Réflexion de Lamennais - Livre 4, chapitre 3
Autant on doit apporter de soin à s'éprouver soi-même avant de manger le pain et de boire le calice du Seigneur, autant il faut prendre garde à ne pas se tenir éloigné de la Table sainte par un faux respect et une crainte excessive. Nous serons toujours, quoi que nous fassions, infiniment indignes d'une faveur si haute: nul n'est pur, nul n'est saint devant Celui qui est la sainteté même. Mais quand le Sauveur nous dit: Venez, il connaît notre misère, et c'est pour la guérir qu'il nous presse de venir à lui. Allons-y donc, non comme le Pharisien hypocrite, en rendant grâces à Dieu dans notre cœur de n'être pas tel que les autres hommes: Dieu repousse avec horreur cet orgueil d'une conscience qui se déguise à elle-même sa plaie secrète: allons-y, mais comme l'humble Publicain, les yeux baissés vers la terre, frappant notre poitrine, et disant: Seigneur, ayez pitié de moi; soyez propice à ce pauvre pécheur.
Il est nécessaire sans doute de se préparer par la pénitence, le recueillement, la prière, à la communion du corps et du sang de Jésus-Christ; mais après s'y être disposé sincèrement et de toute son âme, c'est faire injure au Rédempteur que de refuser ses dons, c'est se priver volontairement des grâces les plus précieuses, les plus abondantes, les plus saintes, c'est renoncer à la vie: car, si l'on ne mange la chair du Fils de l'homme, et si l'on ne boit son sang, on n'aura point la vie en soi. Nous devons aspirer continuellement à ce pain descendu du ciel; sans cesse nous devons le demander, nous devons nous en nourrir sans cesse, pour qu'il détruise le principe de mort qui est en nous depuis le péché.
"Seigneur, donnez-nous toujours de ce pain: ce pain dont vous avez dit qu'il donne la vie éternelle. C'est ce que disent les Juifs; et ils expriment par là le désir de toute la nature humaine ou plutôt de toute la nature intelligente. Elle veut vivre éternellement; elle veut ne manquer de rien; en un mot, elle veut être heureuse.
C'est encore ce qu'en pensait la Samaritaine lorsque Jésus lui ayant dit: O femme, celui qui boit de l'eau que je donne n'a jamais soif, elle répond aussitôt: Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que je n'aie jamais soif et que je ne sois pas obligée de venir ici puiser de l'eau dans un puits si profond, avec tant de peine. Encore un coup, la nature humaine veut être heureuse; elle ne veut avoir aucun besoin; elle ne veut avoir ni faim ni soif; aucun désir à remplir, aucun travail, aucune fatigue; et cela qu'est-ce autre chose, sinon être heureuse ? Voilà ce que veut la nature humaine: voilà son fond. Elle se trompe dans les moyens: elle a soif des plaisirs des sens; elle veut exceller; elle a soif des honneurs du monde.
Pour parvenir aux uns et aux autres, elle a soif des richesses; sa soif est insatiable; elle demande toujours, et ne dit jamais: C'est assez; toujours plus, et toujours plus. Elle est curieuse, elle a soif de la vérité; mais elle ne sait où la prendre, ni quelle vérité la peut satisfaire; elle en ramasse ce qu'elle peut par-ci par-là, par de bons, par de mauvais moyens; et, comme toute âme curieuse est légère, elle se laisse tromper par tous ceux qui lui promettent cette vérité qu'elle cherche.
Voulez-vous n'avoir jamais faim, jamais n'avoir soif ? Venez au pain qui ne périt point, et au Fils de l'homme qui vous l'administre: à sa chair, à son sang, où est tout ensemble la vérité et la vie, parce que c'est la chair et le sang non point du fils de Joseph, comme disaient les Juifs, mais du Fils de Dieu.
O Seigneur ! Donnez-moi toujours ce pain ! Qui n'en serait affamé ? Qui ne voudrait être assis à votre table ? Qui la pourrait jamais quitter ?"
(Bossuet)