sainte Vierge
aussi veillait sur sa petite fleur et ne voulant point qu’elle fût ternie au
contact des choses de la terre, la retira sur sa montagne (MnA 162) avant
qu’elle soit épanouie... En attendant cet heureux moment la petite Thérèse
grandissait en amour de sa Mère du Ciel ; pour lui prouver cet amour elle
fit une action qui lui coûta beaucoup et que je vais raconter en peu de mots,
malgré sa longueur...
Manuscrit A Folio 40 Verso.
Presque aussitôt après mon
entrée à l’abbaye, j’avais été reçue dans l’association des Saints Anges ;
j’aimais beaucoup les pratiques de dévotion qu’elle m’imposait, ayant un
attrait tout particulier à prier les Bienheureux Esprits du Ciel et
particulièrement celui que le Bon Dieu m’a donné pour être le compagnon de mon
exil. Quelque temps après ma Première Communion, le ruban d’aspirante aux
enfants de Marie remplaça celui des Saints Anges, mais je quittai l’abbaye
n’étant pas reçue dans l’association de la Sainte Vierge. Etant sortie avant
d’avoir achevé mes études, je n’avais pas la permission d’entrer comme ancienne
élève ; j’avoue que ce privilège n’excitait pas mon envie, mais pensant
que toutes mes soeurs avaient été “ enfants de Marie, ” je craignis
d’être moins qu’elles l’enfant de ma Mère des Cieux, et j’allai bien humblement
(malgré ce qu’il m’en coûtât,) demander la permission d’être reçue dans
l’association de la Sainte Vierge à l’Abbaye. La première maîtresse ne voulut
pas me refuser, mais elle y mit pour condition que je rentrerais deux jours par
semaine l’après-midi afin de montrer si j’étais digne d’être admise. Bien loin
de me faire plaisir cette permission me coûta extrêmement ; je n’avais
pas, comme les autres anciennes élèves, de maîtresse amie avec laquelle je
pouvais aller passer plusieurs heures ; aussi je me contentais d’aller
saluer la maîtresse puis je travaillais en silence jusqu’à la fin de la leçon
d’ouvrage. personne ne faisait attention à moi, aussi je montais à la tribune
de la chapelle et je restais devant le Saint-Sacrement jusqu’au moment où Papa
venait me chercher, c’était ma seule consolation, Jésus n’était-il pas mon
unique ami ?... Je ne savais parler qu’à lui, les conversations avec les créatures,
même les conversations pieuses, me fatiguaient l’âme... Je sentais qu’il valait
mieux parler à Dieu que de
Manuscrit A Folio 41 Recto.
parler de Dieu, car il se
mêle tant d’amour-propre dans les conversations spirituelles !...
Ah ! c’était bien pour la Sainte Vierge toute seule que je venais à
l’abbaye... parfois je me sentais seule, bien seule ; comme aux jours de
ma vie de pensionnaire alors que je me promenais triste et malade dans la
grande cour, je répétais ces paroles qui toujours faisaient renaître la paix et
la force en mon coeur. “ La vie est ton navire et non pas ta
demeure !... ” (NHA 421) Toute petite ces paroles me rendaient le
courage ; maintenant encore, malgré les années qui font disparaître tant
d’impressions de piété enfantine, l’image du navire charme encore mon âme et
lui aide à supporter l’exil... La Sagesse aussi ne dit-elle pas que “ La
vie est comme le vaisseau qui fend les flots agités et ne laisse après lui
aucune trace de son passage rapide ?... (NHA 422) (Sg 5,10) Quand je pense
à ces choses, mon âme se plonge dans l’infini, il me semble déjà toucher le
rivage éternel... Il me semble recevoir les embrassements de Jésus... Je crois
voir Ma Mère du Ciel venant à ma rencontre avec Papa... Maman... les quatre
petits anges... Je crois jouir enfin pour toujours de la vraie, de l’éternelle
vie en famille... Avant de voir la famille réunie au foyer Paternel des Cieux,
je devais passer encore par bien des séparations ; l’année où je fus reçue
enfant de la Sainte Vierge, elle me ravit ma chère Marie (NHA 423) l’unique
soutien de mon âme... C’était Marie qui me guidait, me consolait, m’aidait à
pratiquer la vertu ; elle était mon seul oracle. Sans doute, Pauline était
restée bien avant dans mon coeur, mais Pauline était loin, bien loin de moi !...
J’avais souffert le martyre pour m’habituer à vivre sans elle, pour voir entre
elle et moi des murs infranchissables ;
Manuscrit A Folio 41 Verso.
mais enfin j’avais fini par
reconnaître la triste réalité : Pauline était perdue pour moi, presque de
la même manière que si elle était morte. Elle m’aimait toujours, priait pour
moi, mais à mes yeux, ma Pauline chérie était devenue une Sainte, qui ne devait
plus comprendre les choses de la terre ; et les misères de sa pauvre
Thérèse auraient dû, si elle les avait connues, l’étonner et l’empêcher de
l’aimer autant... D’ailleurs, alors même que j’aurais voulu lui confier mes
pensées comme aux Buissonnets, je ne l’aurais pas pu, les parloirs n’étaient
que pour Marie. Céline et moi n’avions la permission d’y venir qu’à la fin,
juste pour avoir le temps de nous serrer le coeur... Ainsi je n’avais en
réalité que Marie, elle m’était pour ainsi dire indispensable, je ne disais
qu’à elle mes scrupules et j’étais si obéissante que jamais mon confesseur n’a
connu ma vilaine maladie ; je lui disais juste le nombre de péchés que
Marie m’avait permis de confesser, pas un de plus, aussi j’aurais pu passer
pour être l’âme la moins scrupuleuse de la terre, malgré que je le fusse au
dernier degré... Marie savait donc tout ce qui passait en mon âme, elle savait
aussi mes désirs du Carmel et je l’aimais tant que je ne pouvais pas vivre sans
elle. Ma tante nous invitait tous les ans à venir les unes après les autres
chez elle à Trouville, j’aurais beaucoup aimé y aller, mais avec Marie !
Quand je ne l’avais pas, je m’ennuyais beaucoup. Une fois cependant, j’eus du
plaisir Trouville, c’était l’année du voyage de Papa à Constantinople ;
(NHA 424) pour nous distraire un peu (car nous avions beaucoup de chagrin de
savoir Papa si loin) Marie nous envoya, Céline et moi, passer quinze jours au
bord de la mer. Je m’y amusai beaucoup parce que j’avais ma Céline. Ma Tante
nous procura tous les plaisirs possibles : promenades à âne, pêche à
l’équille, etc... J’étais encore bien enfant
Manuscrit A Folio 42 Recto.
malgré mes douze ans et
demi, je me souviens de ma joie en mettant de jolis rubans bleu ciel que ma
Tante m’avait donnés pour mes cheveux ; je me souviens aussi de m’être
confessée à Trouville même de ce plaisir enfantin qui me semblait être un
péché... Un soir je fis une expérience qui m’étonna beaucoup. Marie (Guérin)
qui était presque toujours souffrante, pleurnichait souvent ; alors ma
Tante la câlinait, lui prodiguait les noms les plus tendres et ma chère petite
cousine n’en continuait pas moins de dire en larmoyant qu’elle avait mal â la
tête. Moi qui presque chaque jour avais aussi mal à la tête (NHA 425) et ne
m’en plaignais pas, je voulus un soir imiter Marie, je me mis donc en devoir de
larmoyer sur un fauteuil dans un coin du salon. Bientôt Jeanne et ma Tante
s’empressèrent autour de moi, me demandant ce que j’avais. Je répondis comme
Marie : “ J’ai mal à la tête. ” Il paraît que cela ne m’allait
pas de me plaindre, jamais je ne pus les convaincre que le mal de tête me fît
pleurer ; au lieu de ma câliner, on me parla comme à une grande personne
et Jeanne me reprocha de manquer de confiance en ma Tante, car elle pensait que
j’avais une inquiétude de conscience... enfin j’en fus quitte pour mes frais,
bien résolue à ne pIus imiter les autres et je compris la fable de “ L’âne
et du petit chien ” (NHA 426) J’étais l’âne qui ayant vu les caresses que
l’on prodiguait au petit chien, était venu mettre sa lourde patte sur la table
pour recevoir sa part de baisers ; mais hélas ! si je n’ai pas reçu
de coups de bâton comme le pauvre animal, j’ai reçu véritablement la monnaie de
ma pièce et cette monnaie me guérit pour la vie du désir d’attirer
l’attention ; le seul effort que je fis pour cela me coûta trop
cher !... L’année suivante qui fut celle du départ de ma chère Marie, ma
Tante m’invita encore mais cette fois, seule, et je me trouvai si dépaysée
qu’au
Manuscrit A Folio 42 Verso.
bout de deux ou trois jours
je tombai malade et il fallut me ramener à Lisieux ; (NHA 427) ma maladie
que l’on craignait qui fut grave, n’était que la nostalgie des Buissonnets, à
peine y eus-je posé le pied que la santé revint... Et c’était à cette enfant-là
que le Bon Dieu allait ravir l’unique appui qui l’attachât à la vie !...
Aussitôt que j’appris la détermination de Marie, je résolus de ne prendre plus
aucun plaisir sur la terre... Depuis ma sortie de pension, je m’étais installée
dans l’ancienne chambre de peinture à Pauline (NHA 428) et je l’avais arrangée
à mon goût. C’était un vrai bazar, un assemblage de piété et de curiosités, un
jardin et une volière... Ainsi, dans le fond se détachait sur le mur une grande
croix de bois noir sans Christ, quelques dessins qui me plaisaient ; sur
un autre mur, une bourriche garnie de mousseline et de rubans roses avec des
herbes fines et des fleurs ; enfin sur le dernier mur le portrait de
Pauline à dix ans trônait seul ; en dessous de ce portrait j’avais une
table sur laquelle était placée une grande cage, renfermant un grand nombre
d’oiseaux dont le ramage mélodieux cassait la tête aux visiteurs, mais non pas
celle de leur petite maîtresse qui les chérissait beaucoup... Il y avait encore
le “ petit meuble blanc ” rempli de mes livres d’études, cahiers,
etc. sur ce meuble était posée une statue de la Sainte Vierge avec des vases
toujours garnis de fleurs naturelles, des flambeaux ; tout autour il y
avait une quantité de petites statues de Saints et de Saintes, des petits
paniers en coquillages, des boîtes en papier bristol, etc. ! Enfin mon
jardin était suspendu devant la fenêtre où je soignais des pots de fleurs (les
plus rares que je pouvais trouver ;) j’avais encore une jardinière dans
l’intérieur de “ mon musée ” et j’y mettais ma plante privilégiée...
Devant la
Manuscrit A Folio 43 Recto.
fenêtre était placée ma table
couverte d’un tapis vert et sur ce tapis j’avais posé au milieu, un sablier,
une petite statue de Saint Joseph, un porte-montre, des corbeilles de fleurs,
un encrier, etc... Quelques chaises boiteuses et le ravissant lit de poupée à
Pauline terminaient tout mon ameublement. Vraiment cette pauvre mansarde était
un monde pour moi et comme Monsieur de Maistre je pourrais composer un livre
intitulé : “ Promenade autour de ma chambre. ” C’était dans
cette chambre que j’aimais à rester seule des heures entières pour étudier et
méditer devant la belle vue qui s’étendait devant mes yeux... En apprenant le
départ de Marie ma chambre perdit pour moi tout charme, je ne voulais pas
quitter un seul instant la soeur chérie qui devait s’envoler bientôt... Que
d’actes de patience je lui ai fait pratiquer ! A chaque fois que je
passais devant la porte de sa chambre, je frappais jusqu’à ce qu’elle m’ouvre
et je l’embrassais de tout mon coeur, je voulais faire provision de baisers
pour tout le temps que je devais en être privée. Un mois avant son entrée au
Carmel, Papa nous conduisit à Alençon, (NHA 429) mais ce voyage fut loin de
ressembler au premier, tout y fut pour moi tristesse et amertume. Je ne
pourrais dire les larmes que je versai sur la tombe de maman, parce que j’avais
oublié d’apporter un bouquet de bluets cueillis pour elle. Je me faisais
vraiment des peines de tout ! C’était le contraire de maintenant, car le
Bon Dieu me fait la grâce de n’être abattue par aucune chose passagère. Quand
je me souviens du temps passé, mon âme déborde de reconnaissance en voyant les
faveurs que j’ai reçues du Ciel, il s’est fait un tel changement en moi que je
ne suis pas reconnaissable... Il est vrai que je désirais la grâce
“ d’avoir sur mes actions un empire absolu, d’en être la maîtresse et non
pas l’esclave. ” (NHA 430)
Manuscrit A Folio 43 Verso.
Ces paroles de l’Imitation
me touchaient profondément, mais je devais pour ainsi dire acheter par mes
désirs cette grâce inestimable ; je n’étais encore qu’une enfant qui ne
paraissait avoir d’autre volonté que celle des autres, ce qui faisait dire aux
personnes d’Alençon que j’étais faible de caractère... Ce fut pendant ce voyage
que Léonie fit son essai chez les clarisses, (NHA 431) j’eus du chagrin de son
extraordinaire entrée, car je l’aimais bien et je n’avais pas pu l’embrasser
avant son départ. Jamais je n’oublierai la bonté et l’embarras de ce pauvre
petit Père en venant nous annoncer que Léonie avait déjà l’habit de clarisse...
Comme nous, il trouvait cela bien drôle, mais ne voulait rien dire, voyant
combien Marie était mécontente. Il nous conduisit au couvent et là, je sentis
un serrement de coeur comme jamais je n’en avais senti à l’aspect d’un
monastère, cela me produisait l’effet contraire au Carmel où tout me dilatait
l’âme... La vue des religieuses ne m’enchanta pas davantage, et je ne fus pas
tentée de rester parmi elles ; cette pauvre Léonie était cependant bien
gentille sous son nouveau costume, elle nous dit de bien regarder ses yeux
parce que nous ne devions plus les revoir (les clarisses ne se montrant que les
yeux baissés) mais le bon Dieu se contenta de deux mois de sacrifice et Léonie
revint nous montrer ses yeux bleus bien souvent mouillés de larmes... En
quittant Alençon je croyais qu’elle resterait avec les clarisses, aussi ce fut
le coeur bien gros que je m’éloignai de la triste rue de la demi-lune. Nous
n’étions plus que trois et bientôt notre chère Marie devait aussi nous
quitter... Le 15 octobre fut le jour de la séparation ! De la joyeuse et
nombreuse famille des Buissonnets, il ne restait que les deux dernières
enfants... Les colombes avaient fui du nid paternel, celles qui restaient
auraient voulu voler à leur suite, mais Ieurs ailes
Manuscrit A Folio 44 Recto.
étaient encore trop faibles
pour qu’elles puissent prendre leur essor. .. Le Bon Dieu qui voulait appeler à
lui la plus petite et la plus faible de toutes, se hâta de développer ses
ailes. Lui qui se plaît à montrer sa bonté et sa puissance en se servant des
instruments les moins dignes, voulut bien m’appeler avant Céline qui sans doute
méritait plutôt cette faveur ; mais Jésus savait combien j’étais faible et
c’est pour cela qu’Il m’a cachée la première dans le creux du rocher. (Ex
33,22) (NHA 432) (1Co 1,26-29 Ct 2,14) Lorsque Marie entra au Carmel, j’étais
encore bien scrupuleuse. Ne pouvant plus me confier à elle je me tournai du
côté des Cieux. Ce fut aux quatre petits anges qui m’avaient précédée là-haut
que je m’adressai, car je pensais que ces âmes innocentes n’ayant jamais connu
les troubles ni la crainte devaient avoir pitié de leur pauvre petite soeur qui
souffrait sur la terre. Je leur parlai avec une simplicité d’enfant, leur
faisant remarquer qu’étant la dernière de la famille, j’avais toujours été la
plus aimée, la plus comblée des tendresses de mes soeurs, que s’ils étaient
restés sur la terre ils m’auraient sans doute aussi donné des preuves
d’affection... Leur départ pour le Ciel ne me paraissait pas une raison de
m’oublier, au contraire se trouvant à même de puiser dans les trésors Divins,
ils devaient y prendre pour moi la paix et me montrer ainsi qu’au Ciel on sait
encore aimer !... La réponse ne se fit pas attendre, bientôt la paix vint
inonder mon âme de ses flots délicieux et je compris que si j’étais aimée sur
la terre, je l’étais aussi dans le Ciel... Depuis ce moment ma dévotion grandit
pour mes petits frères et soeurs et j’aime à m’entretenir souvent avec eux, à
leur parler des tristesses de l’exil... de mon désir d’aller bientôt les
rejoindre dans la Patrie !... Si le Ciel me comblait de grâces, ce n’était
pas parce que je les méritais, j’étais encore bien imparfaite ; j’avais,
il est vrai, un grand désir de pratiquer
Manuscrit A Folio 44 Verso.
la vertu, mais je m’y
prenais d’une drôle de façon, en voici un exemple : Etant la dernière, je
n’étais pas habituée à me servir. Céline faisait la chambre et nous couchions
ensemble et moi je ne faisais aucun travail de ménage ; après l’entrée de
Marie au Carmel, il m’arrivait quelquefois pour faire plaisir au Bon Dieu
d’essayer de faire le lit, ou bien d’aller en l’absence de Céline rentrer le
soir ses pots de fleurs ; comme je l’ai dit, c’était pour le Bon Dieu tout
seul que je faisais ces choses, ainsi je n’aurais pas dû attendre le merci des
créatures. Hélas ! il en était tout autrement, si Céline avait le malheur
de n’avoir pas l’air d’être heureuse et surprise de mes petits services, je
n’étais pas contente et le lui prouvais par mes larmes... J’étais vraiment
insupportable par ma trop grande sensibilité ; ainsi, s’il m’arrivait de
faire involontairement une petite peine à une personne que j’aimais, au lieu de
prendre le dessus et de ne pas pleurer, ce qui augmentait ma faute au lieu de
la diminuer, je pleurais comme une Madeleine et lorsque je commençais à me
consoler de la chose en elle-même, je pleurais d’avoir pleuré... Tous les
raisonnements étaient inutiles et je ne pouvais arriver à me corriger de ce
vilain défaut. Je ne sais comment je me berçais de la douce pensée d’entrer au
Carmel, étant encore dans les langes de l’enfance !... Il fallut que le
Bon Dieu fasse un petit miracle pour me faire grandir en un moment et ce
miracle il le fit au jour inoubliable de Noël, en cette nuit lumineuse qui
éclaire les délices de la Trinité Sainte, Jésus, le doux Enfant d’une heure,
changea la nuit de mon âme en torrents de lumière. .. (Ps 139,12) En cette nuit
où Il se fit faible et souffrant pour mon amour, Il me rendit forte et
courageuse, Il me revêtit de (Ep 6,11) ses armes et depuis cette nuit bénie je
ne fus vaincue en aucun combat, mais au contraire je marchai de victoires en
victoires et commençai pour ainsi dire “ une course de
géant !... ” (NHA 501) (Ps 19,6)
Manuscrit A Folio 45 Recto.
La source de mes larmes fut
tarie et ne s’ouvrit depuis que rarement et difficilement ce qui justifia cette
parole qui m’avait été dite : “ Tu pleures tant dans ton enfance que
plus tard tu n’auras plus de larmes à verser !... ” Ce fut le 25
décembre 1886 que je reçus la grâce de sortir de l’enfance, en un mot la grâce
de ma complète conversion. Nous revenions de la messe de minuit où j’avais eu
le bonheur de recevoir le Dieu fort et puissant. (Ps 24,8) En arrivant aux
Buissonnets je me réjouissais d’aller prendre mes souliers dans la cheminée,
cet antique usage nous avait causé tant de joie pendant notre enfance que
Céline voulait continuer à me traiter comme un bébé puisque j’étais la plus
petite de la famille... Papa aimait à voir mon bonheur, à entendre mes cris de
joie en tirant chaque surprise des souliers enchantés, et la gaîté de mon Roi
chéri augmentait beaucoup mon bonheur, mais Jésus voulant me montrer que je
devais me défaire des défauts de l’enfance m’en retira aussi les innocentes
joies ; il permit que Papa, fatigué de la messe de minuit, éprouvât de
l’ennui en voyant mes souliers dans la cheminée et qu’il dît ces paroles qui me
percèrent le coeur : “ Enfin, heureusement que c’est la dernière
année !... ” Je montais alors l’escalier pour aller défaire mon
chapeau, Céline connaissant ma sensibilité et voyant des larmes briller dans
mes yeux eut aussi bien envie d’en verser, car elle m’aimait beaucoup et
comprenait mon chagrin : “ O Thérèse ! me dit-elle, ne descends
pas, cela te ferait trop de peine de regarder tout de suite dans tes
souliers. ” Mais Thérèse n’était plus la même, Jésus avait changé son
coeur ! Refoulant mes larmes, je descendis rapidement l’escalier et
comprimant les battements de mon coeur, je pris mes souliers et les posant
devant Papa, je tirai joyeusement tous les objets, ayant l’air heureuse comme
une reine. Papa riait, il était aussi redevenu joyeux et Céline croyait
rêver !... Heureusement c’était une douce réalité, la petite Thérèse avait
retrouvé la force d’âme qu’elle avait perdue à quatre ans et demi et c’était
pour toujours qu’elle devait la conserver !...
Manuscrit A Folio 45 Verso.
En cette nuit de lumière
commença la troisième période de ma vie, la plus belle de toutes, la plus
remplie des grâces du Ciel. .. En un instant l’ouvrage que je n’avais pu faire
en dix ans, Jésus le fit se contentant de ma bonne volonté qui jamais ne me fit
défaut. Comme ses apôtres, je pouvais Lui dire : “ Seigneur, j’ai
pêché toute la nuit sans rien prendre. ” (NHA 502) (Lc 5,4-10) Plus
miséricordieux encore pour moi qu’Il ne le fut pour ses disciples, Jésus prit
Lui-même le filet, le jeta et le retira rempli de poissons. .. Il fit de moi un
pêcheur d’âmes, je sentis un grand désir de travailler à la conversion des
pécheurs, désir que je n’avais pas senti aussi vivement... je sentis en un mot
la charité entrer dans mon coeur, le besoin de m’oublier pour faire plaisir et
depuis lors je fus heureuse !... Un Dimanche en regardant une photographie
de Notre-Seigneur en Croix, je fus frappée par le sang qui tombait d’une de ses
mains Divines, j’éprouvai une grande peine en pensant que ce sang tombait à
terre sans que personne ne s’empresse de le recueillir, et je résolus de me
tenir en esprit au pied de (la) Croix pour recevoir la Divine rosée qui en
découlait, comprenant qu’il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes... Le
cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon
coeur : “ J’ai soif ! ” (NHA 503) Ces paroles allumaient en
moi une ardeur inconnue et très vive... Je voulais donner à boire à mon
Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes... (Jn 19,28)
Ce n’était pas encore les âmes de prêtres qui m’attiraient, mais celles des
grands pécheurs, je brûlais du désir de les arracher aux flammes éternelles...
Afin d’exciter mon zèle le Bon Dieu me montra qu’il avait mes désirs pour
agréables. J’entendis parler d’un grand criminel qui venait d’être condamné à
mort pour des crimes horribles (NHA 504) tout portait à croire qu’il mourrait
dans l’impénitence. Je voulus à tout prix l’empêcher de tomber en enfer, afin
d’y parvenir j’employai tous les moyens imaginables ; sentant que de
moi-même je ne pouvais rien, j’offris
Manuscrit A Folio 46 Recto.
au Bon Dieu tous les
mérites infinis de Notre-Seigneur, les trésors de la Sainte Eglise, enfin je
priai Céline de faire dire une messe dans mes intentions, n’osant pas la
demander moi-même dans la crainte d’être obligée d’avouer que c’était pour
Pranzini, Ie grand criminel. Je ne voulais pas non plus le dire à Céline, mais
elle me fit de si tendres et si pressantes questions que je lui confiai mon
secret ; bien loin de se moquer de moi, elle me demanda de m’aider
convertir mon pécheur, j’acceptai avec reconnaissance, car j’aurais voulu que
toutes les créatures s’unissent à moi pour implorer la grâce du coupable. Je
sentais au fond de mon coeur la certitude que nos désirs seraient satisfaits,
mais afin de me donner du courage pour continuer à prier pour les pécheurs, je
dis au Bon Dieu que j’étais bien sûre qu’Il pardonnerait au pauvre malheureux
Pranzini, que je le croirais même s’il ne se confessait pas et ne donnait aucune
parole de repentir, tant j’avais de confiance en la miséricorde infinie de
Jésus, mais que je lui demandais seulement “ un signe ” de repentir
pour ma simple consolation... Ma prière fut exaucée à la lettre ! Malgré
la défense que Papa nous avait faite de lire aucun journal, je ne croyais pas
désobéir en lisant les passages qui parlaient de Pranzini. Le lendemain de son
exécution je trouve sous ma main le journal “ La Croix ”. Je l’ouvre
avec empressement et que vois-je ?... Ah ! mes larmes trahirent muon
émotion et je fus obligée de me cacher... Pranzini ne s’était pas confessé, il
était monté sur l’échafaud et s’apprêtait à passer sa tête dans le lugubre
trou, quand tout à coup, saisi d’une inspiration subite, il se retourne, saisit
un Crucifix que lui présentait le prêtre et baise par trois fois ses plaies
sacrées !... Puis son âme alla recevoir la sentence miséricordieuse de
Celui qui déclare qu’au Ciel il y aura plus de joie pour un seul pécheur qui
fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de
pénitence !... (NHA 505) (Lc 15,7) J’avais obtenu “ le signe ”
demandé et ce signe était la reproduction fidèle de
grâces que Jésus m’avait
faites pour m’attirer à prier pour les pécheurs. N’était-ce pas devant les
plaies (de) Jésus, en voyant couIer son sang Divin que la soif des âmes était
entrée dans mon coeur ? Je voulais leur donner à boire ce sang innocent
qui devait les purifier de leurs souillures, et les lèvres de “ mon
premier enfant ” allèrent se coller sur les plaies sacrées !...
Quelle réponse ineffablement douce !... Ah ! depuis cette grâce
unique, mon désir de sauver les âmes grandit chaque jour, il me semblait
entendre Jésus me dire comme à la samaritaine : “ Donne-moi à
boire ! ” (Lc 15,7) (NHA 506) (Jn 4,6-15) C’était un véritable
échange d’amour ; aux âmes je donnais le sang de Jésus, à Jésus j’offrais
ces mêmes âmes rafraîchies par sa rosée Divine ; ainsi il me semblait le
désaltérer et plus je lui donnais à boire, plus la soif de ma pauvre petite âme
augmentait et c’était cette soif ardente qu’Il me donnait comme le plus
délicieux breuvage de son amour... En peu de temps le Bon Dieu avait su me
faire sortir du cercle étroit où je tournais ne sachant comment en sortir. En
voyant le chemin qu’Il me fit parcourir, ma reconnaissance est grande, mais il
faut bien que j’en convienne, si le plus grand pas était fait il me restait
encore bien des choses quitter. Dégagé de ses scrupules, de sa sensibilité
excessive, mon esprit se développa. J’avais toujours aimé le grand, le beau,
mais à cette époque je fus prise d’un désir extrême de savoir. Ne me contentant
pas des leçons et des devoirs que me donnait ma maîtresse, je m’appliquais
seule à des études spéciales d’histoire et de science. Les autres études me
laissaient indifférente, mais ces deux parties attiraient toute mon
attention ; aussi, en peu de mois j’acquis plus de connaissances que
pendant mes années d’études. Ah ! cela n’était bien que vanité et
affliction d’esprit... (NHA 507) (Qo 2,11) Le chapitre de l’Imitation où il est
parlé de sciences (NHA 508) me revenait souvent à la pensée, mais je trouvais
le moyen de continuer quand même, me disant qu’étant en âge d’étudier, il n’y
avait pas
Manuscrit A Folio 47 Recto.
de mal à le faire. Je ne crois
pas avoir offensé le Bon Dieu (bien que je reconnaisse avoir passé là un temps
inutile) car je n’y employais qu’un certain nombre d’heures que je ne voulais
pas dépasser afin de mortifier mon désir trop vif de savoir... J’étais à l’âge
le plus dangereux pour les jeunes filles, mais le bon Dieu a fait pour moi ce
que rapporte Ezéchiel dans ses prophéties : “ Passant auprès de moi,
Jésus a vu que le temps était venu pour moi d’être aimée. ” (Ez 16,8-13)
Il a fait alliance avec moi et je suis devenue sienne... Il a étendu sur moi
son manteau, il m’a lavée dans les parfums précieux, m’a revêtue de robes
brodées, me donnant des colliers et des parures sans prix... l m’a nourrie de
la plus pure farine, de miel et d’huile en abondance... alors je suis devenue
belle à ses yeux et Il a fait de moi une puissante reine !... ” (NHA
509) Oui Jésus a fait tout cela pour moi, je pourrais reprendre chaque mot que
je viens d’écrire et prouver qu’il s’est réalisé en ma faveur, mais les grâces
que j’ai rapportées plus haut en sont une preuve suffisante ; je vais
seulement parler de (la) nourriture qu’Il m’a prodiguée “ en
abondance. ” Depuis longtemps je me nourrissais de “ la pure
farine ” contenue dans l’Imitation, c’était le seul livre qui me fit du
bien, car je n’avais pas encore trouvé les trésors cachés dans l’Evangile. (Is
45,3) Je savais par coeur presque tous les chapitres de ma chère Imitation, ce
petit livre ne me quittait jamais ; en été, je le portais dans ma poche,
en hiver, dans mon manchon, aussi était-il devenu traditionnel ; chez ma
Tante on s’en amusait beaucoup et l’ouvrant au hasard, on me faisait réciter le
chapitre qui se trouvait devant les yeux. A quatorze ans, avec mon désir de
science, le Bon Dieu trouva qu’il était nécessaire de joindre “ à la pure
farine ” du “ miel et de l’huile en abondance. ” Ce miel et
cette huile, il me les fit trouver dans les conférences de Monsieur l’abbé
Arminjon, sur la fin du monde présent et les mystères de la vie future. (NHA
510) Ce livre avait été prêté à Papa par mes chères carmélites, aussi
contrairement à mon
Manuscrit A Folio 47 Verso.
habitude (car je ne lisais
pas les livres de papa) je demandai à le lire. Cette lecture fut encore une des
plus grandes grâces de ma vie, je la fis à la fenêtre de ma chambre d’étude, et
l’impression que j’en ressens est trop intime et trop douce pour que je puisse
la rendre... Toutes les grandes vérités de la religion, les mystères de
l’éternité, plongeaient mon âme dans un bonheur qui n’était pas de la terre...
(1Co 2,9) Je pressentais déjà ce que Dieu réserve à ceux qui l’aiment (non pas
avec l’oeil de l’homme mais avec celui du coeur) (NHA 511) et voyant que les
récompenses éternelles n’avaient nulle proportion avec les légers sacrifices de
la vie (NHA 512) (2Co 4,17-47) je voulais aimer, aimer Jésus avec passion, lui
donner mille marques d’amour pendant que je le pouvais encore... (Gn 15,1) Je
copiai plusieurs passages sur le parfait amour et sur la réception que le Bon
Dieu doit faire à ses élus au moment où Lui-même deviendra leur grande et
éternelle récompense, FCB je redisais sans cesse les paroles d’amour qui
avaient embrasé mon coeur... Céline était devenue la confidente intime de mes
pensées ; depuis Noël nous pouvions nous comprendre, la distance d’âge
n’existait plus puisque j’étais devenue grande en taille et surtout en grâce...
Avant cette époque je me plaignais souvent de ne point savoir les secrets de
Céline, elle me disait que j’étais trop petite, qu’il me faudrait grandir
“ de la hauteur d’un tabouret ” afin qu’elle puisse avoir confiance
en moi... J’aimais à monter sur ce précieux tabouret lorsque j’étais à côté
d’elle et je lui disais de me parler intimement, mais mon industrie était
inutile, une distance nous séparait encore... Jésus qui voulait nous faire
avancer ensemble, forma dans nos coeurs des liens plus forts que ceux du sang.
Il nous fit devenir soeurs d’âmes, en nous se réalisèrent ces paroles du
Cantique de Saint Jean de la Croix (parlant à l’Epoux, l’épouse s’écrie) :
“ En suivant vos traces, les jeunes filles parcourent légèrement le
chemin, l’attouchement de
Manuscrit A Folio 48 Recto.
l’étincelle, le vin épicé
leur font produire des aspirations divinement embaumées. ” (NHA 513) Oui,
c’était bien légèrement que nous suivions les traces de Jésus ; les étincelles
d’amour qu’il semait à pleines mains dans nos âmes, le vin délicieux et fort
qu’Il nous donnait à boire faisait disparaître à nos yeux les choses passagères
et de nos lèvres sortaient des aspirations d’amour inspirées par Lui. Qu’elles
étaient douces les conversations que nous avions chaque soir dans le
belvédère ! Le regard plongé dans le lointain, nous considérions la
blanche lune s’élevant doucement derrière les grands arbres... les reflets
argentés qu’elle répandait sur la nature endormie... les brillantes étoiles
scintillant dans l’azur profond... le souffle léger de la brise du soir faisant
flotter les nuages neigeux, tout élevait nos âmes vers le Ciel, le beau Ciel
dont nous ne contemplions encore “ que l’envers limpide... ” (NHA 514)
Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’épanchement de nos âmes
ressemblait à celui de Sainte Monique avec son fils lorsqu’au port d’Ostie ils
restaient perdus dans l’extase à la vue des merveilles du Créateur... Il me
semble que nous recevions des grâces d’un ordre aussi élevé que celles
accordées aux grands saints. Comme dit l’Imitation, le Bon Dieu se communique
parfois au milieu d’une vive splendeur ou bien “ doucement voilé sous des
ombres et des figures, ” (NHA 515) c’était de cette manière qu’Il daignait
se manifester à nos âmes, mais qu’il était transparent et léger le voile qui
dérobait Jésus à nos regards !... Le doute n’était pas possible, déjà la
Foi et l’Espérance n’étaient plus nécessaires, l’amour nous faisait trouver sur
la terre Celui que nous cherchions. “ L’ayant trouvé seul, il nous avait
donné son baiser, afin qu’à l’avenir personne ne puisse nous mépriser. ”
(NHA 516) (Ct 8,1) Des grâces aussi grandes ne devaient pas rester sans fruits,
aussi furent-ils abondants, la pratique de la vertu nous devint douce et
naturelle ; au commencement mon visage trahissait souvent le combat, mais
peu à peu cette impression disparut et le renoncement me devint facile même au
premier instant. Jésus l’a dit : “ A
Manuscrit A Folio 48 Verso.
celui qui possède, on
donnera encore et il sera dans l’abondance. ” (NHA 517) (Mt 3,12 25,29)
Pour une grâce fidèlement reçue, Il m’en accordait une multitude d’autres... Il
se donnait Lui-même à moi dans la Sainte Communion plus souvent que je n’aurais
osé l’espérer. J’avais pris pour règle de conduite de faire, sans en manquer
une seule, les communions que mon confesseur me donnerait, mais de le laisser
en régler le nombre, sans jamais lui en demander. Je n’avais point à cette
époque l’audace que je possède maintenant, sans cela j’aurais agi autrement,
car je suis bien sûre qu’une âme doit dire à son confesseur l’attrait qu’elle
sent à recevoir son Dieu ; (Gn 1,26) ce n’est pas pour rester dans le
ciboire d’or qu’Il descend chaque jour du Ciel, c’est afin de trouver un autre
Ciel qui lui est infiniment plus cher que le premier : le Ciel de notre
âme, faite à son image, FCB le temple vivant de l’adorable Trinité !...
(1Co 3,16) Jésus qui voyait mon désir et la droiture de mon coeur permit que
pendant le mois de mai, mon confesseur me dit de faire la Sainte Communion
quatre fois par semaine et ce beau mois passé, il en ajouta une cinquième à
chaque fois qu’il se trouverait une fête. De bien douces larmes coulèrent de
mes yeux en sortant du confessionnal ; il me semblait que c’était Jésus
Lui-même qui voulait se donner à moi, car je n’étais que très peu de temps à
confesse jamais je ne disais un mot de mes sentiments intérieurs, la voie par
laquelle je marchais était si droite, si lumineuse qu’il ne me fallait pas
d’autre guide que Jésus.. . Je comparais les directeurs à des miroirs fidèles
qui reflétaient Jésus dans les âmes et je disais que pour moi le Bon Dieu ne se
servait pas d’intermédiaire mais agissait directement !... Lorsqu’un
jardinier entoure de soins un fruit qu’il veut faire mûrir avant la saison, ce
n’est jamais pour le laisser suspendu à l’arbre, mais afin de le présenter sur
une table brillamment servie. C’était dans une intention semblable
Manuscrit A Folio 49 Recto.
que Jésus prodiguait ses
grâces à sa petite fleurette... Lui qui s’écriait aux jours de sa vie mortelle
dans un transport de joie : “ Mon Père, je vous bénis de ce que vous
avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez révélées
aux plus petits, ” (NHA 518) (Lc 10,21) voulait faire éclater en moi sa
miséricorde ; parce que j’étais petite et faible il s’abaissait vers moi,
il m’instruisait en secret des choses de son amour. Ah ! si des savants
ayant passé leur vie dans l’étude étaient venus m’interroger, sans doute
auraient-ils été étonnés de voir une enfant de quatorze ans comprendre les
secrets de la perfection, secrets que toute leur science ne leur peut
découvrir, puisque pour les posséder il faut être pauvre d’esprit !... (Mt
5,3) Comme le dit Saint Jean de la Croix en son cantique : “ Je
n’avais ni guide, ni lumière, excepté celle qui brillait dans mon coeur, cette
lumière me guidait plus sûrement que celle du midi au lieu où m’attendait Celui
qui me connaît parfaitement. ” (NHA 519) (NHA 518) Ce lieu, c’était le
Carmel ; avant de “ me reposer à l’ombre de Celui que je
désirais, ” (NHA 520) je devais passer par bien des épreuves, (Ct 2,3)
mais l’appel Divin était si pressant que m’eût-il fallu traverser les flammes,
je l’aurais fait pour être fidèle à Jésus... Pour m’encourager dans ma
vocation, je ne trouvai qu’une seule âme, ce fut celle de ma Mère chérie... mon
coeur trouva dans le sien un écho fidèle et sans elle je ne serais sans doute
pas arrivée au rivage béni qui l’avait reçue depuis cinq ans sur son sol
imprégné de la rosée céleste... Oui depuis cinq ans j’étais éloignée de vous,
ma Mère chérie, je croyais vous avoir perdue, mais au moment de l’épreuve c’est
votre main qui m’indiqua la route qu’il me fallait suivre... J’avais besoin de
ce soulagement, car mes parloirs au Carmel m’étaient devenus de plus en plus
pénibles, je ne pouvais parler de mon désir d’entrer sans me sentir repoussée.
Marie trouvant que j’étais trop jeune, faisait tout son possible pour empêcher
mon entrée ; vous-même, ma Mère, afin de m’éprouver, essayiez quelquefois
de ralentir mon ardeur ;
Manuscrit A Folio 49 Verso.
enfin si je n’avais pas eu
vraiment (la) vocation, je me serais arrêtée dès le début car je rencontrai des
obstacles aussitôt que je commençai à répondre à l’appel de Jésus. Je ne voulus
pas dire à Céline mon désir d’entrer si jeune au Carmel et cela me fit souffrir
davantage car il m’était bien difficile de lui cacher quelque chose... Cette
souffrance ne dura pas longtemps, bientôt ma petite Soeur chérie apprit ma détermination
et loin d’essayer de me détourner, elle accepta avec un courage admirable le
sacrifice que le Bon Dieu lui demandait ; pour comprendre combien il fut
grand, ll faudrait savoir à quel point nous étions unies... c’était pour ainsi
dire la même âme qui nous faisait vivre ; depuis peu de mois nous
jouissions ensemble de la vie la plus douce que des jeunes filles puissent
rêver ; tout, autour de nous, répondait à nos goûts, la liberté la plus
grande nous était donnée, enfin je disais que notre vie était sur la terre
l’Idéal du bonheur... A peine avions-nous eu le temps de goûter cet idéal du
bonheur, qu’il fallait s’en détourner librement, et ma Céline chérie ne se
révolta pas un instant. Ce n’était pas elle cependant que Jésus appelait la
première, aussi aurait-elle pu se plaindre... ayant la même vocation que moi,
c’était à elle de partir !... Mais comme au temps des martyrs, ceux qui
restaient dans la prison donnaient joyeusement le baiser de paix à leurs frères
partant les premiers pour combattre dans l’arène et se consolaient dans la
pensée que peut-être ils étaient réservés pour des combats plus grands encore,
ainsi Céline laissa-t-elle sa Thérèse s’éloigner et resta seule pour le
glorieux et sanglant combat (NHA 821) auquel Jésus la destinait comme la
privilégiée de son amour !... Céline devint donc la confidente de mes
luttes et de mes souffrances, elle prit la même part que s’il se fut agi de sa
propre vocation ; de son côté je n’avais pas à craindre d’opposition, mais
je ne savais quel moyen prendre pour l’annoncer à Papa... Comment lui parler de
quitter sa reine, lui qui venait de sacrifier ses trois aînées ? Ah !
que (de) luttes intimes n’ai-je pas souffertes avant
Manuscrit A Folio 50 Recto.
de me sentir le courage de
parler !... Cependant il fallait me décider, j’allais avoir quatorze ans
et demi, six mois seulement nous séparaient encore de la belle nuit de Noël où
j’avais résolu d’entrer, à l’heure même où l’année précédente j’avais reçu
“ ma grâce. ” Pour faire ma grande confidence je choisis le jour de
la Pentecôte (NHA 522) toute la journée je suppliai les Saints Apôtres de prier
pour moi, de m’inspirer les paroles que j’allais avoir à dire... N’était-ce pas
eux en effet qui devaient aider l’enfant timide que Dieu destinait à devenir
l’apôtre des apôtres par la prière et le sacrifice ?... Ce ne fut que
l’après-midi en revenant des vêpres que je trouvai l’occasion de parler à mon
petit Père chéri ; il était allé s’asseoir au bord de la citerne et là,
les mains jointes, il contemplait les merveilles de la nature, le soleil dont
les feux avaient perdu leur ardeur dorait le sommet des grands arbres, où les
petits oiseaux chantaient joyeusement leur prière du soir. La belle figure de
Papa avait une expression céleste, je sentais que la paix inondait son
coeur ; sans dire un seul mot j’allai m’asseoir à ses côtés, les yeux déjà
mouillés de larmes, il me regarda avec tendresse et prenant ma tête il I’appuya
sur son coeur, me disant : “ Qu’as-tu ma petite reine ?...
confie-moi cela... ” puis se levant comme pour dissimuler sa propre
émotion, il marcha lentement, tenant toujours ma tête sur son coeur. A travers
mes larmes je lui confiai mon désir d’entrer au Carmel, alors ses larmes
vinrent se mêler aux miennes, mais il ne dit pas un mot pour me détourner de ma
vocation, se contentant simplement de me faire remarquer que j’étais encore
bien jeune pour prendre une détermination aussi grave. Mais je défendis si bien
ma cause, qu’avec la nature simple et droite de Papa, il fut bientôt convaincu
que mon désir était celui de Dieu lui-même et dans sa foi profonde il s’écria
que le Bon Dieu lui faisait un grand honneur de lui demander ainsi ses
enfants ; nous continuâmes longtemps notre promenade, mon coeur soulagé
par la bonté avec laquelle mon incomparable Père avait accueilli ses
confidences,
Manuscrit A Folio 50 Verso.
s’épanchait doucement dans
le sien. Papa semblait jouir de cette joie tranquille que donne le sacrifice
accompli, il me parla comme un saint et je voudrais me rappeler ses paroles
pour les écrire ici, ais je n’en ai conservé qu’un souvenir trop embaumé pour
qu’il puisse se traduire. Ce dont je me souviens parfaitement ce fut de
l’action symbolique que mon Roi chéri accomplit sans le savoir. S’approchant
d’un mur peu élevé, il me montra de petites fleurs blanches semblables a des
lys en miniature et prenant une de ces fleurs, il me la donna, m’expliquant
avec quel soin le Bon Dieu l’avait fait naître et l’avait conservée jusqu’à ce
jour ; en l’entendant parler, je croyais écouter mon histoire tant il y
avait de ressemblance entre ce que Jésus avait fait pour la petite flenr et la
petite Thérèse... Je reçus cette fleurette comme une relique et je vis qu’en
voulant la cueillir, Papa avait enlevé toutes ses racines sans les briser, elle
semblait destinée à vivre encore dans une autre terre plus fertile que la
mousse tendre où s’étaient écoulés ses premiers matins... C’était bien cette
même action que Papa venait de faire pour moi quelques instants plus tôt, en me
permettant de gravir la montagne du Carmel et de quitter la douce vallée témoin
de mes premiers pas dans la vie. Je plaçai ma petite fleur blanche dans mon
Imitation, au chapitre intitulé : “ Qu’il faut aimer Jésus par-dessus
toutes choses, ” (NHA 523) c’est là qu’elle est encore, seulement la tige
s’est brisée tout près de la racine et le Bon Dieu semble me dire par là qu’il
brisera bientôt les liens de sa petite fleur (Ps 116,16) et ne la laissera pas
se faner sur la terre ! Après avoir obtenu le consentement de Papa, je
croyais pouvoir m’envoler sans crainte au Carmel, mais de bien douloureuses
épreuves devaient encore éprouver ma vocation. Ce ne fut qu’en tremblant que je
confiai à mon oncle la résolution que j’avais prise. (NHA 524) Il me prodigua
toutes les marques de tendresse possibles, cependant il ne me donna pas la
permission de partir, au contraire il me défendit de lui
Manuscrit A Folio 51 Recto.
parler de ma vocation avant
l’âge de dix-sept ans. C’était contraire à la prudence humaine disait-il, de
faire entrer au Carmel une efant de quinze ans, cette vie de carmélite étant
aux yeux du monde une vie de philosophe, ce serait faire grand tort à la
religion de laisser une enfant sans expérience l’embrasser... Tout le monde en
parlerait, etc... etc... Il dit même que pour le décider à me laisser partir il
faudrait un miracle. Je vis bien que tous les raisonnements seraient inutiles,
aussi je me retirai, le coeur plongé dans l’amertume la plus profonde ; ma
seule consolation était la prière, je suppliais Jésus de faire le miracle demandé
puisqu’à ce prix seulement je pourrais répondre à son appel. Un temps assez
long se passa (NHA 525) avant que j’ose parler de nouveau à mon oncle ;
cela me coûtait extrêmement d’aller chez lui, de son côté ii paraissait ne plus
penser à ma vocation, mais j’ai su plus tard que ma grande tristesse
l’influença beaucoup en ma faveur. Avant de faire luire sur mon âme un rayon
d’espérance, le Bon Dieu voulut m’envoyer un martyre bien douloureux qui dura
trois jours (NHA 526) Oh ! jamais je n’ai si bien compris que pendant
cette épreuve, la douleur de la Ste Vierge et de St Joseph cherchant le divin
Enfant Jésus... (Lc 2,41-50) J’étais dans un triste désert ou plutôt mon âme
était semblable au fragile esquif livré sans pilote à la merci des flots
orageux... Je le sais Jésus était là dormant sur ma nacelle, (Mc 4,27-29) mais
la nuit était si noire qu’il m’était impossible de le voir, rien ne
m’éclairait, pas même un éclair ne venait sillonner les sombres nuages... Sans
doute c’est une bien triste lueur que celle des éclairs, mais au moins, si
l’orage avait éclaté ouvertement, j’aurais pu apercevoir un instant Jésus...
c’était la nuit, la nuit profonde de l’âme... comme Jésus au jardin de
l’agonie, (Lc 22,39-46) je me sentais seule, ne trouvant de consolation ni sur
la terre ni du côté des Cieux, le Bon Dieu paraissait m’avoir
délaissée !... La nature semblait prendre part à ma tristesse amère,
pendant ces trois jours, le soleil ne fit pas luire un seul de
Manuscrit A Folio 51 Verso.
ses rayons et la pluie
tomba par torrents. (J’ai remarqué que dans toutes les circonstances graves de
ma vie, la nature était l’image de mon âme. Les jours de larmes, le Ciel
pleurait avec moi, les jours de joie, le Soleil envoyait à profusion ses gais
rayons et l’azur n’était obscurci d’aucun nuage...) Enfin le quatrième jour qui
se trouvait être un samedi, jour consacré à Ia douce Reine des Cieux, j’allai
voir mon oncle. Quelle ne fut pas ma surprise en le voyant me regarder et me
faire entrer dans son cabinet sans que je lui en eusse témoigné le
désir !... Il commença par me faire de doux reproches de ce que je
paraissais avoir peur de lui et puis il me dit qu’il n’était pas nécessaire de
demander un miracle, qu’il avait seulement prié le Bon Dieu de lui donner
“ une simple inclination de coeur ” et qu’il était exaucé...
Ah ! je ne fus pas tentée d’implorer de miracle, car pour moi le miracle
était accordé, mon oncle n’était plus le même. Sans faire aucune allusion à
“ la prudence humaine ” il me dit que j’étais une petite fleur que le
Bon Dieu voulait cueillir et qu’il ne s’y opposerait plus !... Cette
réponse définitive était vraiment digne de lui. Pour la troisième fois ce
Chrétien d’un autre âge permettait qu’une des filles adoptives de son ceur
allât s’ensevelir loin du monde. Ma Tante aussi fut admirable de tendresse et
de prudence, je ne me souviens pas que pendant mon épreuve elle m’ait dit un
mot qui pût l’augmenter, je voyais qu’elle avait grand’pitié de sa pauvre
petite Thérèse, aussi lorsque j’eus obtenu le consentement de mon cher Oncle,
elle me donna le sien mais non sans me prouver de mille manières que mon départ
lui causerait du chagrin... Hélas ! nos chers parents étaient loin de
s’attendre alors qu’il leur faudrait renouveler deux fois encore le même
sacrifice... Mais en tendant la main pour demander toujours, le Bon Dieu ne la
présenta pas vide, ses amis les plus chers purent y puiser abondamment la force
et le courge qui leur étaient si nécessaires... Mais mon coeur m’emporte bien
loin de mon sujet, j’y retourne presque à regret : après la réponse de mon
Oncle, vous comprenez, ma Mère, avec quelle allégresse je repris le chemin des
Buissonnets, sous “ le beau Ciel, dont les nuages s’étaient complètement
dissipés !... ” Dans mon âme aussi la nuit avait cessé. Jésus en se
réveillant m’avait rendu la joie, le bruit des vagues s’était apaisé ; au
lieu du vent de l’épreuve une brise légère enflait ma voile et je croyais
arriver bientôt sur le rivage béni (Mc 4,37-39) que j’apercevais tout près de
moi. Il était en effet bien près de ma nacelle, mais plus d’un orage devait
encore s’élever et lui dérobant la vue de son phare lumineux, lui faire
craindre de s’être éloignée sans retour de la plage si ardemment désirée... Peu
de jours après avoir obtenu le consentement de mon oncle, j’allais vous voir,
(NHA 527) ma Mère chérie, et je vous dis ma joie de ce que toutes mes épreuves
étaient passées, mais quelle ne fut pas ma surprise et mon chagrin en vous
entendant me dire que Monsieur
Manuscrit A Folio 52 Recto.
le Supérieur (NHA 528) ne
consentait pas à mon entrée avant l’âge de vingt-et-un ans... Personne n’avait
pensé à cette opposition, la plus invincible de toutes ; cependant sans
perdre courage j’allai moi-même avec Papa et Céline chez notre Père, afin
d’essayer de le toucher en lui montrant que j’avais bien la vocation du Carmel.
Il nous reçut très froidement, mon incomparable petit Père eut beau joindre ses
instances aux miennes, rien ne put changer sa disposition. Il me dit qu’il n’y
avait pas de péril à la demeure, que je pouvais mener une vie de carmélite à la
maison, que si je ne prenais pas la discipline tout ne serait pas perdu...
etc... etc... enfin il finit par ajouter qu’il n’était que le délégué de
Monseigneur et que s’il voulait me permettre d’entrer au Carmel, lui n’aurait
plus rien à dire... Je sortis tout en larmes du presbytère, heureusement
j’étais cachée par mon parapluie, car la pluie tombait par torrents. Papa ne
savait comment me consoler... il me promit de me conduire à Bayeux aussitôt que
j’en témoignai le désir, car j’étais résolue d’arriver à mes fins, je dis même
que j’irais jusqu’au Saint Père, si Monseigneur ne voulait pas me permettre
d’entrer au Carmel à quinze ans... Bien des événements se passèrent avant mon
vovage à Bayeux (NHA 529) à l’extérieur ma vie paraissait la même, j’étudiais,
je prenais des leçons de dessin avec Céline (NHA 530) et mon habile maîtresse
trouvait en moi beaucoup de dispositions à son art. Surtout je grandissais dans
l’amour du Bon Dieu, je sentais en mon coeur des élans inconnus jusqu’alors,
parfois j’avais de véritables transports d’amour. Un soir ne sachant comment
dire à Jésus que je l’aimais et combien je désirais qu’Il soit partout aimé et
glorifié, je pensais avec douleur qu’il ne pourrait jamais recevoir de l’enfer
un seul acte d’amour ; alors je dis au Bon Dieu que pour lui faire plaisir
je consentirais bien à m’y voir plongée, afin qu’il soit aimé éternellement
dans ce lieu de blasphème... Je savais que cela ne pouvait pas le glorifier,
puisqu’Il ne désire que notre bonheur, mais quand on
Manuscrit A Folio 52 Verso.
aime, on éprouve le besoin
de dire mille folies ; si je parlais de la sorte, ce n’était pas que le
Ciel n’excitât mon envie, mais alors mon Ciel à moi n’était autre que l’Amour
et je sentais comme Saint Paul que rien ne pourrait me détacher de l’objet
divin qui m’avait ravie !... (NHA 531) (Rm 8,35-39) Avant de quitter le
monde, le Bon Dieu me donna la consolation de contempler de près des âmes
d’enfants ; étant la plus petite de la famille, je n’avais jamais eu ce
bonheur, voici les tristes circonstances qui me le procurèrent : Une
pauvre femme, parente de notre bonne, mourut à la fleur de l’âge laissant trois
enfants tout petits ; pendant sa maladie nous prîmes à la maison les deux
petites filles dont l’aînée n’avait pas six ans, je m’en occupais toute la
journée et c’était un grand plaisir pour moi de voir avec quelle candeur elles
croyaient tout ce que je leur disais. Il faut que le saint Baptême dépose dans
les âmes un germe bien profond des vertus théologales puisque dès l’enfance
elles se montrent déjà et que l’espérance de biens futurs suffit pour faire
accepter des sacrifices. Lorsque je voulais voir mes deux petites filles bien
conciliantes l’une pour l’autre, au lieu de promettre des jouets et des bonbons
à celle qui céderait à sa soeur, je leur parlais des récompenses éternelles que
le petit Jésus donnerait dans le Ciel aux petits enfants sages ; l’aînée,
dont la raison commençait à se développer, me regardait avec des yeux brillants
de joie, me faisait mille questions charmantes sur le petit Jésus et son beau
Ciel et me promettait avec enthousiasme de toujours céder à sa soeur ;
elle disait que jamais de sa vie elle n’oublierait ce que lui avait dit
“ la grande demoiselle, ” car c’est ainsi qu’elle m’appelait... En
voyant de près ces âmes innocentes, j’ai compris quel malheur c’était de ne pas
bien les former dès leur éveil, alors qu’elles ressemblent à une cire molle sur
laquelle on peut déposer l’empreinte des vertus mais aussi celle du mal... j’ai
compris ce qu’a dit Jésus en l’Evangile : “ Qu’il vaudrait mieux être
jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits enfants. ” (NHA 532) (Mt 18,6)
Manuscrit A Folio 53 Recto.
Ah ! que d’âmes
arriveraient à la sainteté, si elles étaient bien dirigées !... Je le
sais, le Bon Dieu n’a besoin de personne pour faire son oeuvre, mais de même
qu’Il permet à un habile jardinier d’élever des plantes rares et délicates et
qu’il lui donne pour cela la science nécessaire, se réservant pour Lui-même le
soin de féconder, ainsi Jésus veut être aidé dans sa Divine culture des âmes.
Qu’arriverait-il si un jardinier maladroit ne greffait pas bien ses
arbustes ? s’il ne savait pas reconnaître la nature de chacun et voulait
faire éclore des roses sur un pêcher ?... Il ferait mourir l’arbre qui
cependant était bon et capable de produire des fruits. C’est ainsi qu’il faut
savoir reconnaître dès l’enfance ce que le Bon Dieu demande aux âmes et
seconder l’action de sa grâce, sans jamais la devancer ni la ralentir. Comme
les petits oiseaux apprennent a chanter en écoutant leurs parents, de même les
enfants apprennent la science des vertus, le chant sublime de l’Amour Divin,
auprès des âmes chargées de les former à la vie. Je me souviens que parmi mes
oiseaux, j’avais un serin qui chantait à ravir, j’avais aussi un petit linot
auquel je prodiguais mes soins “ maternels, ” l’ayant adopté avant
qu’il ait pu jouir du bonheur de sa liberté. Ce pauvre petit prisonnier n’avait
pas de parents pour lui apprendre chanter, mais entendant du matin au soir son
compagnon le serin faire de joyeuses roulades, il voulut l’imiter... Cette
entreprise était difficile pour un linot, aussi sa douce voix eut-elle bien de
la peine à s’accorder avec la voix vibrante de son maître en musique. C’était
charmant de voir les efforts du pauvre petit, mais ils furent enfin couronnés
de succès, car son chant tout en conservant une bien plus grande douceur fut
absolument le même que celui du serin.
Manuscrit A Folio 53 Verso.
O ma Mère chérie !
c’est vous qui m’avez appris à chanter... c’est votre voix qui m’a charmée dès
l’enfance, et maintenant j’ai la consolation d’entendre dire que je vous
ressemble !... Je sais combien j’en suis encore loin, mais j’espère malgré
ma faiblesse redire éternellement le même cantique que vous ! Avant mon
entrée au Carmel, je fis encore bien des expériences sur la vie et les misères
du monde, mais ces détails m’entraîneraient trop loin, je vais reprendre le
récit de ma vocation. Le 31 octobre fut le jour fixé pour mon voyage à Bayeux.
Je partis seule avec Papa, le coeur rempli d’espérance, mais aussi bien émue
par la pensée de me présenter à l’évêché. Pour la première fois de ma vie, je
devais aller faire une visite sans être accompagnée de mes soeurs et cette
visite était à un Evèque ! (NHA 533) Moi qui n’avais jamais besoin de
parler que pour répondre aux questions que l’on m’adressait, je devais
expliquer moi-même le but de ma visite, développer les raisons qui me faisaient
solliciter l’entrée au Carmel, en un mot je devais montrer la solidité de ma
vocation. Ah ! qu’il m’en a coûté de faire ce voyage ! Il a fallu qui
le Bon Dieu m’accorde une grâce toute spéciale pour que j’aie pu surmonter ma
grande timidité... Il est aussi bien vrai que “ Jamais l’Amour ne trouve
d’impossibilités, parce qu’il se croit tout possible et tout permis. ”
(NHA 534) C’était vraiment le seul amour de Jésus qui pouvait me faire
surmonter ces difficultés et celles qui suivirent car il se plut à me faire
acheter ma vocation par de bien grandes épreuves... Aujourd’hui que je jouis de
la solitude du Carmel (me reposant à l’ombre de Celui que j’ai si ardemment
désiré) (NHA 535) (CT 2,3) je trouve avoir acheté mon bonheur à bien peu de
frais et je serais prête à supporter de bien plus grandes peines pour
l’acquérir si je ne I’avais pas encore ! Il pleuvait à verse quand nous
arrivâmes à Bayeux, Papa qui ne voulait pas voir sa petite reine entrer à
l’évêché avec sa belle toilette toute trempée la fit monter dans un omnibus et
conduire à la cathédrale. Là commencèrent mes misères, Monseigneur et tout son
clergé assistaient à un grand enterrement. L’Eglise était remplie de dames en
deuil et j’étais regardée de tout le monde avec ma
Manuscrit A Folio 54 Recto.
robe claire et mon chapeau
blanc, j’aurais voulu sortir de l’église mais il ne fallait pas y penser, à
cause de la pluie, et pour m’humilier encore davantage le Bon Dieu permit que
Papa avec sa simplicité patriarcale me fît monter jusqu’au haut de la
cathédrale ; ne voulant pas lui faire de peine je m’exécutai de bonne
grâce et procurai cette distraction aux bons habitants de Bayeux que j’aurais
souhaité n’avoir jamais connus... Enfin je pus respirer à mon aise dans une
chapelle qui se trouvait derrière le maître-autel et j’y restai longtemps,
priant avec ferveur en attendant que la pluie cessât et nous permit de sortir.
En redescendant, Papa me fit admirer la beauté de l’édifice qui paraissait
beaucoup plus grand étant désert, mais une seule pensée m’occupait et je ne
pouvais prendre de plaisir à rien. Nous allâmes directement chez Monsieur
Révérony (NHA 536) qui était instruit de notre arrivée ayant lui-même fixé le
jour du voyage, mais il était absent ; il nous fallut donc errer dans les
rues qui me parurent bien tristes ; enfin nous revînmes près de l’évêché
et Papa me fit entrer dans un bel hôtel où je ne fis pas honneur à l’habile
cuisinier. Ce pauvre petit Père était d’une tendresse pour moi presque
incroyable, il me disait de ne pas me faire de chagrin, que bien sûr
Monseigneur allait m’accorder ma demande. Après nous être reposés, nous
retournâmes chez Monsieur Révérony ; un monsieur arriva en même temps,
mais le grand vicaire lui demanda poliment d’attendre et nous fit entrer les
premiers dans son cabinet (le pauvre monsieur eut le temps de s’ennuyer car la
visite fut longue). Monsieur Révérony se montra très aimable, mais je crois que
le motif de notre voyage l’étonna beaucoup ; après m’avoir regardée en
souriant et adressé quelques questions, il nous dit : “ Je vais vous
présenter à Monseigneur, voulez-vous avoir la bonté de me suivre. ” Voyant
des larmes perler dans mes yeux il ajouta : “ Ah ! je vois des
diamants... il ne faut pas les montrer à Monseigneur !... ” Il nous
fit traverser plusieurs pièces très vastes, garnies
Manuscrit A Folio 54 Verso.
de portraits d’évêques ;
en me voyant dans ces grands salons, je me faisais l’effet d’une pauvre petite
fourmi et je me demandais ce que j’allais oser dire à Monseigneur ; il se
promenait entre deux prêtres sur une galerie, je vis Monsieur Révérony lui dire
quelques mots et revenir avec lui, nous l’attendions dans son cabinet ;
là, trois énormes fauteuils étaient placés devant la cheminée où pétillait un
feu ardent. En voyant entrer sa Grandeur, Papa se mit à genoux à côté de moi
pour recevoir sa bénédiction, puis Monseigneur fit placer Papa dans un des
fauteuils, se mit en face de lui et Monsieur Révérony voulut me faire prendre
celui du milieu ; je refusai poliment, mais il insista, me disant de
montrer si j’étais capable d’obéir, aussitôt je m’assis sans faire de réflexion
et j’eus la confusion de le voir prendre une chaise pendant que j’étais
enfoncée dans un fauteuil où quatre comme moi auraient été à l’aise (plus à
l’aise que moi, car j’étais loin d’y être !...) J’espérais que Papa allait
parler mais il me dit d’expliquer moi-même à Monseigneur le but de notre
visite ; je le fis le plus éloquemment possible, sa Grandeur habituée à
l’éloquence ne parut pas très touchée de mes raisons, au lieu d’elles un mot de
Monsieur le Supérieur m’eût plus servi, malheureusement je n’en avais pas et
son opposition ne plaidait aucunement en ma faveur.. . Monseigneur me demanda
s’il y avait longtemps que je désirais entrer au carmel : “ Oh
oui ! Monseigneur, bien longtemps... ” “ Voyons, reprit en riant
Mr Révérony, vous ne pouvez toujours pas dire qu’il y a quinze ans que vous
avez ce désir. ” “ C’est vrai, repris-je en souriant aussi, mais il
n’y a pas beaucoup d’années à retrancher car j’ai désiré me faire religieuse
dès l’éveil de ma raison et j’ai désiré le carmel aussitôt que je l’ai bien
connu, parce que dans cet ordre je trouvais que toutes les aspirations de mon
âme seraient remplies. ” Je ne sais pas, ma Mère, si ce sont tout à fait
mes paroles, je crois que c’était encore plus mal tourné, mais enfin c’est le
sens. Monseigneur croyant être agréable à Papa essaya de me faire rester encore
quelques années auprès de lui, aussi ne fut-il pas peu surpris et édifié de le
voir prendre mon parti, intercédant pour que j’obtienne la permission de
m’envoler à quinze ans. Cependant tout fut inutile, il dit qu’avant de se
décider un entretien avec le Supérieur du Carmel était indispensable. Je ne
pouvais rien entendre qui me fît plus de peine, car je connaissais l’opposition
formelle de notre Père, aussi sans tenir compte de la recommandation de Monsieur
Révérony je fis plus que montrer des diamants à Monseigneur, je lui en
donnai !... Je vis bien qu’il était touché ; me prenant par le cou,
il appuyait ma tête sur son épaule et me faisait des caresses, comme jamais,
paraît-il, personne n’en
Manuscrit A Folio 55 Recto.
avait reçu de lui. Il me
dit que tout n’était pas perdu, qu’il était bien content que je fasse le voyage
de Rome afin d’affermir ma vocation et qu’au lieu de pleurer je devais me
réjouir ; il ajouta que la semaine suivante, devant aller à Lisieux, il
parlerait de noi à Monsieur le curé de Saint Jacques et que certainement je
recevrais sa réponse en Italie. Je compris qu’il était inutile de faire de
nouvelles instances, d’ailleurs je n’avais plus rien à dire ayant épuisé toutes
les ressources de mon éloquence. Monseigneur nous reconduisit jusqu’au jardin.
Papa l’amusa beaucoup en lui disant qu’afin de paraître plus âgée, je m’étais
fait relever les cheveux. (Ceci ne fut pas perdu car Monseigneur ne parle pas
de “ sa petite fille ” sans raconter l’histoire des cheveux...)
Monsieur Révérony voulut nous accompagner jusqu’au bout du jardin de l’évêché,
il dit à Papa que jamais chose pareille ne s’était vue : “ Un père
aussi empressé de donner son enfant au Bon Dieu que cette enfant de s’offrir
elle-même ! ” Papa lui demanda plusieurs explications sur le
pèlerinage, entre autres comment il fallait s’habiller pour paraître devant le
St Père. Je le vois encore se tourner devant Monsieur Révérony en lui
disant : “ Suis-je assez bien comme cela ? ” Il avait aussi
dit à Monseigneur que s’il ne me permettait pas d’entrer au Carmel je
demanderais cette grâce au Souverain Pontife. Il était bien simple dans ses
paroles et ses manières mon Roi chéri, mais il était si beau... il avait une
distinction toute naturelle qui dut plaire beaucoup à Monseigneur habitué à se
voir entouré de personnages connaissant toutes les règles de l’étiquette des
salons mais pas le Roi de France et de Navarre en personne avec sa petite
reine... Quand je fus dans la rue mes larmes recommencèrent à couler, non pas
tant à cause de mon chagrin, qu’en voyant mon petit Père chéri qui venait de
faire un voyage inutile... Lui qui se faisait une fête d’envoyer une dépêche au
Carmel, annonçant l’heureuse réponse de Monseigneur, était obligé de
Manuscrit A Folio 55 Verso.
revenir sans en avoir
aucune... Ah ! que j’avais de peine !... Il me semblait que mon
avenir était brisé pour jamais ; plus j’approchais du terme, plus je
voyais mes affaires s’embrouiller. Mon âme était plongée dans l’amertume, mais
aussi dans la paix car je ne cherchais que la volonté du Bon Dieu. Aussitôt en
arrivant à Lisieux, j’allai chercher de la consolation au Carmel et j’en
trouvai près de vous, ma Mère chérie. Oh non ! jamais je n’oublierai tout
ce que vous avez souffert à cause de moi. Si je ne craignais de les profaner en
m’en servant, je pourrais dire les paroles que Jésus adressait à ses apôtres,
le soir de sa Passion : “ C’est vous qui avez été toujours avec moi
dans toutes mes épreuves... ” (NHA 537) (Lc 22,28) Mes bien-aimées soeurs
m’offrirent aussi de bien donces consolations... Trois jours après le voyage de
Bayeux, je devais en faire un beaucoup plus long, celui de la ville
éternelle... (NHA 601) Ab ! quel voyage que celui-là !... Lui seul
m’a plus instruite que de longues années d’études, il m’a montré la vanité de
tout ce qui passe et que tout est affliction d’esprit sous le soleil... (NHA
602) (Qo 2,11) Cependant j’ai vu de bien belles choses, j’ai contemplé toutes
les merveilles de l’art et de la religion, surtout j’ai foulé la même terre que
les Saints Apôtres, la terre arrosée du sang des Martyrs et mon âme s’est
agrandie au contact des choses saintes... Je suis bien heureuse d’avoit été à
Rome, mais je comprends les personnes du monde qui pensèrent que Papa m’avait
fait faire ce grand voyage afin de changer mes idées de vie religieuse ;
il y avait en effet de quoi ébranler une vocation peu affermie. N’ayant jamais
vécu parmi le grand monde, Céline et moi, nous nous trouvâmes au milieu de la
noblesse qui composait presque exclusivement le pèlerinage. Ah ! bien loin
de nous éblouir, tous ces titres et ces “ de ” ne nous parurent
qu’une fumée... De loin cela m’avait quelquefois jeté un peu de poudre aux
yeux, mais de près, j’ai vu que “ tout ce qui brille n’est pas or ”
et j’ai compris cette parole
Manuscrit A Folio 56 Recto.
de l’Imitation :
“ Ne poursuivez pas cette ombre qu’on appelle un grand nom, ne désirez ni
de nombreuses liaisons ni l’amitié particulière d’aucun homme. ” (NHA 603)
J’ai compris que la vraie grandeur se trouve dans l’âme et pas dans le nom,
puisque, comme le dit Isaïe : “ Le Seigneur donnera un AUTRE NOM à
ses élus. ” (Is 65,15) (NHA 604) et St Jean dit aussi : “ Que le
vainqueur recevra un NOM NOUVEAU que nul ne connaît que celui qui le
reçoit. ” (Ap 2,17) (NHA 605) C’est donc au ciel que nous saurons quels
sont nos titres de noblesse. Alors chacun recevra de Dieu la louange qu’il
mérite (1Co 4,3) (NHA 606) et celui qui sur la terre aura voulu être le plus
pauvre, le plus oublié pour l’amour de Jésus, celui-là sera le premier, le plus
noble et le plus riche !... La seconde expérience que j’ai faite regarde
les prêtres. N’ayant jamais vécu dans leur intimité, je ne pouvais comprendre
le but principal de la réforme du Carmel. Prier pour les pécheurs me ravissait,
mais prier pour les âmes des prêtres, que je croyais plus pures que le cristal,
+251 me semblait étonnant !... Ah ! j’ai compris ma vocation en
Italie, ce n’était pas aller chercher trop loin une si utile connaissance...
Penchant un mois j’ai vécu avec beaucoup de saints prêtres et j’ai vu que, si
leur sublime dignité les élève au-dessus des anges, ils n’en sont pas moins des
hommes faibles et fragiles... Si de saints prêtres que Jésus appelle dans son
Evangile : “ Le sel de la terre ” montrent dans leur conduite
qu’ils ont un extrême besoin de prières, que faut-il dire de ceux qui sont
tièdes ? Jésus n’a-t-Il pas dit encore : “ Si le sel vient à
s’affadir avec quoi l’assaisonnera-t-on ? ” (NHA 607) O ma
Mère ! qu’elle est belle la vocation ayant pour but de conserver le sel
destiné aux âmes ! Cette vocation est celle du Carmel, puisque l’unique
fin de nos prières et de nos sacrifices est d’être l’apôtre des apôtres, (Mt
5,13) priant pour eux pendant qu’ils évangélisent les âmes par leurs paroles et
surtout par leurs exemples...
Manuscrit A Folio 56 Verso.
Il faut que je m’arrête, si
je continuais de parler sur ce sujet, je ne finirais pas !... Je vais, ma
Mère chérie,Rolex Replica Watches
vous raconter mon voyage avec quelques détails ;
pardonnez-moi si je vous en donne trop, je ne réfléchis pas avant d’écrire, et
je le fais en tant de fois différentes, à cause de mon peu de temps libre, que
mon récit vous paraîtra peut-être ennuyeux... Ce qui me console c’est de penser
qu’au Ciel je vous reparlerai des grâces que j’ai reçues et que je pourrai le
faire alors en termes agréables et charmants... Plus rien ne viendra
interrompre nos épanchements intimes et dans un seul regard, vous aurez tout
compris... Hélas, puisqu’il me faut encore employer le langage de la triste
terre, je vais essayer de le faire avec la simplicité d’un petit enfant qui
connaît l’amour de sa Mère... Ce fut le 7 novembre que le pèlerinage partit de
Paris, mais Papa nous conduisit dans cette ville quelques jours avant pour nous
la faire visiter. Un matin à trois heures, je traversai la ville de Lisieux
encore endormie ; bien des impressions passèrent dans mon âme à ce moment.
Je sentais que j’allais vers l’inconnu et que de grandes choses m’attendaient
là-bas... Papa était joyeux ; lorsque le train se mit en marche, il chanta
ce vieux refrain : “ Roule, roule ma diligence, nous voilà sur le
grand chemin. ” Arrivés à Paris dans la matinée, nous commençames aussitôt
à le visiter. Ce pauvre petit Père se fatigua beaucoup afin de nous faire
plaisir, aussi nous eûmes bientôt vu toutes les merveilles de la capitale. Pour
moi je n’en trouvai qu’une seule qui me ravit, cette merveille fut :
“ Notre-Dame des Victoires ” Ah ! ce que j’ai senti à ses pieds,
je ne pourrais le dire... Les grâces qu’elle m’accorda m’émurent si
profondément que mes larmes seules traduisirent mon bonheur, comme au jour de
ma première communion... La Sainte Vierge m’a fait sentir que c’était vraiment
elle qui m’avait souri et qui m’avait guérie. J’ai compris qu’elle veillait sur
moi, que j’étais son enfant, aussi je ne pouvais plus lui donner que
Manuscrit A Folio 57 Recto.
le nom de
“ Maman ” car il me semblait encore plus tendre que celui de Mère...
Avec quelle ferveur ne l’ai-je pas priée de me garder toujours et de réaliser
bientôt mon rêve en me cachant à l’ombre de son manteau virginal !...
Ah ! c’était là un de mes premiers désirs d’enfant... En grandissant,
j’avais compris que c’était au Carmel qu’il me serait possible de trouver
véritablement le manteau de la Sainte Vierge et c’était vers cette montagne
fertile que tendaient mes désirs... Je suppliai encore Notre-Dame des Victoires
d’éloigner de moi tout ce qui aurait pu ternir ma pureté ; je n’ignorais
pas qu’en un voyage comme celui d’Italie, il se rencontrerait bien des choses
capables de me troubler, surtout parce que ne connaissant pas le mal je
craignais de le découvrir,audemars piguet replica watches n’ayant pas expérimenté que tout est pur pour les
purs (NHA 609) (Tt 1,15) et que l’âme simple et droite ne voit de mal à rien, puisqu’en
effet le mal n’existe que dans les coeurs impurs et non dans les objets
insensibles... Je priai aussi Saint Joseph de veiller sur moi ; depuis mon
enfance j’avais pour lui une dévotion qui se confondait avec mon amour pour la
Sainte Vierge. Chaque jour je récitais la prière : “ O Saint Joseph,
père et protecteur des vierges ” aussi ce fut sans crainte que j’entrepris
mon lointain voyage, j’étais si bien protégée qu’il me semblait impossible
d’avoir peur. Apres nous être consacrées au Sacré Coeur dans la basilique de
Montmartre nous partîmes de Paris le lundi 7 dès le matin ; (NHA 610)
bientôt nous eûmes fait connaissance avec les personnes du pèlerinage. Moi si
timide qu’ordinairement j’osais à peine parler, je me trouvai complètement
débarrassée de ce gênant défaut ; à ma grande surprise je parlais
librement avec toutes les grandes dames, les prêtres et même Monseigneur de
Coutances. Il me semblait avoir toujours vécu dans ce monde. Nous étions, je
crois,
Manuscrit A Folio 57 Verso.
bien aimées de tout le
monde et Papa semblait fier de ses deux filles ; (NHA 611) mais s’il était
fier de nous, nous l’étions également de lui, car il n’y avait pas dans tout le
pèlerinage un monsieur plus beau ni plus distingué que mon Roi chéri ; il
aimait à se voir entouré de Céline et de moi, souvent lorsque nous n’étions pas
en voiture et que je n’éloignais de lui, il m’appelait afin que je lui donne Ie
bras comme à Lisieux... Monsieur l’abbé Révérony examinait soigneusement toutes
nos actions, je le voyais souvent de loin qui nous regardait ; à table
lorsque je n’étais pas en face de lui, il trouvait moyen de se pencher pour me
voir et entendre ce que je disais. Sans doute il voulait me connaître pour
savoir si vraiment j’étais capable d’être carmélite ; je pense qu’il a dû
être satisfait de son examen car à la fin du voyage il parut bien disposé pour
moi, mais à Rome il a été loin de m’être favorable comme je vais le dire plus
loin. Avant d’arriver à cette “ ville éternelle, ” but de notre
pèlerinage, il nous fut donné de contempler bien des merveiiles. D’abord ce fut
la Suisse avec ses montagnes dont le sommet se perd dans les nuages, ses
cascades gracieuses jaillissant de mille manières différentes, ses vallées
profondes remplies de fougères gigantesques et de bruyères roses. Ah ! ma
Mère chérie, que ces beautés de la nature répandues à profusion ont fait de
bien à mon âme ! Comme elles l’ont élevée vers Celui qui s’est plu à jeter
de pareils chefs-d’oeuvre sur une terre d’exil qui ne doit durer qu’un jour...
Je n’avais pas assez d’yeux pour regarder. Debout à ia portière je perdais
presque la respiration ; j’aurais voulu être des deux côtés du wagon car
en me détournant, je voyais des paysages d’un aspect enchanteur et tout
différents de ceux qui s’étendaient devant moi. Parfois nous nous trouvions au
sommet d’une montagne, à nos pieds des
Manuscrit A Folio 58 Recto.
précipices dont le regard
ne pouvait sonder la profondeur semblaient prêts à nous engloutir... ou bien
c’était un ravissant petit village avec ses gracieux chalets et son clocher,
au-dessus duquel se balançaient mollement quelques nuages éclatants de
blancheur... Plus loin c’était un vaste lac que doraient les derniers rayons du
soleil ; les flots calmes et purs empruntant la teinte azurée du Ciel qui
se mêlait aux feux du couchant, présentaient à nos regards émerveillés le
spectacle le plus poétique et le plus enchanteur qui se puisse voir... Au fond
du vaste horizon on apercevait les montagnes dont les contours indécis auraient
échappé à nos yeux si leurs sommets neigeux que le soleil rendait éblouissants
n’étaient venus ajouter un charme de plus au beau lac qui nous ravissait... En
regardant toutes ces beautés, il naissait en mon âme des pensées bien
profondes. Il me semblait comprendre déjà la grandeur de Dieu et les merveilles
du Ciel... La vie religieuse m’apparaissait telle qu’elle est avec ses
assujettissements, ses petits sacrifices accomplis dans l’ombre. Je comprenais
combien il est facile de se replier sur soi-même, d’oublier le but sublime de
sa vocation et je me disais : plus tard, à l’heure de l’épreuve, lorsque
prisonnière au Carmel, je ne pourrai contempler qu’un petit coin du Ciel
étoilé, je me souviendrai de ce que je vois aujourd’hui ; cette pensée me
donnera du courage, j’oublierai facilement mes pauvres petits intérêts en
voyant la grandeur et la puissance du Dieu que je veux aimer uniquement. Je
n’aurai pas le malheur de m’attacher à des pailles, maintenant que “ Mon
COEUR a PRESSENTI ce que Jésus réserve à ceux qui l’aiment !... ”
(NHA 612) (1Co 2,9) Après avoir admiré la puissance du Bon Dieu, je pus encore
admirer celle qu’Il a donnée à ses créatures. La première ville d’Italie que
nous avons visitée fut Milan. Sa cathédrale toute en marbre blanc, avec ses
statues assez nombreuses pour former un peuple presque innombrable,
Manuscrit A Folio 58 Verso.
fut visitée par nous dans
ses plus petits détails. Céline et moi nous étions intrépides, toujours les
premières et suivant immédiatement Monseigneur ; afin de tout voir en ce
qui concernait les reliques des Saints et bien entendre les explications ;
ainsi pendant qu’il offrait le Saint Sacrifice sur le tombeau de Saint Charles,
nous étions avec papa derrière l’Autel, la tête appuyée sur la châsse qui
renferme le corps du saint, revêtu de ses habits pontificaux. C’était ainsi
partout... (Excepté lorsqu’il s’agissait de monter là où la dignité d’un Evêque
ne le permettait pas car alors nous savions bien quitter sa Grandeur)...
Laissant les dames timides se cacher la figure dans les mains après avoir gravi
les premiers clochetons qui couronnent la cathédrale, nous suivions les
pèlerins les plus hardis et arrivions jusqu’au sommet du dernier clocher de
marbre, d’où nous avions le plaisir de voir à nos pieds la ville de Milan dont
les nombreux habitants ressemblaient à une petite fourmilière... Descendues de
notre piédestal, nous commençâmes nos promenades en voiture qui devaient durer
un mois, et me rassasier pour toujours de mon désir de rouler sans
fatigue ! Le campo santo nous ravit encore plus que la cathédrale, toutes
ses statues de marbre blanc qu’un ciseau de génie semble avoir animées, sont
placées sur le vaste champ des morts avec une sorte de négligence, ce qui pour
moi augmente leur charme... On serait tenté de consoler les idéals personnages
qui vous entourent. Leur expression est si vraie, leur douleur si calme et si
résignée qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître les pensées d’immortalité qui
doivent remplir le coeur des artistes exécutant ces chefs-d’oeuvre. Ici c’est
une enfant jetant des fleurs sur la tombe de ses parents, le marbre semble
avoir perdu sa pesanteur et les pétales délicats semblent glisser entre les
doigts de l’enfant, le vent paraît déjà les disperser,
Manuscrit A Folio 59 Recto.
il paraît aussi faire
flotter le voile léger des veuves et les rubans dont sont ornés les cheveux des
jeunes filles. Papa était aussi ravi que nous ; en Suisse il avait été
fatigué mais alors, sa gaîté ayant reparu, il jouissait du beau spectacle que
nous contemplions ; son âme d’artiste se révélait dans les expressions de
foi et d’admiration qui paraissaient sur son beau visage. Un vieux monsieur
(français) qui sans doute n’avait pas l’âme aussi poétique, nous regardait du
coin de l’oeil et disait avec mauvaise humeur, tout en ayant l’air de regretter
ne pas pouvoir partager notre admiration : “ Ah ! que les
Français sont donc enthousiastes ! ” Je crois que ce pauvre monsieur
aurait mieux fait de rester chez lui, car il ne m’a pas paru être content de
son voyage, il se trouvait souvent près de nous et toujours des plaintes
sortaient de sa bouche, il était mécontent des voitures, des hôtels, des
personnes, des villes, enfin de tout... Papa avec sa grandeur d’âme habituelle
essayait de le consoler, lui offrait sa place, etc... et il se trouvait toujours
bien partout, étant d’un caractère directement opposé à celui de son
désobligeant voisin... Ah ! que nous avons vu de personnages différents,
quelle intéressante étude que celle du monde quand on est près de le
quitter ! ... A Venise, la scène changea complètement ; au lieu du
bruit des grandes villes on n’entend au milieu du silence que les cris des
gondoliers et le murmure de l’onde agitée par les rames. Venise n’est pas sans
charmes, mais je trouve cette ville triste. Le palais des doges est splendide,
cependant il est triste lui aussi avec ses vastes appartements où s’étalent
l’or, le bois, les marbres les plus précieux et les peintures des plus grands
maîtres. Depuis longtemps ses voûtes sonores ont cessé d’entendre la voix des
gouverneurs qui prononçaient des arrêts de vie et de mort dans les salles que
nous avons traversées... Ils ont cessé de souffrir, les malheureux prisonniers
renfermés par les doges dans les cachots et les
Manuscrit A Folio 59 Verso.
oubliettes souterraines...
En visitant ces affreuses prisons je me croyais au temps des martyrs et
j’aurais voulu pouvoir y rester afin de les imiter !... Mais il fallut
promptement en sortir et passer sur le pont “ des soupirs ”, ainsi
appelé à cause des soupirs de soulagement que poussaient les condamnés en se
voyant délivrés de l’horreur des souterrains auxquels ils préféraient la
mort... Après Venise, nous sommes allés à Padoue, où nous avons vénéré la
langue de Saint Antoine puis à Bologne où nous avons vu Sainte Catherine qui
garde l’empreinte du baiser de l’Enfant Jésus. Il est bien des détails
intéressants que je pourrais donner sur chaque ville et sur les mille petites
circonstances particulières de notre voyage mais je n’en finirais pas, aussi je
ne vais écrire que les détails principaux. Ce fut avec joie que je quittai
Bologne, cette ville m’était devenue insupportable par les étudiants dont elle
est remplie et qui formaient une haie quand nous avions le malheur de sortir à
pied, et surtout à cause de la petite aventure qui m’est arrivée avec l’un
d’eux, (NHA 613) je fus heureuse de prendre la route de Lorette. Je ne suis pas
surprise que la Ste Vierge ait choisi cet endroit pour y transporter sa maison
bénie, la paix, la joie, la pauvreté y règnent en souveraines ; tout est
simple et primitif, les femmes ont conservé leur gracieux costume italien et
n’ont pas, comme celles des autres villes, adopté la mode de Paris ; enfin
Lorette m’a charmée ! Que dirai-je de la sainte maison ? Ah !
mon émotion a été profonde en me trouvant sous le même toit que la Sainte
Famille, en contemplant les murs sur lesquels Jésus avait fixé ses yeux divins,
en foulant la terre que Saint Joseph avait arrosée de sueurs, où Marie avait
porté Jésus entre ses bras, après l’avoir porté dans son sein virginal... J’ai
vu la petite chambre où l’ange descendit auprès de la Sainte Vierge... J’ai
déposé mon chapelet dans la petite écuelle de l’Enfant Jésus... Que ces
souvenirs sont ravissants !...
Manuscrit A Folio 60 Recto.
Mais notre plus grande
consolation fut de recevoir Jésus Lui-même dans sa maison et d’être son temple
vivant (1Co 3,16) au lieu même qu’il avait honoré de sa présence. Suivant un
usage d’Italie, le Saint ciboire ne se conserve dans chaque église que sur un
autel, et là seulement on peut recevoir la Sainte communion ; cet autel
était dans la basilique même où se trouve la Sainte maison, renfermée comme un
diamant précieux dans un écrin de marbre blanc. Cela ne fit pas notre
bonheur ! C’était dans le diamant lui-même et non pas dans l’écrin que
nous voulions faire la communion... Papa avec sa douceur ordinaire fit comme
tout le monde, mais Céline et moi allâmes trouver un prêtre qui nous
accompagnait partout et qui justement se préparait à célébrer sa messe dans la
Santa-Casa, par un privilège spécial. Il demanda deux petites hosties qu’il
plaça sur sa patène avec sa grande hostie et vous comprenez, ma Mère chérie,
quel fut notre ravissement de faire toutes les deux la Sainte communion dans
cette maison bénie !. .. C’était un bonheur tout céleste que les paroles sont
impuissantes à traduire. Que sera-ce donc quand nous recevrons la communion
dans l’éternelle demeure du Roi des Cieux ? Alors nous ne verrons plus
finir notre joie, il n’y aura plus la tristesse du départ et pour emporter un
souvenir il ne nous sera pas nécessaire de gratter furtivement les murs
sanctifiés par la présence Divine, puisque sa maison sera la nôtre pour
l’éternité... Il ne veut pas nous donner celle de la terre, il se contente de
nous la montrer pour nous faire aimer la pauvreté et la vie cachée ; celle
qu’il nous réserve est son Palais de gloire où nous ne le verrons plus caché
sous l’apparence d’un enfant ou d’une blanche hostie mais tel qu’Il est, dans
l’éclat de sa splendeur infinie !... (1Jn 3,2) C’est maintenant de Rome qu’il
me reste à parler, de Rome but de
Manuscrit A Folio 60 Verso.
notre voyage, là où je
croyais rencontrer la consolation mais où je trouvai la croix... A notre
arrivée, il faisait nuit et nous étant endormies nous fûmes réveillées par les
employés de la gare qui criaient : “ Roma, Roma. ” Ce n’était
pas un rêve, j’étais à Rome !... (NHA 614) La première journée se passa
hors les murs et ce fut peut-être la plus délicieuse, car tous les monuments
ont conservé leur cachet d’antiquité au lieu qu’au centre de Rome l’on pourrait
se croire à Paris en voyant la magnificence des hôtels et des magasins. Cette
promenade dans les campagnes romaines m’a laissé un bien doux souvenir. Je ne
parlerai point des lieux que nous avons visités, il y a assez de livres qui les
décrivent dans toute leur étendue, mais seulement des principales impressions
que j’ai ressenties. Une des plus douces fut celle qui me fit tressaillir à la
vue du Colisée. Je la voyais donc enfin cette arène où tant de martyrs avaient
versé leur sang pour Jésus ; déjà je m’apprêtais à baiser la terre qu’ils
avaient sanctifiée, mais quelle déception ! le centre n’est qu’un amas de
décombres que les pèlerins doivent se contenter de regarder car une barrière en
défend l’entrée, d’ailleurs personne n’est tenté d’essayer de pénétrer au
milieu de ces ruines... Fallait-il être venue à Rome sans descendre au
Colisée ?... Cela me paraissait impossible, je n’écoutais plus les
explications du guide, une seule pensée m’occupait : descendre dans
l’arène... voyant un ouvrier qui passait avec une échelle je fus sur le point
de la lui demander, heureusement je ne mis pas mon idée à exécution car il
m’aurait prise pour une folle... Il est dit dans l’Evangile que Madeleine
restant toujours auprès du tombeau et se baissant à plusieurs reprises pour
regarder à l’intérieur finit par voir deux anges (NHA 615) “ Comme elle,
tout en ayant reconnu l’impossibilité de voir mes désirs réalisés,
je....(continuai de me baisser vers les ruines où je voulais descendre à la fin
je ne vis pas d’anges, mais ce que je cherchais... ) =(début du folio 61r pour
citation.) (Jn 20,11-12)
Manuscrit A Folio 61 Recto.
continuais de me baisser
vers les ruines où je voulais descendre : la fin, je ne vis pas d’anges,
mais ce que je cherchais, je poussai un cri de joie et dis à Céline :
“ Viens vite, nous allons pouvoir passer !... ” Aussitôt nous
franchissons la barrière que les décombres atteignaient en cet endroit et nous
voilà escaladant les ruines qui croulaient sous nos pas. Papa nous regardait
tout étonné de notre audace, bientôt il nous dit de revenir, mais les deux
fugitives n’entendaient plus rien ; de même que les guerriers sentent leur
courage augmenter au milieu du péril, ainsi notre joie grandissait en
proportion de la peine que nous avions pour atteindre l’objet de nos désirs.
Céline, plus prévoyante que moi, avait écouté le guide et se rappelant qu’il
venait de signaler un certain petit pavé croisé, comme étant celui où
combattaient les martyrs, se mit à le chercher ; bientôt, l’ayant trouvé
et nous étant agenouillées sur cette terre sacrée, nos âmes se confondirent en
une même prière... Mon coeur battait bien fort lorsque mes lèvres
s’approchèrent de la poussière empourprée du sang des premiers chrétiens, je
demandai la grâce d’être aussi martyre pour Jésus et je sentis au fond du coeur
que ma prière était exaucée !... Tout ceci fut accompli en très peu de
temps ; après avoir pris quelques pierres, nous revînmes vers les murs en
ruine pour recommencer notre périlleuse entreprise. Papa nous voyant si heureuses
ne put pas nous gronder et je vis bien qu’il était fier de notre courage... Le
Bon Dieu nous protégea visiblement, car les pèlerins ne s’aperçurent pas de
notre absence étant plus loin que nous, occupés à regarder sans doute les
magnifiques arcades, où le guide faisait remarquer “ les petits CORNICHONS
et les CUPIDES posés dessus ”, aussi ni lui, ni “ messieurs les
abbés ” ne connurent la joie qui remplissait nos coeurs... Les catacombes
m’ont aussi laissé une bien douce impression : elles sont telles que
Manuscrit A Folio 61 Verso.
je me les étais figurées en
lisant leur description dans la vie des martyrs. Après y avoir passé une partie
de l’après-midi, il me semblait y être seulement depuis quelques instants, tant
l’atmosphère qu’on y respire me paraissait embaumée... Il fallait bien
remporter quelque souvenir des catacombes, aussi ayant laissé la procession
s’éloigner un peu, Céline et Thérèse se coulèrent ensemble jusqu’au fond de
l’ancien tombeau de Sainte Cécile et prirent de la terre sanctifiée par sa
présence. Avant mon voyage de Rome je n’avais pour cette sainte aucune dévotion
particulière, mais en visitant sa maison changée en église, le lieu de son
martyre, en apprenant qu’elle avait été proclamée reine de l’harmonie, non pas
à cause de sa belle voix ni de son talent pour la musique, mais en mémoire du
chant virginal qu’elle fit entendre à son Epoux Céleste caché au fond de son
coeur, je sentis pour elle plus que de la dévotion : une véritable
tendresse d’amie... Elle devint ma sainte de prédilection, ma confidente
intime... Tout en elle me ravit, surtout son abandon, sa confiance illimitée
qui l’ont rendue capable de virginiser des âmes n’ayant jamais désiré d’autres
joies que celles de la vie présente... Sainte Cécile est semblable à l’épouse des
cantiques, en elle je vois “ Un choeur dans un camp
d’armée !... ” (NHA 616) Sa vie n’a pas été autre chose qu’un chant
mélodieux au milieu nême des plus grandes épreuves (Ct 7,1) et cela ne m’étonne
pas, puisque “ l’Evangile sacré reposait dans son coeur ! ” (NHA
617) et que dans son coeur reposait l’Epoux des Vierges !... La visite à
l’église Sainte Agnès me fut aussi bien douce, c’était une amie d’enfance que
j’allais visiter chez elle, je lui parlai longuement de celle qui porte si bien
son nom et je fis tous mes efforts pour obtenir une des reliques de l’Angélique
patronne de ma Mère chérie afin de la lui rapporter,
Manuscrit A Folio 62 Recto.
mais il nous fut impossible
d’en avoir d’autre qu’une petite pierre rouge qui se détacha d’une riche
mosaïque dont l’origine remonte au temps de Ste Agnès et qu’elle a dû souvent
regarder. N’était-ce pas charmant que l’aimable Sainte nous donnât elle-même ce
que nous cherchions et qu’il nous était interdit de prendre ?... J’ai
toujours regardé cela comme une délicatesse et une preuve de l’amour avec
lequel la douce Ste Agnès regarde et protège ma Mère chérie !... Six jours
se passèrent à visiter les principales merveilles de Rome et ce fut le septième
que je vis la plus grande de toutes : “ Léon XIII... ” Ce jour,
je le désirais et le redoutais en même temps, c’était de lui que ma vocation
dépendait, car la réponse que je devais recevoir de Monseigneur n’était pas
arrivée et j’avais appris par une lettre de vous, Ma Mère, qu’il n’était plus
très bien disposé pour moi, aussi mon unique planche de salut était la
permission du Saint Père... mais pour l’obtenir, il fallait lui demander, Il
fallait devant tout le monde oser parler ; “ au Pape, ” cette
pensée me faisait trembler ; ce que j’ai souffert avant l’audience, le Bon
Dieu seul le sait, avec ma chère Céline, Jamais je n’oublierai la part qu’elle
a prise à toutes mes épreuves, il semblait que ma vocation était la sienne.
(Notre amour mutuel était remarqué par les prêtres du pèlerinage : un
soir, étant en société si nombreuse que les sièges manquaient, Céline me prit
sur ses genoux et nous nous regardions si gentiment qu’un prêtre s’écria :
“ Comme elles s’aiment ! Ah ! jamais ces deux soeurs ne pourront
se séparer ! ” oui, nous nous aimions, mais notre affection était si
pure et si forte que la pensée de la séparation ne nous troublait pas, car nous
sentions que rien, même l’océan, ne pourrait nous éloigner l’une de l’autre...
Céline voyait avec calme ma petite
Manuscrit A Folio 62 Verso.
nacelle aborder au rivage
du Carmel, elle se résignait à rester aussi longtemps que le Bon Dieu voudrait
sur la mer orageuse du monde, sûre d’aborder à son tour sur la rive, objet de
nos désirs...) Le Dimanche 20 Novembre après nous être habillées suivant le
cérémonial du Vatican (c’est-à-dite en noir, avec une mantille de dentelle pour
coiffure) et nous être décorées d’une large médaille de Léon XIII, suspendue à
un ruban bleu et blanc, nous avons fait notre entrée au Vatican dans la
chapelle du Souverain Pontife. A huit heures notre émotion fut profonde en le
voyant entrer pour célébrer la Ste Messe... Après avoir béni les nombreux
pèlerins réunis autour de lui, il gravit les degrés du St Autel et nous montra,
par sa piété digne du Vicaire de Jésus, qu’il était véritablement “ Le Saint
Père. ” Mon coeur battait bien fort et mes prières étaient bien ardentes
pendant que Jésus descendait entre les mains de son Pontife ; cependant
j’étais remplie de confiance, l’Evangile de ce jour renfermait ces ravissantes
paroles : “ Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à mon Père
de vous donner son royaume. ” (NHA 618) (Lc 12,32) Non je ne craignais
pas, j’espérais que le royaume du Carmel m’appartiendrait bientôt, Je ne
pensais pas alors à ces autres paroles de Jésus : “ Je vous prépare
mon royaume comme mon Père me l’a préparé. ” (NHA 619) (Lc 22,29)
C’est-à-dire je vous réserve des croix et des épreuves, c’est ainsi que vous
serez digne de posséder ce royaume après lequel vous soupirez ; puisqu’il
a été nécessaire que le Christ souffrît et qu’il entrât par là dans sa gloire,
(NHA 620) si vous désirez avoir place à ses côtés, buvez le calice qu’il a bu
Lui-même ! (NHA 621) Ce calice, il me fut présenté par le Saint-Père et
mes larmes se mêlèrent à l’amer breuvage qui m’était offert. (Lc 24,26 Mt
20,21-23) Après la messe d’action de grâces qui suivit celle de Sa Sainteté,
l’audience commença. Léon XIII était assis sur un grand fauteuil, Il était vêtu
simplement
Manuscrit A Folio 63 Recto.
d’une soutane blanche, d’un
camail de même couleur et n’avait sur la tête qu’une petite calotte. Autour de
lui se tenaient des cardinaux, archevêques et évêques mais je ne les ai vus
qu’en général, étant occupée du Saint-Père ; nous passions devant lui en
procession, chaque pèlerin s’agenouillait à son tour, baisait le pied et la
main de Léon XIII, recevait sa bénédiction et deux gardes-nobles le touchaient
par cérémonie, lui indiquant par là de se lever (au pèlerin, car je m’explique
si mal qu’on pourrait croire que c’était au Pape). Avant de pénétrer dans l’appartement
pontifical j’étais bien résolue à parler, mais je sentis mon courage faiblir en
voyant à la droite du St Père “ Monsieur Révérony... ” presque au
même instant on nous dit de sa part qu’il défendait de parler à Léon XIII,
l’audience se prolongeant trop longtemps... Je me tournai vers ma Céline
chérie, afin de savoir son avis : “ Parle ! ” me dit-elle.
Un instant après j’étais aux pieds du Saint-Père ; ayant baisé sa mule, il
me présentait la main, mais au lieu de la baiser, je joignis les miennes et
levant vers son visage mes yeux baignés de larmes, je m’écriai :
“ Très Saint-Père, j’ai une grande grâce à vous demander !... ”
Alors le Souverain Pontife baissa la tête vers moi, de manière que ma figure
touchait presque la sienne, et je vis ses yeux noirs et profonds se fixer sur
moi et sembler me pénétrer jusqu’au fond de l’âme. “ Très Saint-Père, lui
dis-je, en l’honneur de votre jubilé, permettez-moi d’entrer au Carmel à quinze
ans !... ” L’émotion avait sans doute fait trembler ma voix, aussi se
retournant vers Monsieur Révérony qui me regardait avec étonnement et
mécontentement, le St Père dit : “ Je ne comprends pas très
bien. ” Si le Bon Dieu l’eût permis il eût été facile que Mr Révérony
m’obtînt ce que je désirais, mais c’était la croix et non la consolation qu’Il
voulait me donner. “ Très Saint-Père, répondit le Grand Vicaire, c’est une
enfant qui désire entrer au Carmel à quinze ans, mais les supérieurs examinent
la question en ce moment. ” “ Eh bien, mon enfant, reprit le St Père
en me regardant avec bonté, faites ce que les supérieurs vous diront.
“ M’appuyant alors les mains
Manuscrit A Folio 63 Verso.
sur ses genoux, je tentai
un dernier effort et je dis d’une voix suppliante : “ Oh ! Très
Saint-Père, si vous disiez oui, tout le monde voudrait bien !... ” Il
me regarda fixement et prononça ces mots en appuyant sur chaque syllabe :
“ Allons... Allons... Vous entrerez si le Bon Dieu le
veut !... ” (Son accent avait quelque chose de si pénétrant et de si
convaincu qu’il me semble encore l’entendre). La bonté du St Père
m’encourageant, je voulais encore parler mais les deux gardes-nobles me
touchèrent les mains pour me faire lever ; voyant que cela ne suffisait
pas, ils me prirent par les bras et Monsieur Révérony leur aida à me soulever, car
je restais encore les mains jointes, appuyées sur les genoux de Léon XIII et ce
fut de force qu’ils m’arrachèrent de ses pieds... au moment où j’étais ainsi
enlevée, le St Père posa sa main sur mes lèvres, puis il la leva pour me bénir
alors mes yeux se remplirent de larmes et Monsieur Révérony put contempler au
moins autant de diamants qu’il en avait vus à Bayeux.,. Les deux gardes-nobles
me portèrent pour ainsi dire jusqu’à la porte et là, un troisième me donna une
médaille de Léon XIII. Céline qui me suivait, avait été témoin de la scène qui
venait de se passer ; presque aussi émue que moi, elle eut cependant le
courage de demander au St Père une bénédiction pour le Carmel. Mr Révérony
d’une voix mécontente répondit : “ Il est déjà béni le Carmel :
“ Le bon St Père reprit avec douceur : Oh Oui ! il est déjà
béni. ” Avant nous Papa était venu aux pieds de Léon XIII (avec les
messieurs) (NHA 622) Mr Révérony avait été charmant pour lui, le présentant
comme le Père de deux Carmélites. Le Souverain Pontife, en signe de
particulière bienveillance, posa sa main sur la tête vénérable de mon Roi
chéri, semblant ainsi le marquer d’un sceau mystérieux, au nom de Celui dont il
est le véritable représentant... Ah ! maintenant qu’il est au Ciel, ce
Père de quatre Carmélites, ce n’est plus la main du Pontife qui repose sur son
front, lui
Manuscrit A Folio 64 Recto.
prophétisant le martyre...
C’est la main de l’époux des Vierges, du Roi de Gloire, qui fait resplendir la
tête de son Fidèle Serviteur, (Mt 25,21) et plus jamais cette main adorée ne
cessera de reposer sur le front qu’elle a glorifié... Mon Papa chéri eut bien
de la peine de me trouver tout en larmes au sortir de l’audience, il fit tout
ce qu’il put pour me consoler, mais en vain... Au fond du coeur je sentais une
grande paix, puisque j’avais fait absolument tout ce qui était en mon pouvoir
de faire pour répondre à ce que le Bon Dieu demandait de moi, mais cette paix
était au fond et l’amertume remplissait mon âme, car Jésus se taisait. Il
semblait absent, rien ne me révélait sa présence... Ce jour-là encore le soleil
n’osa pas briller et le beau ciel bleu d’Italie, chargé de nuages sombres, ne
cessa de pleurer avec moi... Ah ! c’était fini, mon voyage n’avait plus
aucun charme à mes yeux puisque le but en était manqué. Cependant les dernières
paroles du Saint-Père auraient dû me consoler : n’étaient-elles pas en
effet une véritable prophétie ? Malgré tous les obstacles, ce que le Bon
Dieu a voulu s’est accompli. Il n’a pas permis aux créatures de faire ce
qu’elles voulaient, mais sa volonté à Lui... Depuis quelque temps je m’étais
offerte à l’Enfant Jésus pour être son petit jouet, je Lui avais dit de ne pas
se servir de moi comme d’un jouet de prix que les enfants se contentent de
regarder sans oser y toucher, mais comme d’une petite balle de nulle valeur
qu’il pouvait jeter à terre, pousser du pied, percer, laisser dans un coin ou
bien presser sur son coeur si cela Lui faisait plaisir ; en un mot, je
voulais amuser le petit Jésus, lui faire plaisir, je voulais me livrer à ses
caprices enfantins... Il avait exaucé ma prière... A Rome Jésus perça son petit
jouet, il voulait voir ce qu’il y avait dedans et puis l’ayant vu, content de
sa découverte, Il laissa tomber sa petite
Manuscrit A Folio 64 Verso.
balle et s’endormit... Que
fit-Il pendant son doux sommeil et que devint la petite balle
abandonnée ?... Jésus rêva qu’il s’amusait encore avec son jouet, le
laissant et le prenant tour à tour, et puis qu’apràs l’avoir fait rouler bien
loin Il le pressait sur son coeur, ne permettant plus qu’il s’éloigne jamais de
sa petite main... Vous comprenez, ma Mère chérie, combien la petite balle était
triste de se voir par terre... Cependant je ne cessais d’espérer contre toute
espérance. (NHA 623) (Rm 4,18) Quelques jours après l’audience du St Père, Papa
étant allé voir le bon frère Siméon trouva chez lui Monsieur Révérony qui fut
très aimable. Papa lui reprocha gaiement de ne m’avoir pas aidée dans ma
difficile entreprise, puis il raconta l’histoire de sa Reine au frère Siméon.
Le vénérable vieillard écouta son récit avec beaucoup d’intérêt, en prit même
des notes et dit avec émotion : “ On ne voit pas cela en
Italie ! ” Je crois que cette entrevue fit une très bonne impression
à Monsieur Révérony ; dans la suite il ne cessa de me prouver qu’il était
enfin convaincu de ma vocation. Au lendemain de la mémorable journée, il nous
fallut partir dès Ie matin pour Naples et Pompéi. En notre honneur, le Vésuve
fit du bruit toute la journée, laissant avec ses coups de canon échapper une
épaisse colonne de fumée. Les traces qu’il a laissées sur les ruines de Pompéi
sont effrayantes, elles montrent la puissance du Dieu : “ Qui regarde
la terre et la fait trembler, qui touche les montagnes et les réduit en
fumée. ” (NHA 624) (Ps 104,32) J’aurais aimé à me promener seule au milieu
des ruines, à rêver sur la fragilité des choses humaines, mais le nombre des
voyageurs enlevait une grande partie du charme mélancohque de la cité
détruite... A Naples ce fut tout le contraire, le grand nombre de voitures à
deux chevaux rendit magnifique notre promenade au monastère San Martino placé
sur
Manuscrit A Folio 65 Recto.
une haute colline dominant
toute la ville, malheureusement les chevaux qui nous conduisaient prenaient à
chaque instant le mors aux dents et plus d’une fois je me suis crue à ma
dernière heure. Le cocher avait beau répéter constamment la parole magique des
conducteurs italiens : “ Appipau, appipau... ” les pauvres
chevaux voulaient renverser la voiture, enfin grâce au secours de nos anges
gardiens, nous arrivâmes à notre magnifique hôtel. Pendant tout le cours de
notre voyage, nous avons été logés dans des hôtels princiers, jamais je n’avais
été entourée de tant de luxe, c’est bien le cas de dire que la richesse ne fait
pas le bonheur, car j’aurais été plus heureuse sous un toit de chaume avec
l’espérance du Carmel, qu’auprès des lambris dorés, des escaliers de marbre
blanc, des tapis de soie, avec l’amertume dans le coeur... Ah ! je l’ai
bien senti, la joie ne se trouve pas dans les objets qui nous entourent, elle
se trouve au plus intime de l’âme, on peut aussi bien la posséder dans une
prison que dans un palais, la preuve, c’est que je suis plus heureuse au
Carmel, même au milieu des épreuves intérieures et extérieures que dans le
monde, entourée des commodités de la vie et surtout des douceurs du foyer
paternel !... J’avais l’âme plongée dans la tristesse, cependant à
l’extérieur, j’étais la même, car je croyais cachée la demande que j’avais
faite au St Père ; bientôt je pus me convaincre du contraire, étant restée
seule dans le wagon avec Céline (les autres pèlerins étaient descendus au
buffet pendant les quelques minutes d’arrêt) je vis Monsieur Legoux, vicaire
général de Coutances ouvrir la portière et me regardant en souriant, il me
dit : “ Eh bien, comment va notre petite carmélite ?... ”
Je compris alors que tout le pèlerinage savait mon secret, heureusement
personne ne m’en parla, mais je vis à la manière sympathique dont on me regardait,
que ma demande n’avait pas produit un mauvais
Manuscrit A Folio 65 Verso.
effet, au contraire,.. A la
petite ville d’Assise j’eus l’occasion de monter dans la voiture de Monsieur
Révérony, faveur qui ne fut accordée à aucune dame pendant tout le voyage.
Voici comment j’obtins ce privilège. Après avoir visité les lieux embaumés par
les vertus de Saint François et de Sainte Claire, nous avions terminé par le
monastère de Sainte Agnès, soeur de Sainte Claire ; j’avais contemplé à
mon aise la tête de la Sainte, lorsque me retirant une des dernières je
m’aperçus avoir perdu ma ceinture ; je la cherchai au milieu de la foule,
un prêtre eut pitié de moi et m’aida, mais après me l’avoir trouvée, je le vis
s’éloigner et je restai seule à chercher, car j’avais bien la ceinture, mais
impossible de la mettre, la boucle manquait... Enfin je la vis briller dans un
coin, la saisir et l’ajuster au ruban ne fut pas long, ais le travail précédent
l’avait été davantage, aussi mon étonnement fut grand de me trouver seule
auprès de l’église, toutes les nombreuses voitures avaient disparu, à
l’exception de celle de Mr Révérony. Quel parti prendre ? Fallait-il
courir après les voitures que je ne voyais plus, m’exposer à manquer le train
et mettre mon Papa chéri dans l’inquiétude, ou bien demander une place dans la
calèche de Mr Révérony ?... Je me décidai à ce dernier parti. Avec mon air
le plus gracieux et le moins embarrassé possible malgré mon extrême embarras,
je lui exposai ma situation critique et le mis dans l’embarras lui-même, car sa
voiture était garnie des messieurs les plus distingués du pèlerinage, Pas moyen
de trouver une place de plus, mais un monsieur très galant se hâta de
descendre, me fit monter à sa place et se plaça modestement auprès du cocher.
Je ressemblais à un écureuil pris dans un piège et j’étais loin d’être à
l’aise, entourée de tous ces grands personnages et surtout du plus redoutable
en face duquel j’étais placée... Il fut cependant très
Manuscrit A Folio 66 Recto.
aimable pour moi,
interrompant de temps en temps sa conversation avec les messieurs pour me
parler du Carmel. Avant d’arriver à la gare tous les grands personnages
tirèrent leurs grands porte-monnaie afin de donner de l’argent au cocher (déjà
payé), je fis comme eux et pris mon tout petit porte-monnaie, mais Monsieur
Révérony ne consentit pas à ce que j’en fisse sortir de jolies petites pièces,
il aima mieux en donner une grande pour nous deux. Une autre fois je me trouvai
à côté de lui en omnibus, il fut encore plus aimable et me promit de faire tout
ce qu’il pourrait afin que j’entre au Carmel... Tout en mettant un peu de baume
sur mes plaies, ces petites rencontres n’empêchèrent pas le retour d’être
beaucoup moins agréable que l’aller, car je n’avais plus l’espoir “ du St
Père ” je ne trouvais aucun secours sur la terre qui me paraissait un
désert aride et sans eau, (NHA 625) (Ps 63,2) toute mon espérance était dans le
Bon Dieu seul... je venais de faire l’expérience qu’il vaut mieux avoir recours
à Lui qu’à ses saints... La tristesse de mon âme ne m’empêcha pas de prendre un
grand intérêt aux saints lieux que nous visitions A Florence je fus heureuse de
contempler Sainte Madeleine de Pazzi au milieu du choeur des carmélites qui
nous ouvrirent la grande grille ; comme nous ne savions pas jouir de ce privilège
beaucoup de personnes désirant faire toucher leurs chapelets au tombeau de la
sainte, il n’y eut que moi à pouvoir passer la main dans la grille qui nous en
séparait, aussi tout le monde m’apportait des chapelets et j’étais bien fière
de mon office... Il fallait toujours que je trouve le moyen de toucher à tout,
ainsi dans l’Eglise de Sainte Croix en Jérusalem (de Rome) nous pûmes vénérer
plusieurs morceaux de la vraie Croix, deux épines et l’un des clous sacrés
renfermé dans un magnifique reliquaire d’or ouvragé, mais sans verre, aussi je
trouvai moyen, en vénérant la précieuse relique, de couler mon petit doigt dans
Manuscrit A Folio 66 Verso.
Suite.
dans un des jours du
reliquaire et je pus toucher au clou qui fut baigné du sang de Jésus... J’étais
vraiment par trop audacieuse !... Heureusement le bon Dieu qui voit le
fond des choses sait que mon intention était pure et que pour rien au monde je
n’aurais voulu lui déplaire, j’agissais avec Lui comme un enfant qui se croit
tout permis et regarde les trésors de son père comme les siens. (Lc 15,31) Je
ne puis encore comprendre pourquoi les femmes sont si facilement excommuniées
en Italie, à chaque instant on nous disait : “ N’entrez pas ici...
N’entrez pas là, vous seriez excommuniées !... ” Cependant elles aiment
le bon Dieu en bien plus grand nombre que les hommes et pendant la Passion de
Notre Seigneur les femmes eurent plus de courage que les apôtres, (Lc 23,27)
puisqu’elles bravèrent les insultes des soldats et osèrent essuyer la Face
adorable de Jésus,.. C’est sans doute pour cela qu’Il permet que le mépris soit
leur partage sur la terre, puisqu’Il l’a choisi pour Lui-même... Au Ciel, Il
saura bien montrer que ses pensées ne sont pas celles des hommes, (NHA 626) (Is
55,8-9) car alors les dernières seront les premières... (NHA 627) (Mt 20,16)
Plus d’une fois pendant le voyage, je n’ai pas eu la patience d’attendre le
Ciel pour être la première... Un jour que nous visitions un monastère de
Carmes, ne me contentant pas de suivre les pèlerins dans les galeries
extérieures, je m’avançai sous les cloîtres inférieurs... tout à coup je vis un
bon vieux carme qui de loin me faisait signe de m’éloigner, mais au lieu de
m’en aller, je m’approchai de lui et montrant les tableaux du cloître, je lui
fis signe qu’ils étaient jolis. Il reconnut sans doute à mes cheveux sur le dos
et à mon air jeune que j’étais une enfant, il me sourit avec bonté et s’éloigna
voyant qu’il n’avait pas une ennemie devant lui ; si j’avais pu lui parler
italien, je lui aurais dit être une future carmélite, mais à cause des
constructeurs de la tour de Babel, cela me fut impossible. (Gn 11,9) Après
avoir encore visité Pise et Gênes nous revînmes en France. Sur le parcours
Manuscrit A Folio 67 Recto.
la vue était magnifique,
tantôt nous longions la mer et le chemin de fer en était si près qu’il me
semblait que les vagues allaient arriver jusqu’à nous (ce spectacle fut causé
par une tempête, c’était le soir, ce qui rendait la scène encore plus
imposante), tantôt des plaines couvertes d’orangers aux fruits mûrs, de verts
oliviers au feuillage léger, de palmiers gracieux... à la tombée du jour, nous
voyions les nombreux petits ports de mer s’éclairer d’une multitude de
lumières, pendant qu’au Ciel scintillaient les premières étoiles... Ah !
quelle poésie remplissait mon âme à la vue de toutes ces choses que je
regardais pour la première et la dernière fois de ma vie !... C’était sans
regret que je les voyais s’évanouir, mon coeur aspirait à d’autres merveilles
(NHA 628) il avait assez contemplé les beautés de la terre, celles du Ciel
étaient l’objet de ses désirs et pour les donner aux âmes, je voulais devenir
prisonnière !... Avant de voir s’ouvrir devant moi les portes de la prison
bénie après laquelle je soupirais, il me fallait encore lutter et souffrir ;
je le sentais en revenant en France, cependant ma confiance était si grande que
je ne cessai pas d’espérer qu’il me serait permis d’entrer le 25 Décembre... A
peine arrivés Lisieux, notre première visite fut pour le Carmel. (NHA 629)
Quelle entrevue que celle-là !... Nous avions tant de choses à nous dire,
depuis un mois de séparation, mois qui m’a semblé plus long et pendant lequel
j’ai plus appris que pendant plusieurs années... O ma Mère chérie ! qu’il
m’a été doux de vous revoir, de vous ouvrir ma pauvre petite âme blessée. A
vous qui saviez si bien me comprendre, à qui une parole, un regard suffisaient
pour tout deviner ! Je m’abandonnai complètement, j’avais fait tout ce qui
dépendait de moi, tout, jusqu’à parler au Saint Père, aussi je ne savais ce que
je devais encore faire. Vous me dîtes d’écrire à Monseigneur et de lui rappeler
sa promesse ; je le fis aussitôt, le mieux qu’il me fut possible, mais
dans des termes que mon Oncle trouva un peu trop
Manuscrit A Folio 67 Verso.
simples, Il refit ma lettre ;
au moment où j’allais la faire partir, j’en reçus une de vous, me disant de ne
pas écrire, d’attendre quelques jours ; j’obéis aussitôt, car j’étais sûre
que c’était le meilleur moyen de ne pas me tromper. Enfin dix jours avant Noël,
ma lettre partit ! Bien convaincue que la réponse ne se ferait pas
attendre, j’allais tous les matins après la messe à la poste avec Papa, croyant
y trouver la permission de m’envoler, mais chaque matin amenait une nouvelle
déception qui cependant, n’ébranlait pas ma foi... je demandais à Jésus de
briser mes liens, Il les brisa, (Ps 116,16) mais d’une manière toute différente
de celle que j’attendais... La belle fête de Noël arriva et Jésus ne se
réveilla pas... Il laissa par terre sa petite balle, sans même jeter sur elle
un regard... Mon coeur était brisé en me rendant à la messe de minuit, je
comptais si bien y assister derrière les grilles du Carmel... Cette épreuve fut
bien grande pour ma foi, mais Celui dont le coeur veille pendant son sommeil,
(NHA 630) me fit comprendre qu’à ceux dont la foi égale un grain de sénevé, (Mt
17,19) il accorde des miracless et fait changer de place les montagnes, afin
d’affermir cette foi si petite ; (NHA 631) mais pour ses intimes, pour sa
Mère, il ne fait pas de miracles avant d’avoir éprouvé leur foi. (Ct 5,2) Ne
laissa-t-Il pas mourir Lazare, bien que Marthe et Marie Lui aient fait dire
qu’il était malade ?... (NHA 632) (Jn 11,1-4) Aux noces de Cana, la Sainte
Vierge ayant demandé à Jésus de secourir le Maître de la maison, ne Lui répondit-Il
pas que son heure n’était pas encore venue ?... (NHA 633) (Jn 2,1-11) Mais
après l’épreuve, quelle récompense ! l’eau se change en vin... Lazare
ressuscite !... Ainsi Jésus agit-Il envers sa petite Thérèse : après
l’avoir longtemps éprouvée, il combla tous les désirs de son coeur...
L’après-midi de la radieuse fête passée pour moi dans les larmes, j’allai voir
les carmélites ; ma surprise fut bien grande d’apercevoir lorsqu’on ouvrit
la
Manuscrit A Folio 68 Recto.
grille un ravissant petit
Jésus, tenant en sa main une balle sur laquelle était écrit mon nom. Les
carmélites, à la place de Jésus, trop petit pour parler, me chantèrent un
cantique composé par ma Mère chérie ; chaque parole répandait en mon âme
une bien douce consolation, jamais je n’oublierai cette délicatesse de coeur
maternel qui toujours me combla des plus exquises tendresses... Après avoir
remercié en répandant de douces larmes, je racontai la surprise que ma Céline
chérie m’avait faite en revenant de la messe de minuit. J’avais trouvé dans ma
chambre, au milieu d’un charmant bassin, un petit navire qui portait le petit
Jésus dormant avec une petite balle auprès de Lui, sur la voile blanche Céline
avait écrit ces mots : “ Je dors mais mon coeur veille ” (NHA
634) (Ct 5,2) et sur le vaisseau ce seul mot :
“ Abandon ! ” Ah ! si Jésus ne parlait pas encore à sa
petite fiancée, si toujours ses yeux divins restaient fermés, du moins, Il se
révélait à elle par le moyen d’âmes comprenant toutes les délicatesses et l’amour
de son coeur... Le premier jour de l’année 1888 Jésus me fit encore présent de
sa croix mais cette fois je fus seule à la porter, car elle fut d’autant plus
douloureuse qu’elle était incomprise... Une lettre de Pauline (Mère Marie de
Gonzague) m’annonça que la réponse de Monseigneur était arrivée le 28, fête des
Sts Innocents, mais qu’elle ne me l’avait pas fait savoir, ayant décidé que mon
entrée n’aurait lieu qu’après le carème. (Gn 7,13-16) Je ne pus retenir mes
larmes à la pensée d’un si long délai. Cette épreuve eut pour moi un caractère
tout particulier, je voyais mes liens rompus du côté du monde et cette fois
c’était l’arche sainte qui refusait son entrée à la pauvre petite colombe...
(Ps 116,16) FCB (Gn 7,13-16) Je veux bien croire que je dus paraître
déraisonnable en n’acceptant pas joyeusement mes trois mois d’exil, mais je
crois aussi que, sans le paraître, cette épreuve fut très grande et me fit
beaucoup grandir dans l’abandon et dans les autres vertus.
Manuscrit A Folio 68 Verso.
Comment se passèrent ces
trois mois si riches en grâces pour mon âme ?. .. D’abord il me vint à la
pensée de ne pas me gêner à mener une vie aussi bien réglée que j’en avais
l’habitude, mais bientôt je compris le prix du temps qui m’était offert et je
résolus de me livrer plus que jamais à une vie sérieuse et mortifiée. Lorsque
je dis mortifiée, ce n’est pas afin de faire croire que je faisais des
pénitences, hélas ! je n’en ai jamais fait aucune, bien loin de ressembler
aux belles âmes qui dès leur enfance pratiquaient toute espèce de mortifications,
je ne sentais pour elles aucun attrait ; sans doute cela venait de ma
lâcheté, car j’aurais pu, comme Céline, trouver mille petites inventions pour
me faire souffrir, au lieu de cela je me suis toujours laissée dorloter dans du
coton et empâter comme un petit oiseau qui n’a pas besoin de faire pénitence...
Mes mortifications consistaient à briser ma volonté, toujours prête à
s’imposer, à retenir une parole de réplique, à rendre de petits services sans
les faire valoir, à ne point m’appuyer le dos quand j’étais assise, etc.,
etc... Ce fut par la pratique de ces riens que je me préparai à devenir la
fiancée de Jésus, et je ne puis dire combien cette attente m’â laissé de doux
souvenirs... Trois mois passent bien vite, enfin le moment si ardemment désiré
arriva. Le lundi 9 Avril, jour où le Carmel célébrait la fête de
l’Annonciation, remise à cause du carême, fut choisi pour mon entrée. La veille
toute la famille était réunie autour de la table où je devais m’asseoir une
dernière fois. Ah ! que ces réunions intimes sont déchirantes !...
Alors qu’on voudrait se voir oubliée, les caresses, les paroles les plus
tendres sont prodiguées et font sentir le sacrifice de la séparation... Papa ne
disait presque rien mais son regard se posait sur moi avec amour... Ma Tante
pleurait de temps en temps et mon Oncle me faisait mille compliments
affectueux. Jeanne et Marie étaient aussi remplies de délicatesses pour moi,
surtout Marie qui me
Manuscrit A Folio 69 Recto.
prenant à l’écart, me
demanda pardon des peines qu’elle croyait m’avoir causées. Enfin ma chère
petite Léonie, revenue de la Visitation depuis quelques mois, (NHA 701) me
comblait plus encore de baisers et de caresses. Il n’y a que de Céline dont je
n’ai pas parlé, mais vous devinez, ma Mère chérie, comment se passa la dernière
nuit où nous avons couché ensemble... Le matin du grand jour, après avoir jeté
un dernier regard sur les Buissonnets, ce nid gracieux de mon enfance que je ne
devais plus revoir, je partis au bras de mon Roi chéri pour gravir la montagne
du Carmel... Comme la veille toute la famille se trouva réunie pour entendre la
Sainte Messe et y communier. Aussitôt que Jésus fut descendu dans le coeur de
mes parents chéris, je n’entendis autour de moi que des sanglots, il n’y eut
que moi qui ne versai pas de larmes, mais je sentis mon coeur battre avec une
telle violence qu’il me sembla impossible d’avancer lorsqu’on vint nous faire
signe de venir à la porte conventuelle ; j’avançai cependant tout en me
demandant si je n’allais pas mourir par la force des battements de mon coeur...
Ah ! quel moment que celui-là Il faut y avoir passé pour savoir ce qu’il
est... Mon émotion ne se traduisit pas au dehors : après avoir embrassé
tous les membres de ma famille chérie, je me mis à genoux devant mon incomparable
Père, lui demandant sa bénédiction ; pour me la donner il se mit lui-même
à genoux et me bénit en pleurant... C’était un spectacle qui devait faire
sourire les anges que celui de ce vieillard présentant au Seigneur son enfant
encore au printemps de la vie !... quelques instants après, es portes de
l’arche sainte se fermaient sur moi (Gn 7,16) et là je recevais les
embrassements des soeurs chéries qui m’avaient servi de mères et que j’allais
désormais prendre pour modèles de mes actions... Enfin mes désirs étaient
accomplis, mon âme ressentait une PAIX si douce et si profonde qu’il me serait
impossible
Manuscrit A Folio 69 Verso.
de l’exprimer et depuis
sept ans et demi cette paix intime est restée mon partage, elle ne m’a pas
abandonnée au milieu des plus grandes épreuves. Comme toutes les postulantes je
fus conduite au choeur aussitôt après mon entrée ; il était sombre à cause
du Saint Sacrement exposé (NHA 702) et ce qui frappa d’abord mes regards,
furent les yeux de notre sainte Mère Geneviève (NHA 703) qui se fixèrent sur
moi ; je restai un moment à genoux à ses pieds remerciant le bon Dieu de
la grâce qu’Il m’accordait de connaître une sainte et puis je suivis la Mère
Marie de Gonzague (NHA 704) dans les différents endroits de la communauté ;
tout me semblait ravissant, je me croyais transportée dans un désert, notre
petite cellule surtout me charmait, mais la joie que je ressentais était calme,
le plus léger zéphyr ne faisait pas onduler les eaux tranquilles sur lesquelles
voguait ma petite nacelle, aucun nuage n’obscurcissait mon ciel d’azur...
h ! j’étais pleinement récompensée de toutes mes épreuves... Avec quelle
joie profonde je répétais ces paroles : “ C’est pour toujours,
toujours que je suis ici !... ” Ce bonheur n’était pas éphémère, il ne
devait point s’envoler avec “ les illusions des premiers jours. ” Les
illusions, le bon Dieu m’a fait la grâce de n’en avoir AUCUNE en entrant au
Carmel ; j’ai trouvé la vie religieuse telle que je me l’étais figurée,
aucun sacrifice ne m’étonna et cependant, vous le savez, ma Mère chérie, es
premiers pas ont rencontré plus d’épines que (de) roses !... Oui, la
souffrance m’a tendu les bras et je m’y suis jetée avec amour... Ce que je
venais faire au Carmel, je l’ai déclaré aux pieds de Jésus-Hostie, dans l’examen
qui précéda ma profession : “ je suis venue pour sauver les âmes et
surtout afin de prier pour les prêtres. ” Lorsqu’on veut atteindre un but,
il faut en prendre les moyens ; Jésus me fit comprendre que c’était par la
croix qu’Il voulait me donner des âmes et mon attrait pour la souffrance
grandit à mesure que la souffrance augmentait. Pendant cinq années cette voie
fut la mienne ; mais
Manuscrit A Folio 70 Recto.
à l’extérieur, rien ne
traduisait ma souffrance d’autant plus douloureuse que j’étais seule à la
connaître. Ah ! quelle surprise à la fin du monde nous aurons en lisant
l’histoire des âmes !. .. Qu’il y aura de personnes étonnées en voyant la
voie par laquelle la mienne a été conduite... Cela est si vrai que, deux mois
après mon entrée, le Père Pichon étant venu pour la profession de Soeur Marie
du Sacré-Coeur, il fut surpris de voir ce que le Bon Dieu faisait en mon âme et
me dit que la veille, m’ayant considérée priant au choeur, il croyait ma
ferveur tout enfantine et ma voie bien douce. Mon entrevue avec le bon Père fut
pour moi une consolation bien grande, mais voilée de larmes à cause de la
difficulté que j’éprouvais à ouvrir mon âme.
Je fis cependant une
confession générale, comme jamais je n’en avais faite ; à la fin le Père
me dit ces paroles, les plus consolantes qui soient venues retentir à l’oreille
de mon âme : “ En présence du Bon Dieu, de la Sainte Vierge et de
tous les Saints, JE DECLARE QUE JAMAIS VOUS N’AVEZ COMMIS UN SEUL PECHE MORTEL.
“ Puis il ajouta : remerciez le Bon Dieu de ce qu’il fait pour vous,
car s’il vous abandonnait, au lieu d’être un petit ange, vous deviendriez un
petit démon. Ah ! je n’avais pas de peine à le croire, je sentais combien
j’étais faible et imparfaite, mais la reconnaissance remplissait mon âme ;
j’avais une si grande crainte d’avoir terni la robe de mon Baptême, qu’une
telle assurance sortie de la bouche d’un directeur comme les désirait Notre
Sainte Mère Thérèse, c’est-à-dire unissant la science à la vertu, (NHA 706) me
paraissait sortie de la bouche même de Jésus... Le bon Père me dit encore ces
paroles qui se sont doucement gravées dans mon coeur : “ Mon enfant,
que Notre Seigneur soit toujours votre Supérieur et votre Maître des
novices. ” Il le fut en effet et aussi “ Mon directeur ”. Ce n’est
pas que je veuille dire par là que mon âme ait été fermée pour mes Supérieures,
ah ! loin de là, j’ai toujours essayé qu’elle leur soit un livre
Manuscrit A Folio 70 Verso.
ouvert ; mais notre
Mère, souvent malade, avait peu le temps de s’occuper de moi. Je sais qu’elle
m’aimait beaucoup et disait de moi tout le bien possible, cependant le Bon Dieu
permettait qu’à son insu, elle fût TRES SEVERE ; je ne pouvais la
rencontrer sans baiser la terre, (NHA 707) il en était de même dans les rares
directions que j’avais avec elle... Quelle grâce inappréciable !. .. Comme
le Bon Dieu agissait visiblement en celle qui tenait sa place !... Que
serais-je devenue si, comme le croyaient les personnes du monde, j’avais été
“ le joujou ” de la communauté ?... Peut-être au lieu de voir
Notre-Seigneur en mes Supérieures n’aurais-je considéré que les personnes et
mon coeur, si bien gardé dans le monde, se serait attaché humainement dans le
cloître... Heureusement je fus préservée de ce malheur. Sans doute, j’aimais
beaucoup notre Mère, mais d’une affection pure qui m’élevait vers l’Epoux de
mon âme... Notre maîtresse (NHA 708) était une vraie sainte, le type achevé des
premières carmélites ; toute la journée j’étais avec elle, car elle
m’apprenait à travailler. Sa bonté pour moi était sans bornes et cependant mon
âme ne se dilatait pas... Ce n’était qu’avec effort qu’il m’était possible de
faire direction, n’étant pas habituée à parler de mon âme je ne savais comment
exprimer ce qui s’y passait. Une bonne vieille mère (NHA 709) comprit un jour
ce que je ressentais, elle me dit en riant à la récréation : “ Ma
petite fille, il me semble que vous ne devez pas avoir grand’chose à dire à vos
supérieures. ” “ Pourquoi, ma Mère, dites-vous cela ?... ”
“ Parce que votre âme est extrêmement simple, mais quand vous serez
parfaite, vous serez encore plus simple, plus on s’approche du Bon Dieu, plus
on se simplifie. ” La bonne Mère avait raison ; cependant la
difficulté que j’avais à ouvrir mon âme, tout en venant de ma simplicité, était
une véritable épreuve, je le reconnais maintenant, car sans cesser d’être
simple
Manuscrit A Folio 71 Recto.
j’exprime mes pensées avec
une très grande facilité. J’ai dit que Jésus avait été “ mon
Directeur ” En entrant au Carmel je fis connaissance avec celui qui devait
m’en servir, mais à peine m’avait-il admise au nombre de ses enfants qu’il
partit pour l’exil... (NHA 710) Ainsi je ne l’avais connu que pour en être
aussitôt privée. .. Réduite à recevoir de lui une lettre par an, sur douze que
je lui écrivais, mon coeur se tourna bien vite vers le Directeur des directeurs
et ce fut Lui qui m’instruisit de cette science cachée aux savants et aux sages
qu’Il daigne révéler aux petits... (NHA 711) (Lc 10,21) La petite fleur
transplantée sur la montagne du Carmel devait s’épanouir à l’ombre de la
Croix ; les larmes, le sang de Jésus devinrent sa rosée et son Soleil fut
sa Face Adorable voilée de pleurs... Jusque’alors je n’avais pas sondé la
profondeur des trésors cachés dans la Sainte Face (NHA 712) (Is 53,3) ce fut
par vous, ma Mère chérie, que j’appris à les connaître, de même qu’autrefois
vous nous aviez toutes précédées au Carmel, de même vous aviez pénétré la
première les mystères d’amour cachés dans le Visage de notre Epoux ; alors
vous m’avez appelée et j’ai compris... J’ai compris ce qu’était la véritable
gloire. Celui dont le royaume n’est pas de ce monde (NHA 713) (Jn 18,36) me
montra que la vraie sagesse consiste à “ vouloir être ignorée et comptée
pour rien, ” (NHA 714) à “ mettre sa joie dans le mépris de
soi-même... ” (NHA 715) Ah ! comme celui de Jésus, je voulais
que : “ Mon visage soit vraiment caché, que sur la terre personne ne
me reconnaisse. ” (NHA 716) J’avais soif de souffrir et d’être oubliée...
(Is 53,3) Qu’elle est miséricordieuse la voie par laquelle le Bon Dieu m’a
toujours conduite, jamais Il ne m’a fait désirer quelque chose sans me le
donner, aussi son calice amer me parut-il délicieux... Après les radieuses
fêtes du mois de Mai, fêtes de la profession et prise de voile
Manuscrit A Folio 71 Verso.
de notre chère Marie,
l’ainée de la famille que la dernière eut le bonheur de couronner au jour de
ses noces, il fallait bien que l’épreuve vînt nous visiter... L’année
précédente au mois de Mai, Papa avait été atteint d’une attaque de paralysie
dans les jambes, notre inquiétude fut bien grande alors, mais le fort
tempérament de mon Roi chéri prit bientôt le dessus et nos craintes
disparurent ; cependant plus d’une fois pendant le voyage de Rome, nous
avions remarqué qu’il se fatiguait facilement, qu’il n’était plus aussi gai que
d’habitude... Ce que surtout j’avais remarqué c’était les progrès que Papa
faisait dans la perfection ; à l’exemple de Saint François de Sales, il
était parvenu à se rendre maître de sa vivacité naturelle au point qu’il
paraissait avoir la nature la plus douce du monde... (NHA 717) Les choses de la
terre semblaient à peine l’effleurer, il prenait facilement le dessus des
contrariétés de cette vie, enfin le Bon Dieu l’inondait de consolations ;
pendant ses visites journalières au Saint Sacrement ses yeux se remplissaient
souvent de larmes et son visage respirait une béatitude céleste... Lorsque
Léonie sortit de la Visitation, il ne s’affligea pas, ne fit aucun reproche au
Bon Dieu de n’avoir pas exaucé les prières qu’il Lui avait faites pour obtenir
la vocation de sa chère fille, ce fut même avec une certaine joie qu’il partit
la chercher... Voici avec quelle foi Papa accepta la séparation de sa petite
reine, il l’annonçait en ces termes à ses amis d’Alençon : “ Bien
chers Amis, Thérèse, ma petite reine, est entrée hier au Carmel... Dieu seul
peut exiger un tel sacrifice... Ne me plaignez pas, car mon coeur surabonde de
joie. ” II était temps qu’un aussi fidèle serviteur reçut le prix de ses
travaux, (Mt 25,21) il était juste que son salaire ressemblât à celui que Dieu
donna au Roi du Ciel, son Fils unique... Papa venait d’offrir à Dieu un autel
(NHA 718) ce fut lui la victime choisie pour y être immolée avec l’Agneau sans
tâche. (NHA
719)
Manuscrit A Folio 72 Recto.
Vous connaissez, ma Mère
chérie, nos amertumes du mois de Juin et surtout du 24 de l’année 1888 (NHA
720) ces souvenirs sont trop bien gravés au fond de nos coeurs pour qu’il soit
nécessaire de les écrire... O ma Mère que nous avons souffert !... et ce
n’était encore que le commencement de notre épreuve... cependant l’époque de ma
prise d’habit était arrivée ; je fus reçue par le chapitre, mais comment
songer à faire une cérémonie ? Déjà l’on parlait de me donner le saint
habit sans me faire sortir (NHA 721) lorsqu’on décida d’attendre. Contre toute
espérance, notre Père chéri se remit de sa seconde attaque et Monseigneur fixa
la cérémonie au 10 Janvier. L’attente avait été longue, mais aussi, quelle
belle fête !... rien n’y manquait, rien, pas même la neige... Je ne sais
pas si déjà je vous ai parlé de mon amour pour la neige ?... Toute petite,
sa blancheur me ravissait ; un des plus grands plaisirs était de me
promener sous les flocons neigeux. D’où me venait ce goût pour la
neige ?... Peut-être de ce qu’étant une Petite fleur d’hiver la première
parure dont mes yeux d’enfant virent la nature embellie dut être son blanc
manteau... Enfin j’avais toujours désiré que le jour de ma prise d’habit la
nature fût comme moi parée de blanc. La veille de ce beau jour je regardais
tristement le ciel gris d’où s’échappait de temps en temps une pluie fine et la
température était si douce que je n’espérais plus la neige. Le matin suivant,
le Ciel n’avait pas changé ; (NHA 722) cependant la fête fut ravissante,
et la plus belle, la plus ravissante fleur était mon Roi chéri, jamais il
n’avait été plus beau, plus digne... Il fit l’admiration de tout le monde, ce
jour fut son triomphe, sa dernière fête ici-bas. Il avait donné tous ses enfants
au Bon Dieu, car Céline lui ayant confié sa vocation, il avait pleuré de joie
et était allé avec elle remercier Celui qui “ lui faisait l’honneur de
prendre tous ses enfants. ” (NHA 723)
Manuscrit A Folio 72 Verso.
A la fn de la cérémonie
Monseigneur entonna le Te Deum, un prêtre essaya de faire remarquer que ce
cantique ne se chantait qu’aux professions, mais l’élan était donné et l’hymne
d’action de grâce : se continua jusqu’au bout. Ne fallait-il pas que la
fête fût complète puisqu’en elle se réunissaient toutes les autres ?...
Après avoir embrassé une dernière fois mon Roi chéri, je rentrai dans la
clôture, la première chose que j’aperçus sous le cloître fut “ mon petit
Jésus rose ” me souriant au milieu des fleurs et des lumières et puis
aussitôt mon regard se porta sur des flocons de neige... le préau était blanc
comme moi. Quelle délicatesse de Jésus ! Prévenant les désirs de sa petite
fiancée, il lui donnait de la neige... De la neige, quel est donc le mortel qui
puisss en faire tomber du ciel pour charmer sa bien-aimée ?... peut-être
les personnes du monde se firent-elles cette question, ce qu’il y a de certain,
c’est que la neige de ma prise d’habit leur parut un petit miracle et que toute
la ville s’en étonna. On trouva que j’avais un drôle de goût d’aimer la
neige... Tant mieux ! cela fit encore ressortir davantage
l’incompréhensible condescendance de l’Epoux des vierges... de Celui qui chérit
les lys blancs comme la NEIGE !... Monseigneur entra après la cérémonie,
il fut d’une bonté toute paternelle pour moi (NHA 724) Je crois bien qu’il
était fier de voir que j’avais réussi, il disait à tout le monde que j’étais
“ sa petite fille. ” A chaque fois qu’il revint de puis cette belle
fête sa Grandeur fut toujours bien bonne pour moi, je me souviens surtout de sa
visite à l’occasion du centenaire de Notre Père Saint Jean de la Croix. Il me
prit la tête dans ses mains, me fit mille caresses de toutes sortes, jamais je
n’avais été aussi honorée ! En même temps le Bon Dieu me fit penser aux
caresses
Manuscrit A Folio 73 Recto.
qu’il voudra bien me
prodiguer devant les anges et les Saint et dont il me donnait une faible image
dès ce monde, aussi la consolation que je ressentis fut bien grande... Comme je
viens de le dire la journée du 20 Janvier fut le triomphe de mon Roi, je le
compare à l’entrée de Jésus à Jérusalem le jour des rameaux ; (Mt 21,1-10)
comme celle de Notre Divin Maître, sa gloire d’un jour fut suivie d’une passion
douloureuse et cette passion ne fut pas pour lui seul ; de même que les douleurs
de Jésus percèrent d’un glaive le coeur de sa Divine Mère, (Lc 2,35) ainsi nos
coeurs ressentirent les souffrances de celui que nous chérissions le plus
tendrement sur la terre... je me rappelle qu’au mois de Juin 1888, au moment de
nos premières épreuves, je disais : “ Je soufre beaucoup, mais je
sens que je puis encore supporter de plus grandes épreuves. ” Je ne
pensais pas alors à celles qui m’étaient réservées... Je ne savais pas que le
12 Février, un mois après ma prise d’habit, notre Père chéri boirait à la plus
amère, à la plus humiliante de toutes les coupes. (NHA 725) Ah ! ce
jour-là je n’ai pas dit pouvoir souffrir encore davantage !... Les paroIes
ne peuvent exprimer nos angoisses, aussi je ne vais pas essayer de les décrire.
Un jour, au Ciel, nous aimerons à nous parler de nos glorieuses épreuves, déjà
ne sommes-nous pas heureuses de les avoir souffertes ? Oui les trois
années du martyre de Papa me paraissent les plus aimables, les plus fructueuses
de toute notre vie, je ne les donnerais pas pour toutes les extases et les
révélations des Saints, mon coeur déborde de reconnaissance en pensant à ce
trésor inestimable qui doit causer une sainte jalousie aux Anges de la Céleste
cour... Mon désir des souffrances était comblé, cependant mon attrait pour
elles ne diminuait pas, aussi mon âme partagea-t-elle bientôt ces souffrances
de mon
Manuscrit A Folio 73 Verso.
coeur. La sécheresse était
mon pain quotidien et privée de toute consolation j’étais cependant la plus
heureuse des créatures, puisque tous mes désirs étaient satisfaits... O ma Mère
chérie ! qu’elle a été douce notre grande épreuve, puisque de tous nos
coeurs ne sont sortis que des soupirs d’amour et de reconnaissance !...
Nous ne marchions plus dans les sentiers de la perfection, nous volions outes
les cinq. Les deux pauvres petites exilées de Caen (NHA 726) tout en étant
encore dans le monde, n’étaient plus du monde. .. Ah ! quelles merveilles
l’épreuve a faites dans l’âme de ma Céline chérie... Toutes les lettres qu’elle
écrivait à cette époque sont empreintes de résignation et d’amour... Et qui
pourra dire les parloirs que nous avions ensemble ; Ah ! loin de nous
séparer les grilles du Carmel unissaient plus fortement nos âmes, (Jn 17,14-16)
nous avions les mêmes pensées, les mêmes désirs, le même amour de Jésus et des
âmes... Lorsque Céline et Thérèse se parlaient, jamais un mot des choses de la
terre ne se mêlait à leurs conversations (Ph 3,20) qui déjà étaient toutes dans
le Ciel. Comme autrefois dans le belvédère, elles rêvaient les choses de
l’éternité et pour jouir bientôt de ce bonheur sans fin, elles choisissaient
ici-bas pour unique partage la “ souffrance et le mépris. ” (NHA 727)
Ainsi s’écoula le temps de mes fiançailles... Il fut bien long pour la pauvre
petite Thérèse ! Au bout de mon année, Notre Mère me dit de ne pas songer
à demander la profession, que certainement Monsieur le Supérieur repousserait
ma prière, je dus attendre encore huit mois... Au premier moment il me fut bien
difficile d’accepter ce grand sacrifice, mais bientôt la lumière se fit dans
mon âme ; je méditais alors les “ Fondements de la vie
spirituelle ” par le Père Surin ; un jour pendant l’oraison je
compris que mon désir si vif de faire profession était mélangé d’un grand
amour-propre ; puisque je m’étais donnée à Jésus pour lui faire plaisir,
le consoler,
Manuscrit A Folio 74 Recto.
je ne devais pas l’obliger
à faire ma volonté au lieu de la sienne ; je compris encore qu’une fiancée
devait être parée pour le jour de ses noces et moi je n’avais rien fait dans ce
but... alors je dis Jésus : “ O mon Dieu ! je ne vous demande
pas de prononcer mes saints voeux, j’attendrai autant que vous le voudrez,
seulement je ne veux pas que par ma faute mon union avec vous soit différée,
aussi je vais mettre tous mes soins à me faire une belle robe enrichie de
pierreries ; quand vous la trouverez assez richement ornée je suis sûre
que toutes les créatures ne vous empêcheront pas de descendre vers moi afin de
m’unir pour toujours à vous, ô mon Bien-Aimé !... ” Depuis ma prise
d’habit, j’avais déjà reçu d’abondantes lumières sur la perfection religieuse,
principalement au sujet du voeu de Pauvreté. Pendant mon postulat, j’étais
contente d’avoir de gentilles choses à mon usage et de trouver sous la main
tout ce qui m’était nécessaire. “ Mon Directeur ” (NHA 728) souffrait
cela patiemment, car Il n’aime pas à tout montrer aux âmes en même temps. Il
donne ordinairement sa lumière petit à petit. (Au commencement de ma vie
spirituelle, vers l’âge de treize à quatorze ans, je me demandais ce que plus
tard j’aurais à gagner, car je croyais qu’il m’était impossible de mieux
comprendre la perfection ; j’ai reconnu bien vite que plus on avance dans
ce chemin, plus on se croit éloigné du terme, aussi maintenant je me résigne à
me voir toujours imparfaite et j’y trouve ma joie...) je reviens aux leçons que
me donna “ mon Directeur ”. Un soir après complies je cherchai
vainement notre petite lampe sur les planches réservées à cet usage, c’était
grand silence, impossible de la réclamer... je compris qu’une soeur croyant
prendre sa lampe avait pris la nôtre dont j’avais un très grand besoin ;
au lieu de ressentir du chagrin d’en être privée, je fus bien heureuse, sentant
que la pauvreté consiste à se voir privée non pas seulement des choses agréables
mais encore
Manuscrit A Folio 74 Verso.
des choses indispensables,
ainsi dans les ténèbres extérieures je fus illuminée intérieurement... Je fus
prise à cette époque d’un véritable amour pour les objets les plus laids et les
moins commodes, ainsi ce fut avec joie que je me vis enlever la jolie petite
cruche de notre cellule et donner à sa place une grosse cruche tout ébréchée...
je faisais aussi bien des efforts pour ne pas m’excuser, ce qui me semblait
bien difficile surtout avec notre Maîtresse à laquelle je n’aurais voulu rien
cacher ; voici ma première victoire, elle n’est pas grande mais elle m’a
bien coûté. Un petit vase placé derrière une fenêtre se trouva brisé, notre
Maîtresse croyant que c’était moi qui l’avais laissé traîner, me le montra en
disant de faire plus attention une autre fois. Sans rien dire je baisai la
terre, ensuite je promisd’avoir plus d’ordre à l’avenir. A cause de mon peu de
vertu ces petites pratiques me coûtaient beaucoup et j’avais besoin de penser
qu’au jugement dernier tout serait révélé, (Mt 25,31-40) car je faisais cette
remarque, lorsqu’on fait son devoir, ne s’excusant jamais, personne ne le sait,
au contraire, les imperfections paraissent tout de suite... Je m’appliquais
surtout à pratiquer les petites vertus, n’ayant pas la facilité d’en pratiquer
de grandes, ainsi j’aimais à plier les manteaux oubliés par les soeurs et à
leur rendre tous les petits services que je pouvais. L’amour de la
mortification me fut aussi donné, il fut d’autant plus grand que rien ne m’était
permis pour le satisfaire... La seule petite mortification que je faisais dans
le monde et qui consistait à ne pas m’appuyer le dos lorsque j’étais assise me
fut défendue à cause de ma propension à me voûter. Hélas ! mon ardeur
n’aurait sans doute pas été de longue durée si l’on m’avait accordé beaucoup de
pénitences... Celles qu’on m’accordait sans que je les demande consistaient à
mortifier mon amour-propre, ce qui me faisait beaucoup plus de bien que les
pénitences corporelles...
Manuscrit A Folio 75 Recto.
Le réfectoire qui fut mon
emploi aussitôt après ma prise d’habit me fournit plus d’une occasion de mettre
mon amour-propre à sa place, c’est-à-dire sous les pieds... Il est vrai que
j’avais une grande consolation d’être dans le même emploi que vous ma Mère
chérie et de pouvoir contempler de près vos vertus, mais ce rapprochement était
un sujet de souffrance ; je ne me sentais pas comme autrefois, libre de
tout vous dire, il y avait la règle à observer, je ne pouvais pas vous ouvrir
mon âme, enfin j’étais au Carmel et non plus aux Buissonnets sous le toit
paternel !... Cependant, la Ste Vierge m’aidait à préparer la robe de mon
âme ; aussitôt qu’elle fut achevée les obstacles s’en allèrent
d’eux-mêmes. Monseigneur m’envoya la permission que j’avais sollicitée, la
communauté voulut bien me recevoir et ma profession fut fixée au 8 Septembre...
Tout ce que je viens d’écrire en peu de mots demanderait bien des pages de
détails, mais ces pages ne se liront jamais sur la terre ; bientôt, ma
Mère chérie, je vous parlerai de toutes ces choses dans notre maison
paternelle, au beau Ciel vers lequel montent les soupirs de nos
coeurs !... Ma robe de noces était prête, elle était enrichie des anciens
joyaux que m’avait donnés mon Fiancé, cela ne suffisait pas à sa libéralité. Il
voulut me donner un nouveau diamant aux reflets sans nombre. L’épreuve de Papa
était avec toutes ses douloureuses circonstances les anciens joyaux, et le
nouveau fut une épreuve bien petite en apparence, mais qui me fit beaucoup
souffrir. Depuis quelque temps, notre pauvre petit Père, se trouvant un peu
mieux, on le faisait sortir en voiture, il était même question de le faire
voyager en chemin de fer pour venir nous voir. Naturellement Céline pensa tout
de suite qu’il fallait choisir le jour de ma prise de voile. “ Afin de ne
pas le fatiguer, disait-elle, je ne le ferai
Manuscrit A Folio 75 Verso.
pas assister à toute la
cérémonie, seulement à la fin, j’irai le chercher et je le conduirai tout
doucement jusqu’auprès de la grille afin que Thérèse reçoive sa
bénédiction. ” Ah ! je reconnais bien là le coeur de ma Céline
chérie... c’est bien vrai que “ jamais l’amour ne prétexte d’impossibilité
parce qu’il se croit tout possible et tout permis... ” (NHA 729) La
prudence humaine au contraire tremble à chaque pas et n’ose pour ainsi dire
poser le pied, aussi le Bon Dieu qui voulait m’éprouver se servit-Il d’elle
comme d’un instrument docile et le jour de mes noces je fus vraiment orpheline,
n’ayant pas de Père sur la terre mais pouvant regarder le Ciel avec confiance
et dire en toute vérité : “ Notre Père qui êtes aux Cieux. ” (Mt
6,9) Avant de vous parler de cette épreuve j’aurais dû, ma Mère chérie, vous
parler de la retraite qui précéda ma profession ; (NHA 801) elle fut loin
de m’apporter des consolations, l’aridité la plus absolue et presque l’abandon
furent mon partage. Jésus dormait comme toujours dans ma petite nacelle ;
ah ! je vois bien que rarement les âmes laissent dormir tranquillement en
elles. Jésus est si fatigué de toujours faire des frais et des avances qu’Il
s’empresse de profiter du repos que je lui offre. Il ne se réveillera pas sans
doute avant ma grande retraite de l’éternité, mais au lieu de me faire de la
peine cela me fait un extrême plaisir.. . (Mc 4,37-39) Vraiment je suis loin
d’être une sainte, rien que cela en est une preuve ; je devrais au lieu de
me réjouir de ma sécheresse, l’attribuer à mon peu de ferveur et de fidélité,
je devrais me désoler de dormir (depuis sept ans) pendant mes oraisons et mes
actions de grâces ; eh bien, je ne me désole pas... je pense que les
petits enfants plaisent autant à leurs parents lorsqu’ils dorment que
lorsqu’ils sont éveillés, je pense que pour faire des opérations, les médecins
Manuscrit A Folio 76 Recto.
endorment leurs malades.
Enfin je pense que : “ Le Seigneur voit notre fragilité, qu’Il se
souvient que nous ne sommes que poussière. ” (NHA 802) Ma retraite de
profession fut donc comme toutes celles qui la suivirent une retraite de grande
aridité ; cependant le Bon Dieu me montrait clairement sans que je m’en
aperçoive, le moyen de Lui plaire et de pratiquer les plus sublimes vertus.
J’ai remarqué bien des fois que Jésus ne veut pas me donner de provisions, il
me nourrit à chaque instant d’une nourriture toute nouvelle,
(Citation biblique à
relocaliser ! ! ! ) (Ps 103,14) je la trouve en moi sans savoir
comment elle y est... Je crois tout simplement que c’est Jésus Lui-même caché
au fond de mon pauvre petit coeur qui me fait la grâce d’agir en moi et me fait
penser tout ce qu’Il veut que je fasse au moment présent. Quelques jours avant
celui de ma profession, j’eus le bonheur de recevoir la bénédiction du
Souverain Pontife ; je l’avais sollicitée par le bon Frère Siméon pour
Papa et pour moi et ce me fut une grande consolation de pouvoir rendre à mon
petit Père chéri la grâce qu’il m’avait procurée en me conduisant à Rome. Enfin
le beau jour de mes noces arriva, (NHA 803) il fut sans nuages, mais la veille
il s’éleva dans mon âme une tempête comme jamais je n’en avais vue... Pas un
seul doute sur ma vocation ne m’était encore venu à la pensée, il fallait que
je connaisse cette épreuve. Le soir, en faisant mon chemin de la Croix après
matines, ma vocation m’apparut comme un rêve, une chimère... je trouvais la vie
du Carmel bien belle, mais le démon m’inspirait l’assurance qu’elle n’était pas
faite pour moi, que je tromperais les supérieures en avançant dans une voie où
je n’étais pas appelée... Mes ténèbres étaient si grandes que je ne voyais ni
ne comprenais
Manuscrit A Folio 76 Verso.
qu’une chose : Je
n’avais pas la vocation !... Ah ! comment dépeindre l’angoisse de mon
âme ?... Il me semblait (chose absurde qui montre que cette tentation
était du démon) que si je disais mes craintes ma maîtresse elle allait
m’empêcher de prononcer mes Saints Voeux ; cependant je voulais faire la
volonté du bon Dieu et retourner dans le monde plutôt que rester au Carmel en
faisant la mienne ; je fis donc sortir ma maîtresse et remplie de
confusion je lui dis l’état de mon âme... Heureusement elle vit plus clair que
moi et me rassura complètement ; d’ailleurs l’acte d’humilité que j’avais
fait venait de mettre en fuite le démon qui pensait peut-être que je n’allais
pas oser avouer ma tentation. Aussitôt que j’eus fini de parler mes doutes s’en
allèrent, cependant pour rendre plus complet mon acte d’humilité, je voulus
encore confier mon étrange tentation à notre Mère qui se contenta de rire de
moi. Le matin du 8 Septembre, je me sentis inondée d’un fleuve de paix et ce
fut dans cette paix “ surpassant tout sentiment ” (NHA 804) que je
prononçai mes Saints Voeux... (Ph 4,7 Is 66,12) Mon union avec Jésus se fit,
non pas au milieu des foudres et des éclairs, c’est-à-dire des grâces
extraordinaires, mais au sein d’un léger zéphyr, semblable à celui qu’entendit
sur la montagne notre père Saint Elie... (1R 19,11-13) (NHA 805) Que de grâces
n’ai-je pas demandées ce jour-là !... Je me sentais vraiment la REINE,
aussi je profitais de mon titre pour délivrer les captifs, obtenir les faveurs
du Roi envers ses sujets ingrats, enfin je voulais délivrer toutes les âmes du
purgatoire et convertir les pécheurs,... J’ai beaucoup prié pour ma Mère, mes
Soeurs chéries... pour toute la famille, mais surtout pour mon petit Père, si
éprouvé et si saint... Je me suis offerte à Jésus afin qu’Il accomplisse
parfaitement en moi sa volonté sans que jamais les créatures y mettent
obstacle... (NHA 806) (Mt 6,10)
Manuscrit A Folio 77 Recto.
Ce beau jour passa comme
les plus tristes, puisque les plus radieux ont un lendemain, mais ce fut sans tristesse
que je déposai ma couronne aux pieds de la Sainte Vierge, je sentais que le
temps n’emporterait pas mon bonheur... Quelle belle fête que la nativité de
Marie pour devenir l’épouse de Jésus ! C’était la petite Saine Vierge d’un
jour qui présentait sa petite fleur au petit Jésus... ce jour-là tout était
petit excepté les grâces et la paix que j’ai reçues, excepté la joie paisible
que j’ai ressentie le soir, en regardant les étoiles scintiller au firmament,
en pensant que bientôt le beau Ciel s’ouvrirait à mes yeux ravis et que je
pourrais m’unir à mon Epoux au sein d’une allégresse éternelle... Le 24 eut
lieu la cérémonie de ma prise de voile il fut tout entier voilé de larmes...
Papa n’était pas là pour bénir sa Reine... Le Père était au Canada... Monseigneur
qui devait venir et dîner chez mon Oncle se trouva malade et ne vint pas non
plus, enfin tout fut tristesse et amertume... Cependant la paix, toujours la
paix, se trouvait au fond du calice... Ce jour-là Jésus permit que je ne puisse
retenir mes larmes et mes larmes ne furent pas comprises... en effet j’avais
supporté sans pleurer de bien plus grandes épreuves, mais alors j’étais aidée
d’une grâce puissante ; au contraire le 24, Jésus me laissa à mes propres
forces et je montrai combien elles étaient petites. Huit jours après ma prise
de voile eut lieu le mariage de Jeanne. (NHA 807) Vous dire, ma Mère chérie,
combien son exemple m’instruisit sur les délicatesses qu’une épouse doit
prodiguer à son époux, cela me serait impossible ; j’écoutais avidement
tout ce que je pouvais en apprendre, car je ne voulais pas faire moins pour mon
Jésus bien-aimé que Jeanne pour Francis, une créature sans doute bien parfaite,
mais enfin une créature...
Manuscrit A Folio 77 Verso.
Je m’amusai même à composer
une lettre d’invitation afin de la comparer à la sienne, voici comment elle
était conçue : Lettre d’Invitation aux Noces de soeur Thérèse de l’Enfant
Jésus de la Sainte Face : Le Dieu Tout-Puissant, Créateur du Ciel et de la
terre, Souverain Dominateur du Monde et la Très glorieuse Vierge Marie, Reine
de la Cour céleste, veulent bien vous faire part du Mariage de leur Auguste
Fils, Jésus, Roi des Rois et Seigneur des seigneurs, avec Mademoiselle Thérèse
Martin, maintenant Dame et Princesse des royaumes apportés en dot par son Divin
Époux, savoir : L’Enfance de Jésus et sa Passion, ses titres de noblesse
étant : de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face. Monsieur Louis Martin,
Propriétaire et Maître des Seigneuries de la Souffrance et de l’Humiliation et
Madame Martin, Princesse et Dame d’Honneur de la Cour Céleste, veulent bien
vous faire part du Mariage de leur Fille, Thérèse, avec Jésus le Verbe de Dieu,
(Jn 1,1-3) seconde Personne de l’Adorable Trinité qui par l’opération du
Saint-Esprit s’est fait Homme et Fils de Marie, la Reine des Cieux. N’ayant pu
vous inviter à la bénédiction Nuptiale qui leur a été donnée sur la montagne du
Carmel, le 8 Septembre 1890 (la cour céleste seule y étant admise) vous êtes
néanmoins priés de vous rendre au Retour de Noces qui aura lieu Demain, Jour de
l’Eternité, auquel jour Jésus, Fils de Dieu, viendra sur les Nuées du Ciel dans
l’éclat de sa Majesté, pour juger les Vivants et les Morts. (Mt 25,31-40)
L’heure étant encore incertaine, vous êtes invités à vous tenir prêts et à
veiller. (Mt 24,42-44)
Manuscrit A Folio 78 Recto.
Maintenant, ma Mère chérie,
que me reste-t-il à vous dire ?. Ah ! je croyais avoir fini mais je
ne vous ai encore rien dit de mon bonheur d’avoir connu notre Sainte Mère
Geneviève... C’est une grâce inappréciable que celle-là ; eh bien, le Bon
Dieu qui m’en avait déjà tant accordé, a voulu que je vive avec une Sainte, non
point inimitable, mais une Sainte sanctifiée par des vertus cachées et
ordinaires... Plus d’une fois j’ai reçu d’elle de grandes consolations, surtout
un dimanche. Me rendant comme à l’ordinaire afin de lui faire ma petite visite,
je trouvai deux Soeurs auprès de Mère Geneviève ; je la regardai en
souriant et je m’apprêtais à sortir puisqu’on ne peut pas être trois auprès d’une
malade, (NHA 808) mais elle, me regardant avec un air inspiré, me dit :
“ Attendez, ma petite fille, je vais seulement vous dire un petit mot. A
chaque fois que vous venez, vous me demandez de vous donner un bouquet
spirituel, eh bien, aujourd’hui je vais vous donner celui-ci : Servez Dieu
avec paix et avec Joie, rappelez-vous, mon enfant, que notre Dieu, c’est le
Dieu de la paix. ” (NHA 809) (1Co 14,33) Après l’avoir simplement
remerciée, je sortis émue jusqu’aux larmes et convaincue que le Bon Dieu lui
avait révélé l’état de mon âme ; ce jour-là j’étais extrêmement éprouvée,
presque triste, dans une nuit (MnA 368) telle que je ne savais plus si j’étais
aimée du Bon Dieu, mais la joie et la consolation que je sentis, vous les
devinez, ma Mère chérie !... Le Dimanche suivant, je voulus savoir quelle
révélation Mère Geneviève avait eue ; elle m’assura n’en avoir reçu
aucune, alors mon admiration fut encore plus grande, voyant à quel degré
éminent Jésus vivait en elle et la faisait agir et parler. Ah ! cette
sainteté-là me paraît la plus vraie, la plus sainte et c’est elle que je désire
car il ne s’y rencontre aucune illusion...
Manuscrit A Folio 78 Verso.
Le jour de ma profession je
fus aussi bien consolée d’apprendre de la bouche de Mère Geneviève qu’elle
avait passé par la même épreuve que moi avant de prononcer ses voeux... Au
moment de nos grandes peines, vous vous rappelez, ma Mère chérie, les
consolations que nous avons trouvées auprès d’elle ? Enfin le souvenir que
Mère Geneviève a laissé dans mon coeur est un souvenir embaumé... Le jour de
son départ pour le Ciel (NHA 810) je me suis sentie particulièrement touchée,
c’était la première fois que j’assistais à une mort, raiment ce spectacle était
ravissant... J’étais placée juste au pied du lit de la sainte mourante, je
voyais parfaitement ses plus légers mouvements. Il me semblait, pendant les
deux heures que j’ai passées ainsi, que mon âme aurait dû se sentir remplie de
ferveur, au contraire, une espèce d’insensibilité s’était emparée de moi, mais
au moment même de la naissance au Ciel de notre Sainte Mère Geneviève, ma
disposition intérieure a changé, en un clin d’oeil je me suis sentie remplie
d’une joie et d’une ferveur indicibles, c’était comme si Mère Geneviève m’avait
donné une partie de la félicité dont elle jouissait car je suis bien persuadée
qu’elle est allée droit au Ciel... Pendant sa vie je lui dis un jour :
“ O ma Mère ! vous n’irez pas en purgatoire !... ”
“ Je l’espère ” me répondit-elle avec douceur... Ah ! bien sûr
que le Bon Dieu n’a pu tromper une espérance si remplie d’humilité, toutes les
faveurs que nous avons reçues en sont la preuve... Chaque soeur s’empressa de
réclamer quelque relique ; vous savez, ma Mère chérie, celle que j’ai le
bonheur de posséder... Pendant l’agonie de Mère Geneviève, j’ai remarqué une
larme scintillant à sa paupière, comme un diamant ; cette larme, la
dernière de toutes celles qu’elle a répandues ne tomba pas, je la vis encore
briller au choeur ans que personne pense à la recueillir. alors prenant un
petit linge fin, j’osai m’approcher le soir sans être vue et prendre pour
relique la dernière larme d’une Sainte... Depuis je l’ai toujours portée dans
le petit
Manuscrit A Folio 79 Recto.
sachet où mes voeux sont
renfermés. Je n’attache pas d’importance à mes rêves, d’ailleurs j’en ai
rarement de symboliques et je me demande même comment il se fait que pensant
toute la journée au Bon Dieu, je ne m’en occupe pas davantage pendant mon
sommeil... ordinairement je rêve les bois, les fleurs, les ruisseaux et la mer
et presque toujours, je vois de jolis petits enfants, j’attrape des papillons
et des oiseaux comme jamais je n’en ai vus. Vous voyez, ma Mère, que si mes
rêves ont une apparence poétique, ils sont loin d’être mystiques... Une nuit
après la mort de Mère Geneviève j’en fis un plus consolant : je rêvai
qu’elle faisait son testament, donnant à chaque soeur une chose qui lui avait
appartenu ; quand vint mon tour, je croyais ne rien recevoir, car il ne
lui restait plus rien, mais se soulevant elle me dit par trois fois avec un
accent pénétrant : “ A vous, je laisse mon coeur. ” Un mois
après le départ de notre Sainte Mère, l’influenza se déclara dans la communauté
j’étais seule debout avec deux autres soeurs, jamais je ne pourrai dire tout ce
que j’ai vu, ce que m’a paru la vie et tout ce qui passe... Le jour de mes
dix-neuf ans fut fêté par une mort, (NHA 811) bientôt suivie de deux autres. A
cette époque j’étais seule à la sacristie, ma première d’emploi (NHA 812) étant
très gravement malade, c’était moi qui devais préparer les enterrements, ouvrir
les grilles du choeur à la messe, etc. Le Bon Dieu m’a donné bien des grâces de
force à ce moment, je me demande maintenant comment j’ai pu faire sans frayeur
tout ce que j’ai fait ; la mort régnait partout, les plus malades étaient
soignées par celles qui se traînaient à peine, aussitôt qu’une soeur avait
rendu le dernier soupir on était obligé de la laisser seule. Un matin en me
levant, j’eus le pressentiment que Sr Madeleine était morte ; le dortoir
était dans l’obscurité, personne ne sortait des cellules, enfin je me décidai
Manuscrit A Folio 79 Verso.
à entrer dans celle de ma
Soeur Madeleine dont la porte était ouverte ; je la vis en effet, habillée
et couchée sur sa paillasse, je n’eus pas la moindre frayeur. Voyant qu’elle
n’avait pas de cierge j’allai lui en chercher, ainsi qu’une couronne de roses.
Le soir de la mort de Mère Sous-Prieure (NHA 813) j’étais seule avec
l’infirmière ; il est impossible de se figurer le triste état de la
communauté à ce moment, celles qui étaient debout peuvent seules s’en faire une
idée, mais au milieu de cet abandon, je sentais que le Bon Dieu veillait sur
nous. C’était sans effort que les mourantes passaient à une vie meilleure,
aussitôt après leur mort une expression de joie et de paix se répandait sur
leurs traits, on aurait dit un doux sommeil ; c’en était bien un
véritablement puisque après que la figure de ce monde aura passé, (1CO 7,31)
elles se réveilleront pour jouir éternellement des délices réservées aux élus..
. Tout le temps que la communauté fut ainsi éprouvée, je pus avoir l’ineffable
consolation de faire tous les jours la Ste Communion... Ah ! que c’était
doux !... Jésus me gâta longtemps, plus longtemps que ses fidèles épouses,
car il permit qu’on me Le donnât sans que les autres aient le bonheur de Le
recevoir. J’étais aussi bien heureuse de toucher aux vases sacrés, de préparer
les petits langes destinés à recevoir Jésus, je sentais qu’il me fallait être
bien fervente et je me rappelais souvent cette parole adressée à un saint
diacre : “ Soyez saint, vous qui touchez les vases du
Seigneur. ” (NHA 814) (Is 52,11) Je ne puis pas dire que j’aie souvent
regu des consolations pendant mes actions de grâces, c’est peut-être le moment
où j’en ai le moins... je trouve cela tout naturel puisque je me suis offerte à
Jésus non comme une personne qui désire recevoir sa visite pour sa propre
consolation, mais au contraire pour le plaisir de Celui qui se donne à moi. Je
me figure mon âme comme un terrain libre et je prie la Ste Vierge d’ôter les
décombres qui pourraient l’empêcher
Manuscrit A Folio 80 Recto.
d’être libre, ensuite je la
supplie de dresser elle-même une vaste tente digne du Ciel, de l’orner de ses
propres parures et puis j’invite tous les Saints et les Anges à venir faire un
magnifique concert. Il me semble lorsque Jésus descend dans mon coeur, qu’Il
est content de se trouver si bien reçu et moi je suis contente aussi... Tout
cela n’empêche pas les distractions et le sommeil de venir me visiter, mais au
sortir de l’action de grâces voyant que je l’ai si mal faite je prends la
résolution d’être tout le reste de la journée en action de grâces... Vous
voyez, ma Mère chérie, que je suis loin d’être conduite par la voie de la
crainte, je sais toujours trouver le moyen d’être heureuse et de profiter de
mes misères... sans doute cela ne déplaît pas à Jésus, car Il semble
m’encourager dans ce chemin. Un jour, contrairement à mon habitude, j’étais un
peu troublée en allant à la Communion, il me semblait que le Bon Dieu n’était
pas content de moi et je me disais : “ Ah ! si je ne reçois
aujourd’hui que la moitié d’nne hostie, cela va me faire bien de la peine, je
vais croire que Jésus vient comme à regret dans mon coeur. ” Je
m’approche... oh bonheur ! pour la première fois de ma vie, je vois le
prêtre prendre deux hosties bien séparées et me les donner !... Vous
comprenez ma joie et les douces larmes que j’ai répandues, en voyant une si
grande miséricorde... L’année qui suivit ma profession, c’est-à-dire deux mois
avant la mort de mère Geneviève, je reçus de grandes grâces pendant la
retraite. (NHA 815) Ordinairement les retraites prêchées me sont encore plus
douloureuses que celles que je fais toute seule, mais cette année-là il en fut
autrement. J’avais fait une neuvaine préparatoire avec beaucoup de ferveur,
malgré le sentiment intime que j’avais, car il me semblait que le prédicateur
ne pourrait me comprendre, étant surtout destiné à faire du bien aux grands
pécheurs mais pas
Manuscrit A Folio 80 Verso.
aux âmes religieuses. Le
Bon Dieu voulant me montrer que c’était Lui seul le directeur de mon âme se
servit justement de ce Père qui ne fut apprécié que de moi... J’avais alors de
grandes épreuves intérieures de toutes sortes (jusqu’à me demander parfois s’il
y avait un Ciel.) Je me sentais disposée à ne rien dire de mes dispositions
intimes, ne sachant comment les exprimer, mais à peine entrée dans le
confessionnal je sentis mon âme se dilater. Après avoir dit peu de mots, je fus
comprise d’une façon merveilleuse et même devinée... mon âme était comme un
livre dans lequel le Père lisait mieux que moi-même... Il me lança à pleines
voiles sur les flots de la confiance et de l’amour qui m’attiraient si fort
mais sur lesquels je n’osais avancer... Il me dit que mes fautes ne faisaient
pas de peine au Bon Dieu, que tenant sa place, il me disait de sa part qu’Il
était très content de moi... Oh ! que je fus heureuse en écoutant ces
consolantes paroles !... Jamais je n’avais entendu dire que les fautes
pouvaient ne pas faire de peine au bon Dieu, cette assurance me combla de joie,
elle me fit supporter patiemment l’exil de la vie.. . Je sentais bien au fond
de mon coeur que c’était vrai car le Bon Dieu est plus tendre qu’une Mère, eh
bien, vous, ma Mère chérie, n’êtes-vous pas toujours prête à me pardonner les
petites indélicatesses que je vous fais involontairement ?... Que de fois
n’en ai-je pas fait la douce expérience !... Nul reproche ne m’aurait
autant touchée qu’une seule de vos caresses. Je suis d’une nature telle que la
crainte me fait reculer ; avec l’amour non seulement j’avance mais je
vole... O ma Mère ce fut surtout depuis le jour béni de votre élection (NHA
816) que je volai dans les voies de l’amour... Ce jour-là, Pauline devint mon
Jésus vivant... Elle devint pour la seconde fois : “ Maman !... ”
Manuscrit A Folio 81 Recto.
Depuis longtemps déjà, j’ai
le bonheur de contempler les merveilles que Jésus opère par le moyen de ma Mère
chérie... Je vois que la souffrance seule peut enfanter les âmes et plus que
jamais ces sublimes paroles de Jésus me dévoilent leur profondeur :
“ En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé étant tombé à
terre ne vient à mourir il demeure seul, mais s’il meurt il rapporte beaucoup
de fruits. ” (NHA 817) (Jn 12,24-25) Quelle abondante moisson n’avez-vous
pas récoltée !... Vous avez semé dans les larmes, mais bientôt vous verrez
le fruit de vos travaux, vous reviendrez remplie de joie portant des gerbes en
vos mains... (NHA 818) (Ps 126,5-6) O ma Mère, parmi ces gerbes fleuries, la
petite fleur blanche se tient cachée mais au Ciel elle aura une voix pour
chanter votre douceur et les vertus qu’elle vous voit pratiquer chaque jour
dans l’ombre et le silence de la vie d’exil... Oui depuis deux ans, j’ai
compris bien des mystères jusque là cachés pour moi. Le bon Dieu m’a montré la
même miséricorde qu’Il montra au roi Salomon. Il n’a pas voulu que j’aie un
seul désir qui ne soit rempli, non seulement mes désirs de perfection, mais
encore ceux dont je comprenais la vanité, sans l’avoir expérimentée. Vous ayant
toujours, ma Mère chérie, regardée comme mon idéal, je désirais vous ressembler
en tout ; vous voyant faire de belles peintures et de ravissantes poésies,
je me disais : “ Ah ! que je serais heureuse de pouvoir peindre,
de savoir exprimer mes pensées en vers et de faire aussi du bien aux âmes...
“ Je n’aurais pas voulu demander ces dons naturels et mes désirs restaient
cachés au fond de mon coeur. Jésus caché lui aussi dans ce pauvre petit coeur
se plut à lui montrer que tout est vanité et affliction d’esprit sous le
soleil. (NHA 819) (Qo 2,11) Au grand étonnement des soeurs, on me fit peindre
et le Bon Dieu permit que je sache profiter des leçons que ma Mère chérie me
donna... Il voulut encore
Manuscrit A Folio 81 Verso.
que je puisse à son exemple
faire des poésies, composer des pièces qui furent trouvées jolies... De même
que Salomon se tournant vers les ouvrages de ses mains, où il avait pris une
peine si inutile, vit que tout est vanité et affliction d’esprit, (Qo 2,11) de
même, j’ai reconnu par EXPÉRIENCE que le bonheur ne consiste qu’à se cacher, à
rester dans l’ignorance des choses créées. J’ai compris que sans l’amour,
toutes les oeuvres ne sont que néant, même les plus éclatantes, comme de
ressusciter les morts ou de convertir les peuples... (1Co 11,1-4) Au lieu de me
faire du mal, de me porter à la vanité, les dons que le Bon Dieu m’a prodigués
(sans que je les lui demande) me portent vers Lui, je vois que Lui seul est
immuable, que Lui seul peut remplir mes immenses désirs... Il est encore d’autres
désirs d’un autre genre, que Jésus s’est plu à combler, désirs enfantins
semblables à ceux de la neige de ma prise d’habit. Vous savez, ma Mère chérie,
combien j’aime les fleurs ; en me faisant prisonnière à quinze ans, je
renonçai pour toujours au bonheur de courir dans les campagnes émaillées des
trésors du printemps ; eh bien ! jamais je n’ai possédé plus de
fleurs que depuis mon entrée au Carmel. .. Il est d’usage que les fiancés
offrent souvent des bouquets à leurs fiancées, Jésus ne l’oublia pas, il
m’envoya à foison des gerbes de bluets, grandes pâquerettes, coquelicots, etc.
toutes les fleurs qui me ravissent le plus. Il y avait même une petite fleur
appelée la Nielle des blés, que je n’avais pas trouvée depuis notre séjour à
Lisieux, je désirais beaucoup la revoir, cette fleur de mon enfance cueillie
par moi dans les campagnes d’Alençon ; ce fut au Carmel qu’elle vint me
sourire et me montrer que dans les plus petites choses comme dans les grandes,
le Bon Dieu donne le centuple dès cette vie aux âmes qui pour son amour ont
tout quitté. ” (NHA 820) (Mt 19,29) Mais le plus intime de mes désirs, le
plus grand de tous, que je pensais ne jamais
Manuscrit A Folio 82 Recto.
voir se réaliser, était
l’entrée de ma Céline chérie dans le même Carmel que nous... ce rêvee me
semblait invraisemblable : vivre sous le même toit, partager les joies et
les peines de la compagne de mon enfance ; aussi j’avais fait complètement
mon sacrifice, j’avais confié à Jésus l’avenir de ma soeur chérie étant résolue
à la voir partir au bout du monde s’il le fallait. La seule chose que je ne
pouvais accepter, c’était qu’elle ne soit pas l’épouse de Jésus, car j’aimais
autant que moi-même, il m’était impossible de la voir donner son coeur à un
mortel. J’avais déjà beaucoup souffert en la sachant exposée dans le monde à
des dangers qui m’avaient été inconnus. Je puis dire que mon affection pour
Céline était depuis mon entrée au Carmel un amour de mère autant que de
soeur... Un jour qu’elle devait aller en soirée (NHA 821) cela me faisait tant
de peine que je suppliai le Bon Dieu de l’empêcher de danser et même (contre
mon habitude) je versai un torrent de larmes. Jésus daigna m’exaucer. Il ne
permit pas que sa petite fiancée pût danser ce soir-là (quoiqu’elle ne fût pas
embarrassée pour le faire gracieusement lorsqu’il était nécessaire). Ayant été
invitée sans qu’elle pût refuser, son cavalier se trouva dans l’impuissance
totale de la faire danser ; à sa grande confusion, il fut condamné à
marcher simplement pour la reconduire à sa place puis il s’esquiva et ne
reparut pas de la soirée. Cette aventure, unique en son genre, me fit grandir
en confiance et en l’amour de Celui qui posant son signe sur mon front, l’avait
en même temps imprimé sur celui de ma Céline chérie... Le 20 Juillet de l’année
dernière, le Bon Dieu rompant les liens de son incomparable serviteur (NHA 822)
(Ps 116,16) et l’appelant à la récompense éternelle, rompit en même temps ceux
qui retenaient au monde sa fiancée chérie, elle avait rempli sa première
mission ; chargée de nous représenter toutes auprès de notre Père si
tendrement aimé, cette mission elle l’avait accomplie comme un ange... et les
anges ne restent
Manuscrit A Folio 82 Verso.
pas sur la terre,
lorsqu’ils ont accompli la volonté du Bon Dieu, ils retournent aussitôt vers
lui, c’est pour cela qu’ils ont des ailes... Notre ange aussi secoua ses ailes
blanches, il était prêt à voler bien loin pour trouver Jésus, mais Jésus le fit
voler tout près... Il se contenta de l’acceptation du grand sacrifice qui fut
bien douloureux pour la petite Thérèse... Pendant deux ans sa Céline lui avait
caché un secret (NHA 823) Ah ! qu’elle avait souffert elle aussi !...
Enfin du haut du Ciel, mon Roi chéri, qui sur la terre n’aimait pas les
lenteurs, se hâta d’arranger les affaires si embrouillées de sa Céline et le 14
Septembre elle se réunissait à nous !... Un jour que les difficultés
semblaient insurmontables, je dis à Jésus pendant mon action de grâces :
“ Vous savez, mon Dieu, combien je désire savoir si Papa est allé tout droit
au Ciel, je ne vous demande pas de me parler, mais donnez-moi un signe. Si ma
Soeur Aimée de Jésus (NHA 824) consent à l’entrée de Céline ou n’y met pas
d’obstacle, ce sera la réponse que Papa est allé tout droit avec vous.
“ Cette soeur, comme vous le savez, ma Mère chérie, trouvait que nous
étions déjà trop de trois et par conséquent ne voulait pas en admettre une
autre, mais le Bon Dieu, qui tient en sa main le coeur des créatures et
l’incline comme il veut, (Pr 21,1) changea les dispositions de la soeur ;
la première personne que je rencontrai après l’action de grâces, ce fut elle
qui m’appela d’un air aimable, me dit de monter chez vous et me parla de
Céline, les larmes aux yeux... Ah ! combien de sujets n’ai-je pas de
remercier Jésus qui sut combler tous mes désirs !... Maintenant, je n’ai
plus aucun désir, si ce n’est celui d’aimer Jésus à la folie... Mes désirs
enfantins sont envolés, sans doute j’aime encore à parer de fleurs l’autel du
Petit Jésus, mais depuis qu’il m’a donné la Fleur que je désirais, ma Céline
chérie, je n’en désire plus d’autre, c’est elle que je lui
Manuscrit A Folio 83 Recto.
offre comme mon plus
ravissant bouquet... Je ne désire pas non plus la souffrance, ni la mort, et
cependant je les aime toutes les deux, mais c’est l’amour seul qui m’attire...
Longtemps je les ai désirées ; j’ai possédé la souffrance et j’ai cru
toucher au rivage du Ciel, j’ai cru que la petite fleur serait cueillie en son
printemps... maintenant c’est l’abandon seul qui me guide, je n’ai point d’autre
boussole !... Je ne puis plus rien demander avec ardeur, excepté
l’accomplissement parfait de la volonté du Bon Dieu (Mt 6,10) sur mon âme sans
que les créatures puissent y mettre obstacle. Je puis dire ces paroles du
cantique spirituel de Notre Père St Jean de la Croix ; “ Dans le
cellier intérieur de mon Bien-Aimé, j’ai bu et quand je suis sortie, dans toute
cette plaine je ne connaissais plus rien et je perdis le troupeau que je
suivais auparavant... Mon âme s’est employée avec toutes ses ressources à son
service, je ne garde plus de troupeau, je n’ai plus d’autre office, parce que
maintenant tout mon exercice est d’AIMER !... ” (NHA 925) ou bien
encore : “ Depuis que j’en ai l’expérience, l’amour est si puissant
en oeuvres qu’il sait tirer profit de tout, du bien et du mal qu’il trouve en
moi, et transformer mon âme en SOI ” (NHA 826) O ma Mère chérie !
qu’elIe est douce la voie de l’amour. Sans doute, on peut bien tomber, on peut
commettre des infidélités, mais, l’amour sachant tirer profit de tout, a bien
vite consumé tout ce qui peut déplaire à Jésus, ne laissant qu’une humble et
profonde paix au fond du coeur... Ah ! que de lumières n’ai-je pas puisées
dans les Oeuvres de notre Père Saint Jean de la Croix !... A l’âge de
dix-sept et dix-huit ans je n’avais pas d’autre nourriture spirituelle, mais
plus tard tous les livres me laissèrent dans l’aridité et je suis encore dans
cet état. Si j’ouvre un livre composé par un auteur spirituel (même le plus
beau, le plus touchant), je sens aussitôt mon coeur se serrer et je lis sans
pour ainsi dire comprendre, ou si je comprends, mon esprit s’arrête sans
pouvoir méditer... Dans cette impuissance, l’écriture Sainte et l’Imitation
(Citation biblique à relocaliser ! ! ! ) (Ps 118,1)
Manuscrit A Folio 83 Verso.
viennent à mon
secours ; en elles je trouve une nourriture solide et toute pure. Mais
c’est par dessus tout l’Evangile qui m’entretient pendant mes oraisons, en lui
je trouve tout ce qui est nécessaire à ma pauvre petite âme. J’y découvre
toujours de nouvelles lumières, des sens cachés et mystérieux... Je comprends
et je sais par expérience “ Que le royaume de Dieu est au-dedans de
nous. ” (NHA 827) (Lc 17,21) Jésus n’a point besoin de livres ni de
docteurs pour instruire les âmes ; Lui, le Docteur des docteurs, il
enseigne sans bruit de paroles... (NHA 828) Jamais je ne l’ai entendu parler,
mais je sens qu’Il est en moi, à chaque instant, Il me guide et m’inspire ce
que je dois dire ou faire. Je découvre juste au moment où j’en ai besoin des
lumières que je n’avais pas encore vues, ce n’est pas le plus souvent pendant
mes oraisons qu’elles sont le plus abondantes, c’est plutôt au milieu des
occupations de ma journée... O ma Mère chérie ! après tant de grâces ne
puis-je pas chanter avec le psalmiste : “ Que le Seigneur est BON,
que sa MISÉRICORDE est éternelle. ” (NHA 829) (Ps 118,1) Il me semble que
si toutes les créatures avaient les mêmes grâces que moi, le Bon Dieu ne serait
craint de personae, mais aiméjusqu’à la folie, et que par amour, et non pas en
tremblant, jamais aucune âme ne consentirait à Lui faire de la peine... Je
comprends cependant que toutes les âmes ne peuvent pas se ressembler, il faut
qu’iI y en ait de différentes familles afin d’honorer spécialement chacune des
perfections du Bon Dieu. A moi Il a donné sa Miséricorde infinie c’est à
travers elle que je contemple et adore les autres perfections Divines !...
Alors toutes m’apparaissent rayonnantes d’amour, la Justice même (et peut-être
encore plus que toute autre) me semble revêtue d’amour... Quelle douce joie de
penser que le Bon Dieu est juste, c’est-à-dire qu’Il tient compte de nos
faiblesses, qu’Il connaît parfaitement la fragilité de notre nature. De quoi
donc aurais-je peur ? Ah ! le Dieu infiniment juste qui daigna
Manuscrit A Folio 84 Recto.
pardonner avec tant de
bonté toutes les fautes de l’enfant prodigue, (Lc 15,21-24) ne doit-Il pas être
juste aussi envers moi qui “ suis toujours avec Lui ?... (NHA 830)
(Lc 15,31) Cette année, le 9 Juin, fête de la Sainte Trinité, j’ai reçu la
grâce de comprendre plus que jamais combien Jésus désire être aimé. (NHA 831)
Je pensais aux âmes qui s’offrent comme victimes à la Justice de Dieu afin de
détourner et d’attirer sur elles es châtiments réservés aux coupables, cette
offrande me semblait grande et généreuse, mais j’étais loin de me sentir portée
à la faire. “ O mon Dieu ! m’écriai-je au fond de mon coeur, n’y
aura-t-il que votre Justice qui recevra des âmes s’immolant en
victimes ?... Votre Amour Miséricordieux n’en a-t-il pas besoin lui
aussi ?... De toutes parts il est méconnu, rejeté ; les coeurs
auxquels vous désirez le prodiguer se tournent vers les créatures leur
demandant le bonheur avec leur misérable affection, au lieu de se jeter dans
vos bras et d’accepter votre Amour infini... O mon Dieu ! votre Amour
méprisé va-t-il rester en votre Coeur ? Il me semble que si vous trouviez
des âmes s’offrant en Victimes d’holocaustes à votre Amour, vous les
consumeriez rapidement, il me semble que vous seriez heureux de ne point
comprimer les flots d’infinies tendresses qui sont en vous... Si votre Justice
aime à se décharger, elle qui ne s’étend que sur la terre, combien plus votre
Amour Miséricordieux désire-t-il embraser les âmes, puisque votre Miséricorde
s’élève jusqu’aux Cieux... (NHA 832) O mon Jésus ! que ce soit moi cette
heureuse victime, consumez votre holocauste par le feu de votre Divin
Amour !... ” (Ps 36,6) Ma Mère chérie, vous qui m’avez permis de
m’offrir ainsi au Bon Dieu, vous savez les fleuves ou plutôt les océans de grâces
qui sont venus inonder mon âme... Ah ! depuis cet heureux jour, il me
semble que l’Amour me pénètre et m’environne, il me semble qu’à chaque instant
cet Amour Miséricordieux me renouvelle, purifie mon âme et n’y laisse aucune
trace de péché, aussi
Manuscrit A Folio 84 Verso.
je ne puis craindre le
purgatoire... Je sais que par moi-même je ne mériterais pas même d’entrer dans
ce lieu d’expiation, puisque les âmes saintes peuvent seules y avoir accès,
mais je sais aussi que le Feu de l’Amour est plus sanctifiant que celui du
purgatoire, je sais que Jésus ne peut désirer pour nous de souffrances inutiles
et qu’Il ne m’inspirerait pas les désirs que je ressens, s’Il ne voulait les
combler... Oh ! qu’elle est douce la voie de l’Amour !... Comme je
veux m’appliquer à faire toujours avec le plus grand abandon, la volonté du Bon
Dieu !... (Mt 6,10) Voilà, ma Mère chérie, tout ce que je puis vous dire
de la vie de votre petite Thérèse, vous connaissez bien mieux par vous-même, ce
qu’elle est et ce que Jésus a fait pour elle, aussi vous me pardonnerez d’avoir
beaucoup abrégé l’histoire de sa vie religieuse... Comment s’achèvera-t-elle,
cette “ histoire d’une petite fleur blanche ? ” Peut-être la
petite fleur sera-t-elle cueillie dans sa fraîcheur ou bien transplantée sur
d’autres rivages... (NHA 833) Je l’ignore, mais ce dont je suis certaine, c’est
que la Miséricorde du Bon Dieu l’accompagnera toujours, (Ps 23,6) c’est que
jamais elle ne cessera de bénir la Mère chérie qui l’a donnée à Jésus ;
éternellement elle se réjouira d’être une des fleurs de sa couronne...
Eternellement elle chantera avec cette Mère chérie le cantique toujours nouveau
de l’Amour... (Ap 14,3)
Manuscrit A Folio 85 Recto.
Manuscrit A Folio 85 Verso.
EXPLICATION DES ARMOIRIES.
Le blason JHS est celui que Jésus a daigné apporter en dot à sa pauvre pette
épouse. L’orpheline de la Bérésina (NHA 834) est devenue Thérèse de l’ENFANT
Jésus et de la SAINTE FACE, ce sont là ses titres de noblesse, sa richesse et
son espérance. La Vigne qui sépare en deux le blason est encore la figure de
Celui qui daigna nous dire : “ Je suis la Vigne et vous êtes les
branches, je veux que vous me rapportiez beaucoup de fruits ” (NHA 835)
(Jn 15,5) Les deux rameaux entourant, l’un la Ste Face, l’autre le petit Jésus
sont l’image de Thérèse qui n’a qu’un désir ici-bas : celui de s’offrir
comme une petite grappe de raisin pour rafraîchir Jésus enfant, l’amuser, se
laisser presser par Lui au gré de ses caprices et de pouvoir aussi étancher la
soif ardente qu’Il ressentit pendant sa passion. (Jn 19,28) La harpe représente
encore Thérèse qui veut sans cesse chanter à Jésus des mélodies d’amour. Le
blason FMT est celui de Marie-Françoise-Thérèse, la petite fleur de la Sainte
Vierge, aussi cette petite fieur est-elle représentée recevant les rayons
bienfaisants de la Douce Etoile du matin. La terre verdoyante représente la
famille bénie au sein de laquelle la fleurette a grandi ; plus loin on
voit une montagne qui représente le Carmel. C’est en ce lieu béni que Thérèse a
choisi pour figurer en ses armoiries le dard enflammé de l’amour qui doit lui
mériter la palme du martyre en attendant qu’elle puisse véritablement donner
son sang pour Celui qu’elle aime. Car pour répondre à tout l’amour de Jésus
elle voudrait faire pour Lui ce qu’Il a fait pour elle... mais Thérèse n’oublie
pas qu’elle n’est qu’un faible roseau aussi l’a-t-elle placé sur son blason. Le
triangle lumineux représente l’adorable Trinité qui ne cesse de répandre ses
dons inestimables sur l’âme de la pauvre petite Thérèse, aussi dans sa
reconnaissance elle n’oubliera jamais cette devise : “ L’Amour ne se
paie que par l’Amour. ” (NHA 836)
Manuscrit A Folio 86 Recto.
(En caractères Gothiques
dessinés par Thérèse)
JE CHANTERAI ETERNELLEMENT
LES MISÉRICORDES DU SEIGNEUR ! (Ps 89,2)
(Ici le dessin des
armoiries : Colorié par Thérèse)
(Et... en bas de page, en
Gothique dessiné...)
Naissance 2 Janvier 1873
Baptême 4 Janvier 1873
Sourire de la Ste Vierge Mai 1883
Première Communion 8 Mai 1884
Confirmation 14 juin 1884
Conversion 25 Décembre
1886
Audience de Léon XIII 20
Novembre 1887
Entrée au Carmel 9 Avril
1888
Prise d’Habit 10 Janvier
1889
Notre grande richesse 12 Février 1889
Examen canonique Septembre 1890
Bénédiction de Léon XIII Septembre 1890
Profession 8 Septembre
1890
Prise de voile 24
Septembre 1890
Offrande de moi-même à
l’Amour 9 Juin 1895
(Ainsi s’achève le
MANUSCRIT A)
Lettre a soeur Marie du
Sacré-Cœur, Manuscrit autobiographique (1896).
Manuscrit B Folio 1 Recto.
(Septembre 1896)
Jésus +
O ma Soeur chérie !
vous me demandez de vous donner un souvenir de ma retraite, (NHA 901) retraite
qui peut-être sera la dernière... (NHA 902) Puisque notre Mère (NHA 903) le
permet c’est une joie pour moi de venir m’entretenir avec vous qui êtes deux
fois ma Soeur, avec vous qui m’avez prêté votre voix, promettant en mon nom que
je ne voulais servir que Jésus, alors qu’il ne m’était pas possible de
parler... Chère petite Marraine, c’est l’enfant que vous avez offerte au
Seigneur qui vous parle ce soir, c’est elle qui vous aime comme une enfant sait
aimer sa Mère... Au Ciel seulement vous connaîtrez toute la reconnaissance qui
déborde de mon coeur... O ma Soeur chérie ! vous voudriez entendre les
secrets que Jésus confie à votre petite fille, ces secrets Il vous les confie,
je le sais, car c’est vous qui m’avez appris à recueillir les enseignements
Divins, cependant je vais essayer de balbutier quelques mots, bien que je sente
qu’il est impossible à la parole humaine de redire des choses que le coeur
humain peut à peine pressentir... (1Co 2,9) Ne croyez pas que je nage dans les
consolations, oh non ! ma consolation c’est de n’en pas avoir sur la
terre. Sans se montrer, sans faire entendre sa voix, Jésus m’instruit dans le
secret, ce n’est pas par le moyen des livres, car je ne comprends pas ce que je
lis, mais parfois une parole comme celle-ci que j’ai tirée à la fin de l’oraison
(après être restée dans le silence et la sécheresse) vient me consoler :
Voici le maître que je te donne, il t’apprendra tout ce que tu dois faire. Je
veux te faire lire dans le livre de vie, où est contenue la science
d’AMOUR. ” (NHA 904) La science d’Amour, ah oui ! cette parole
résonne doucement à l’oreille de mon âme, je ne désire que cette science-là.
Pour elle, ayant donné toutes mes richesses, j’estime comme l’épouse des sacrés
cantiques n’avoir rien donné... (NHA 905) (Ct 8,7) Je comprends si bien qu’il
n’y a que l’amour qui puisse nous rendre agréables au Bon Dieu que cet amour
est le seul bien que j’ambitionne. Jésus se plaît à me montrer l’unique chemin
qui conduit à cette fournaise Divine, ce chemin c’est l’abandon du petit enfant
qui s’endort sans crainte dans les bras de son Père... “ Si quelqu’un est
tout petit, qu’il vienne à moi. ” (NHA 906) a dit l’Esprit Saint par la
bouche de Salomon et ce même Esprit d’Amour a dit encore que “ La
miséricorde est accordée aux petits. ” (Pr 9,4 Sg 6,7) (NHA 907) En son
nom, le prophète Isaïe nous révèle qu’au dernier jour “ Le Seigneur
conduira son troupeau dans les pâturages, qu’il rassemblera les petits agneaux
et les pressera sur son sein. ” (Is 40,11) (NHA 908) et comme si toutes
ces promesses ne suffisaient pas, le même prophète dont le regard inspiré
plongeait déjà dans les profondeurs éternelles, s’écrie au nom du
Seigneur : “ Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous
consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous caresserai sur mes genoux. ”
(NHA 909) (Is 66,12-13) O Marraine chérie ! après un pareil langage, il
n’y a plus qu’à se taire, à pleurer de reconnaissance
Manuscrit B Folio 1 Verso.
et d’amour... Ah ! si
tontes les âmes faibles et imparfaites sentaient ce que sent la plus petite de
toutes les âmes, l’âme de votre petite Thérèse, pas une seule ne désespérerait
d’arriver au sommet de la montagne de l’Amour, puisque Jésus ne demande pas de
grandes actions, mais seulement l’abandon et la reconnaissance, puisqu’il a dit
dans le Psaume XLIX : “ Je n’ai nul besoin des boucs de vos
troupeaux, parce que toutes les bêtes des forêts m’appartiennent et les
milliers d’animaux qui paissent sur les collines, je connais tous les oiseaux
des montagnes... Si j’avais faim, ce n’est pas à vous que je le dirais :
car la terre et tout ce qu’elle contient est à moi. Est-ce que je dois manger
la chair des taureaux et boire le sang des boucs ?... IMMOLEZ A DIEU des
SACRIFICES de LOUANGES et d’ACTIONS DE GRACES. ” (NHA 910) (Ps 50,9-14) Voilà
donc tout ce que Jésus réclame de nous, il n’a point besoin de nos oeuvres,
mais seulement de notre amour, car ce même Dieu qui déclare n’avoir pas besoin
de nous dire s’il a faim, n’a pas craint de mendier un peu d’eau à la
Samaritaine. Il avait soif... Mais en disant : “ Donne moi à
boire. ” (NHA 911) (Jn 4,6-13) c’était l’amour de sa pauvre créature que
le Créateur de l’univers réclamait. Il avait soif d’amour... Ah ! je le
sens plus que jamais Jésus est altéré, Il ne rencontre que des ingrats et des
indifférents parmi les disciples du monde et parmi ses disciples à lui, il
trouve, hélas ! peu de coeurs qui se livrent à lui sans réserve, qui
comprennent toute la tendresse de son Amour infini. Soeur chérie, que nous
sommes heureuses de comprendre les intimes secrets de notre époux, ah ! si
vous vouliez écrire tout ce que vous en connaissez, nous aurions de belles
pages à lire, mais je le sais, vous aimez mieux garder au fond de votre coeur
“ Les secrets du Roi, ” à moi vous dites “ Qu’il est honorable
de publier les oeuvres du Très-Haut. ” (NHA 912) (Tb 12,7) Je trouve que
vous avez raison de garder le silence et ce n’est uniquement qu’afin de vous
faire plaisir que j’écris ces pages, car je sens mon impuissance à redire avec
des paroles terrestres les secrets du Ciel et puis, après avoir tracé des pages
et des pages, je trouverais n’avoir pas encore commencé... Il y a tant
d’horizons divers, tant de nuances variées à l’infini, que la palette du
Peintre Céleste pourra seule, après la nuit de cette vie, me fournir les couleurs
capables de peindre les merveilles qu’il découvre à l’oeil de mon âme. Ma Soeur
Chérie, vous m’avez demandé de vous écrire mon rêve et “ ma petite
doctrine, ” comme vous l’appelez... Je l’ai fait dans les pages suivantes
mais si mal qu’il me semble impossible que vous compreniez. Peut-être
allez-vous trouver mes expressions exagérées... Ah ! pardonnez-moi, cela
doit tenir à mon style peu agréable, je vous assure qu’il n’est aucune
exagération dans ma petite âme, que tout y est calme et reposé... (En écrivant,
c’est à Jésus que je parle, cela m’est plus facile pour exprimer mes pensées...
Ce qui, hélas ! n’empêche pas qu’elles soient bien mal exprimées !
Manuscrit B Folio 2 Recto.
8 Septembre 1896 (NHA 913)
(A ma chère Soeur Marie du
Sacré-Coeur.)
O Jésus, mon
Bien-Aimé ! qui pourra dire avec quelle tendresse, quelle douceur, vous
conduisez ma petite âme ! comment il vous plaît de faire luire le rayon de
votre grâce au milieu même du plus sombre orage ?... Jésus, l’orage
grondait bien fort dans mon âme depuis la belle fête de votre triomphe, la
radieuse fête de Pâques, lorsqu’un samedi du mois de mai, (NHA 914) pensant aux
songes mystérieux qui sont parfois accordés à certaines âmes, je me disais que
ce devait être une bien douce consolation, cependant je ne la demandais pas. Le
soir, considérant les nuages qui couvraient son ciel, ma petite âme se disait
encore que les beaux rêves n’étaient pas pour elle, et sous l’orage elle
s’endormit... Le lendemain était le 10 mai, le deuxième DIMANCHE du mois de
Marie, peut-être l’anniversaire du jour où la Sainte Vierge daigna sourire à sa
petite fleur... (NHA 915) Aux premières lueurs de l’aurore, je me trouvai (en
rêve) dans une sorte de galerie, il y avait plusieurs autres personnes, mais
éloignées. Notre Mère seule était auprès de moi, out à coup sans avoir vu
comment elles étaient entrées, j’aperçus trois carmélites revêtues de leurs
manteaux et grands voiles, il me sembla qu’elles venaient pour notre Mère, mais
ce que je compris clairement, c’est qu’elles venaient du Ciel. Au fond de mon
coeur, je m’écriai : Ah ! que je serais heureuse de voir le visage
d’une de ces carmélites ! Alors comme si ma prière avait été entendue par
elle, la plus grande des saintes s’avança vers moi ; aussitôt je tombai à
genoux. Oh ! bonheur ! la Carmélite leva son voile ou plutôt le
souleva et m’en couvrit... sans aucune hésitation, je reconnus la vénérable
Mère Anne de Jésus (NHA 916) la fondatrice du Carmel en France. Son visage
était beau, d’une beauté immatérielle, aucun rayon ne s’en échappait et
cependant malgré le voile qui nous enveloppait toutes les deux, je voyais ce
céleste visage éclairé d’une lumière ineffablement douce, lumière qu’il ne
recevait pas mais qu’il produisait de lui-même... Je ne saurais redire l’allégresse
de mon âme, ces choses se sentent et ne peuvent s’exprimer... Plusieurs mois se
sont écoulés depuis ce doux rêve, cependant le souvenir qu’il laisse en mon âme
n’a rien perdu de sa fraîcheur, de ses charmes Célestes... Je vois encore le
regard et le sourire PLEINS d’AMOUR de la Vénérable Mère. Je crois sentir
encore les caresses dont elle me combla... Me voyant si tendrement aimée,
j’osai prononcer ces paroles : “ O ma Mère ! je vous en supplie,
dites-moi si le Bon Dieu me laissera longtemps sur la terre... Viendra-t-Il
bientôt me chercher ?... ” Souriant avec tendresse, la sainte
murmura : “ Oui, bientôt, bientôt,... Je vous le promets. ”
“ Ma Mère, ajoutai-je, dites-moi encore si le Bon Dieu ne me demande pas
quelque chose
Manuscrit B Folio 2 Verso .
de plus que mes pauvres
petites actions et mes désirs. Est-Il content de moi ? ” La figure de
la Sainte prit une expression incomparablement plus tendre que la première fois
qu’elle me parla. Son regard et ses caresses étaient la plus douce des réponses.
Cependant elle me dit : “ Le Bon Dieu ne demande rien autre chose de
vous. Il est content, très content !... “ Après m’avoir encore
caressée avec plus d’amour que ne l’a jamais fait pour son enfant la plus
tendre des mères, je la vis s’éloigner... Mon coeur était dans la joie mais je
me souvins de mes soeurs, et je voulus demander quelques grâces pour elles,
hélas !... je m’éveillai !... O Jésus ! l’orage alors ne
grondait pas, le ciel était calme et serein... je croyais, je sentais qu’il y a
un ciel et que ce Ciel est peuplé d’âmes qui me chérissent, qui me regardent
comme leur enfant... Cette impression reste dans mon coeur, d’autant mieux que
la Vénrable Mère Anne de Jésus m’avait été jusqu’alors absolument indifférente,
je ne l’avais jamais invoquée et sa pensée ne me venait à l’esprit qu’en
entendant parler d’elle, ce qui était rare. Aussi lorsque j’ai compris à quel
point elle m’aimait, combien je lui étais peu indifférente, mon coeur s’est
fondu d’amour et de reconnaissance, non seulement pour la Sainte qui m’avait
visitée, mais encore pour tous les Bienheureux habitants du Ciel. O mon
Bien-Aimé ! cette grâce n’était que le prélude de grâces plus grandes dont
tu voulais me combler ; laisse-moi, mon unique Amour, te les rappeler
aujourd’hui... aujourd’hui, le sixième anniversaire de notre union... Ah !
pardonne-moi Jésus, si je déraisonne en voulant te dire mes désirs, mes
espérances qui touchent à l’infini, pardonne-moi et guéris mon âme en lui
donnant ce qu’elle espère !... Etre ton épouse, ô Jésus, être carmélite,
être par mon union avec toi la mère des âmes, cela devrait me suffire... il
n’en est pas ainsi... Sans doute, ces trois privilèges sont bien ma vocation,
Carmélite, Epouse et Mère, cependant je sens en moi d’autres vocations, je me
sens la vocation de GUERRIER, de PRETRE, d’APOTRE, de DOCTEUR, de MARTYR ;
enfin, je sens le besoin, le désir d’accomplir pour toi Jésus toutes les
oeuvres les plus héroïques... Je sens en mon âme le courage d’un Croisé, d’un
Zouave Pontifical, je voudrais mourir sur un champ de bataille pour la défense
de l’Eglise... Je sens en moi la vocation de PRETRE ; avec quel amour, ô
Jésus, je te porterais dans mes mains lorsque, à ma voix, tu descendrais du
Ciel... Avec quel amour je te donnerais aux âmes !... Mais hélas !
tout en désirant d’être Prêtre, j’admire et j’envie l’humilité de Saint
François d’Assise et je me sens la vocation de l’imiter en refusant la sublime
dignité du Sacerdoce. O Jésus ! mon amour, ma vie... comment allier ces
contrastes ?
Manuscrit B Folio 3 Recto.
Comment réaliser les désirs
de ma pauvre petite âme ?... Ah ! malgré ma petitesse, je voudrais
éclairer les âmes comme les Prophètes, les Docteurs, j’ai la vocation d’être
Apôtre... je voudrais parcourir la terre, prêcher ton nom et planter sur le sol
infidèle ta Croix glorieuse, mais, ô mon Bien-Aimé, une seule mission ne me
suffirait pas, je voudrais en même temps annoncer l’Evangile dans les cinq
parties du monde et jusque dans les îles les plus reculées... (Is 66,19) Je
voudrais être missionnaire non seulement pendant quelques années, mais je
voudrais l’avoir été depuis la création du monde et l’être jusqu’à la
consommation des siècles... Mais je voudrais par-dessus tout, ô mon Bien-Aimé
Sauveur, je voudrais verser mon sang pour toi jusqu’à la dernière goutte... Le
Martyre, voilà le rêve de ma jeunesse, ce rêve il a grandi avec moi sous les
cloîtres du Carmel... Mais là encore, je sens que mon rêve est une folie, car
je ne saurais me borner à désirer un genre de martyre... Pour me satisfaire, il
me les faudrait tous... Comme toi, mon époux Adoré, je voudrais être flagellée
et crucifiée... Je voudrais mourir dépouillée comme Saint Barthélémy... Comme
Saint Jean, je voudrais être plongée dans l’huile bouillante, je voudrais subir
tous les supplices infligés aux martyrs... Avec Sainte Agnès et Sainte Cécile,
je voudrais présenter mon cou au glaive et comme Jeanne d’Arc, ma soeur chérie,
je voudrais sur le bûcher murmurer ton nom, ô JÉSUS... En songeant aux
tourments qui seront le partage des chrétiens au temps de l’Antéchrist, je sens
mon coeur tressaillir et je voudrais que ces tourments me soient réservés...
(NHA 917) Jésus, Jésus, si je voulais écrire tous mes désirs, il me faudrait
emprunter ton livre de vie, (NHA 918) (Ap 20,12) là sont rapportées les actions
de tous les Saints et ces actions, je voudrais les avoir accomplies pour toi...
O mon Jésus ! à toutes mes folies que vas-tu répondre ?... Y a-t-il
une âme plus petite, plus impuissante que la mienne !... Cependant à cause
même de ma faiblesse, tu t’es plu, Seigneur, à combler mes petits désirs
enfantins, et tu veux aujourd’hui, combler d’autres désirs plus grands que
l’univers... A l’oraison mes désirs me faisant souffrir un véritable martyre,
j’ouvris les épîtres de Saint Paul afin de chercher quelque réponse. Les
chapitres XII et XIII de la première épître aux Corinthiens me tombèrent sous
les yeux... J’y lus, dans le premier, que tous ne peuvent être apôtres,
prophètes, docteurs, etc... que l’Eglise est composée de différents membres et
que l’oeil ne saurait être en même temps la main... (NHA 919) (1Co 12,21 12,29)
La réponse était claire mais ne comblait pas mes désirs, elle ne me donnait pas
la paix... Comme Madeleine se baissant toujours auprès du tombeau vide (Jn
20,11-18) finit par trouver
(fin du folio 3r, pour
citation) (Comme Madeleine se baissant toujours auprès du tombeau vide finit
par trouver) ...03v... ce qu’elle cherchait, ainsi, m’abaissant jusque dans les
profondeurs de mon néant je m’élevai si haut que je pus atteindre mon but. (NHA
920) Sans me décourager je continuai ma lecture et cette phrase me
soulagea : “ Recherchez avec ardeur les DONS les PLUS PARFAITS, mais
je vais encore vous montrer une voie plus excellente. ” (Jn 20,11-18) (NHA
921) Et l’Apôtre explique comment tous les dons les plus PARFAITS ne sont rien
sans l’AMOUR... Que la Charité est la VOIE EXCELLENTE qui conduit sûrement à
Dieu. Enfin j’avais trouvé le repos... Considérant le corps mystique de
l’Eglise, je ne m’étais reconnue dans aucun des membres décrits par Saint Paul,
ou plutôt je voulais me reconnaître en tous... La Charité me donna la clef de
ma vocation. Je compris que si l’Eglise avait un corps, composé de différents
membres, (1Co 13,1-3) le plus nécessaire, le plus noble de tous ne lui manquait
pas, je compris que l’Église avait un Coeur, et que ce Coeur était BRULANT
d’AMOUR. Je compris que l’Amour seul faisait agir les membres de l’Eglise, que
si l’Amour venait à s’éteindre, les Apôtres n’annonceraient plus l’Evangile,
les Martyrs refuseraient de verser leur sang... Je compris que l’AMOUR
RENFERMAIT TOUTES LES VOCATIONS, QUE L’AMOUR ETAIT TOUT, QU’IL EMBRASSAIT TOUS
LES TEMPS ET TOUS LES LIEUX ... EN UN MOT, QU’IL EST ETERNEL ! ... Alors,
dans l’excès de ma joie délirante, je me suis écriée : O Jésus, mon
Amour... ma vocation, enfin je l’ai trouvée, MA VOCATION, C’EST
L’AMOUR !... Oui j’ai trouvé ma place dans l’Eglise et cette place, ô mon
Dieu, c’est vous qui me l’avez donnée... dans le Coeur de l’Eglise, ma Mère, je
serai l’AMOUR... ainsi je serai tout... ainsi mon rêve sera réalisé !...
(1Co 13,1-4) Pourquoi parler d’une joie délirante ? non, cette expression
n’est pas juste, c’est plutôt la paix calme et sereine du navigateur apercevant
le phare qui doit le conduire au port... O Phare lumineux de l’amour, je sais
comment arriver jusqu’à toi, j’ai trouvé le secret de m’approprier ta flamme.
Je ne suis qu’une enfant, impuissante et faible, cependant c’est ma faiblesse
même qui me donne l’audace de m’offrir en Victime à ton Amour, ô Jésus !
Autrefois les hosties pures et sans taches étaient seules agréées par le Dieu
Fort et Puissant. Pour satisfaire la justice Divine, il fallait des victimes
parfaites, mais à la loi de crainte a succédé la loi d’Amour, et l’Amour m’a choisie
pour holocauste, moi, faible et imparfaite créature... (Ps 24,8) (Lv 22,18-25)
Ce choix n’est-il pas digne de l’Amour ? Oui, pour que l’Amour soit
pleinement satisfait, il faut qu’il s’abaisse, qu’il s’abaisse jusqu’au néant
et qu’il transforme en feu ce néant...
Manuscrit B Folio 4 Recto .
O Jésus, je le sais,
l’amour ne se paie que par l’amour, (NHA 922) aussi j’ai cherché, j’ai trouvé
le moyen de soulager mon coeur en te rendant Amour pour Amour. “ Employez
les richesses qui rendent injustes à vous faire des amis qui vous reçoivent
dans les tabernacles éternels. ” (NHA 923) (Lc 16,9) Voilà, Seigneur le
conseil que tu donnes à tes disciples après leur avoir dit que “ Les
enfants de ténèbres sont plus habiles dans leurs affaires que les enfants de
lumière. ” (NHA 924) (Lc 16,8) Enfant de lumière, j’ai compris que mes
désirs d’être tout, d’embrasser toutes les vocations, étaient des richesses qui
pourraient bien me rendre injuste, alors je m’en suis servie à me faire des
amis... Me souvenant de la prière d’Elisée à son Père Elie, lorsqu’il osa lui
demander SON DOUBLE ESPRIT, (NHA 925) je me suis présentée devant les Anges et
les Saints, et je leur ai dit : “ Je suis la plus petite des
créatures, je connais ma misère et ma faiblesse, mais je sais aussi combien les
coeurs nobles et généreux aiment à faire du bien, je vous supplie donc, ô
Bienheureux habitants du Ciel, je vous supplie de M’ADOPTER POUR ENFANT, à vous
seuls sera la gloire que vous me ferez acquérir mais daignez exaucer ma prière,
elle est téméraire, je le sais, cependant j’ose vous demander de
m’obtenir : VOTRE DOUBLE AMOUR. ” (2R 2,9 Ap 8,3) Jésus, je ne puis
approfondir ma demande, je craindrais de me trouver accablée sous le poids de
mes désirs audacieux... Mon excuse, c’est que je suis une enfant, les enfants
ne réfléchissent pas à la portée de leurs paroles, cependant leurs parents,
lorsqu’ils sont placés sur le trône, qu’ils possèdent d’immenses trésors,
n’hésitent pas à contenter les désirs des petits êtres qu’ils chérissent autant
qu’eux-mêmes ; pour leur faire pIaisir, ils font des folies, ils vont
jusqu’à la faiblesse... Eh bien ! moi je suis l’Enfant de l’Eglise, et
l’Eglise est Reine puisqu’elle est ton épouse, ô Divin Roi des Rois... Ce ne
sont pas les richesses et la Gloire, (même la Gloire du Ciel) que réclame le
coeur du petit enfant... La gloire, il comprend qu’elle appartient de droit à
ses Frères, les Anges et les Saints... Sa gloire à lui sera le reflet de celle
qui jaillira du front de sa Mère. Ce qu’il demande c’est l’Amour... Il ne sait
plus qu’une chose, t’aimer, ô Jésus... Les oeuvres éclatantes lui sont
interdites, il ne peut prêcher l’Evangile, verser son sang... mais qu’importe,
ses frères travaillent à sa place, et lui, petit enfant, il se tient tout près
du trône (Ap 14,3) du Roi et de la Reine, il aime pour ses frères qui
combattent... Mais comment témoignera-t-il son Amour, puisque l’Amour se prouve
par les oeuvres ? Eh bien, le petit enfant jettera des fleurs, il
embaumera de ses parfums le trône royal, il chantera de sa voix argentine le
cantique de l’Amour... Oui mon Bien-Æmé, voilà comment se consumera ma vie...
Je n’ai d’autre moyen de te prouver mon amour, que de jeter des fleurs,
c’est-à-dire de ne laisser échapper aucun petit sacrifice, aucun regard,
Manuscrit B Folio 4 Verso .
aucune parole, de profiter
de toutes les plus petites choses et de les faire par amour... Je veux souffrir
par amour et même jouir par amour, ainsi je jetterai des fleurs devant ton
trône ; je n’en rencontrerai pas une sans l’effeuiller pour toi... puis en
jetant mes fleurs, je chanterai, (pourrait-on pleurer en faisant une aussi
joyeuse action ?) je chanterai, même lorsqu’il me faudra cueillir mes
fleurs au milieu des épines et mon chant sera d’autant plus mélodieux que les
épines seront longues et piquantes. Jésus, à quoi te serviront mes fleurs et
mes chants ?... Ah ! je le sais bien, cette pluie embaumée, ces
pétales fragiles et sans aucune valeur, ces chants d’amour du plus petit des
coeurs te charmeront, oui, ces riens te feront plaisir, ils feront sourire
l’Eglise Triomphante, elle recueillera mes fleurs effeuillées par amour et les
faisant passer par tes Divines Mains, ô Jésus, cette Eglise du Ciel, voulant
jouer avec son petit enfant, jettera, elle aussi, ces fleurs ayant acquis par
ton attouchement divin une valeur infinie, elle les jettera sur l’Eglise
souffrante afin d’en éteindre les flammes, elle les jettera sur l’Eglise
combattante afin de lui faire remporter la victoire !... O mon
Jésus ! je t’aime, j’aime l’Eglise ma Mère, je me souviens que :
“ Le plus petit mouvement de PUR AMOUR lui est plus utile que toutes les
autres oeuvres réunies ensemble ” (NHA 926) mais le PUR AMOUR est-il bien
dans mon coeur... Mes immenses désirs ne sont-ils pas un rêve, une folie ?...
Ah ! s’il en est ainsi, Jésus, éclaire-moi, tu le sais, je cherche la
vérité... si mes désirs sont téméraires, fais-les disparaître car ces désirs
sont pour moi le plus grand des martyres... Cependant je le sais, ô Jésus,
après avoir aspiré vers les régions les plus élevées de l’Amour, s’il me faut
ne pas les atteindre un jour j’aurai goûté plus de douceur dans mon martyre,
dans ma folie, que je n’en goûterai au sein des joies de la patrie, à moins que
par un miracle tu ne m’enlèves le souvenir de mes espérances terrestres. Alors
laisse-moi jouir pendant mon exil des délices de l’amour... Laisse-moi savourer
les douces amertumes de mon martyre... Jésus, Jésus, s’il est si délicieux le
désir de t’Aimer qu’est-ce donc de posséder, de jouir de l’Amour ?...
Comment une âme aussi imparfaite que la mienne peut-elle aspirer à posséder la
plénitude de l’Amour ?... 0 Jésus ! mon premier, mon seul Ami, toi
que j’aime UNIQUEMENT, dis-moi quel est ce mystère ?. .. Pourquoi ne
réserves-tu pas ces immenses aspirations aux grandes âmes, aux Aigles qui
planent dans les hauteurs ?... Moi je me considère comme un faible petit
oiseau couvert seulement d’un léger duvet, je ne suis pas un aigle j’en ai
simplement les yeux et le coeur car malgré ma petitesse extrême j’ose fixer le
Soleil Divin, le Soleil de l’Amour et mon coeur sent en lui toutes
Manuscrit B Folio 5 Recto .
les aspirations de
l’Aigle... Le petit oiseau voudrait voler vers ce brillant Soleil qui charme
ses yeux, il voudrait imiter les Aigles ses frères qu’il voit s’élever jusqu’au
foyer Divin de la Trinité Sainte... hélas ! tout ce qu’il peut faire,
c’est de soulever ses petites ailes, mais s’envoler, cela n’est pas en son
petit pouvoir ! Que va-t-il devenir ? mourir de chagrin se voyant
aussi impuissant ?... Oh non ! le petit oiseau ne va pas même
s’affliger. Avec un audacieux abandon, il veut rester à fixer son Divin
Soleil ; rien ne saurait l’effrayer, ni le vent ni la pluie, et si de
sombres nuages viennent à cacher l’Astre d’Amour, le petit oiseau ne change pas
de place, il sait que par delà les nuages son Soleil brille toujours, que son
éclat ne saurait s’éclipser un seul instant. Parfois il est vrai, le coeur du
petit oiseau se trouve assailli par la tempête, il lui semble ne pas croire
qu’il existe autre chose que les nuages qui l’enveloppent ; c’est alors le
moment de la joie parfaite pour le pauvre petit être faible. Quel bonheur pour
lui de rester là quand même, de fixer l’invisible lumière qui se dérobe à sa
foi !... Jésus, jusqu’à présent, je comprends ton amour pour le petit
oiseau, puisqu’il ne s’éloigne pas de toi... mais je le sais et tu le sais
aussi, souvent, l’imparfaite petite créature tout en restant à sa place
(c’est-à-dire sous les rayons du Soleil,) (Lc 10,41-42) se laisse un peu
distraire de son unique occupation, elle prend une petite graine à droite et à
gauche, court après un petit ver... puis rencontrant une petite flaque d’eau
elle mouille ses plumes à peine formées, elle voit une fleur qui lui plaît,
alors son petit esprit s’occupe de cette fleur... enfin ne pouvant planer comme
les aigles, le pauvre petit oiseau s’occupe encore des bagatelles de la terre.
Cependant après tous ses méfaits, au lieu d’aller se cacher dans un coin pour
pleurer sa misère et mourir de repentir, le petit oiseau se tourne vers son Bien-Aimé
Soleil, il présente à ses rayons bienfaisants ses petites ailes mouillées, il
gémit comme l’hirondelle (Is 38,14) et dans son doux chant il confie, il
raconte en détail ses infidélités pensant dans son téméraire abandon acquérir
ainsi plus d’empire, attirer plus pleinement l’amour de Celui qui n’est pas
venu appeler les justes mais les pécheurs... (NHA 927) (Mt 9,13) Si l’Astre
Adoré demeure sourd aux gazouillements plaintifs de sa petite créature, s’il
reste voilé... eh bien ! la petite créature reste mouillée, elle accepte
d’être transie de froid et se réjouit encore de cette souffrance qu’elle a
cependant méritée... O Jésus ! que ton petit oiseau est heureux d’être
faible et petit, que deviendrait-il s’il était grand ?... “ Jamais il
n’aurait l’audace de paraître en ta présence, de sommeiller devant toi... Oui,
c’est là encore une faiblesse du petit oiseau lorsqu’il veut fixer le Divin
Soleil et que les nuages l’empêchent de voir un seul rayon, malgré lui ses
petits yeux se ferment, sa petite tête se cache sous la petite aile et le
pauvre petit être s’endort, croyant toujours fixer son Astre Chéri. A son
réveil, il ne se désole pas, son petit coeur reste en paix, il recommence son
office d’amour, il invoque les anges et les Saints qui s’élèvent comme des
Aigles vers le Foyer dévorant, objet de son envie
Manuscrit B Folio 5 Verso .
et les Aigles prenant en
pitié leur petit frère, le protègent, le défendent et mettent en fuite les
vautours qui voudraient le dévorer. Les vautours, images des démons, le petit
oiseau ne les craint pas, il n’est point destiné à devenir leur proie, mais
celle de l’Aigle qu’il contemple au centre du Soleil d’Amour. 0 Verbe Divin,
(Jn 1,1-3) c’est toi l’Aigle adoré que J’aime et qui m’attire ! c’est toi
qui t’élançant vers la terre d’exil as voulu souffrir et mourir afin d’attirer
les âmes jusqu’au sein de l’éternel Foyer de la Trinité Bienheureuse, c’est toi
qui remontant vers l’inaccessible Lumière (Mc 16,19) qui sera désormais ton
séjour, c’est toi qui restes encore dans la vallée des larmes, (Ps 84,7) caché
sous l’apparence d’une blanche hostie... Aigle Eternel tu veux me nourrir de ta
divine substance, moi, pauvre petit être, qui rentrerais dans le néant si ton
divin regard ne me donnait la vie à chaque instant... 0 Jésus ! laisse-moi
dans l’excès de ma reconnaissance, laisse-moi te dire que ton amour va jusqu’à
la folie.. . Comment veux-tu devant cette Folie que mon coeur ne s’élance pas
vers toi ? Comment ma confiance aurait-elle des bornes ?... Ah !
pour toi, Je le sais, les Saints ont fait aussi des folies, ils ont fait de
grandes choses puisqu’ils étaient des aigles... Jésus, je suis trop petite pour
faire de grandes choses... et ma folie à moi, c’est d’espérer que ton Amour
m’accepte comme victime... Ma folie consiste à supplier les Aigles mes frères,
de m’obtenir la faveur de voler vers le Soleil de l’Amour avec les propres
ailes de l’Aigle Divin... (Dt 32,10-11) (NHA 928) Aussi longtemps que tu le
voudras, ô mon Bien Aimé, ton petit oiseau restera sans forces et sans ailes,
toujours il demeurera les yeux fixés sur toi, il veut être fasciné par ton
regard divin, il veut devenir la proie de ton Amour... Un jour, j’en ai
l’espoir, Aigle Adoré, tu viendras chercher ton petit oiseau, (Dt 32,11) et
remontant avec lui au Foyer de l’Amour, tu le plongeras pour l’éternité dans le
brûlant Abîme de Cet Amour auquel il s’est offert en victime... O Jésus !
que ne puis-je dire à toutes les petites âmes combien ta condescendance est
ineffable... je sens que si par impossible tu trouvais une âme plus faible,
plus petite que la mienne, tu te plairais à la combler de faveurs plus grandes
encore, si elle s’abandonnait avec une entière confiance à ta miséricorde
infinie. (Lc 10,21) Mais pourquoi désirer communiquer tes secrets d’amour, ô
Jésus, n’est-ce pas toi seul qui me les as enseignés et ne peux-tu pas les
révéler à d’autres ?... Oui je le sais, et je te conjure de le faire, je
te supplie d’abaisser ton regard divin sur un grand nombre de petites âmes...
Je te supplie de choisir une légion de petites âmes dignes de ton
AMOUR !... La toute petite Soeur Thérèse de l’Enfant Jésus de la Sainte
Face rel. carm. ind. (NHA 929)
Manuscrit autobiographique
dédié A la révérende mère Marie de Gonzague (1897).
Juin 1897
Ma Mère bien-aimée, (NHA
1001) vous m’avez témoigné le désir que j’achève avec vous de Chanter les
Miséricordes du Seigneur. (NHA 1002) (Ps 89,2) Ce doux chant, je l’avais
commencé avec votre fille chérie, Agnès de Jésus, qui fut la mère chargée par
le Bon Dieu de me guider aux jours de mon enfance ; c’était donc avec elle
que je devais chanter les grâces accordées à la petite fleur de la Sainte
Vierge, lorsqu’elle était au printemps de sa vie, mais c’est avec vous que je
dois chanter le bonheur de cette petite fleurette maintenant que les timides
rayons de l’aurore ont fait place aux brillantes ardeurs du midi. Oui c’est
avec vous, Mère bien-aimée, c’est pour répondre à votre désir (NHA 1003) que je
vais essayer de redire les sentiments de mon âme, ma reconnaissance envers le
bon Dieu, envers vous qui me le représentez visiblement ; n’est-ce pas
entre vos mains maternelles que je me suis livrée entièrement Lui ? O ma
mère, vous souvient-il de ce jour ?... (NHA 1004) Oui je sens que votre
coeur ne saurait l’oublier... Pour moi je dois attendre le beau Ciel, ne
trouvant pas ici-bas de paroles capables de traduire ce qui se passa dans mon
coeur en ce jour béni. Mère bien-aimée, il est un autre jour où mon âme
s’attacha plus encore à la vôtre si c’est chose possible, ce fut celui où Jésus
vous imposa de nouveau le fardeau de la supériorité. En ce jour, ma Mère
chérie, vous avez semé dans les larmes mais au Ciel, vous serez remplie de joie
(Ps 126,5-6)
Manuscrit C Folio 1 Verso.
en vous voyant chargée de
gerbes précieuses. (NHA 1005) O ma Mère, pardonnez ma simplicité enfantine, je
sens que vous me permettez de vous parler sans rechercher ce qu’il est permis à
une jeune religieuse de dire à sa Prieure. Peut-être ne me tiendrai-je pas
toujours dans les bornes prescrites aux inférieurs, mais ma Mère, j’ose le
dire, c’est votre faute : j’agis avec vous comme une enfant parce que vous
n’agissez pas avec moi en Prieure mais en Mère... Ah ! je le sens bien,
Mère chérie, c’est le Bon Dieu qui me parle toujours par vous. Bien des soeurs
pensent que vous m’avez gâtée, que depuis mon entrée dans l’arche sainte, (Gn
7,13) je n’ai reçu de vous que des caresses et des compliments, cependant il
n’en est pas ainsi ; vous verrez, ma Mère, dans le cahier contenant mes
souvenirs d’enfance, ce que je pense de l’éducation forte et maternelle que
j’ai reçue de vous. Du plus profond de mon coeur je vous remercie de ne m’avoir
pas ménagée. Jésus savait bien qu’il fallait à sa petite fleur l’eau vivifiante
de l’humiliation, elle était trop faible pour prendre racine sans ce secours,
et c’est par vous, ma Mère, que ce bienfait lui fut dispensé. Depuis un an et
demi, Jésus a voulu changer la manière de faire pousser sa petite fleur, il la
trouvait sans doute assez arrosée, car maintenant c’est le soleil qui la fait
grandir, Jésus ne veut plus pour elle que son sourire u’Il lui donne encore par
vous, ma Mère bien-aimée. Ce doux soleil loin de flétrir la petite fleur la
Manuscrit C Folio 2 Recto.
fait pousser
merveilleusement, au fond de son calice elle conserve les précieuses gouttes de
rosée qu’elle a reçues et ces gouttes lui rappellent toujours qu’elle est
petite et faible... Toutes les créatures peuvent se pencher vers elle,
l’admirer, l’accabler de leurs louanges, je ne sais pourquoi mais cela ne
saurait ajouter une seule goutte de fausse joie à la véritable joie qu’elle
savoure en son coeur, se voyant ce qu’elle est aux yeux du Bon Dieu : un
pauvre petit néant, rien de plus... Je dis ne pas comprendre pourquoi, nais
n’est-ce pas parce qu’elle a été préservée de l’eau des louanges tout le temps
que son petit calice n’était pas assez rempli de la rosée de
l’humiliation ? Maintenant il n’y a plus de danger, au contraire, la
petite fleur trouve si délicieuse la rosée dont elle est remplie qu’elle se
garderait bien de l’échanger pour l’eau si fade des compliments. Je ne veux pas
parler, ma Mère chérie, de l’amour et de la confiance que vous me témoignez, ne
croyez pas que le coeur de votre enfant y soit insensible, seulement je sens
bien que je n’ai rien à craindre maintenant, au contraire je puis en jouir,
rapportant au Bon Dieu ce qu’Il a bien voulu mettre de bon en moi. S’il lui
plaît de me faire paraître meilleure que je ne suis, cela ne me regarde pas, Il
est libre d’agir comme Il veut... O ma Mère, que les voies par lesquelles le
Seigneur conduit les âmes sont différentes ! Dans la vie des Saints, nous
voyons qu’il s’en trouve beaucoup qui n’ont rien voulu laisser d’eux
Manuscrit C Folio 2 Verso.
après leur mort, pas le
moindre souvenir, le moindre écrit. Il en est d’autres au contraire, comme
notre Mère Sainte Thérèse, qui ont enrichi l’Eglise de leurs sublimes
révélations ne craignant pas de révéler les secrets du Roi, (NHA 1006) (Tb
12,7) afin qu’il soit plus connu, plus aimé des âmes. Lequel de ces deux genres
de saints plaît le mieux au Bon Dieu ? Il me semble, ma Mère, qu’ils lui
sont également agréables, puisque tous ont suivi le mouvement de l’Esprit Saint
et que le Seigneur a dit : Dites au Juste que TOUT est bien. (NHA 1007) (Is
3,10) Oui tout est bien, lorsqu’on ne recherche que la volonté de Jésus, C’est
pour cela que moi, pauvre petite fleur, j’obéis à Jésus en essayant de faire
plaisir à ma Mère bien-aimée. Vous le savez, ma Mère, j’ai toujours désiré
d’être une sainte, mais hélas ! j’ai toujours constaté, lorsque je me suis
comparée aux saints, qu’il y a entre eux et moi la même différence qui existe
entre une montagne dont le sommet se perd dans les cieux et le grain de sable
obscur foulé sous les pieds des passants ; au lieu de me décourager, je me
suis dit : Le Bon Dieu ne saurait inspirer des désirs irréalisables, je
puis donc malgré ma petitesse aspirer à la sainteté ; me grandir, c’est
impossible, je dois me supporter telle que je suis avec toutes mes
imperfections ; mais je veux chercher le moyen d’aller au Ciel par une
petite voie bien droite, bien courte, une petite voie toute nouvelle. Nous
sommes dans un siècle d’inventions maintenant ce n’est plus la peine de gravir
les marches d’un
Manuscrit C Folio 3 Recto.
escalier, chez les riches
un ascenseur le remplace avantageusement. Moi je voudrais aussi trouver un
ascenseur pour m’élever jusqu’à Jésus, car je suis trop petite pour monter le
rude escalier de la perfection. Alors j’ai recherché dans les livres saints
l’indication de l’ascenseur, objet de mon désir et j’ai lu ces mots sortis de
la bouche de la Sagesse Eternelle : Si quelqu’un est TOUT PETIT qu’il
vienne à moi. (Pr 9,4) (NHA 1008) (Ps 9,4) Alors je suis venue, devinant que
j’avais trouvé ce que je cherchais et voulant savoir, ô mon Dieu ! ce que
vous feriez au tout petit qui répondrait à votre appel j’ai continué mes
recherches et voici ce que j’ai trouvé : Comme une mère caresse son
enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai
sur mes genoux ! (NHA 1009) (Is 66,12-13) Ah ! jamais paroles plus
tendres, plus mélodieuses, ne sont venues réjouir mon âme, l’ascenseur qui doit
m’élever jusqu’au Ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ! Pour cela je n’ai pas
besoin de grandir, au contraire il faut que je reste petite, que je le devienne
de plus en plus. O mon Dieu, vous avez dépassé mon attente et moi je veux
chanter vos miséricordes. (Ps 89,2) “ Vous m’avez instruite dès ma
jeunesse et jusqu’à présent j’ai annoncé vos merveilles, je continuerai à les
publier dans l’âge le plus avancé. ” Ps. LXX. (NHA 1010) Quel sera-t-il
pour moi cet âge avancé ? Il me semble que ce pourrait être maintenant,
car deux mille ans ne sont pas plus aux yeux du Seigneur que vingt ans... qu’un
seul jour... (Ps 71,17-18) (NHA 1011) (Ps 90,4) Ah ! ne croyez pas, Mère
bien-aimée, que votre enfant désire vous quitter... ne croyez pas qu’elle
estime comme une
Manuscrit C Folio 3 Verso.
plus grande grâce de mourir
à l’aurore plutôt qu’au déclin du jour. Ce qu’elle estime, ce qu’elle désire
uniquement, c’est de faire plaisir à Jésus... Maintenant qu’Il semble
s’approcher d’elle pour l’attirer au séjour de sa gloire, votre enfant se
réjouit. Depuis longtemps elle a compris que le Bon Dieu n’a besoin de personne
(encore moins d’elle que des autres) pour faire du bien sur la terre. Ma Mère,
pardonnez-moi si je vous attriste... ah ! je voudrais tant vous réjouir...
mais croyez-vous que si vos prières ne sont pas exaucées sur la terre, si Jésus
pour quelques jours sépare l’enfant de sa Mère, ces prières ne le seront pas au
Ciel ?... Votre désir est, je le sais, que j’accomplisse près de vous une
mission bien douce, bien facile ; (NHA 1012) cette mission ne pourrai-je
pas l’achever du haut des Cieux ?... Comme Jésus le dit un jour à Saint
Pierre, vous avez dit à votre enfant : “ Pais mes agneaux ” (NHA
1013) (Jn 21,15) et moi je me suis étonnée, je vous ai dit “ être trop
petite... ” je vous ai suppliée de faire vous-même paître vos petits
agneaux et de me garder, de me faire paître par grâce avec eux. Et vous, ma
Mère bien-aimée, répondant un peu à mon juste désir, vous avez gardé les petits
agneaux avec les brebis, (NHA 1014) mais en me commandant d’aller souvent les
faire paître à l’ombre, de leur indiquer les herbes les meilleures et les plus
fortifiantes, de bien leur montrer les fleurs brillantes auxquelles ils ne
doivent jamais toucher si ce n’est pour les écraser sous leurs pas... Vous
n’avez pas craint, ma Mère chérie, que j’égare vos petits agneaux ; mon
inexpérience, ma
Manuscrit C Folio 4 Recto.
jeunesse ne vous ont point
effrayée, peut-être vous êtes vous souvenue que souvent le Seigneur se plaît à
accorder la sagesse aux petits et qu’un jour, transporté de joie, Il a béni son
Père d’avoir caché ses secrets aux prudents et de les avoir révélés aux plus
petits. (NHA 1015) (Lc 10,21) Ma Mère, vous le savez, elles sont bien rares les
âmes qui ne mesurent pas la puissance divine à leurs courtes pensées, on veut
bien que partout sur la terre il y ait des exceptions, seul le Bon Dieu n’a pas
le droit d’en faire ! Depuis bien longtemps, je le sais, cette manière de
mesurer l’expérience aux années se pratique parmi les humains, car, en son
adolescence, le saint roi David chantait au Seigneur : “ Je suis
JEUNE et méprisé. ” (NHA 1016) (Ps 119,40) Dans le même psaume CXVIII, il
ne craint pas de dire cependant : “ Je suis devenu plus prudent que
les vieillards : parce que j’ai recherché votre volonté... Votre parole
est la lampe qui éclaire mes pas... Je suis prêt à accomplir vos ordonnances et
je ne suis TROUBLE DE RIEN... ” (NHA 1017) (Ps 119,100-105) Mère
bien-aimée, vous n’avez pas craint de me dire un jour que le Bon Dieu
illuminait mon âme, qu’Il me donnait même l’expérience des années... ma
Mère ! je suis trop petite pour avoir de la vanité maintenant, je suis
trop petite encore pour tourner de belles phrases afin de vous faire croire que
j’ai beaucoup d’humilité, j’aime mieux convenir tout simplement que le
Tout-Puissant a fait de grandes choses en l’âme de l’enfant de sa divine Mère,
(Lc 1,49) et la plus grande c’est de lui avoir montré sa petitesse, son
impuissance.
Manuscrit C Folio 4 Verso.
Mère chérie, vous le savez
bien, le Bon Dieu a daigné faire passer mon âme par bien des genres
d’épreuves ; j’ai beaucoup souffert depuis que je suis sur la terre, mais
si dans mon enfance j’ai souffert avec tristesse, ce n’est plus ainsi que je
souffre maintenant, c’est dans la joie et la paix, je suis véritablement
heureuse de souffrir. O ma Mère, il faut que vous connaissiez tous les secrets
de mon âme pour ne pas sourire en lisant ces lignes, car y a-t-iI une âme moins
éprouvée que la mienne si l’on en juge aux apparences ? Ah ! si
l’épreuve que je souffre depuis un an (NHA 1018) apparaissait aux regards, quel
étonnement ! Mère bien-aimée, vous la connaissez cette épreuve ; je
vais cependant vous en parler encore, car je la considère comme une grande
grâce que j’ai reçue sous votre Priorat béni. L’année dernière, le Bon Dieu m’a
accordé la consolation d’observer le jeûne du carême dans toute sa rigueur ;
jamais je ne m’étais sentie aussi forte, et cette force se maintint jusqu’à
Pâques. Cependant le jour du Vendredi saint, Jésus voulut me donner l’espoir
d’aller bientôt le voir au Ciel... Oh ! qu’il m’est doux ce
souvenir !... Après être restée au Tombeau (NHA 1019) jusqu’a minuit, je
rentrai dans notre cellule, mais à peine avais-je eu le temps de poser ma tête
sur l’oreiller que je sentis comme un flot qui montait, montait en bouillonnant
jusqu’à mes lèvres. Je ne savais pas ce que c’était, mais je pensais que
peut-être j’allais mourir et mon âme était inondée
Manuscrit C Folio 5 Recto.
de joie... Cependant comme
notre lampe était soufflée, je me dis qu’il fallait attendre au matin pour
m’assurer de mon bonheur, car il me semblait que c’était du sang que j’avais
vomi. Le matin ne se fit pas longtemps attendre, en m’éveillant, je pensai tout
de suite que j’avais quelque chose de gai à apprendre et en m’approchant de la
fenêtre je pus constater que je ne m’étais pas trompée... Ah ! mon âme fut
remplie d’une grande consolation, j’étais intimement persuadée que Jésus au
jour anniversaire de sa mort voulait me faire entendre un premier appel.
C’était comme un doux et lointain murmure qui m’annonçait l’arrivée de
l’Epoux... ” (NHA 1020) (Mt 25,6) Ce fut avec une bien grande ferveur que
j’assistai à Prime et au chapitre des pardons (NHA 1021) J’avais hâte de voir
mon tour arriver afin de pouvoir, en vous demandant pardon, vous confier, ma
Mère bien-aimée, mon espérance et mon bonheur ; mais j’ajoutai que je ne
souffrais pas du tout (ce qui était bien vrai) et je vous suppliai, ma Nfère,
de ne me donner rien de particulier. En effet j’eus la consolation de passer la
journée du Vendredi Saint comme je le désirais. Jamais les austérités du Carmel
ne m’avaient semblé aussi délicieuses, l’espoir d’aller au Ciel me transportait
d’allégresse. Le soir de ce bienheureux jour étant arrivé, l fallut se reposer,
mais comme la nuit précédente, le bon Jésus me donna le même signe que mon
entrée dans l’Eternelle vie n’était pas éloignée... Je jouissais alors d’une
foi si vive, si claire, que la pensée du Ciel faisait tout mon bonheur, je ne
pouvais
Manuscrit C Folio 5 Verso.
croire qu’il y eût des
impies n’ayant pas la foi. Je croyais qu’ils parlaient contre leur pensée en niant
l’existence du Ciel, du beau Ciel où Dieu Lui-Même voudrait être leur éternelle
récompense. (Gn 15,1) Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m’a fait
sentir qu’il y a véritablement des âmes qui n’ont pas la foi, qui par l’abus
des grâces perdent ce précieux trésor, source des seules joies pures et
véritables. Il permit que mon âme fut envahie par les plus épaisses ténèbres et
que la pensée du Ciel si douce pour moi ne soit plus qu’un sujet de combat et
de tourment... Cette épreuve ne devait pas durer quelques jours, quelques
semaines, elle devait ne s’éteindre qu’à l’heure marquée par le Bon Dieu et...
cette heure n’est pas encore venue... Je voudrais pouvoir exprimer ce que je
sens, mais hélas ! je crois que c’est impossible. Il faut avoir voyagé sous
ce sombre tunnel pour en comprendre l’obscurité. Je vais cependant essayer de
l’expliquer par une comparaison. Je suppose que je suis née dans un pays
environné d’un épais brouillard, jamais je n’ai contemplé le riant aspect de la
nature, inondée, transfigurée par le brillant soleil ; dès mon enfance il
est vrai, j’entends parler de ces merveilles, je sais que le pays où je suis
n’est pas ma patrie, qu’il en est un autre vers lequel je dois sans cesse
aspirer. (He 11,13-16) Ce n’est pas une histoire inventée par un habitant du
triste pays où je suis, c’est une réalité certaine car le Roi de la patrie au
brillant soleil est venu vivre trente-trois ans
Manuscrit C Folio 6 Recto.
dans le pays des
ténèbres ; (Jn 1,5 1,9-10) hélas ! les ténèbres n’ont point compris
que ce Divin Roi était la lumière du monde... (NHA 1022) Mais Seigneur, votre
enfant l’a comprise votre divine lumière, elle vous demande pardon pour ses
frères, elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de
la douleur (Ps 127,2) et ne veut point se lever de cette table remplie
d’amertume où mangent les pauvres pécheurs avant le jour que vous avez
marqué... Mais aussi ne peut-elle pas dire en son nom, au nom de ses
frères : Ayez pitié de nous Seigneur, car nous sommes de pauvres
pécheurs !... (Mt 9,10-11) (NHA 1023) (Lc 18,13) Oh ! Seigneur,
renvoyez-nous justifiés... Que tous ceux qui ne sont point éclairés du lumineux
flambeau de la Foi +046 le voient luire enfin... ô Jésus, s’il faut que la
table souillée par eux soit purifiée par une âme qui vous aime, je veux bien y
manger seule le pain de l’épreuve jusqu’à ce qu’il vous plaise de m’introduire
dans votre lumineux royaume. la seule grâce que je vous demande c’est de ne
jamais vous offenser !... Ma Mère bien-aimée, ce que je vous écris n’a pas
de suite ; ma petite histoire qui ressemblait à un conte de fée s’est tout
à coup changée en prière, je ne sais pas quel intérêt vous pourrez trouver à
lire toutes ces pensées confuses et mal exprimées, enfin ma Mère, je n’écris
pas pour faire une oeuvre littéraire mais par obéissance, si je vous ennuie, du
moins vous verrez que votre enfant a fait preuve de bonne volonté. Je vais donc
Manuscrit C Folio 6 Verso.
sans me décourager
continuer ma petite comparaison, au point où je l’avais laissée. Je disais que
la certitude d’aller un jour loin du pays triste et ténébreux m’avait été
donnée dès mon enfance ; non seulement je croyais d’après ce que
j’entendais dire aux personnes plus savantes que moi, mais encore je sentais au
fond de mon coeur des aspirations vers une région plus belle. De même que le
génie de Christophe Colomb lui fit pressentir qu’il existait un nouveau monde,
alors que personne n’y avait songé, ainsi je sentais qu’une autre terre me
servirait un jour de demeure stable. (He 13,14) Mais tout à coup les
brouillards qui m’environnent deviennent plus épais, ils pénètrent dans mon âme
et l’enveloppent de telle sorte qu’il ne m’est plus possible de retrouver en
elle l’image si douce de ma Patrie, tout a disparu ! Lorsque je veux
reposer mon coeur fatigué des ténèbres qui l’entourent, par le souvenir du pays
lumineux vers lequel j’aspire, mon tourment redouble ; il me semble que
les ténèbres, empruntant la voix des pécheurs, me disent en se moquant de
moi : “ Tu rêves la lumière, une patrie embaumée des plus suaves
parfums, tu rêves la possession éternelle du Créateur de toutes ces merveilles,
tu crois sortir un jour des brouillards qui t’environnent ! Avance,
avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une
nuit plus profonde encore, la nuit du néant. ”
Manuscrit C Folio 7 Recto.
Mère bien-aimée, l’image
que j’ai voulu vous donner des ténèbres qui obscurcissent mon âme est aussi
imparfaite qu’une ébauche comparée au modèle ; cependant je ne veux pas en
écrire plus long, je craindrais de blasphémer... j’ai peur même d’en avoir trop
dit... Ah ! que Jésus me pardonne si je Lui ai fait de la peine, mais Il
sait bien que tout en n’ayant pas la jouissance de la Foi, je tâche au moins
d’en faire les oeuvres. Je crois avoir fait plus d’actes de foi depuis un an
que pendant toute ma vie. A chaque nouvelle occasion de combat, lorsque mon
ennemi vient me provoquer, je me conduis en brave, sachant que c’est une
lâcheté de se battre en duel, je tourne le dos à mon adversaire sans daigner le
regarder en face ; mais je cours vers mon Jésus, je Lui dis être prête à
verser jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour confesser qu’il y a un Ciel.
Je Lui dis que je suis heureuse de ne pas jouir de ce beau Ciel sur la terre
afin qu’Il l’ouvre pour l’éternité aux pauvres incrédules. Aussi malgré cette
épreuve qui m’enlève toute jouissance, je puis cependant m’écrier :
“ Seigneur vous me comblez de JOIE par TOUT ce que vous faites. ”
(Ps. XCI) (NHA 1024) (Ps 92,5) Car est-il une joie plus grande que celle de
souffrir pour votre amour ? Plus la souffrance est intime, moins elle
paraît aux yeux des créatures, plus elle vous réjouit, ô mon Dieu ! Mais
si par impossible vous-même deviez ignorer ma souffrance, je serais encore
heureuse de la posséder si par elle je pouvais empêcher ou réparer une seule
faute commise contre la Foi...
Manuscrit C Folio 7 Verso.
Ma Mère Bien-aimée, je vous
parais peut-être exagérer mon épreuve, en effet si vous jugez d’après les
sentiments que j’exprime dans les petites poésies que j’ai composées cette
année, je dois vous sembler une âme remplie de consolations et pour laquelle le
voile de la foi s’est presque déchiré, et cependant... ce n’est plus un voile
pour moi, c’est un mur qui s’élève jusque’aux cieux et couvre le firmament
étoilé... Lorsque je chante le bonheur du Ciel, l’éternelle possession de Dieu,
je n’en ressens aucune joie, car je chante simplement ce que JE VEUX CROIRE.
Parfois il est vrai, un tout petit rayon de soleil vient illuminer mes
ténèbres, alors l’épreuve cesse un instant, mais ensuite le souvenir de ce
rayon au lieu de me causer de la joie rend mes ténèbres plus épaisses encore. O
ma Mère, jamais je n’ai si bien senti combien le Seigneur est doux et
miséricordieux, (Ps 103,6) il ne m’a envoyé cette épreuve qu’au moment où j’ai
eu la force de la supporter, plus tôt je crois bien qu’elle m’aurait plongée
dans le découragement... Maintenant elle enlève tout ce qui aurait pu se
trouver de satisfaction naturelle dans le désir que j’avais du Ciel... Mère
bien-aimée, il me semble maintenant que rien ne m’empêche de m’envoler, car je
n’ai plus de grands désirs si ce n’est celui d’aimer jusqu’à mourir d’amour...
(9 Juin) (NHA 1025)
Manuscrit C Folio 8 Recto.
Ma Mère chérie, je suis tout
étonnée en voyant ce que je vous ai écrit hier, quel griffonnage !.., ma
main tremblait de telle sorte qu’il m’a été impossible de continuer et
maintenant je regrette même d’avoir essayé d’écrire, j’espère qu’aujourd’hui je
vais le faire plus lisiblement, car je ne suis plus dans le dodo mais dans un
joli petit fauteuil tout blanc. O ma Mère, je sens bien que tout ce que je vous
dis n’a pas de suite, mais je sens aussi le besoin avant de vous parler du
passé de vous dire mes sentiments présents, Plus tard peut-être en aurai-je
perdu le souvenir. Je veux d’abord vous dire combien je suis touchée de toutes
vos délicatesses maternelles, ah ! croyez-le, ma Mère bien-aimée, le coeur
de votre enfant est rempli de reconnaissance, jamais il n’oubliera tout ce qu’il
vous doit... Ma Mère, ce qui me touche par-dessus tout, c’est la neuvaine que
vous faites à Notre Dame des Victoires (NHA 1026) ce sont les messes que vous
faites dire pour obtenir ma guérison. Je sens que tous ces trésors spirituels
font un grand bien à mon âme ; au commencement de la neuvaine, je vous
disais, ma Mère, qu’il fallait que la Saint Vierge me guérisse ou bien qu’elle
m’emporte dans les Cieux, car je trouvais cela bien triste pour vous et la
communauté d’avoir la charge d’une jeune religieuse malade ; maintenant je
veux bien être malade toute ma vie si cela fait plaisir au bon Dieu et je
consens même à ce que ma vie soit très longue. La seule
Manuscrit C Folio 8 Verso.
grâce que je désire, c’est
qu’elle soit brisée par l’amour. Oh ! non, je ne crains pas une longue
vie, je ne refuse pas le combat car le Seigneur est la roche où je suis élevée,
qui dresse mes main an combat et mes doigts à la guerre. Il est mon bouclier,
j’espère en Lui (Ps. CXLIII) (NHA 1027) (Ps 144,1-2) aussi jamais je n’ai demandé
au bon Dieu de mourir jeune, il est vrai que j’ai toujours espéré que c’est là
sa volonté. Souvent le Seigneur se contente du désir de travailler pour sa
gloire et vous savez, ma Mère, que mes désirs sont bien grands. Vous savez
aussi que Jésus m’a présenté plus d’un calice amer qu’il a éloigné de mes
lèvres avant que je le boive, (Lc 22,42) mais pas avant de m’en avoir fait
savourer l’amertume. Mère bien-aimée, le Saint roi David avait raison lorsqu’il
chantait : Qu’il est bon, qu’il est doux à des frères d’habiter ensemble
dans une parfaite union. (NHA 1028) (Ps 133,1) C’est vrai, je l’ai senti bien
souvent, mais c’est au sein des sacrifices que cette union doit avoir lieu sur
la terre. Ce n’est point pour vivre avec mes soeurs que je suis venue au
Carmel, c’est uniquement pour répondre à l’appel de Jésus ; ah ! je
pressentais bien que ce devait être un sujet de souffrance continuelle de vivre
avec ses soeurs, lorsqu’on ne veut rien accorder à la nature. Comment peut-on
dire que c’est plus parfait de s’éloigner des siens ?... A-t-on jamais
reproché à des frères de combattre sur le même champ de bataille, leur a-t-on
reproché de voler ensemble pour cueillir la palme du martyre ?... Sans
doute, on a jugé
Manuscrit C Folio 9 Recto.
avec raison qu’ils s’encourageaient
mutuellement, mais aussi que le martyre de chacun devenait celui de tous. Ainsi
en est-il dans la vie religieuse que les théologiens appellent un martyre. En
se donnant à Dieu le coeur ne perd pas sa tendresse naturelle, cette tendresse
au contraire grandit en devenant plus pure et plus divine. Mère bien-aimée,
c’est de cette tendresse que je vous aime, que j’aime mes soeurs ; je suis
heureuse de combattre en famille pour la gloire du Roi des Cieux, mais je suis
prête aussi à voler sur un autre champ de bataille si le Divin Général m’en
exprimait le désir. Un commandement ne serait pas nécessaire mais un regard, un
simple signe. Depuis mon entrée dans l’arche bénie, j’ai toujours pensé que si
Jésus ne m’emportait bien vite au Ciel, le sort de la petite colombe de Noé
serait le mien ; qu’un jour le Seigneur ouvrirait la fenêtre de l’arche et
me dirait de voler bien loin, bien loin, vers des rivages infidèles, portant
avec moi la petite branche d’olivier. (Gn 8,11-12) Ma Mère, cette pensée a fait
grandir mon âme, elle m’a fait planer plus haut que tout le créé. J’ai compris
que même au Carmel il pouvait encore y avoir des séparations, qu’au Ciel
seulement l’union sera complète et éternelle ; alors j’ai voulu que mon
âme habite dans les Cieux, qu’elle ne regarde les choses de la terre que de
loin. J’ai accepté non seulement de m’exiler au milieu d’un peuple inconnu,
mais ce qui m’était bien plus amer, j’ai accepté l’exil
Manuscrit C Folio 9 Verso.
pour mes soeurs. Jamais je
n’oublierai le 2 Août 1896, ce jour-là qui se trouvait justement celui du
départ des missionnaires, (NHA 1029) il fut sérieusement question de celui de
Mère Agnès de Jésus. Ah ! je n’aurais pas voulu faire un mouvement pour
l’empêcher de partir ; je sentais cependant une grande tristesse dans mon
coeur, je trouvais que son âme si sensible, si délicate n’était pas faite pour
vivre au milieu d’âmes qui ne sauraient la comprendre, mille autres pensées se
pressaient en foule dans mon esprit et Jésus se taisait, il ne commandait pas à
la tempête... (Mc 4,37-39) Et moi je lui disais : Mon Dieu, pour votre
amour j’accepte tout : si vous le voulez, je veux bien souffrir jusqu’à
mourir de chagrin. Jésus se contenta de l’acceptation, mais quelques mois
après, on parla du départ de Soeur Geneviève et de Soeur Marie de la
Trinité : alors ce fut an autre genre de souffrance, bien intime, bien
profonde, je me représentais toutes les épreuves, les déceptions qu’elles
auraient à souffrir, enfin mon ciel était chargé de nuages... seul le fond de
mon coeur restait dans le calme et la paix. Ma Mère bien-aimée, votre prudence
sut découvrir la volonté du Bon Dieu et de sa part vous avez défendu à vos
novices de penser maintenant à quitter le berceau de leur enfance
religieuse ; mais leurs aspirations, vous les compreniez puisque
vous-même, ma Mère, aviez demandé dans votre jeunesse d’aller à Saïgon, c’est
ainsi que souvent les désirs des mères trouvent un écho dans l’âme
Manuscrit C Folio 10 Recto.
de leurs enfants. O ma Mère
chérie, votre désir apostolique trouve en mon âme, vous le savez, un écho bien
fidèle ; laissez-moi vous confier pourquoi j’ai désiré et désire encore,
si la Sainte Vierge me guérit, quitter pour une terre étrangère la délicieuse
oasis où je vis si heureuse sous votre regard maternel. Il faut, ma Mère, (vous
me l’avez dit) pour vivre dans les carmels étrangers, une vocation toute
spéciale, beaucoup d’âmes s’y croient appelées sans l’être en effet, vous
m’avez dit aussi que j’avais cette vocation et que ma santé seule était un
obstacle, je sais bien que cet obstacle disparaîtrait si le Bon Dieu m’appelait
au loin, aussi je vis sans aucune inquiétude. S’il me fallait un jour quitter
mon cher Carmel, ah ! ce ne serait pas sans blessure, Jésus ne m’a pas
donné un coeur insensible et c’est justement parce qu’il est capable de
souffrir que je désire qu’il donne à Jésus tout ce qu’il peut donner. Ici, Mère
bien-aimée, je vis sans aucun embarras des soins de la misérable terre, je n’ai
qu’à remplir la douce et facile mission que vous m’avez confiée. Ici je suis
comblée de vos prévenances maternelles, je ne sens pas la pauvreté n’ayant
jamais manqué de rien. Mais surtout, ici je suis aimée, de vous et de toutes
les soeurs, et cette affection m’est bien douce. Voilà pourquoi je rêve un
monastère où je serais inconnue, où j’aurais à souffrir la pauvreté, le manque
d’affection, enfin l’exil du coeur. Ah ! ce n’est pas dans l’intention de
rendre des services au Carmel qui
Manuscrit C Folio 10 Verso.
voudrait bien me recevoir,
que je quitterais tout ce qui m’est cher ; sans doute, je ferais tout ce
qui dépendrait de moi, mais je connais mon incapacité et je sais qu’en faisant
de mon mieux je n’arriverais pas à bien faire, n’ayant comme je le disais tout
à l’heure aucune connaissance des choses de la terre. Mon seul but serait donc
d’accomplir la volonté du bon Dieu, de me sacrifier pour Lui de la manière
qu’il lui plairait. (Mt 6,10) Je sens bien que je n’aurais aucune déception,
car lorsqu’on s’attend à une souffrance pure et sans aucun mélange, la plus petite
joie devient une surprise inespérée ; et puis vous le savez, ma Mère, la
souffrance elle-même devient la plus grande des joies lorsqu’on la recherche
comme le plus précieux des trésors. Oh non ! ce n’est pas avec l’intention
de jouir du fruit de mes travaux que je voudrais partir, si c’était là mon but
je ne sentirais pas cette douce paix qui m’inonde et je souffrirais même de ne
pouvoir réaliser ma vocation pour les missions lointaines. Depuis longtemps je
ne m’appartiens plus, je suis livrée totalement à Jésus, Il est donc libre de
faire de moi ce qu’il lui plaira. Il m’a donné l’attrait d’un exil complet, Il
m’a fait comprendre toutes les souffrances que j’y rencontrerais, me demandant
si je voulais boire ce calice jusqu’à la lie ; (Mt 20,21-23) aussitôt j’ai
voulu saisir cette coupe que Jésus me présentait, mais Lui, retirant sa main,
me fit comprendre que l’acceptation Le contentait.
Manuscrit C Folio 11 Recto.
O ma Mère, de quelles
inquiétudes on se délivre en faisant voeu d’obéissance ! Que les simples
religieuses sont heureuses ! Leur unique boussole étant la volonté des
supérieurs, elles sont toujours assurées d’être dans le droit chemin, elles
n’ont pas à craindre de se tromper même s’il leur paraît certain que les
supérieurs se trompent. Mais lorsqu’on cesse de regarder la boussole
infaillible, lorsqu’on s’écarte de la voie qu’elle dit de suivre sous prétexte
de faire la volonté de Dieu qui n’éclaire pas bien ceux qui pourtant tiennent
sa place, aussitôt l’âme s’égare dans des chemins arides où l’eau de la grâce
leur manque bientôt. Mère bien-aimée, vous êtes la boussole que Jésus m’a
donnée pour me conduire sûrement au rivage éternel. Qu’il m’est doux de fixer
sur vous mon regard et d’accomplir ensuite la volonté du Seigneur. Depuis qu’Il
a permis que je souffre des tentations contre la foi, Il a beaucoup augmenté
dans mon coeur l’esprit de foi qui me fait voir en vous, non seulement une Mère
qui m’aime et que j’aime, mais surtout qui me fait voir Jésus vivant en votre
âme et me communiquant par vous sa volonté. Je sais bien, ma Mère, que vous me
traitez en âme faible, en enfant gâtée, aussi je n’ai pas de mal à porter le
fardeau de l’obéissance, mais il me semble, d’après ce que je sens au fond de
mon coeur, que je ne changerais pas de conduite et que mon amour pour vous ne
souffrirait aucune diminution s’il
Manuscrit C Folio 11 Verso.
vous plaisait de me traiter
sévèrement, car je verrais encore que c’est la volonté de Jésus que vous
agissiez ainsi pour le plus grand bien de mon âme. Cette année, ma Mère chérie,
le bon Dieu m’a fait la grâce de comprendre ce que c’est que la charité ;
avant je le comprenais, il est vrai, mais d’une manière imparfaite, je n’avais
pas approfondi cette parole de Jésus : “ Le second commandement est SEMBLABLE
an premier : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. ” (NHA 1030) (Mt
22,39) Je m’appliquais surtout à aimer Dieu et c’est en l’aimant que j’ai
compris qu’il ne fallait pas que mon amour se traduisît seulement par des
paroles, car : “ Ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur,
Seigneur qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté
de Dieu. ” (NHA 1031) (Mt 7,21) “ Cette volonté, Jésus l’a fait
connaître plusieurs fois, je devrais dire presque à chaque page de son évangile ;
mais la dernière cène, lorsqu’Il sait que le coeur de ses disciples brûle d’un
plus ardent amour pour Lui qui vient de se donner à eux, dans l’ineffable
mystère de son Eucharistie, ce doux Sauveur veut leur donner un commandement
nouveau. Il leur dit avec une inexprimable tendresse : Je vous fais un
commandement nouveau, c’est de vous entr’aimer, et que COMME JE VOUS AI AIMES,
VOUS VOUS AIMIEZ LES UNS LES AUTRES. (Jn 13,34-35) La marque à quoi tout le
monde connaîtra que vous êtes mes disciples, c’est si vous vous entr’aimez. (NHA 1032)
Manuscrit C Folio 12 Recto.
Comment Jésus a-t-Il aimé
ses disciples et pourquoi les a-t-Il aimés ? Ah ! ce n’était pas
leurs qualités naturelles qui pouvaient l’attirer, il y avait entre eux et Lui
une distance infinie. Il était la science, la Sagesse Eternelle, ils étaient de
pauvres pêcheurs, ignorants et remplis de pensées terrestres. Cependant Jésus
les appelle ses amis, ses frères. (Col 2,3) (NHA 1033) (Jn 15,15) Il veut les
voir régner avec Lui dans le royaume de son Père (Lc 22,30) et pour leur ouvrir
ce royaume Il veut mourir sur une croix car Il a dit : Il n’y a pas de
plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. (NHA 1034) (Jn
15,13) Mère bien-aimée, en méditant ces paroles de Jésus, j’ai compris combien
mon amour pour mes soeurs était imparfait, j’ai vu que je ne les aimais pas
comme le Bon Dieu les aime. Ah ! je comprends maintenant que la charité
parfaite consiste à supporter les défauts des autres, à ne point s’étonner de
leurs faiblesses, à s’édifier des plus petits actes de vertus qu’on leur voit
pratiquer, mais surtout j’ai compris que la charité ne doit point rester
enfermée dans le fond du coeur : Personne, a dit Jésus, n’allume un
flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais on le met sur le chandelier,
afin qu’il éclaire TOUS ceux qui sont dans la maison. (NHA 1035) Il me semble
que ce flambeau représente la charité qui doit éclairer, réjouir, non seulement
ceux qui me sont les plus chers, mais TOUS ceux qui sont dans la maison, sans
excepter personne. (Mt 5,15) Lorsque le Seigneur avait ordonné à son peuple
Manuscrit C Folio 12 Verso.
d’aimer son prochain comme
soi-même. (NHA 1036) Il n’était pas encore venu sur la terre ; aussi
sachant bien à quel degré l’on aime sa propre personne, Il ne pouvait demander à
ses créatures un amour plus grand pour le prochain. (Lv 19,18) Mais lorsque
Jésus fit à ses apôtres un commandement nouveau, SON COMMANDEMENT A LUI, (NHA
1037) comme Il le dit plus loin, ce n’est plus d’aimer le prochain comme
soi-même qu’Il parle mais de l’aimer comme Lui, Jésus l’a aimé, comme Il
l’aimera jusqu’à la consommation des siècles... Ah ! Seigneur, je sais que
vous ne commandez rien d’impossible, vous connaissez mieux que moi ma
faiblesse, mon imperfection, vous savez bien que jamais je ne pourrais aimer
mes soeurs comme vous les aimez, si vous-même, ô mon Jésus, ne les aimiez
encore en moi. C’est parce que vous voulez m’accorder cette grâce que vous avez
fait un commandement nouveau. (Jn 13,24-25) Oh ! que je l’aime puisqu’il
me donne l’assurance que votre volonté est d’aimer en moi tous ceux que vous me
commandez d’aimer !... Oui je le sens , lorsque je suis charitable, c’est
Jésus seul qui agit en moi ; plus je suis unie à Lui, plus aussi j’aime
toutes mes soeurs. Lorsque je veux augmenter en moi cet amour, lorsque surtout
le démon essaie de me mettre devant les yeux de l’âme les défauts de telle ou
telle soeur qui m’est moins sympathique, je m’empresse de rechercher ses
vertus, ses bons désirs, je me dis que si je l’ai vue tomber une fois elle peut
bien avoir remporté un grand
Manuscrit C Folio 13 Recto.
nombre de victoires qu’elle
cache par humilité, et que même ce qui me paraît une faute peut très bien être
à cause de l’intention un acte de vertu. Je n’ai pas de peine à me le
persuader, car j’ai fait un jour une petite expérience qui m’a prouvé qu’il ne
faut jamais juger. C’était pendant une récréation, la portière sonne deux
coups, il fallait ouvrir la grande porte des ouvriers pour faire entrer des
arbres destinés à la crèche. La récréation n’était pas gaie, car vous n’étiez
pas là, ma Mère chérie, aussi je pensais que si l’on m’envoyait servir de
tierce (NHA 1038) je serais bien contente ; justement mère Sous-Prieure me
dit d’aller en servir, ou bien la soeur qui se trouvait à côté de moi ;
aussitôt je commence défaire notre tablier, mais assez doucement pour que ma
compagne ait quitté le sien avant moi, car je pensais lui faire plaisir en la
laissant être tierce. La soeur qui remplaçait la dépositaire nous regardait en
riant et voyant que je m’étais levée la dernière, elle me dit :
“ Ah ! j’avais bien pensé que ce n’était pas vous qui alliez gagner
une perle à votre couronne, vous alliez trop lentement... ” Bien
certainement toute la communauté crut que j’avais agi par nature et je ne
saurais dire combien une aussi petite chose me fit de bien à l’âme et me rendit
indulgente pour les faiblesses des autres. Cela m’empêche aussi d’avoir de la
vanité lorsque je suis jugée favorablement car je me dis ceci : Puisqu’on
prend mes petits actes de vertus pour des imperfections, on peut tout aussi
bien se
Manuscrit C Folio 13 Verso.
tromper en prenant pour
vertu ce qui n’est qu’imperfection. Alors je dis avec Saint Paul : Je me
mets fort peu en peine d’être jugée par un tribunal humain. (1Co 4,3-4) Je ne
me juge pas moi-même , Celui qui me juge c’est LE SEIGNEUR. (NHA 1039) Aussi
pour me rendre ce jugement favorable, ou plutôt afin de n’être pas jugée du
tout, je veux toujours avoir des pensées charitables car Jésus a dit : Ne
jugez pas et vous ne serez pas jugés. (NHA 1040) (Lc 6,37) Ma Mère , en lisant
ce que je viens d’écrire, vous pourriez croire que la pratique de la charité ne
m’est pas difficile. C’est vrai, depuis quelques mois je n’ai plus à combattre
pour pratiquer cette belle vertu ; je ne veux pas dire par là qu’il ne
m’arrive jamais de faire des fautes, ah ! je suis trop imparfaite pour
cela, mais je n’ai pas beaucoup de mal à me relever lorsque je suis tombée
parce qu’en un certain combat, j ”ai remporté la victoire ; aussi la
milice céleste vient-elle maintenant à mon secours, ne pouvant souffrir de me
voir vaincue après avoir été victorieuse dans la glorieuse guerre que je vais
essayer de décrire. Il se trouve dans la communauté une soeur qui a le talent
de me déplaire en toutes choses, ses manières, ses paroles, son caractère me
semblaient très désagréables. Cependant c’est une sainte religieuse qui doit
être très agréable au bon Dieu, aussi ne voulant pas céder à l’antipathie
naturelle que j’éprouvais, je me suis dit que la charité ne devait pas
consister dans les sentiments, mais dans les oeuvres, alors
Manuscrit C Folio 14 Recto.
je me suis appliquée à
faire pour cette soeur ce que j’aurais fait pour la personne que j’aime le
plus. A chaque fois que je la rencontrais je priais le bon Dieu pour elle, Lui
offrant toutes ses vertus et ses mérites. Je sentais bien que cela faisait
plaisir à Jésus, car il n’est pas d’artiste qui n’aime à recevoir des louanges
de ses oeuvres et Jésus, l’Artiste des âmes, est heureux lorsqu’on ne s’arrête
pas à l’extérieur mais que, pénétrant jusqu’au sanctuaire intime qu’il s’est
choisi pour demeure, on en admire la beauté. Je ne me contentais pas de prier
beaucoup pour la soeur qui me donnait tant de combats, je tâchais de lui rendre
tous les services possibles et quand j’avais la tentation de lui répondre d’une
façon désagréable, je me contentais de lui faire mon plus aimable sourire et je
tâchais de détourner la conversation, car il est dit dans l’Imitation :
“ Il vaut mieux laisser chacun dans son sentiment que de s’arrêter à
contester. ” (NHA 1041) Souvent aussi, lorsque je n’étais pas à la
récréation (je veux dire pendant les heures de travail,) ayant quelques
rapports d’emploi avec cette soeur, lorsque mes combats étaient trop violents,
je m’enfuvais comme un déserteur. comme elle ignorait absolument ce que je
sentais pour elle, jamais elle n’a soupçonné les motifs de ma conduite et
demeure persuadée que son caractère m’est agréable. Un jour à la récréation,
elle me dit à peu près ces paroles d’un air très content :
“ Voudriez-vous me dire, ma soeur Thérèse de l’Enfant Jésus, ce qui vous
attire tant vers moi, à chaque fois que vous me regardez, je vous vois
sourire ? ” Ah ! ce qui m’attirait, c’était Jésus caché au fond
de son âme... Jésus qui rend doux ce qu’il y a de plus amer... (NHA 1042) Je
lui répondis que je souriais parce que j’étais contente de la voir (bien
entendu je n’ajoutai pas que c’était au point de vue spirituel.)
Manuscrit C Folio 14 Verso.
Ma Mère bien-aimée, je vous
l’ai dit, mon dernier moyen e ne pas être vaincue dans les combats, c’est la
désertion, ce moyen, je l’employais déjà pendant mon noviciat, il m’a toujours
parfaitement réussi. Je veux, ma Mère, vous en citer un exemple qui je crois
vous fera sourire. Pendant une de vos bronchites, je vins un matin tout
doucement remettre chez vous les clefs de la grille de communion, car j’étais
sacristine ; au fond je n’étais pas fâchée d’avoir cette occasion de vous
voir, j’en étais même très contente mais je me gardais bien de le faire
paraître ; une soeur, animée d’un saint zèle et qui cependant m’aimait
beaucoup, me voyant entrer chez vous,ma Mère, crut pue j’allais vous
réveiller ; elle voulut me prendre les clefs, mais j’étais trop maligne
pour les lui donner et céder mes droits. Je lui dis le plus poliment possible
que je désirais autant qu’elle de ne point vous éveiller et que c’était à moi
de rendre les clefs... Je comprends maintenant qu’il aurait été bien plus
parfait de céder à cette soeur, jeune il est vrai, mais enfin plus ancienne que
moi. Je ne le comprenais pas alors, aussi voulant absolument entrer à sa suite
malgré elle qui poussait la porte pour m’empêcher de passer, bientôt le malheur
que nous redoutions arriva ! le bruit que nous faisions vous fit ouvrir
les yeux... Alors, ma Mère, tout retomba sur moi la pauvre soeur à laquelle
j’avais résisté se mit à débiter tout un discours dont le fond était
ceci ! C’est soeur Thérèse de l’Enfant JESUS qui a fait du bruit... on
Dieu, qu’elle est désagréable... etc.
Manuscrit C Folio 15 Recto.
Moi qui sentais tout le
contraire, j’avais bien envie de me défendre ; heureusement il me vint une
idée lumineuse, je me dis que certainement si je commençais à me justifier je
n’allais pas pouvoir garder la paix de mon âme ; je sentais aussi que je
n’avais pas assez de vertu pour me laisser accuser sans rien dire, ma dernière
planche de salut était donc la fuite. Aussitôt pensé, aussitôt fait, je partis
sans tambour ni trompette, laissant la soeur continuer son discours qui ressemblait
aux imprécations de Camille contre Rome. Mon coeur battait si fort qu’il me fut
impossible d’aller loin et je m’assis dans l’escalier pour jouir en paix des
fruits de ma victoire. Ce n’était pas là de la bravoure, n’est-ce pas, Mère
chérie, mais je crois cependant qu’il vaut mieux ne pas s’exposer au combat
lorsque la défaite est certaine ? Hélas ! quand je me reporte au
temps de mon noviciat comme je vois combien j’étais imparfaite... Je me faisais
des peines pour si peu de chose que j’en ris maintenant. Ah ! que le
Seigneur est bon d’avoir fait grandir mon âme, de lui avoir donné des ailes...
Tous les filets des chasseurs ne sauraient l’effrayer car : “ C’est
en vain que l’on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes ”
(Proverbes) (NHA 1043) (Pr 1,17) Plus tard, sans doute, le temps où je suis me
paraîtra encore rempli d’imperfections, mais maintenant je ne m’étonne plus de
rien, je ne me fais pas de peine en voyant que je suis la faiblesse même, (2Co
12,5) au contraire c’est en elle que je me glorifie (NHA 1044) et je m’attends
chaque jour à découvrir en moi de nouvelles imperfections. Me souvenant que la
Charité couvre la multitude des... (v ...péchés je puise à cette mine féconde
que Jésus a ouverte devant moi. ) (1P 4,8)
Manuscrit C Folio 15 Verso.
péchés, (NHA 1045) je puise
à cette mine féconde que Jésus a ouverte devant moi. Dans l’Evangile, le
Seigneur explique en quoi consiste : “ son commandement
nouveau. ” (Jn 13,34-35) Il dit en saint Matthieu : “ Vous avez
appris qu’il a été dit : “ Vous aimerez votre ami et vous haïrez
votre ennemi. ” Pour moi, je vous dis : “ Aimez vos ennemis,
priez pour ceux qui vous persécutent ” (NHA 1046) (Mt 5,43-44) Sans doute,
au Carmel on ne rencontre pas d’ennemis, mais enfin il y a des sympathies, on
se sent attirée vers telle soeur au lieu que telle autre vous ferait faire un
long détour pour éviter de la rencontrer, ainsi sans même le savoir, elle
devient un sujet de persécution. Eh bien ! Jésus me dit que cette soeur,
il faut l’aimer, qu’il faut prier pour elle, quand même sa conduite me
porterait à croire qu’elle ne m’aime pas : “ Si vous aimez ceux qui
vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? car les pécheurs aiment aussi
ceux qui les aiment. ” Saint Luc, VI. (NHA 1047) (Lc 6,32) Et ce n’est pas
assez d’aimer, il faut le prouver. On est naturellement heureux de faire un
présent à un ami, on aime surtout à faire des surprises, mais cela, ce n’est
point de la charité car les pécheurs le font aussi. Voici ce que Jésus
m’enseigne encore : “ Donnez à QUICONQUE vous demande ; et si
l’ON PREND ce qui vous appartient, ne le redemandez pas. (NHA 1048) Donner à
toutes celles qui demandent, c’est moins doux que d’offrir soi-même par le
mouvement de son coeur ; encore lorsqu’on demande gentiment cela ne coûte
pas de donner, mais si par malheur on n’use pas de paroles assez délicates,
aussitôt l’âme se révolte si elle n’est pas affermie sur la charité. Elle
trouve mille raisons pour refuser
Manuscrit C Folio 16 Recto.
ce qu’on lui demande et ce
n’est qu’après avoir convaincu la demandeuse de son indélicatesse qu’elle lui
donne enfin par grâce ce qu’elle réclame, ou qu’elle lui rend un léger service
qui aurait demandé vingt fois moins de temps à remplir qu’il n’en a fallu pour
faire valoir des droits imaginaires. Si c’est difficile de donner à quiconque
demande, ce l’est encore bien plus de laisser prendre ce qui appartient sans le
redemander ; ô ma Mère, je dis que c’est difficile, je devrais plutôt dire
que cela semble difficile, car le joug du Seigneur est suave et léger, (NHA
1049) (Mt 11,30) lorsqu’on l’accepte, on sent aussitôt sa douceur et l’on
s’écrie avec le Psalmiste : “ J’ai COURU dans la voie de vos
commandements depuis que vous avez dilaté mon coeur. ” (NHA 1050) (Ps
119,32) Il n’y a que la charité qui puisse dilater mon coeur. O Jésus, depuis
que cette douce flamme le consume, je cours avec joie dans la voie de votre
commandement NOUVEAU... (Jn 13,34-35) Je veux y courir jusqu’au jour
bienheureux où, m’unissant au cortège virginal, e pourrai vous suivre dans les
espaces infinis, chantant votre cantique NOUVEAU (NHA 1051) (Ap 14,3-4) qui
doit être celui de l’Amour. Je disais : Jésus ne veut pas que je réclame
ce qui m’appartient ; cela devrait me sembler facile et naturel puisque
rien n’est à moi. Les biens de la terre j’y ai renoncé par le voeu de pauvreté,
je n’ai donc pas le droit de me plaindre si l’on m’enlève une chose qui ne
m’appartient pas, je dois au contraire me réjouir lorsqu’il m’arrive de sentir
la pauvreté. Autrefois il me semblait que je ne tenais à rien, mais depuis que
j’ai compris les paroles de Jésus, je vois que dans les occasions
Manuscrit C Folio 16 Verso.
je suis bien imparfaite.
Par exemple dans l’emploi de peinture rien n’est à moi, je le sais bien ;
mais si, me mettant à l’ouvrage, je trouve pinceaux et peintures tout en
désordre, si une règle ou un canif a disparu, la patience est bien près de
m’abandonner et je dois prendre mon courage à deux mains pour ne pas réclamer
avec amertume les objets qui me manquent. Il faut bien parfois demander les
choses indispensables, mais en le faisant avec humilité on ne manque pas au
commandement de Jésus ; au contraire, on agit comme les pauvres qui
tendent la main afin de recevoir ce qui leur est nécessaire, s’ils sont rebutés
ils ne s’étonnent pas, personne ne leur doit rien. Ah ! quelle paix inonde
l’âme lorsqu’elle s’élève au-dessus des sentiments de la nature Non, il n’est
pas de joie comparable à celle que goûte le véritable pauvre d’esprit. (Mt 5,3)
S’il demande avec détachement une chose nécessaire, et que non seulement cette
chose lui soit refusée, mais encore qu’on essaye de prendre ce qu’il a, il suit
le conseil de Jésus : Abandonnez même votre manteau à celui qui veut
plaider pour avoir votre robe. (NHA 1052) (Mt 5,40-42) Abandonner son manteau
c’est, il me semble, renoncer à ses derniers droits, c’est se considérer comme
la servante, l’esclave des autres. Lorsqu’on a quitté son manteau, c’est plus
facile de marcher, de courir, aussi Jésus ajoute-t-Il : Et qui que ce soit
qui vous force de faire mille pas, faites-en deux mille de plus avec lui. (NHA
1053) (Mt 5,41) Ainsi
Manuscrit C Folio 17 Recto.
ce n’est pas assez de
donner à quiconque me demande, (NHA 1054) (Lc 6,30) il faut aller au-devant des
désirs, avoir l’air très obligée et très honorée de rendre service et si l’on
prend une chose à mon usage, je ne dois pas avoir l’air de la regretter, mais
au contraire paraître heureuse d’en être débarrassée. Ma Mère chérie, je suis
bien loin de pratiquer ce que je comprends et cependant le seul désir que j’en
ai me donne la paix. Plus encore que les autres jours je sens que je me suis
extrêmement mal expliquée. J’ai fait une espèce de discours sur la charité qui
doit vous avoir fatiguée à lire ; pardonnez-moi, ma Mère bien-aimée, et songez
qu’en ce moment les infirmières pratiquent à mon égard ce que je viens
d’écrire ; elles ne craignent pas de faire deux mille pas là où vingt
suffiraient, (NHA 1055) j’ai donc pu contempler la charité en action !
Sans doute mon âme doit s’en trouver embaumée ; pour mon esprit j’avoue
qu’il s’est un peu paralysé devant un pareil dévouement et ma plume a perdu de
sa légèreté. Pour qu’il me soit possible de traduire mes pensées, il faut que
je sois comme le passereau solitaire (NHA 1056) (Ps 102,8) et c’est rarement
mon sort. Lorsque je commence à prendre la plume, voilà une bonne soeur qui
passe près de moi,la fourche sur l’épaule. Elle croit me distraire en me
faisant un peu la causette : foin, canards, poules, visite du docteur,
tout vient sur le tapis ; à dire vrai cela ne dure pas longtemps, mais il
est plus d’une bonne soeur charitable et tout à coup une autre faneuse dépose
des fleurs sur mes genoux, croyant peut-être m’inspirer des idées poétiques.
Moi qui ne les recherche
Manuscrit C Folio 17 Verso.
pas en ce moment,
j’aimerais mieux que les fleurs restent à se balancer sur leurs tiges. Enfin,
fatiguée d’ouvrir et de fermer ce fameux cahier, j’ouvre un livre (qui ne veut
pas rester ouvert) et je dis résolument que je copie des pensées des psaumes et
de l’évangile pour la fête de Notre Mère. (NHA 1057) C’est bien vrai car je
n’économise pas les citations... Mère chérie, je vous amuserais, je crois, en
vous racontant toutes mes aventures dans les bosquets du Carmel, je ne sais pas
si j’ai pu écrire dix lignes sans être dérangée ; cela ne devrait pas me
faire rire, ni m’amuser, cependant pour l’amour du Bon Dieu et de mes soeurs
(si charitables envers moi) je tâche d’avoir l’air contente et surtout de
l’être... Tenez, voici une faneuse qui s’éloigne après m’avoir dit d’un ton
compatissant : “ Ma pauvre petite soeur, ça doit vous fatiguer
d’écrire comme ça toute la journée. ” “ Soyez tranquille, lui ai-je
répondu, je parais écrire beaucoup mais véritablement je n’écris presque
rien. ” “ Tant mieux ! ” m’a-t-elle dit d’un air rassuré,
mais c’est égal, je suis bien contente qu’on soit en train de faner car ça vous
distrait toujours un peu. ” En effet, c’est une si grande distraction pour
moi (sans compter les visites des infirmières) que je ne mens pas en disant n’écrire
presque rien. Heureusement je ne suis pas facile à décourager, pour vous le
montrer, ma Mère, je vais finir de vous expliquer ce que Jésus m’a fait
comprendre au sujet de la charité. Je ne vous ai encore parlé que de
l’extérieur, maintenant je voudrais vous confier comment je comprends la
Manuscrit C Folio 18 Recto.
charité purement
spirituelle. Je suis bien sûre que je ne vais pas tarder à mêler l’une avec
l’autre mais, ma Mère, puisque c’est à vous que je parle, il est certain qu’il
ne vous sera pas difficile de saisir ma pensée et de débrouiller l’écheveau de
votre enfant. Ce n’est pas toujours possible, au Carmel, de pratiquer à la
lettre les paroles de l’Evangile, on est parfois obligé à cause des emplois de
refuser un service, mais lorsque la charité a jeté de profondes racines dans
l’âme elle se montre à l’extérieur. Il y a une façon si gracieuse de refuser ce
qu’on ne peut donner, que le refus fait autant de plaisir que le don. Il est
vrai qu’on se gêne moins de réclamer un service à une soeur toujours disposée à
obliger, cependant Jésus a dit : “ N’évitez point celui qui veut
emprunter de vous. ” (NHA 1058) (Mt 5,42) Ainsi sous prétexte qu’on serait
forcée de refuser, il ne faut pas s’éloigner des soeurs qui ont l’habitude de toujours
demander des services. Il ne faut pas non plus être obligeante afin de le
paraître ou dans l’espoir qu’une autre fois la soeur qu’on oblige vous rendra
service à son tour, car Notre-Seigneur a dit encore : “ Si vous
prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir quelque chose quel gré vous en
saura-t-on ? Car les pécheurs mêmes prêtent aux pécheurs afin d’en
recevoir autant. Mais pour vous, faites du bien, PRÊTEZ SANS EN RIEN ESPÉRER,
et votre récompense sera grande. (NHA 1059) (Lc 6,34-35) Oh oui ! la récompense
est grande, même sur la terre... dans cette voie il n’y a que le premier pas
qui coûte. Prêter sans en rien espérer, cela paraît dur à la nature ; on
aimerait mieux donner, car une chose donnée
Manuscrit C Folio 18 Verso.
n’appartient plus.
Lorsqu’on vient vous dire d’un air tout à fait convaincu : “ Ma
soeur, j’ai besoin de votre aide pendant quelques heures, mais soyez
tranquille, j’ai permission de notre Mère et je vous rendrai le temps que vous
me donnez, car je sais combien vous êtes pressée. ” Vraiment, lorsqu’on
sait très bien que jamais le temps qu’on prête ne sera rendu, on aimerait mieux
dire : “ Je vous le donne. ” Cela contenterait l’amour-propre
car donner, c’est un acte plus généreux que de prêter et puis on fait sentir à
la soeur qu’on ne compte pas sur ses services... Ah ! que les
enseignements de Jésus sont contraires aux sentiments de la nature ! Sans
le secours de sa grâce il serait impossible non seulement de les mettre en
pratique mais encore de les comprendre. Ma Mère, Jésus a fait cette grâce à
votre enfant de lui faire pénétrer les mystérieuses profondeurs de la
charité ; si elle pouvait exprimer ce qu’elle comprend, vous entendriez
une mélodie du Ciel, mais hélas ! je n’ai que des bégaiements enfantins à
vous faire entendre... Si les paroles mêmes de Jésus ne me servaient pas
d’appui, je serais tentée de vous demander grâce et de laisser la plume... Mais
non, il faut que je continue par obéissance ce que j’ai commencé par
obéissance. Mère bien-aimée, j’écrivais hier que les biens d’ici-bas n’étant
pas à moi, je ne devrais pas trouver difficile de ne jamais les réclamer si
quelquefois on me les prenait. Les biens du Ciel ne m’appartiennent pas
davantage, ils me sont prêtés par le Bon Dieu qui peut me les
Manuscrit C Folio 19 Recto.
retirer sans que j’aie le
droit de me plaindre. Cependant les biens qui viennent directement du bon Dieu,
les élans de l’intelligence et du coeur, les pensées profondes, tout cela forme
une richesse à laquelle on s’attache comme à un bien propre auquel personne n’a
le droit de toucher... Par exemple si en licence on dit à une soeur quelque
lumière reçue pendant l’oraison et que, peu de temps après, cette soeur parlant
avec une autre ici dise, comme l’ayant pensée d’elle-même, la chose qu’on lui
avait confiée, il semble qu’elle prend ce qui n’est pas à elle. Ou bien en
récréation on dit tout bas à sa compagne une parole pleine d’esprit et
d’à-propos ; si elle la répète tout haut sans faire connaître la source
d’où elle vient, cela paraît encore un vol à la propriétaire qui ne réclame
pas, mais aurait bien envie de le faire et saisira la première occasion pour
faire savoir finement qu’on s’est emparé de ses pensées. Ma Mère, je ne
pourrais si bien vous expliquer ces tristes sentiments de nature si je ne les
avais sentis dans mon coeur et j’aimerais à me bercer de la douce illusion
qu’ils n’ont visité que le mien si vous ne m’aviez ordonné d’écouter les
tentations de vos chères petites novices. J’ai beaucoup appris en remplissant
la mission que vous m’avez confiée, surtout je me suis trouvée forcée de
pratiquer ce que j’enseignais aux autres ; ainsi maintenant, je puis le
dire, Jésus m’a fait la grâce de n’être pas plus attachée aux biens de l’esprit
et du coeur qu’à ceux de la terre. S’il m’arrive de penser et de dire une chose
Manuscrit C Folio 19 Verso.
qui plaise à mes soeurs, je
trouve tout naturel qu’elles s’en emparent comme d’un bien à elles. Cette
pensée appartient à l’Esprit-Saint et non à moi puisque Saint Paul dit que nous
ne pouvons, sans cet Esprit d’Amour, donner le nom de “ PÈRE ” à
notre Père qui est dans les Cieux. (NHA 1101) (Rm 8,15) Il est donc bien libre
de se servir de moi pour donner une bonne pensée à une âme ; si je croyais
que cette pensée m’appartient je serais comme “ L’âne portant des
reliques ” (NHA 1102) qui croyait que les hommages rendus aux Saints
s’adressaient à lui. Je ne méprise pas les pensées profondes qui nourrissent
l’âme et l’unissent à Dieu, mais il y a longtemps que j’ai compris qu’il ne
faut pas s’appuyer sur elles et faire consister la perfection à recevoir
beaucoup de lumières. Les plus belles pensées ne sont rien sans les
oeuvres ; il est vrai que les autres peuvent en retirer beaucoup de profit
si elles s’humilient et témoignent au bon Dieu leur reconnaissance de ce qu’il leur
permet de partager le festin d’une âme qu’il lui plaît d’enrichir de ses
grâces, mais si cette âme se complaît dans ses belles pensées et fait la prière
du pharisien, elle devient semblable à une personne mourant de faim devant une
table bien garnie pendant que tous ses invités y puisent une abondante
nourriture et parfois jettent un regard d’envie sur le personnage possesseur de
tant de biens. Ah ! comme il n’y a bien que le Bon Dieu tout seul qui
connaisse le fond des coeurs... que les créatures ont de courtes pensées...
Lorsqu’elles voient une âme plus éclairée que les autres aussitôt
Manuscrit C Folio 20 Recto.
elles en concluent que
Jésus les aime moins que cette âme et qu’elles ne peuvent être appelées à la
même perfection. Depuis quand le Seigneur n’a-t-Il plus le droit de se servir
d’une de ses créatures pour dispenser aux âmes qu’Il aime la nourriture qui
leur est nécessaire ? Au temps de Pharaon le Seigneur avait encore ce
droit, car dans l’Ecriture il dit à ce monarque : “ Je vous ai élevé
tout exprès pour faire éclater en vous MA PUISSANCE, afin qu’on annonce mon nom
par toute la terre. ” (NHA 1103) (Rm 9,17) (Ex 9,16) Les siècles ont
succédé aux siècles depuis que le Très-Haut prononça ces paroles et depuis sa
conduite n’a pas changé, toujours Il s’est servi de ses créatures comme
d’instruments pour faire son oeuvre dans les âmes. Si la toile peinte par un
artiste pouvait penser et parler, certainement elle ne se plaindrait pas d’être
sans cesse touchée et retouchée par un pinceau et n’envierait pas non plus le
sort de cet instrument, car elle saurait que ce n’est point au pinceau mais à
l’artiste qui le dirige, qu’elle doit la beauté dont elle est revêtue. Le
pinceau de son côté ne pourrait se glorifier du chef-d’oeuvre fait par lui, Il
sait que les artistes ne sont pas embarrassés, qu’ils se jouent des difficultés
et se plaisent à choisir parfois des instruments faibles et défectueux... Ma
Mère bien-aimée, je suis un petit pinceau que Jésus a choisi pour peindre son
image dans les âmes que vous m’avez confiées. Un artiste ne se sert pas que
d’un pinceau, il lui en faut au moins deux, le premier est le plus utile, c’est
avec lui qu’il donne les teintes générales,
Manuscrit C Folio 20 Verso.
qu’il couvre complètement
la toile en très peu de temps, l’autre, plus petit, lui sert pour les détails.
Ma Mère, c’est vous qui me représentez le précieux pinceau que la main (de)
Jésus saisit avec amour lorsqu’Il veut faire un grand travail dans l’âme de vos
enfants, et moi je suis le tout petit dont Il daigne se servir ensuite pour les
moindres détails. La première fois que Jésus se servit de son petit pinceau, ce
fut vers le 8 décembre 1892 Toujours je me rappellerai cette époque comme un
temps de grâces. Je vais, Ma Mère chérie, vous confier ces doux souvenirs. A
quinze ans, lorsque j’eus le bonheur d’entrer au Carmel, je trouvai une
compagne de noviciat (NHA 1104) qui m’avait précédée de quelques mois ;
elle était plus âgée que moi de huit ans mais son caractère enfant faisait
oublier la différence des années, aussi bientôt vous avez eu, ma Mère, la joie
de voir vos deux petites postulantes s’entendre à merveille et devenir
inséparables. Pour favoriser cette affection naissante qui vous semblait devoir
porter des fruits, vous nous avez permis d’avoir ensemble de temps en temps de
petits entretiens spirituels. Ma chère petite compagne me charmait par son
innocence, son caractère expansif, mais d’un autre côté je m’étonnais de voir
combien l’affection qu’elle avait pour vous était différente de la mienne. Il y
avait aussi bien des choses dans sa conduite envers les soeurs que j’aurais
désiré quelle changeât... Dès cette époque le bon Dieu me fit
Manuscrit C Folio 21 Recto.
comprendre qu’il est des
âmes que sa miséricorde ne se lasse pas d’attendre, auxquelles Il ne donne sa
lumière que par degré, aussi je me gardais bien d’avancer son heure et
j’attendais patiemment qu’il plaise à Jésus de la faire arriver. Réfléchissant
un jour à la permission que vous nous aviez donnée de nous entretenir ensemble
comme il est dit dans nos saintes constitutions : Pour nous enflammer
davantage en l’amour de notre époux, je pensai avec tristesse que nos
conversations n’atteignaient pas le but désiré ; alors le Bon Dieu me fit
sentir que le moment était venu et qu’il ne fallait plus craindre de parler ou
bien que je devais cesser des entretiens qui ressemblaient à ceux des amies du
monde. Ce jour était un samedi, le lendemain pendant mon action de grâces, je
suppliai le bon Dieu de me mettre à la bouche des paroles douces et convaincantes
ou plutôt de parler Lui-Même par moi. Jésus exauça ma prière, il permit que le
résultat comblât entièrement mon espérance car : Ceux qui tourneront leurs
regards vers lui en seront éclairés (Ps. XXXIII) (NHA 1105) (Ps 34,6) et La
Lumière s’est levée dans les ténèbres pour ceux qui ont le coeur droit. (NHA
1106) (Ps 112,4) La première parole s’adresse à moi et la seconde à ma
compagne, qui véritablement avait le coeur droit... L’heure à laquelle nous
avions résolu d’être ensemble étant arrivée, la pauvre petite soeur en jetant
les yeux sur moi, vit tout de suite que je n’étais plus la même ; elle
s’assit à mes côtés en rougissant et moi, appuyant sa tête sur mon coeur, je
lui dis avec des larmes dans la
Manuscrit C Folio 21 Verso.
voix tout ce que je pensais
d’elle, mais avec des expressions si tendres, en lui témoignant une si grande
affection que bientôt ses larmes se mêlèrent aux miennes. Elle convint avec
beaucoup d’humilité que tout ce (que) je disais était vrai, me promit de
commencer une nouvelle vie et me demanda comme une grâce de l’avertir toujours
de ses fautes. Enfin au moment de nous séparer notre affection était devenue
toute spirituelle, il n’y avait plus rien d’humain. (Ps 19,15) En nous se
réalisait ce passage de l’Ecriture : “ Le frère qui est aidé par son
frère est comme une ville fortifiée ”. (Pr 18,19) (NHA 1107) Ce que Jésus
fit avec son petit pinceau aurait été bientôt effacé s’Il n’avait agi par vous,
ma Mère, pour accomplir son oeuvre dans l’âme qu’Il voulait tout à Lui. L’épreuve
sembla bien amère à ma pauvre compagne mais votre fermeté triompha et c’est
alors que je pus, en essayant de la consoler, expliquer à celle que vous
m’aviez donnée pour soeur entre toutes, en quoi consiste le véritable amour. Je
lui montrai que c’était elle-même qu’elle aimait et non pas vous, je lui dis
comment je vous aimais et les sacrifices que j’avais été obligée de faire au
commencement de ma vie religieuse pour ne point m’attacher à vous d’une façon
toute matérielle comme le chien qui s’attache à son maître. L’amour se nourrit
de sacrifices, plus l’âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa
tendresse devient forte et désintéressée. Je me souviens qu’étant postulante,
j’avais parfois de si violentes
Manuscrit C Folio 22 Recto.
tentations d’entrer chez
vous pour me satisfaire, trouver quelques gouttes de joie, que j’étais obligée
de passer rapidement devant le dépôt (NHA 1108) et de me cramponner à la rampe
de l’escalier. Il me venait à l’esprit une foule de permissions à demander,
enfin, ma Mère bien-aimée, je trouvais mille raisons pour contenter ma
nature... Que je suis heureuse maintenant de m’être privée dès le début de ma
vie religieuse ! Je jouis déjà de la récompense (MnC 108) promise à ceux
qui combattent courageusement. Je ne sens plus qu’il soit nécessaire de me
refuser toutes les consolations du coeur, car mon âme est affermie par Celui
que je voulais aimer uniquement. (Jdt 15,10-11) Je vois avec bonheur qu’en
l’aimant, le coeur s’agrandit, qu’il peut donner incomparablement plus de tendresse
à ceux qui lui sont chers que s’il s’était concentré dans un amour égoïste et
infructueux. Ma Mère chérie, je vous ai rappelé le premier travail que Jésus et
vous, avez daigné accomplir par moi ; ce n’était que le prélude de ceux
qui devaient m’être confiés. Lorsqu’il me fut donné de pénétrer dans le
sanctuaire des âmes, (NHA 1109) je vis tout de suite que Ia tâche était
au-dessus de mes forces, alors je me suis mise dans les bras du bon Dieu, comme
un petit enfant et cachant ma figure dans ses cheveux, je Lui ai dit :
Seigneur, je suis trop petite pour nourrir vos enfants ; si vous voulez
leur donner par moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main et
sans quitter vos bras, sans détourner la tête,
Manuscrit C Folio 22 Verso.
je donnerai vos trésors à
l’âme qui viendra me demander sa nourriture. Si elle la trouve à son goût, je
saurai que ce n’est pas à moi, mais à vous qu’elle la doit ; au contraire,
si elle se plaint et trouve amer ce que je lui présente, ma paix ne sera pas
troublée, je tâcherai de lui persuader que cette nourriture vient de vous et me
garderai bien d’en chercher une autre pour elle. Ma Mère, depuis que j’ai
compris qu’il m’était impossible de rien faire par moi-même, la tâche que vous
m’avez imposée ne me parut plus difficile, j’ai senti que l’unique chose
nécessaire était de m’unir de plus en plus à Jésus et que Le reste me serait
donné par surcroît. ” (NHA 1110) (Lc 10,41-42 Mt 6,33) En effet jamais mon
espérance n’a été trompée, (Rm 5,5) le Bon Dieu a daigné remplir ma petite main
autant de fois qu’il a été nécessaire pour nourrir l’âme de mes soeurs. Je vous
avoue, Mère bien-aimée, que si je m’étais appuyée le moins du monde sur mes
propres forces, je vous aurais bientôt rendu les armes... De loin cela paraît
tout rose de faire du bien aux âmes, de leur faire aimer Dieu davantage, enfin
de les modeler d’après ses vues et ses pensées personnelles. De prés c’est tout
le contraire, le rose a disparu... on sent que faire du bien c’est chose aussi
impossible sans le secours du bon Dieu que de faire briller le soleil dans la
nuit... On sent qu’il faut absolument oublier ses goûts, ses conceptions
personnelles et guider les âmes par le chemin que Jésus leur a tracé, sans
essayer de les faire marcher
Manuscrit C Folio 23 Recto.
par sa propre voie. Mais ce
n’est pas encore le plus difficile ; ce qui me coûte par-dessus tout,
c’est d’observer les fautes, les plus légères imperfections et de leur livrer
une guerre à mort. J’allais dire : malheureusement pour moi ! (mais
non, ce serait de la lâcheté) je dis donc : heureusement pour mes soeurs,
depuis que j’ai pris place dans les bras de Jésus, je suis comme le veilleur
observant l’ennemi de la plus haute tourelle d’un château fort. Rien n’échappe
à mes regards ; souvent je suis étonnée d’y voir si clair et je trouve le
prophète Jonas bien excusable de s’être enfui au lieu d’aller annoncer la ruine
de Ninive. (Jon 1,2-3) J’aimerais mille fois mieux recevoir des reproches que
d’en faire aux autres, mais je sens qu’il est très nécessaire que cela me soit
une souffrance car, lorsqu’on agit par nature, c’est impossible que l’âme à
laquelle on veut découvrir ses fautes comprenne ses torts, elle ne voit qu’une
chose : la soeur chargée de me diriger est fâchée et tout retombe sur moi
qui suis pourtant remplie des meilleures intentions. Je sais bien que vos
petits agneaux me trouvent sévère. S’ils lisaient ces lignes, ils diraient que
cela n’a pas l’air de me coûter le moins du monde de courir après eux, de leur
parler d’un ton sévère en leur montrant leur belle toison salie, ou bien de
leur apporter quelque léger flocon de laine qu’ils ont laissé déchirer par les
épines du chemin. Les petits agneaux peuvent dire tout ce qu’ils
voudront ; dans le fond, ils sentent que je les aime d’un véritable amour,
que jamais je n’imiterai Le mercenaire qui voyant venir le loup laisse le
troupeau et (Jn 10,10-15 11,1-4)
Manuscrit C Folio 23 Verso.
s’enfuit. (NHA 1111) Je
suis prête à donner ma vie pour eux, mais mon affection est si pure que je ne
désire pas qu’ils la connaissent. Jamais avec la grâce de Jésus, je n’ai essayé
de m’attirer leurs coeurs, j’ai compris que ma mission était de les conduire à
Dieu et de leur faire comprendre qu’ici-bas, vous étiez, ma Mère, le Jésus
visible qu’ils doivent aimer et respecter. Je vous ai dit, Mère chérie, qu’en
instruisant les autres j’avais beaucoup appris. J’ai vu d’abord que toutes les
âmes ont à peu près les mêmes combats, mais qu’elles sont si différentes d’un
autre côté que je n’ai pas de peine à comprendre ce que disait le Père
Pichon : “ Il y a bien plus de différence entre les âmes qu’il n’y en
a entre les visages. ” Aussi est-il impossible d’agir avec toutes de la
même manière. Avec certaines âmes, je sens qu’il faut se faire petite, ne point
craindre de m’humilier en avouant mes combats, mes défaites ; voyant que
j’ai les mêmes faiblesses qu’elles, mes petites soeurs m’avouent à leur tour
les fautes qu’elles se reprochent et se réjouissent que je les comprenne par
expérience. Avec d’autres j’ai vu qu’il faut au contraire pour leur faire du
bien, avoir beaucoup de fermeté et ne jamais revenir sur une chose dite.
S’abaisser ne ait point alors de l’humilité, mais de la faiblesse. Le bon Dieu
m’a fait la grâce de ne pas craindre la guerre, à tout prix il faut que je fasse
mon devoir. Plus d’une fois j’ai entendu ceci : “ Si vous voulez
obtenir quelque chose de moi, il faut me prendre par la douceur ; par
Manuscrit C Folio 24 Recto.
la force, vous n’aurez
rien. “ Moi je sais que nul n’est bon juge dans sa propre cause et qu’un
enfant auquel le médecin fait subir une douloureuse opération ne manquera pas
de jeter les hauts cris et de dire que le remède est pire que le mal ;
cependant s’il se trouve guéri peu de jours après, il est tout heureux de
pouvoir jouer et courir. Il en est de même pour les âmes, bientôt elles
reconnaissent qu’un peu d’amertume est parfois préférable au sucre et ne
craignent pas de l’avouer. Quelquefois je ne puis m’empêcher de sourire
intérieurement en voyant quel changement s’opère du jour au lendemain, c’est
féerique... On vient me dire : “ Vous aviez raison hier d’être
sévère, au commencement cela m’a révoltée, mais après je me suis souvenue de
tout et j’ai vu que vous étiez très juste... écoutez : en m’en allant je
pensais que c’était fini, je me disais : “ Je vais aller trouver
notre Mère et lui dire que je n’irai plus avec ma Soeur Thérèse de l’Enfant
Jésus. ” “ Mais j’ai senti que c’était le démon qui m’inspirait cela
et puis il m’a semblé que vous priiez pour moi, alors je suis restée tranquille
et la lumière a commencé à briller, mais maintenant il faut que vous
m’éclairiez tout à fait et c’est pour cela que je viens. ” La conversation
s’engage bien vite : moi je suis tout heureuse de pouvoir suivre le
penchant de mon coeur, en ne servant aucun mets amer. Oui mais... je m’aperçois
vite qu’il ne faut pas trop s’avancer, un mot pourrait détruire le bel édifice
construit dans les larmes. Si j’ai le malheur : de dire une parole qui
semble atténuer ce que j’ai dit la veille, je vois ma petite
Manuscrit C Folio 24 Verso.
soeur essayer de se
raccrocher aux branches, alors je fais intérieurement une petite prière et la
vérité triomphe toujours. Ah ! c’est la prière, c’est le sacrifice qui
font toute ma force, ce sont les armes invincibles que Jésus m’a données, elles
peuvent bien plus que les paroles toucher les âmes, j’en ai fait bien souvent
l’expérience. Il en est une entre toutes qui m’a fait une douce et profonde
impression. C’était pendant le carême, je ne m’occupais alors que de l’unique
novice (NHA 1112) (MnC 121) qui se trouvait ici et dont j’étais l’ange. Elle
vint me trouver un matin toute rayonnante : “ Ah ! si vous
saviez, me dit-elle, ce que j’ai rêvé cette nuit, j’étais auprès de ma soeur et
je voulais la détacher de toutes les vanités qu’elle aime tant, pour cela je
lui expliquais ce couplet de : Vivre d’amour. T’aimer Jésus, quelle perte
féconde ! Tous mes parfums sont à toi sans retour, Je sentais bien que mes
paroles pénétraient dans son âme et j’étais ravie de joie. Ce matin en
m’éveillant j’ai pensé que le Bon Dieu voulait peut-être que je lui donne cette
âme. Si je lui écrivais après le carême pour lui raconter mon rêve et lui dire
que Jésus la veut tout à Lui ? ” Moi, sans en penser plus long, je
lui dis qu’elle pouvait bien essayer mais avant, qu’il fallait en demander la
permission à Notre Mère. Comme le carême était encore loin de toucher à sa fin,
vous avez été, Mère bien-aimée, très surprise d’une demande qui vous parut trop
prématurée ; et, certainement inspirée par le bon Dieu, vous avez répondu
que ce n’était point par des lettres que les carmélites
Manuscrit C Folio 25 Recto.
doivent sauver les âmes mais par la prière. En apprenant votre décision je compris tout de suite que c’était celle de Jésus et je dis à Soeur Marie de la Trinité : “ Il faut nous mettre à l’oeuvre, prions beaucoup. Quelle joie si à la fin du Carême, nous étions exaucées !... “ Oh ! miséricorde infinie du Seigneur, qui veut bien écouter la prière de ses enfants... A la fin du Carême, une âme de plus se consacrait à Jésus. C’était un véritable miracle de la grâce, miracle obtenu par la ferveur d’une humble novice ! Qu’elle est donc grande la puissance de la Prière ! On dirait une reine ayant à chaque instant libre accès auprès du roi et pouvant obtenir tout ce qu’elle demande. Il n’est point nécessaire pour être exaucée de lire dans un livre une belle formule composée pour la circonstance ; s’il en était ainsi... hélas ! que je serais plaindre !... En dehors de l’office Divin que je suis bien indigne de réciter, je n’ai pas le courage de m’astreindre à chercher dans les livres de belles prières, cela me fait mal à la tête, il y en a tant !. .. et puis elles sont toutes plus belles les unes que les autres... Je ne saurais les réciter toutes et ne sachant laquelle choisir, je fais comme les enfants qui ne savent pas lire, je dis tout simplement au Bon Dieu ce que je veux lui dire, sans faire de belles phrases, et toujours Il me comprend... Pour moi, la prière, c’est un élan du coeur, c’est un simple regard jeté vers le Ciel, c’est un cri de reconnaissance et d’amour au sein de l’épreuve comme